Colloque "La protection des Majeurs" (Lille 20 et 21 mars 1998) organisé par l'Association Française de Psychiatrie et l'Association régionale de Psychiatrie du Nord Pas-de-calais (1)

 

 

Introduction

 

 

Docteur Simon-Daniel KIPMAN*,

psychiatre.

 

Ces Journées, consacrées à la Protection des majeurs, sont nées de la décision prise à l’AFP de courir plusieurs risques : celui de penser, celui de s’aventurer sur des terrains mal connus, celui d’une organisation originale.

  1. Au risque de penser. Les médecins que sont les psychiatres sont confrontés à un champ clinique si vaste et si varié qu’on les compare souvent à des " généralistes de la psyché ". Progressivement, avec toutes les difficultés et réticences inhérentes à ce genre d’évolution, ils sont passés d’une vision " mécanique " à causalité linéaire des symptômes (en gros, une vision étroitement anatomique) à une vision plus " fonctionnelle " et donc invisible et souple (schématiquement, une vision du psychisme inconscient), puis à une vision des situations, avec les interactions multiples d’organes ou d’organismes nettement différenciés. Bien entendu, ces trois types d’approches se sont tantôt opposés (biologistes versus psychanalystes, versus sociopathologistes), tantôt isolés, à tel point qu’on a pu décrire la psychiatrie et les psychiatres écartelés entre les approches biologique, psychanalytique et sociologique.

On comprend l’incertitude et l’étonnement tantôt ironiques, tantôt gênés de nos interlocuteurs. On comprend aussi que, dans des moments de tension, le retour à des Idéologies simplificatrices tente certains, d’autant que celles-ci sont parées des atours d’une modernité (voire d’une post-modernité) dont on ne retiendra que la mode.

Actuellement, une psychiatrie recentrée, identifiée, forte, peut se permettre d’aborder de front des problèmes complexes de santé publique, de tenir compte de nombreux paramètres et de coopérer pleinement à des réflexions communes.

  1. Au risque de l’inconnu. Quand on est à l’écoute des psychiatres praticiens de base, et pas seulement ceux qui s’occupent de personnes âgées, il est surprenant de constater la fréquence de plus en plus grande de questions concernant les malades sous tutelle.

Devant ce nombre croissant, il a fallu se rendre à l’évidence : on ne peut plus se contenter de dénoncer la surcharge de travail des intervenants concernés et de réclamer -on en a pourtant l’habitude !- davantage de moyens (dans un contexte où les choix politiques poussent plutôt à la restriction et mettent le traditionnel discours syndical en décalage), mais il faut se colleter à la difficulté, à la complexité clinique, mais aussi sociale et juridique, des problèmes soulevés.

 

Aussi avons-nous, modestement mais délibérément, initié un groupe de travail multidisciplinaire sur ces questions (dois-je ajouter que l’AFP a lancé de tels groupes sur la Semaine d’Information sur la Santé Mentale, la santé publique, l’exclusion, les psychothérapies..., pour le moment). Et nous avons découvert -excusez notre innocence- que partout, auprès des juges, des gérants de tutelle, des travailleurs sociaux et du Ministère, les mêmes questions se posaient, dans les mêmes termes sinon dans le même langage, mais de façon dispersée. Le groupe a donc pensé que, avec le soutien du Ministère de la Justice et celui du Secrétariat d’Etat à la Santé, il fallait faire se rencontrer les uns et les autres pour une mise au point des réflexions et des travaux, au cours d’une journée d’Etudes.

  1. Au risque d’une organisation originale. Je laisse à Olivier Lehembre et à Maryse Defrance le soin de dire les efforts nécessaires et les difficultés qu’ils ont rencontrées et surmontées brillamment avec un Comité d’Organisation remarquable d’efficacité, pour insister sur la méthode choisie. Le danger était celui d’une juxtaposition répétitive et en " jargon de métier " des divers points de vue. Nous voulions que ces derniers, indispensables, fussent articulés. Aussi avons-nous choisi de travailler en deux temps :

Enfin, nous souhaitions que ces travaux et échanges soient mis, ensuite, à la disposition de ceux qui souhaitent ou ont vocation à intervenir dans ce débat.

Autrement dit, d’un questionnement modeste, nous sommes passés à une action d’une grande ambition. Ambition dont ces Journées et ces Actes ne figurent qu’un premier temps.

 

S-D. K.

 

 

 

1 - HISTOIRES DE PERSONNES

 

 

HISTOIRES DE PERSONNES ÂGEES

 

Docteur Jean-Claude MONFORT*,

psychiatre.

 

 

 

 

Nous présentons ici quelques histoires de personnes âgées maltraitées qui illustrent les difficultés que nous avons aujourd’hui pour les protéger. Il y a sûrement quelque chose à faire. Ces histoires nous amènent à souhaiter la mise en place de juges dédiés à la protection des personnes vulnérables.

 

Lucette. Le syndrome des maltraitances en cascade. Un destin évitable ?

Histoire de vie. Lucette avance en âge depuis plus de 80 ans. Elle est veuve sans enfants mais, pour combler sa solitude dans son pavillon de banlieue, elle a deux animaux de compagnie, son chien et sa tortue. Elle garde le souvenir d’une enfance difficile pendant laquelle elle aurait été battue. Elle a coupé les ponts avec sa famille. Elle a été mariée. Elle semble avoir eu une vie de couple heureuse. Ce couple est resté sans enfants. Elle a soigné à domicile, jusqu’au bout, son mari qui avait une maladie de Parkinson. Celui-ci est décédé il y a maintenant plus de quinze ans.

Circonstances de découverte / Origine du signalement / Auteur de la demande.

Nous avons découvert Lucette lors de son arrivée dans l’unité fermée du service de psychiatrie en HDT (hospitalisation sur demande d’un tiers), sur la demande de l’un de ses voisins qui l’avait retrouvé errante dans les rues, en état de délire et de confusion. Elle semblait bouleversée et répétait sans cesse : " Je suis à la rue ". Il est apparu rapidement que Lucette présentait une démence de type Alzheimer, méconnue, et un épisode confusionnel. Après avoir écarté les causes médico-chirurgicales des confusions, nous avons eu le sentiment qu’il s’agissait d’une confusion provoquée par un événement récent.

Evolution et complications.

L’investigation médicale révéla un passé de maltraitances en cascade et... l’évolution ultérieure fut, à l’image du passé, ponctuée de la survenue d’autres maltraitances :

 

 

Que peut-on faire ?

Peut-on changer la loi ? Lucette aurait sûrement aimé être protégée et suivie par un juge en charge des tuteurs à la personne. Sur cette période de quatre ans, ce suivi aurait probablement limité le nombre et l’importance des maltraitances (au domicile, en maison de retraite, à l’hôpital).

 

Paul. Un suicide de type Hara-Kiri.

Histoire de vie. Paul avance en âge depuis 65 ans. Il est resté célibataire sans enfants. Il est à la retraite depuis quelques mois. Il ne s’habitue pas à l’inactivité soudaine de ses journées. Il fréquente les cafés pour passer le temps et recherche de la compagnie.

Circonstances de découverte / Origine du signalement / Auteur de la demande.

Nous avons découvert Paul en post-opératoire. Il venait d’être opéré en urgence. La laparotomie avait été effectuée après qu’il se soit planté un couteau dans le ventre. La violence de ce geste témoignait de sa détermination à trouver la mort. Il accepta sans réticence de me montrer son ventre. La paroi abdominale portait deux cicatrices pourvues d’agrafes, l’une correspondait au travail du chirurgien, l’autre était l’orifice d’entrée du couteau.

Pourquoi cette tentative de suicide ? Paul était embarrassé pour en parler et il fallut un peu de temps et de confiance pour qu’il fasse part de son histoire récente. Dans un café proche de son domicile il s’était lié d’amitié avec Bernard, un homme plus jeune que lui. Un jour, Bernard lui demanda de lui prêter 100 F. Paul accepta. Quelques semaines plus tard, Bernard lui demanda de nouveau un prêt de 100 F. Paul accepta, sans oser parler du non-remboursement du prêt antérieur. De 100 F. en 100 F., Paul prit l’habitude de prêter sans discuter en se faisant insensiblement à l’idée qu’il ne serait peut-être pas remboursé de sitôt. Bientôt Bernard lui demanda un autre service. Paul pouvait-il héberger quelques jours l’une de ses jeunes amies ? Pourquoi refuser ? Quelques jours plus tard, Bernard lui demanda de lui prêter 50.000 F. Paul s’exécuta. Le lendemain de ce " prêt ", Paul essayait de se donner la mort.

Paul sembla soulagé de pouvoir parler des événements qui l’avaient conduit jusqu’à cette tentative de suicide.

 

 

 

Que penser de Bernard ? Je fis la suggestion que Bernard pouvait être un homme habile, un véritable escroc. Un escroc ? Non, Paul refusa de considérer cet " ami " comme un escroc. Alors pouvait-il y avoir autre chose qu’une histoire d’argent, une histoire sexuelle ? Paul répondit non. Dénégation ou réalité ? Paul accepta par contre de reprendre à son compte une formulation moins pénible : Paul avait été victime d’un ami qui avait trahi sa confiance.

Paul se considérait comme une victime coupable de naïveté, de crédulité, et de l’incapacité de savoir distinguer les vrais amis des véritables escrocs. Une victime seule, coupable, honteuse, déçue, trahie, volée, et vieille. Agresser l’agresseur et porter plainte ? Non, Paul ne porterait pas plainte. On ne porte pas plainte au décours d’un accident dont on se sent le co-auteur. Que restait-il à faire, sinon s’agresser, se donner la mort et pourquoi pas une mort délivrée à la manière des japonais souffrant d’un double sentiment de culpabilité et de honte.

Evolution et complications.

Les suites post-opératoires ont été simples.

Que peut-on faire ?

Aurait-il fallu se substituer à la victime âgée pour porter plainte ? Si oui, aurait-il fallu se déplacer au commissariat ? Aurait-il fallu faire un signalement au Procureur ? Cela aurait-il abouti à une enquête de la Police ou de la gendarmerie? Cette enquête aurait-elle abouti, et si oui, à quoi ? Paul aurait-il pu récupérer tout ou partie de ses 50.000 F. ? Bernard aurait-il été condamné ? Bernard et sa compagne ne sont-ils pas à la recherche d’autres hommes âgés, seuls et crédules ? Bien sûr cette histoire présente une composante pénale, mais on voit bien que l’activation du code pénal n’est pas simple et surtout il ne s’agit pas que de cela. Paul ne va-t-il pas lui aussi récidiver ? Faut-il le protéger ? La personne de Paul ne pourrait-elle pas bénéficier d’une Loi qui n’existe pas encore. Une Loi concernant la protection des personnes. Une Loi qui permettrait que Paul puisse être protégé et suivi par " un juge protecteur des personnes ".

 

Henri. Le syndrome d’Ulysse (syndrome de captation affective par un tiers devenu consentant).

Histoire de vie. Henri est un retraité actif. Il est veuf depuis quelques années. Il est entouré d’enfants et de petits-enfants mais cette présence ne comble pas son sentiment de solitude affective et sexuelle. A 80 ans, il est à la recherche d’une nouvelle compagne de vie. Les rencontres se succèdent. Ces rencontres restent sans lendemain. Henri ne trouve pas la compagne qu’il recherche.

 

 

Circonstances de découverte / Origine du signalement / Auteur de la demande.

C’est en qualité de l’un des enfants d’Henri que je découvre sa disparition. Il n’est plus à son domicile. Il nous avait dit quelques jours auparavant qu’il allait peut-être passer quelques jours dans une ville du sud de la France avec une nouvelle amie, mais il n’était jamais parti sans nous prévenir. Il n’a laissé sur place aucune note. Les jours passent sans nouvelles. A-t-il eu un malaise sur la voie publique ? Est-il hospitalisé sans avoir pu donner les coordonnées de ses enfants ? Nous allons faire le tour des hôpitaux de la région. Il n’y est pas. Serait-il décédé ? Nous allons au commissariat de son domicile. Votre père a disparu ? Vous dites que ce n’est pas son habitude ? Attendez, il va sûrement bientôt vous donner signe de vie. Les jours passent et une recherche dans l’intérêt des personnes est effectuée et orientée par le nom de la ville qu’il nous avait donné.

Les gendarmes de cette ville le retrouvent. Il est bien au domicile d’une femme. Les gendarmes lui disent que ses enfants sont inquiets. Nous recevons son appel téléphonique disant en substance : " Tout va bien, ne vous inquiétez pas, je suis dans de bonnes mains ".

Quelques semaines plus tard, il est revenu à son domicile. Nous le découvrons à la fois rassurés de le voir bien en vie et inquiets de le voir en mauvais état physique et psychologique. Il raconte qu’il a été séquestré, privé de ses papiers et de son argent pour diminuer le risque qu’il s’échappe, privé également parfois de nourriture et de boisson pour qu’il soit plus docile. Etonnant, mais on peut comprendre qu’il soit tombé dans un piège. L’évolution qui va suivre est, elle aussi, dans la lignée de cet étonnement initial.

Evolution et complications.

Henri va rapidement dire que cette nouvelle compagne n’a pas renoncé et qu’elle l’appelle de plus en plus fréquemment en lui demandant de revenir. Il dit qu’il est hésitant. Nous utilisons le recours à une métaphore. Nous lui parlons d’Ulysse, de sa crainte de céder aux chants des sirènes, de l’intervention des marins qui l’attachèrent au mât du bateau. Il est bien d’accord avec la similitude des deux situations et accepte, non pas d’être attaché, mais que l’on place à côté du téléphone la liste des maltraitances dont il a été victime afin qu’il s’en souvienne pour résister aux appels. Echec. Il retourne vivre au près de cette compagne. Il est maltraité. Il s’échappe. Il y retourne. La séquence se renouvelle plusieurs fois.

Lors de l’un de ces épisodes, il me dit qu’il a réussi à s’échapper, mais qu’il n’avait ni papier d’identité, ni argent, et qu’il s’est rendu au commissariat. Là, le lien n’a pas été fait avec le signalement antérieur. On a cru qu’il s’agissait d’une personne sans abri qui cherchait un abri, et il est reparti comme il est venu, là d’où il venait.

Nous prenons des avis. Nous nous déplaçons au domicile de la compagne qui refuse de nous ouvrir la grille. Nous pouvons voir Henri à quelques mètres et converser avec lui. Il n’est plus le même. Il semble figé et sans réaction. Nous lui demandons de venir nous rejoindre sur le trottoir tandis que sa compagne lui demande de ne pas sortir. Nous nous rendons au commissariat de cette ville. On s’accorde bien sur le fait qu’il est séquestré mais qu’il est consentant. Est-il dément ? Non, il a toute sa tête. Il n’y a pas d’éléments motivant une demande de mise sous tutelle. Il semble dans un mauvais état de santé ; on se demande même s’il n’est pas drogué à son insu. Que faire ? La visite d’un médecin généraliste est acceptée par la compagne. Il constate que l’état d’Henri mériterait un bilan à l’hôpital et des soins. Henri veut bien mais sa compagne refuse. Henri obéit à sa compagne et reste " capté ", " séquestré ".

Retour des enfants au commissariat. Une visite au domicile de deux fonctionnaires de police, un homme et une femme, est décidée. La compagne accepte de laisser entrer les deux fonctionnaires. Ils réussissent presque à convaincre Henri de les suivre pour aller à l’hôpital, mais là encore la compagne intervient et Henri reste sur place.

Le kidnapper par surprise en utilisant la force ? Ce n’est pas légal. Et puis, à quoi bon le kidnapper s’il doit ensuite y retourner ? On ne peut pas s’empêcher de penser au syndrome de Stockholm (dans lequel les personnes prises en otages ont protégé leurs agresseurs, et même quelques années plus tard le mariage de l’une des victimes avec celui qui l’avait prise en otage). On pense aussi aux familles dont l’un des membres est capté par une secte.

Nous faisons le tour des voisins. Nous découvrons que cette femme a des enfants. Prise de contact. Nous obtenons l’histoire de vie de cette femme. Oui, elle a déjà eu plusieurs compagnons de vie. Oui, ils sont morts. Non, ce n’est pas une croqueuse de diamants. Elle n’est pas intéressé par l’argent de l’autre. Elle veut simplement avoir l’autre, avoir le pouvoir sur l’autre. Pour cela, il faut séparer l’autre de son milieu. C’est une femme autoritaire. Les enfants ont fui dès qu’ils ont eu l’âge de fuir. Ils comprennent. Ils sont démunis. Nous échangeons nos coordonnées. Nous les laissons aussi aux voisins qui vont nous tenir au courant de l’évolution.

Quelques mois plus tard un voisin nous appelle : " Venez chercher votre père, notre voisine vient de mourir. Votre père voulait de nouveau s’échapper, ils se sont battus. Au cours de la lutte elle s’est effondrée ". Crise cardiaque. Je retrouve mon père. Il n’est plus simplement figé, il est stupéfié, immobile, semi-mutique. Je pense qu’il est sous le coup de ce qui vient de se passer et que cela va passer. Cela ne passe pas vraiment. Les jours passent et il reste figé. La stupeur du deuil ne passe pas. Au cours d’un repas en famille, je remarque qu’il a tendance à partir en arrière. Je l’examine alors, enfin, avec le regard d’un neurologue. Tous les signes que je recherche sont présents : rétropulsion, grasping, sucking, polyco-mentonnier, hypertonie, etc. Il a une maladie neurologique. Optimiste, je pense qu’à force d’être battu il doit avoir un hématome sous-dural qui sera facilement évacué. Le passage d’un scanner ne confirme pas cette hypothèse diagnostique favorable. Le scanner montre au contraire des images témoignant d’un diagnostic moins heureux : des lacunes cérébrales multiples sont présentes dans les deux hémisphères cérébraux et dans le tronc cérébral. Henri a une démence vasculaire. Cette démence a-t-elle été la cause ou la conséquence du syndrome d’Ulysse ? Avait-il déjà perdu

son jugement, son discernement, son libre arbitre lorsqu’il a choisi à de nombreuses reprises de suivre cette compagne ? Ou bien les privations de nourriture et de boissons ont-elles entraîné des états de déshydratation et des accidents vasculaires passés inaperçus ?

Que peut-on faire ? En résumé, l’histoire est celle d’un veuf âgé, capté affectivement par une femme possessive. La captation est le fait des deux protagonistes. Elle est autoritaire, dominatrice, tandis que lui a peut-être une perte de ses capacités de jugement avec une quête affective et sexuelle majorée du fait d’un début de démence frontale. L’histoire comporte une séquestration à domicile, un défaut de soins, des violences physiques, le décès de l’un des deux protagonistes et la libération d’un survivant qui en sort comme un rescapé des camps, qu’il a d’ailleurs déjà connus en partie cinquante ans auparavant. Culpabilité de s’en être échappé alors que d’autres y sont restés ?

Tout ce qui pouvait être fait légalement a été fait. Le moment n’est-il pas venu de reconnaître la fréquence et la spécificité de ces personnes, ici des aînés, maltraitées avec leur consentement ? Un tiers de la population a aujourd’hui plus de 50 ans. Un cinquième de la population a plus de 60 ans. Un tiers des plus de 85 ans présente un état démentiel. Les enfants du baby-boom nés entre 1945 et 1955 ont aujourd’hui entre 53 et 63 ans. Le Papy- et surtout le Mamy-boom sont devant nous. Si une loi concernant la protection des personnes incapables doit être révisée, ne devrait-elle pas prendre en compte la réalité des chiffres ? Le monde à venir sera-t-il un monde de personnes de plus en plus vulnérables, ni plus ni moins protégées que les personnes non vulnérables ? Les personnes vulnérables existent et elles ont leurs spécificités. La démence est l’une de ces spécificités dont on dit, à tort, qu’elle font retomber la personne en enfance et conduisent les enfants à devoir se comporter en parents pour leurs parents. Ce changement de rôle est une spécificité qui ne devrait plus être méconnue par une loi concernant la protection des personnes.

 

HENRIETTE. Le syndrome de Diogène et ses complications : incurie, incendie, escroc, gendarmes devenus persécuteurs à leur insu...

Histoire de vie. Elle dit avoir toujours vécu seule. Elle a exercé la profession d’infirmière puis a été mise en invalidité en raison d’un état délirant chronique. Elle n’a pas de famille. Elle s’est inventée une filiation délirante. Elle a été suivie pendant plus de vingt ans par un secteur de psychiatrie qui a maintenu la prise en charge, malgré un changement de domicile intervenu il y a dix ans. Cet éloignement géographique du domicile a interrompu les visites à domicile, mais elle continuait à venir plus ou moins régulièrement au dispensaire de son secteur, dans un état d’hygiène corporelle de plus en plus mauvais.

 

Circonstances de découverte / Origine du signalement / Auteur de la demande.

Les gériatres d’un hôpital local nous appellent pour nous demander si une personne âgée peut rentrer à son domicile après y avoir mis le feu par inadvertance. Depuis l’incendie, l’ancien secteur de psychiatrie ne veut plus continuer à assurer le suivi en raison de la distance géographique qui est peu compatible avec un suivi régulier. Je fais la connaissance de Henriette dont les brûlures aux pieds sont maintenant cicatrisées. Elle m’explique qu’elle est une grande fumeuse et qu’un mégot est tombé au sol, sur du papier, et que le sol a pris feu. Elle a essayé de l’éteindre en le piétinant mais elle a échoué, elle s’est brûlée et a dû sortir sur le palier pour appeler " Au feu, les pompiers ". Je lui fais part de mon étonnement, du fait que la mise à feu ait pu être aussi rapide avec un simple mégot. Elle admet que le sol était jonché de vieux papiers qui ne demandaient qu’à s’enflammer. Il s’agit bien d’un syndrome de Diogène compliqué d’un incendie. Elle n’est absolument pas démente, le MMSE est à 30/30. Par contre, elle apparaît tyrannique avec sa voisine de chambre. Les infirmières de gériatrie la considèrent comme une personne âgée pas facile, pas simple à laver et à soigner. L’ancien secteur de psychiatrie confirme le caractère paranoïaque délirant et l’existence d’une mise sous tutelle depuis plus de dix ans. Son projet de vie est clair et bien arrêté : " Je veux rentrer chez moi ".

Que faire ? Quelle décision prendre ? La priver de sa liberté de choix du lieu de vie ? Accepter le retour à domicile avec le risque que l’histoire se répète ?

Je lui fais une proposition. L’idée est de respecter son souhait et sa liberté de choisir son lieu de vie en échange du respect de contraintes, du respect d’un règlement concernant la vie quotidienne à son domicile. Je lui explique que ce règlement a pour inconvénient de limiter ses libertés à son domicile et que cela est illégal, mais que c’est la condition pour diminuer le risque du retour de l’incurie et de son corollaire : l’incendie. Nous rédigeons ensemble ce règlement qui l’autorise à fumer dans sa cuisine dont le sol est en carrelage, mais ni dans son lit, ni dans sa chambre dont le sol est en parquet. Ce règlement lui impose d’ouvrir la porte à l’aide-ménagère, à l’infirmière, au médecin généraliste, au médecin psychiatre. Ce règlement lui impose d’accepter les soins d’hygiène réguliers, le change de ses vêtements, la remise en état de son garde-manger et de son frigidaire. Elle accepte le règlement, elle le signe, elle retourne à son domicile.

Evolution et complications lors du maintien à domicile.

Première complication imprévue. Très vite, elle refuse l’aide-ménagère puis elle appelle le Procureur pour dénoncer l’illégalité du règlement que nous avons affiché dans sa chambre. Le Procureur lui dit en substance : " Ecoutez le bon docteur Monfort, il fait cela pour vous aider ". L’intervention de la loi a un effet thérapeutique et le maintien à domicile se passe sans trop de difficultés pendant plusieurs mois.

 

Deuxième complication imprévue. Depuis quelques semaines elle va moins bien, l’incurie se réinstalle lentement, elle accepte moins bien les contraintes que nous lui imposons et elle assaille sa tutrice d’appels téléphoniques pour obtenir plus d’argent de poche qui disparaît aussitôt qu’il est donné. Je reçois un vendredi soir l’appel téléphonique d’un homme qui dit intervenir pour aider Henriette à sortir de l’incurie, précisant qu’il intervient à la fois en qualité de voisin de palier et en qualité de médecin. Il dit s’appeler le Dr G, être pédiatre et travailler dans un grand hôpital parisien. La conversation devient inhabituelle. S’agit-il d’un vrai médecin ? Le lundi matin, les vérifications auprès du conseil de l’ordre confirment qu’il y a bien un Dr G., mais que celui-ci est maintenant retraité. Nous faisons le tour des intervenants qui contribuent au maintien à domicile pour leur signaler l’apparition d’un escroc qui se fait passer pour un médecin. Lorsque nous appelons la tutrice, sa secrétaire est ébranlée par la nouvelle. Le Dr G. vient juste de l’appeler pour dire que l’état d’incurie de Henriette nécessiterait qu’elle ait un peu plus d’argent de poche. Le Dr G. a profité de cette conversation téléphonique pour faire part de sa qualité de pédiatre. La secrétaire a été mise en confiance par ce médecin bienveillant. Elle a raconté qu’elle a une fille de 15 ans en difficulté. Le Dr G. lui a proposé un rendez-vous dans... un café. Ce rendez-vous est prévu le soir même à 18 H.

Nous prévenons le Procureur, le juge des tutelles, et le conseil de l’Ordre. Le conseil de l’Ordre répond que c’est bien d’avoir alerté le Procureur, idem pour le juge des tutelles. Le Procureur demande aux gendarmes une enquête. Les gendarmes enquêtent. Geneviève dit aux gendarmes que le Dr G. est un homme sympathique et qu’elle n’a rien à lui reprocher. Il lui apporte même des cigarettes. Les gendarmes disent : " On ne peut rien faire, il est à la limite de ce qui est légal ". Nous arguons qu’il semble avoir utilisé depuis quelques semaines le téléphone, le contenu du frigidaire et l’argent de poche de la patiente et qu’il contribue à la déstabilisation de sa condition psychologique. Cela n’est pas suffisant pour déclencher une action en justice. Le juge des tutelles se déclare incompétent, il considère que la qualification de "malveillance " concernant le Dr G. est discutable. La visite des gendarmes a dû inquiéter l’escroc qui disparaît. Cet épisode a contribué à renforcer l’opposition aux soins de Henriette dont l’état d’incurie se réinstalle.

Troisième complication imprévue. Un jour la tutrice reçoit la visite des gendarmes qui demandent à voir les comptes de sa protégée. La tutrice est accusée par Henriette d’abuser de ses biens. Henriette dit que la tutrice ne lui donne pas d’argent et que c’est pour cela qu’elle-même et son domicile sont dans un état d’incurie. Les gendarmes reviennent d’une visite à son domicile. Il sont scandalisés : " un cochon ne vivrait pas dans cet appartement, même les squats sont en meilleur état ; pourquoi refusez vous de lui donner l’argent nécessaire pour vivre décemment ? ". La tutrice est secouée, elle vient se confier en pleurs. J’appelle les gendarmes qui ont un peu de mal à réviser leur opinion. Je leur explique ce qu’est un syndrome de Diogène. Je leur explique que Henriette a un délire paranoïaque qui ne se voit pas et que l’un des risques avec les paranoïaques est de ne pas s’en apercevoir et de partager leur délire. Nous réunissons le réseau des six intervenants qui contribuent au maintien à domicile et nous faisons une synthèse écrite que nous communiquons au Procureur. Celui-ci, qui a changé entre-temps pour cause de retraite, reconnaît qu’il a, sur la demande de la patiente, envoyé les gendarmes auprès de la tutrice pour vérifier qu’elle n’était pas indélicate.

Que peut-on faire ? Protéger la personne, c’est parfois aussi " aider les aidants " qui héritent de situations inextricables. Cette histoire comporte un délire paranoïaque ancien, un syndrome de Diogène, un incendie au domicile, un escroc usant le titre de Docteur en médecine, un conseil de l’Ordre compréhensif mais passif, des gendarmes qui partagent le délire du paranoïaque, un procureur qui envoie les gendarmes chez la tutrice sans précaution préalable et en méconnaissant l’histoire qui a précédé, un juge des tutelles qui déclare son incompétence.

Le résultat est l’aggravation de la méfiance à l’égard des aidants du réseau de maintien à domicile, un suivi à domicile moins efficace, un retour à un certain degré d’incurie et son corollaire : le risque d’incendie. Faut-il la considérer comme dangereuse et demander une mesure d’hospitalisation d’office ? La diminution des risques aurait-elle dû passer par ce qui peut apparaître comme une maltraitance ?

Conclusion. Lucette, Paul, Henri, et Henriette sont quatre histoires. Il y en a bien d’autres. Nous pensons en particulier aux situations des personnes âgées en maison de retraite ou à l’hôpital. Les maltraitances sont là aussi. Que doit faire le praticien ? Fermer les yeux ou effectuer un signalement dont l’aboutissement est une instruction ? Que faire lorsque l’on sait que le résultat va s’appliquer sur un mode presque binaire, avec une ligne de partage entre un non-lieu ou la fermeture de l’établissement ?

Il y aurait probablement plus de signalements, et donc moins de maltraitances, si l’aboutissement était la nomination d’un juge spécialisé dans la protection et le suivi des personnes vulnérables. Ce juge serait appétent et compétent pour protéger les personnes vulnérables, et surtout il aurait du temps pour assurer le suivi tant de la personne que des établissements de soins où sont signalées des maltraitances. Les pouvoirs, les moyens et le type de travail de ce juge seraient calqués sur ceux du juge des enfants. Comme les enfants, certains adultes vulnérables auraient besoin d’une protection, d’un suivi, d’une assistance en milieu ouvert (AMO).

A quoi bon changer la loi de 1968 si ce n’est pas avec le but déclaré d’améliorer la protection des personnes, donc de diminuer le nombre de ces situations de maltraitances ? Les rénovateurs de la loi concernant la protection des incapables majeurs déclarent que leur but n’a jamais été de diminuer les maltraitances. Ne serait-il pas souhaitable de leur pointer la possibilité qu’ils ont d’améliorer le texte qu’ils ont soumis à la Chancellerie ?

J-C. M.

 

 

 

LE MALADE ET SA FAMILLE :

un equilibre evolutif

entre autonomie et protection

 

Monsieur Bertrand Escaig*,

UNAFAM.

 

 

 

 

 

 

 

Les troubles psychiques auxquels sont confrontés les familles de l’UNAFAM et leurs malades placent des familles ordinaires dans des situations extraordinaires. Très schématiquement, on peut résumer ces troubles en disant que des événements de la vie quotidienne vont agir sur un système biologique qui n’est pas tout à fait le même chez le malade et chez une personne "normale". En particulier, le malade amplifie les stress de la vie quotidienne, au point de ne plus pouvoir gérer les actes courants de la vie dans nos sociétés ; surtout, il a les plus grandes difficultés à communiquer avec les autres. Sujet désemparé aux prises avec une situation catastrophique, il peut alors "décompenser" par des crises d’angoisse et de délires plus ou moins fréquentes.

Sa situation a donc ceci de particulier qu’elle montre à la fois des comportements normaux générateurs d’envies, d’indépendance et de liberté, car les malades gardent toute leur intelligence au point que des personnes peu habituées ont du mal à les reconnaître d’emblée comme malades, et des comportements plus déroutants, générateurs à la fois de difficultés relationnelles avec les proches, et de désorganisation dans les actes de la vie courante, relevant d’une protection indispensable. Ces comportements s’accompagnent en effet d’un mode de vie perturbé, y compris dans les apparences : Cocteau remarquait qu’on habille non son corps mais son esprit, et tout le monde sait que la façon d’arranger sa maison, son appartement, très variable d’une personne à l’autre, exprime et conforte fortement la personnalité. Nul étonnement dès lors, que la façon de se vêtir et d’organiser son chez soi diffère profondément chez nos malades et chez des gens "normaux".

Mais il y a une attitude du psychotique qui revêt ici une grande importance : c’est le déni de sa maladie. Il n’arrive pas à accepter qu’il est malade. Force est d’admettre alors que sa maladie le conduit à dénier son mauvais état de santé mentale et à refuser les soins estimés efficaces par les médecins. Comme le remarque Hélène STROHL(1), c’est cette forme spécifique "que prennent les troubles mentaux , et elle seule , qui justifie l’obligation aux soins au sens large : hospitalisation sous contrainte, mais aussi traitement administré contre le consentement du malade...".

De là le double sentiment : d’une part, "laissez les vivre", puisque le cours d’une vie ne nous appartient pas, d’autre part, "protégez-les". Entre une réelle capacité d’initiative, bien à soi, désirée mais aussi redoutée par le malade, et une indispensable protection par la famille, mais où la tentation de prêter ses propres désirs à celui qui ne peut les vivre est toujours à combattre, la frontière est diverse et mouvante au cours des années chez les patients des familles de l’UNAFAM.

Diverse, elle l’est parce que la maladie laisse aux individus leur tempérament, ce qui en fait autant de cas et donc d’approches personnalisées. Mouvante, elle l’est parce qu’une des caractéristiques du handicap psychique est d’être intermittent , et que la situation du psychotique est évolutive. Le déroulement de sa vie s’assimile à une "trajectoire", ce terme englobant non seulement l’évolution morbide du cours de la maladie elle-même, mais celle de "l’expérience particulière acquise par le malade et par chacune des personnes impliquées autour de lui dans la gestion de la maladie, ses dimensions anxiogènes, déstabilisantes, ou au contraire positives"(2). La réinsertion sociale ne se déroule donc jamais comme un processus linéaire ascendant, mais plutôt comme "un processus de phases alternées, avec des phases de développement et des phases de consolidation ou de réajustement"(3), chaque niveau d’insertion étant plutôt un état d’équilibre possible à un moment donné entre un être et son environnement, "un palier d’être au monde et aux autres"(3). De là un travail de gestion de la maladie "complexe et bien souvent hautement problématique"(2).

L’aide au malade doit évidemment tenir compte de ces particularités, et, tout particulièrement dans ces maladies "différentes des autres", veiller à respecter et si possible étendre la partie saine que le malade a toujours en lui. De là l’importance de préserver une part de son autonomie.

L’enjeu est ici la qualité de vie du patient. Quelle est-elle ? Question délicate quand il s’agit de dire le bien de l’autre à sa place. Fort heureusement, des responsables de l’UNAFAM Bordeaux ont eu la saine initiative de poser cette question aux malades (stabilisés) eux-mêmes, aux patients des deux foyers de vie qu’ils animent(3). Le résultat de l’enquête nous renseigne mieux que toute autre chose sur leur réalité, et nous éclaire sur la pertinence des services que nous leur proposons. Outre l’activité, la santé ou l’espérance d’amitié ou d’amour, les patients soulignent quatre autres composantes qui nous interpellent ici plus particulièrement :

  1. Être reconnu comme une personne, accepté dans son identité ; non comme une catégorie diagnostique, non comme un objet anonyme de soins, de tutelle, ou d’assistance, mais être écouté et entendu ; regardé et reconnu.
  2. Détenir une réelle capacité d’initiative, à soi. Exercer une part de liberté personnelle dans sa vie de tous les jours. Ne pas en être réduit à ne s’exprimer que par rapport à un projet d’autrui, ne répondre qu’aux injonctions d’autrui, qui sait mieux que lui son bien, et finalement ne pouvoir s’exprimer que par l’acceptation docile ou le refus et la révolte.
  3. Le droit d’être soi-même responsable des petites réussites ou des échecs, des joies ou des désagréments. Venir quand on veut, proposer soi-même des projets et avoir la reconnaissance sociale quand d’autres acceptent d’y participer.

     

  4. Ne pas subir la solitude : un vide, un danger. Accéder donc à la convivialité : être inscrit dans une trame de relations de camaraderie tolérante sans le risque d’un jugement qui blesse ou qui rejette ; sentiment d’appartenir à un groupe : on est quelqu’un de particulier qui existe dans l’esprit des autres membres, et on reconnaît quelqu’un de particulier dans chacun de ses membres.

  1. Disposer d’un espace de vie à soi (domicile). Cela procure un sentiment de sécurité, mais aussi un réel plaisir de posséder des objets, objets ressources par exemple ; plaisir de vivre dans un environnement d’objets usuels : objets d’utilité, de confort, de souvenir. Un territoire qui délimite un dedans à soi, et un dehors qu’on partage avec les autres.

Aussi un refuge, représentant un prolongement social de son corps. Il faut un certain temps pour s’apprivoiser réciproquement avec le voisinage, pour s’inscrire par ajustement dans l’environnement, mais il est important de disposer d’un lieu d’intimité personnelle, essentiellement à soi, un domicile.

Selon le "là où en est le patient", selon le moment ou le palier dans son évolution personnelle, le malade pourra ou ne pourra pas accéder à certains de ces désirs, au terme d’efforts souvent douloureux pour s’approcher de ses limites. Dès lors, le respect dû à toute personne oblige à l’aider dans cet effort, à remettre en question, à explorer continuellement la frontière momentanée entre autonomie et protection : qui d’autre que la famille, attentive à l’évolution quotidienne du patient, peut et doit prendre le risque de cette exploration ? Consciente du danger, elle s’efforce d’adapter en permanence l’autonomie du malade à ses limites, par une gestion du risque que l’expérience apprend, et par le respect de la différence. Elle a droit à ce qu’un partenariat basé sur la confiance se construise autour d’elle et du patient, avec le médecin, le magistrat et les travailleurs sociaux.

Le cours d’une vie ne nous appartient pas, ce n’est pas à nous de la dessiner à notre image. "Un autre regard", la forte devise de l’UNAFAM, est de règle dans ce partenariat. Il s’applique à nous tous ; non seulement à la société pour qu’elle change son regard sur le malade, mais aussi à la famille pour qu’elle change le sien sur le mode de vie qu’il se choisit, si l’on veut l’aider à porter enfin lui aussi un autre regard sur sa vie. La formule que Spinoza donne comme forme la plus élevée de l’amour, "Je suis content que tu existes", a sa place ici et résume ce respect constructif de la différence.

B. E.

 

 

 

 

 

DE LA RELATION THERAPEUTIQUE

A L’EXPERTISE

 

Docteur Olivier LEHEMBRE*,

psychiatre.

 

 

Argument :

Un colloque pluridisciplinaire sur la Protection des Majeurs rassemblant médecins, familles, travailleurs sociaux et juges, nous permet de préciser les relations et les fonctions que chacun assure en tant que personne autour des majeurs protégés. Nous disposons de formations, de langages, d’expériences différentes, de connaissances non partagées a priori ; nous avons des histoires différentes pour chacun, et néanmoins des interventions complémentaires pour un même patient.

Dans la première partie de cette rencontre, il a semblé intéressant de centrer la réflexion sur des histoires de personnes ; celles des personnes malades, mais aussi celles des familles, des personnes soignantes, et sans doute de nous tous qui intervenons autour de la personne en défaillance, qui sommes sollicités en tant que personne pour comprendre, assister, apporter protection.

Ce que nous, médecins, appelons la relation thérapeutique, d’autres l’appellent relation d’aide, d’autres encore s’en tiennent à la stricte objectivité des faits. Notre propos vise à mieux repérer les situations dans lesquelles nous sommes sollicités en tant que médecin, en tant que personne, mais d’autres s’y reconnaîtront aussi dans leur rôle et leur fonction de protection (familiale, sociale, judiciaire).

1 . Le médecin traitant 

La relation médecin-malade est centrée sur l’activité thérapeutique du médecin, elle est aussi thérapeutique en tant que relation ; malgré son caractère technique et professionnel, cette relation -issue de l’observation du patient- est d’emblée dans la réciprocité et il importe de fixer quelques repères pour ne pas rester dans une confusion subjective.

Quand un patient évoque son médecin-traitant, il fait appel à une relation habituellement ancienne, installée, qui a trouvé son origine dans une demande de soins. Demander des soins à un médecin, c’est déjà le choisir ; notre système de soins nous le permet.

 

 

A partir de ce choix, la relation du patient à son médecin est basée sur une confiance a priori qui sera expérimentée au fil du temps et des expériences. Les symptômes sont les signes d’appel du patient pour exprimer sa demande auprès du médecin qu’il a investi comme qualifié pour y répondre. Même si les symptômes sont bien repérés, qualifiés, nous voyons que la qualité de cette demande est d’emblée inscrite dans une subjectivité ; au-delà des symptômes exprimés, c’est la qualité de la relation avec le médecin qui permettra à la demande de s’exprimer progressivement, de s’épanouir. Selon les réponses du médecin, la qualité de cette demande de soins évoluera avec un certain partage objectif / subjectif dans la relation thérapeutique. C’est dans cette relation que le patient s’investira vers le but thérapeutique ; il participera à son traitement, au projet thérapeutique.

A partir d’une demande initiale de soulagement magique, le médecin va apporter des réponses pour permettre au patient un cheminement vers une prise en charge thérapeutique dont il ne pourra pas s’exclure, dont il sera participant, ce que nous appelons volontiers une alliance thérapeutique. Le médecin va mettre en place des supports pour aller au-delà du symptôme, et inscrire cette souffrance dans son contexte avec les facteurs concourant à l’expression de cette pathologie. Une pathologie bien circonscrite ne peut pas se détacher de son contexte : une fracture du col du fémur, un diabète, et bien évidemment une pathologie mentale ne se soignent pas de la même manière à l’hôpital, au domicile, dans la famille, et la prise en charge sera spécifique à ce complexe pathologie-environnement.

Le symptôme médical " offert " ne peut donc être détaché de la demande du patient, d’un cortège de demandes latentes qui sont liées à la situation du patient, son histoire, son environnement, sa personnalité, sa souffrance et ses capacités à l’assumer. C’est la prise en charge de cette souffrance, de cette demande qui permettra peu à peu au médecin de proposer un cadre thérapeutique suffisamment protecteur pour que la pathologie soit traitée dans les meilleures conditions.

Un " bon médecin " n’est sans doute pas le plus savant, mais celui qui parviendra à expliciter cette demande de soins au-delà du symptôme exprimé, à répondre au symptôme, à la demande environnante et sous-jacente ; les différentes réponses à la demande de soins contribuent aussi à la modalité d’expression de cette demande. La capacité d’écoute du médecin tant des symptômes physiques que de la souffrance psychique du patient permettra de révéler la qualité de la souffrance et contribuera donc à la qualité du diagnostic et, évidemment, à celle de la théra-peutique.

Dans cet échange entre le patient et son médecin, se pose la question du secret. Le secret concerne ce qui est confié et voué à rester confidentiel à la demande du patient. Le secret concerne aussi ce qui est caché, il couvre l’espace de ces demandes latentes qui dépassent la conscience du patient mais qui accèdent néanmoins à la connaissance du médecin.

 

 

 

On sait que le secret professionnel n’existe pas seulement en médecine ; il importe de différencier la qualité des secrets. Ce n’est pas sous prétexte de secret professionnel que le secret peut se partager d’un médecin à un autre, d’un professionnel à un autre. Il revient davantage au professionnel d’évaluer ce qui est privilégié dans le secret, ou ce qui est caché et doit rester caché, mais aussi ce qui est inconnu pour le patient lui-même et fait partie de son intimité. Il revient à chaque professionnel d’évaluer la capacité du patient à cerner le secret, le comprendre et accepter le partage du secret dans son intérêt, et à chaque professionnel d’interroger le patient sur la transmission d’un secret.

Le patient ne confie pas les mêmes secrets au médecin d’une administration, à son médecin-traitant, au médecin psychiatre soignant, au médecin expert. Il revient à chacun de considérer ce qui est strictement nécessaire à l’intérêt du patient dans le partage du secret.

Les qualités de la relation thérapeutique.

Qu’il s’agisse d’une demande de radiographie ou d’un appel à l’aide au médecin quant tout va mal, on perçoit la gradation de la demande technique dont le patient tend à rester maître de la demande et du résultat attendu, à une demande basée sur une croyance magique dans le pouvoir du médecin. La qualité de la relation thérapeutique sera ainsi plus ou moins différenciée.

La relation de soutien thérapeutique est à la base de la médecine générale ; elle vise à maintenir une association du patient au projet thérapeutique, pour une bonne coopération aux traitements proposés, pour une bonne observance des prescriptions. Ce soutien thérapeutique impose une empathie, une reconnaissance et une prise en charge de cette souffrance par le médecin ; ceci suppose des messages de compréhension, des messages de soutien.

Ceci va mener à un engagement thérapeutique réciproque, et à une croyance partagée pour un projet en commun. La préoccupation du médecin pour les besoins fondamentaux du patient contribue à cette communication primitive. L’étayage,  le soutien de certaines fonctions insuffisantes, contribuent à cette relation thérapeutique ; certaines insuffisances demandent des palliatifs et, si le médecin ou l’intervenant social ne sont pas permanents, ils peuvent contribuer à construire des défenses nouvelles pour limiter les effets de la déficience, à construire avec la déficience qui est généralement évolutive, aménager les défenses, les renforcer de la façon la mieux adaptée aux réalités, limiter les défenses pathologiques.

Avec les patients déficients, cet engagement thérapeutique est clairement dans une relation de suggestion, de dépendance, voire  "  une aliénation que l’on qualifiera de bienfaisante ".

La qualité du médecin et sa compétence vont permettre qu’au-delà d’une démarche scientifique et médicale, le médecin s’engage dans un travail de soins prenant en compte la personne, la personne dans sa dimension humaine, sociale, civile. Le maintien au domicile sera possible évidemment dans la mesure où le médecin étend son champ d’action au-delà de la dimension strictement somatique pour prendre en compte les capacités du patient à maintenir une autonomie et les capacités de son environnement pour apporter l’aide nécessaire, et pour mettre en place un dispositif qui permette de réaliser le projet de soins.

Le devenir de ces relations thérapeutiques avec les patients déficients ?

La relation thérapeutique avec les patients déficients impose généralement de nombreuses concessions à la rigueur de la démarche médicale ; ceci amène à relativiser les notions de soins et à s’éloigner de l’idéal thérapeutique in vitro. Cela mène à se porter caution de nombreuses situations à risque pour le patient, pour ses biens et ses revenus, voire pour son entourage. Accepter la personne et la respecter implique une lourde responsabilité du médecin dans de telles situations ; la déontologie médicale, avec ses grands principes et ses règles professionnelles, se trouve alors mise à mal.

Ceci mène à comprendre que la déontologie professionnelle ne peut suffire à cadrer une activité professionnelle, que la déontologie médicale est l’énonciation de grands principes qui pris isolément peuvent devenir contradictoires, voire paradoxaux. Il n’est pas de situation humaine qui ne soit pas liée à des paradoxes et les psychiatres savent bien que la prise en compte de ces paradoxes est nécessaire pour une meilleure adéquation de la prise en charge d’un patient dans sa dimension humaine, dans ses ambivalences. Sans doute avec certains patients, nous n’avons pas le sentiment de faire de la bonne médecine, nous sommes dans le soin palliatif ; mais chacun des intervenants autour du majeur protégé n’a pas toujours le sentiment de faire de la bonne gestion ou de la bonne justice.

Les exemples sont nombreux où le médecin doit laisser de côté son idéal thérapeutique. On ne réalisera pas tous les examens souhaitables si le patient est maintenu à son domicile, la qualité relative des soins au domicile mènera à prendre quelques risques quant à l’asepsie par exemple, quant au suivi du traitement médicamenteux, quant aux règles hygiéno-diététiques souhaitables.

Il en est ainsi pour divers problèmes que nous connaissons bien : le sevrage alcoolique ne doit pas conditionner les soins, la prescription de traitements de substitution n’est pas sans aléas et sans abus, des patients psychotiques refusent les traitements mais continuent de demander une aide et des soins au médecin, les carences des parents peuvent représenter des risques de maltraitance pour les enfants. Le médecin se trouve donc dans la situation de devoir cautionner des comportements peu recommandables pour son idéal thérapeutique, voire d’accepter une abstinence thérapeutique préjudiciable à l’espérance de vie du patient, ce qui nous interroge toujours sur la question de la personne en danger.

Dans un certain nombre de maintiens au domicile, nous respectons les conceptions erronées des patients quant à leur relation aux réalités du monde environnant, même si ce maintien des patients dans leur environnement représente des risques ; de façon implicite, nous nous portons caution de leurs convictions, en respectant leur liberté d’opinion, en n’appliquant pas à la lettre l’assistance à personne en danger, en ne réalisant pas une hospitalisation sous contrainte qui ne peut d’ailleurs pas être justifiée légalement et pratiquement, quand des soins somatiques sont nécessaires mais refusés. Nous sommes donc engagés dans une réflexion éthique qui ne se résout pas par la déontologie ; nous sommes engagés dans une responsabilité individuelle et médicale qui ne peut être jugée unanimement comme satisfaisante.

Le médecin prend en compte les défaillances de son patient ; il peut tenter d’y pallier, sachant qu’il n’y parviendra que partiellement. Pour notre part, notre expérience de thérapeute qui se veut critique vis-à-vis de ces questions n’a pas pu s’empêcher d’être quelquefois confrontée à une certaine minimisation, voire à la négation de quelques risques pour les patients. Toute l’attention portée à la réalité subjective et à la fonction imaginaire doit être confrontée aux réalités, mais c’est aussi notre conviction, voire notre croyance, qui est porteuse du projet thérapeutique et qui est en question.

Notre attitude thérapeutique est réfléchie ; elle reste néanmoins subjective et après-coup combien de fois nous avons pu nous dire que nous sommes allés un peu ou beaucoup trop loin vis-à-vis des risques encourus et dans notre responsabilité de maintenir une situation insatisfaisante.

Ainsi, pour le médecin-traitant, le moment de signaler une situation à risque tant du point de vue des biens que de celui la protection de la personne ou de son entourage, est toujours une limite posée vis-à-vis de la protection qu’il a jusqu’ici apportée, c’est une situation de rupture dans la confiance réciproque de la relation thérapeutique. Devant la difficulté à mettre en acte ce signalement, à rédiger un certificat qui authentifie les défaillances du patient, il y a toujours un délai de réflexion qui correspond à cette prise de risque dans la relation thérapeutique. Nous ne pouvons rester complice de l’aveuglement du patient. Combien de fois avons-nous vu des proches qui ont ainsi nié la pathologie de leur parent ? La détérioration évidente d’une personne âgée sera minimisée par la famille, même si elle est bien " informée ". Il ne faut oublier que, face à sa fragilité, le patient n’a pour principale défense que de renforcer et de rigidifier ses convictions quand il les sent menacées ; pour de nombreuses personnes, il s’agit alors de renforcer des traits de caractère que l’entourage a longtemps respectés. Une personnalité décidée et intelligente devient autoritaire, rigide, mais, à partir d’un certain seuil, inadaptée..., et pourtant toujours respectée.

Quand le médecin traitant vient certifier la situation de défaillance, il s’appuie sur son savoir non seulement médical mais aussi personnel, basé sur la relation de confiance. Il vient donc instaurer une rupture dans la relation thérapeutique qui a précédemment encouragé une autonomie, voire cautionné une illusion d’autonomie, pour signifier la défaillance et la nécessité d’une assistance, pour signifier le besoin d’une protection et le besoin de représentation de la personne.

 

Au moment où le médecin pose cette limite à la prise en charge, à ce qui n’est plus qu’une illusion d’autonomie pour le patient, il fait appel à un regard extérieur et neuf, médical mais aussi judiciaire, qui apportera son éclairage sur la situation.

2 . La fonction d’expertise : un retour à la réalité ?

Le signalement par le médecin-traitant représente une rupture dans la relation de confiance du patient pour son médecin, même si la complicité dans l’illusion n’était que partielle. Le médecin vient alors interpréter ce qui est le plus souvent impensable pour le patient, à savoir à la fois ses limites, et les limites des soins. Il est évidemment souhaitable que le médecin-traitant explique à son patient les raisons de son certificat, mais le plus souvent il interviendra néanmoins ainsi en désaccord avec son patient. Par son certificat, il apparaît important que le médecin-traitant ne soit pas le seul décideur afin qu’il puisse demeurer le référent thérapeutique.

L’expert médecin aura ce rôle de faire la jonction entre une relation thérapeutique et une prise en charge faisant état de la déficience, du handicap, et en référence à une reconnaissance légale du besoin de protection. Dans la pratique, de nombreuses situations sont gérées sans l’intervention d’une mesure de protection des biens ; dans les familles, dans les maisons de retraite, la mesure de protection des biens est loin d’être systématique pour des personnes qui pourraient en justifier ; faut-il s’en inquiéter et faire une prévention systématique de ces situations ? A partir d’une pratique d’expertise, on se rend compte que bon nombre de situations sont néanmoins problématiques, que la protection des biens dans l’intérêt de la personne n’est pas assurée, que la personne ne peut exercer ses droits et que la mesure de protection viendra restaurer des droits de la personne.

Dans sa fonction d’expert, le médecin va se trouver dans une situation d’examinateur, venant alors pointer les défaillances du patient vis-à-vis des réalités ; la démarche d’expertise autorise à poser des questions que nous ne posons pas habituellement comme médecin-traitant, ne serait-ce que sur l’orientation dans le temps ou dans l’espace. Outre le souhait pour le médecin expert de permettre que des repères soient plus clairement posés pour une meilleure prise charge, il faut situer ce moment de l’expertise comme un changement dans l’équilibre des relations du patient avec son environnement.

Les situations sont variées, mais ne sont pas toujours dramatiques. Les patients peuvent se trouver relativement soulagés que leurs défaillances soient clairement reconnues, mieux cernées par eux-mêmes alors qu’ils s’efforçaient dans une lutte impossible de les compenser, voire de les dissimuler. Les patients peuvent aussi se trouver soulagés que soient envisagées des aides pour l’assistance dont ils perçoivent le besoin. La mesure de protection des biens va préciser aussi les relations familiales, les rôles de chacun ; souvent la confusion est grande dans la famille qui pallie aux insuffisances, la subjectivité est liée à chacun selon ce qui est en jeu dans le risque vital, mais aussi dans les affaires de biens et d’argent .

 

 

 

La notion d’expertise en matière de protection des biens est-elle suffisamment repérée pour les médecins et les différents interlocuteurs ? Nous avons vu la difficulté du médecin-traitant pour signifier les défaillances dans le cadre de la relation thérapeutique, il est donc compréhensible que le médecin traitant se contente d’un certificat succinct et qu’il s’en remette au spécialiste pour préciser la question.

Le médecin spécialiste, inscrit sur la liste du Procureur, sera rarement sollicité comme tel par les médecins-traitants ; il pourrait l’être, mais les usages ont été dans le sens de l’ordonnance du Juge des Tutelles pour un examen avec un rapport circonstancié qui réponde aux différentes questions posées ; ceci a l’intérêt de clarifier les fonctions de médecin-traitant, distinctes de celles de l’expert chargé de rendre compte à une autorité judiciaire, laquelle interviendra pour protéger les biens de la personne. Le médecin chargé de faire le point de la situation de la personne et de ses relations avec la réalité se trouve bien dans une situation d’expertise qui le délivre du secret médical et lui permet de poser des jalons pour une reconnaissance de la protection nécessaire.

Cette mission d’expertise permet de faire un bilan de l’état de santé du patient, mais aussi de sa situation, et des solutions à proposer quant au projet de soins ; sont abordées les questions de la prise en charge sociale quotidienne du patient, ainsi que celles de la gestion des biens et des revenus. La mission de l’expert se situe donc bien dans le registre de la protection de la personne. Le choix du tuteur ou du curateur est évidemment important et peut être éclairé par le médecin expert pour préparer la mesure de protection des biens et dissiper quelques malentendus quant au bien-fondé, et quant aux buts, de la mesure proposée.

Dans ces situation délicates de l’adulte dépendant, enfant ou parent dans sa famille, le choix du tuteur ou du curateur extérieur à la famille viendra souvent restaurer l’identité d’adulte de celui qui est dépendant. L’adulte handicapé qui n’est plus tout à fait un enfant, le parent régressé à une position infantile, conservent leur identité d’adulte bien que diminués. Pour ces patients, il importe d’imaginer une autonomie future et de dégager les relations affectives vis-à-vis des relation d’argent.

La question de la mesure de protection des biens rejoint évidemment celle de la protection de la personne ; le médecin expert est appelé à fixer quelques repères sur le bien-être présent et à venir de la personne pour que la gestion de la mesure ne soit pas contraire à l’intérêt de la personne. Nous sommes cependant dans un domaine qui reste très flou, peu formalisé pour les spécialistes que nous sommes. Ces questions de protection de la personne malade, déficiente, handicapée nous renvoient en tant que médecins et experts davantage à des questions humanistes qu’à des repères spécifiques à la psychiatrie.

Le médecin expert fera évidemment apparaître l’intérêt de la personne dans ses conclusions mais, dans ce qui nous préoccupe aujourd’hui, faut-il définir davantage les questions du retour au domicile, les choix de vie affective, et bien d’autres qui concernent la personne ? L’expérience du médecin expert est aussi liée au devenir des mesures de protection et à la façon dont celles-ci sont mises en place ; on ne peut proposer une mesure in abstracto sans préparer le patient à imaginer, comprendre, l’esprit de la Loi et les fonctions à différencier du tuteur ou curateur, ses possibilités d’exprimer sa volonté ou non à travers les repères que fixe la Loi. Les patients sont parfois confrontés à des fluctuations dans l’application des mesures ; ils acceptent initialement la mise en place d’une mesure, mais au quotidien ils ne sont pas toujours prêts à accepter les contraintes qui s’imposent même dans une mesure de curatelle. Notre fonction d’expert s’avère parfois délicate quant à ce choix de tutelle ou de curatelle car nous n’avons pas de repères psychiatriques pour qualifier ce qui revient à la mesure de tutelle ou à la mesure de curatelle. La prise en compte des réalités et surtout la relation du patient à la réalité sont bien plus déterminantes qu’une étiquette psychiatrique.

En conclusion, nous voudrions poser quelques interrogations.

Nous nous sommes efforcé d’éclairer la notion de protection soignante, avec ses risques de confusion aliénante mais aussi son empathie nécessaire, son soutien des fonctions vitales. A partir de cette expérience tant de soignant d’une part que d’expert d’autre part, la protection des biens formelle, comme elle est instituée aujourd’hui, ne peut être dissociée de la protection de la personne. Néanmoins, la protection de la personne peut elle être formalisée, sans devenir intrusive, persécutrice ? Pour qualifier la protection de la personne, il conviendrait de mieux cerner les limites des libertés individuelles et du besoin d’assistance insuffisamment posées jusqu’ici ; la protection de la personne revient actuellement à la fonction du Juge des Tutelles, mais on peut se demander si le cadre formel du consentement éclairé pour le patient -quant aux soins et à ses intérêts personnels- est suffisant. Notre expérience nous montre l’intérêt de confronter les fonctions de soignant avec les fonctions de protection, actuellement consacrée par la Loi de 1968 ; il ne semble pas qu’on puisse cliver, dissocier le besoin des soins pour la personne et la protection des biens pour la personne ; les médecins et les personnes chargées de la gestion des mesures de protection des biens peuvent travailler en relation pour l’intérêt de la personne.

Le médecin ne pourra rester dans son idéal thérapeutique, et le gérant de tutelle ne pourra pas faire abstraction de la pathologie et de ses impacts dans la réalité.

La dialectique de la protection des biens et de la protection de la personne est au quotidien fondamentale, elle doit être pour chacun de nous notre préoccupation éthique.

O. L.


Dernière mise à jour : dimanche 30 août 1998

Dr Olivier Lehembre