Présence du négatif: Ey et Green.

P. Belzeaux, 8°Salon Psychiatrie et SNC, Cité des Sciences, Paris, 1 décembre 2000

 

 

Préambule:

On s'accorde, depuis maintenant plusieurs années, à dire que la psychiatrie est en crise. Il suffit pour s'en rendre compte de bien vouloir relire les éditoriaux des revues courantes que le psychiatre trouve chaque semaine sur son bureau, ou encore, considérer l'appel dans Le Monde des psychiatres de l'enfant et de l'adolescent, ou encore, lire le compte-rendu du dernier congrès de L'Information psychiatrique, ou prêter encore attention au thème des grands congrès comme celui du Jubilé "Penser la psychiatrie" ou celui à venir des 4°rencontres de la psychiatrie "place du sujet…". Loin de pouvoir embrasser la crise (de la psychiatrie) dans ses multiples aspects, je vais me concentrer sur le problème de l'articulation des multiples champs de savoir qui intéressent la psychiatrie actuelle. Lorsque les instruments, froidement mais nécessairement statistiques, de la recherche épidémiologique et génétique glissent vers le champ clinique par le biais de la mondialisation et de l'enseignement, il s'en suit un désarrimage de divers champs de savoir comme ceux de la psychopathologie, de la phénoménologie, de la psychanalyse et de la notion de Sujet et jusqu'à l'histoire de notre discipline, champs qui doivent désormais évoluer pour leur propre compte. Lorsque d'éminents chercheurs proposent, sans sourciller, d'explorer le mensonge à l'aide de la caméra à positons, c'est-à-dire de produire une intervention d'un champ hétérogène dans un autre c'est la parole du Sujet qui est confisquée. La psychiatrie pourrait alors devenir un ensemble de positions doctrinales ou d'épistémologies régionales sans commune référence paradigmatique, pour tout dire désarticulées.

Le risque nous apparaît comme réel car on ne sait plus trop comment garder la psychothérapie (analytique) dans le champ psychiatrique, comment ne pas "avoir honte" du savoir phénoménologique (Naudin), comment éviter le désarrimage complet de la psychanalyse (Widlocher ). C'est pourquoi nous devrions donc interroger, comment cette multiplicité de savoirs actuellement en dérive a pu tenir ensemble, pourquoi notre époque semble ne plus s'en soucier, laissant à chacun le soin de définir son approche, et donnant à des congrès ou à des salons comme celui-ci, la tache d'un rassemblement éclectique de ses régions de savoir. Mais aussi demandons-nous s'il n'y aurait pas malgré tout de grandes épistémès souterraines dont les résurgences et les îlots de résistance pourraient nous rassurer.

 

Nous le savons, il n'en était pas de même il y a 30 ou 40 ans, et il est remarquable de constater qu'un homme comme Henri Ey a passé une vie de labeur à proposer ce qu'il appelait lui-même "une articulation" de ces savoirs régionaux. Voici ce qu'il écrivait en 1968 dans les dernières lignes de son ouvrage sur La conscience:

"Mais comment peut-on saisir la conscience de l'homme qui est précisément sa raison incorporée à son cerveau pour s'ouvrir à la liberté de son existence, sans se tenir fermement à l'entrecroisement même de ces perspectives ? Non point pour les juxtaposer dans un prudent et odieux éclectisme, mais pour les articuler comme elles sont intégrées dans l'organisation même de l'être psychique."

Avant que notre époque condamne l'ambition démesurée et la lourdeur philosophique de l'esprit de système, à moins d'y voir comme l'évoquait F. Tosquelles la marque de l'esprit synthétique qui souffle chez les catalans depuis R. Lulle, au moins demandons-nous comment procède cette articulation des savoirs régionaux comme fait de discours et, pour celui que nous connaissons le mieux, exposons ce qu'il contient et tachons de retrouver dans l'actualité des problématiques similaires.

 

La théorie OD de Ey est une théorie de l'Intégration: non seulement description du processus d'Intégration à l'œuvre dans le psychisme notamment au travers de son envers, la destructuration psychopathologique, mais aussi intégration des différents savoirs opérant dans le champ psychiatrique. C'est peut-être, ce qu'il y a de plus admirable dans l'œuvre de Ey: une rare et élégante adéquation de la démarche et de l'objet qu'elle traite et dont elle est issue. Rappelons la citation précédente: "… pour articuler [ces perspectives] comme elles sont intégrées dans l'organisation même de l'être psychique."

L'intégration des savoirs procède chez Ey de plusieurs démarches: 1°) d'une part, il condamne les tentatives hégémoniques ou les glissements d'un savoir sur un autre: chaque savoir a son champ de recherche et d'application qui lui est propre. 2°) les résultats obtenus pour un champ donné sont alors portés à leur plus haut degrés de signification: c'est la complexité et non l'élémentaire qui servira de "pont" avec les autres approches (ainsi Ey ne réunit pas le cerveau et la pensée par l'étude d'un élément basal comme la Représentation mais par le haut, par ex. par l'Organisation ). 3°) L'intégration n'annule pas l'intégré, elle décrit une reprise, une relève de l'intégré dans l'intégrant d'une façon très proche de l'Aufhebung hégélienne (conserver et abolir dans le même temps, prendre et aller au-delà). Nous pourrions conclure cette brève approche en disant que pour Ey la différence est nécessaire, et que les différents sont apparentés par le haut.

 

L'intégration dans la théorie: Le concept de sommeil.

Comment H. Ey s'y prenait-il pour articuler les différents discours impliqués dans le champ psychiatrique? Soit, pour son époque, ceux de la neurophysiologie et de la neuroanatomie, ceux de la phénoménologie et ceux de la psychanalyse. Nous avons proposé dans une analyse du discours des premiers travaux de Ey, en particulier ceux conduisant au modèle Jacksonien de 1936, le terme d'opérateur logique , voulant signifier par là que certains termes privilégiés, (assez généraux, non élémentaires) comme celui de Sommeil, essentiel à cette époque, vont se situer à l'intersection de différentes régions épistémologiques: Neurophysiologique (les rythmes du sommeil et de la veille; l'activité de rêve contenu dans le sommeil), Neuropathologique (l'expérience essentielle pour Ey des troubles mentaux aigus et chronique de l'encéphalite de Von Economo-Cuchet précisément léthargique), Toxicologique (sur l'exemple du haschich et de l'aliénation mentale de Moreau de Tours, puis les expériences à la mescaline), Clinique (les troubles mentaux des crises épileptiques et les destructurations de la conscience), Historique (les discussions de 1855 sur les rapports de l'hallucination et du rêve, Baillarguer, etc), Existentiel ("Le sommeil de la raison engendre des monstres" de Goya), Psychanalytique (le rêve (du sommeil) est la voie royale pour accéder à l'Inconscient). Le Sommeil donc, en s'appuyant sur son usage dans différents champs et sur sa polysémie servait donc de lien entre des approches initialement disparates. Evidemment cette façon de lier les discours n'allait pas sans réévaluation, refonte (comme l'a soutenu Cl J. Blanc à propos du Traité des Hallucinations de 1973) du savoir psychiatrique et de ses rapports avec les savoirs connexes (rapports de la neurologie et de la psychiatrie, essai de démantèlement du dogme de l'automatisme mental et de la PHC, etc). Ces opérateurs logiques n'étaient pas vides de sens mais au contraire porteurs de toute une philosophie implicite et explicite (antimécanicisme, antidualisme, dynamisme, humanisme, liberté…).

Nous franchirions un pas de plus en remarquant que ce type de discours intégrant n'était possible que dans la mesure où il acceptait la polysémie et une certaine façon d'élever le débat n'hésitant pas à user de la métaphore. C'est précisément ce que n'accepte plus le discours de la psychopathologie quantitative, comme G. Lanteri-Laura nous invite à le penser: "le signe ne renvoie plus qu'à lui-même, il y a un déni de profondeur". Or dans le discours de Ey le signe, élément d'un ensemble complexe, renvoyait à un au-delà, encore en attente de savoir, modèle métaphorique et sorte de cadre programmatique pour la recherche. La question du savoir se posait dans les termes de la quatrième proportionnelle: Si le Rêve est contenu par le Sommeil, et si on admet la parenté du rêve et de l'hallucination, quel est ce processus inconnu analogue au sommeil qui libère l'hallucination? Nous ne pensons pas que cette façon de poser le problème et d'engager la recherche clinique était moins scientifique qu'une autre. Elle posait le problème en termes généraux, donnait un cadre pour les découvertes à venir et admettait par l'usage métaphorique du Sommeil, le fond d'insondable et de Réel, respectant les particularités psychiques de chacun.

 

Devenir des termes de l'intégration dans l'OD.

Qu'est devenu cet opérateur logique? Ce lien métaphorique? Dans le discours de Ey, il a évolué et évoluant il va permettre l'intégration de concepts issus de la neurologie, puis de la phénoménologie, enfin de la psychanalyse.

La dissolution:

En 1936 Ey devient Néojacksonien. Il va désormais parler de "dissolution" uniforme ou globale de la conscience. Dissolution sera le nouveau nom du Sommeil. De cette étude Jacksonienne, Ey retiendra 3 conceptions: les symptômes négatifs sont le reflet du processus organique, les symptômes négatifs et positifs sont indissociablement liés dans une dialectique, enfin, les symptômes positifs dits de libération sont l'expression de ce qu'il est encore possible au Sujet d'exprimer. Donc dès le départ de l'œuvre, la part du Sujet est préservée.

La destructuration

De là, dans les Etudes psychiatriques des années 50, le processus de dissolution prendra de plus en plus le nom de destructuration de la conscience: La démarche clinique va intégrer l'analyse existentielle et structurale d'E. Minkowski comme les analyses de Binswanger. Ainsi Ey décrira dans des pages d'une richesse clinique inégalée des ensembles existentiels dont on connaît la division en structure négative, reflet sémiologique et existentiel du processus négatif, et structure positive, ensemble sémiologique et existentiel reflet de l'intentionnalité toujours présente d'un Sujet et de cet "effort du Sujet pour se créer encore un monde", comme il le dira à propos du monde autistique du schizophrène. Le monde du maniaque, du mélancolique et du schizophrène est décrit au plus près de ce qu'il peut vivre, comme "impuissance" à être et comme "besoin" d'être.

Ces divisions ne vont pas aller sans problèmes car Ey comprend de suite que ses descriptions en grands ensembles structuraux négatifs et positifs, pourraient être l'objet d'une confusion entre le niveau sémiologique et niveau existentiel. L'on pourrait être tenté de réduire l'ensemble existentiel à une liste de symptômes que l'on classerait ensuite en symptômes positifs pour ce qui est l'exaltation d'une fonction, symptômes négatifs pour la diminution ou l'inhibition d'une fonction. En quelque sorte il prévoyait l'évolution actuelle, et il la condamnait à travers la critique des listes qu'avait déjà tenté d'établir E. Bleuler, puis Kurt et Carl Schneider. Il admettait au contraire qu'un symptôme, par exemple l'hallucination, était un ensemble et relevait à la fois du négatif et du positif, c a d qu'il était à la fois reflet du Trouble négatif et reflet de l'intentionnalité du Sujet. Il nous apparaît donc comme probable qu'il n'aurait pas acquiescé à la distinction contemporaine des formes négatives ou positives de schizophrénie basée sur des listes de symptômes eux-mêmes basés sur l'exaltation ou l'inhibition d'une fonction. Comprenons bien que le souci constant de Ey est toujours de ménager la place du Sujet dans le processus de destructuration de la conscience et de la personnalité et que la psychiatrie se doit de prendre en compte les deux aspects.

Si l'on devait retenir une seule conception de cette période des années 50-60, se serait celle-ci: le symptôme fait signe deux fois: il est signe du processus de destructuration et il est signe de l'intentionnalité d'un Sujet singulier. Cette bivalence du signe dans la clinique de Ey comme dans le processus d'intégration est un élément clé. On comprend de suite que cette bivalence du signe contient en son cœur le lien entre l'expliquer et le comprendre (Dilthey), entre l'abord biologique de la psychiatrie et de l'abord psychothérapique. Pour le clinicien formé par Ey il n'y a pas de clivage entre les deux approches mais une question d'accommodation. Les deux approches sont consubstantielles au champ de sa pratique. Nous en avons un merveilleux exemple dans le dernier ouvrage d'Adolfo Fernandez-Zoïla. Nous y reviendrons.

Mais il y avait une difficulté de compréhension de ce mixte que constituait le symptôme, et pousser l'analyse plus avant était nécessaire si l'on ne voulait pas tomber dans la simplification ou si l'on ne voulait pas entrer dans une confusion totale. Le terme de destructuration de la conscience qui avait remplacé celui de dissolution uniforme et celui de sommeil, comme opérateur logique, se heurtait à une difficulté: il n'était plus assez général et par l'usage concernait trop les états aigus, laissant les discours-délires de côté.

La dialectique de la forme et du contenu:

Le travail de Ey des années 63-68 sur La conscience porte à notre sens sur ce problème. Pour tenter de l'éclaircir, Ey va proposer la dialectique de la forme et du contenu et va en profiter pour mieux intégrer les apports de la psychanalyse à laquelle il s'est confronté à Bonneval (1960). Dans le texte de son livre, l'intentionnalité phénoménologique va céder la place au désir, à la poussée de la force pulsionnelle inconsciente. La conscience est le lieu du langage et ses représentations de choses ou de mots sont les éléments basaux de la domestication pulsionnelle. La conscience est décrite, au travers de l'expérience de la psychopathologie, dans ses qualités et ses invariants formels: le temps, l'espace, le langage, l'histoire.

Dans ce livre clé, il avance deux choses: D'une part que les relations de Cs à Ics sont des relations de contenant à contenu, et

"tout ce qui entre dans le champ de la Cs comme contenu est contraint de se soumettre à son encadrement formel" ,

D'autre part que l'être conscient "produit" l'Ics freudien: (l'Ics est structuré par le langage)

"l'Ics ne se constitue que par l'action de l'être conscient qui emprunte au milieu social essentiellement verbal, la forme qu'il impose à la sphère des pulsions…"

Ey, comme de nombreux auteurs et Freud en tête, pense que la force, la poussée vient en premier, le langage vient ensuite pour la domestiquer, la représenter, la symboliser et la sublimer. Il y a chez Ey une suprématie de la Forme sur le Contenu (rejoignant d'ailleurs en cela la suprématie du signifiant sur le signifié chez Lacan). Reprenant F. Minkowska qui insistait dans son étude sur Van Gogh (1933) sur le "dynamisme propre de la forme", Ey parlera de la "métamorphose" (transformation de forme) comme loi du travail de l'être conscient. C'est pourquoi nous pensons que les analyses métamorphiques des discours-délires, à partir des travaux portant sur la pragmatique du langage (Austin) et les figures de la dialogie (Baktine) telles que les expose A. Fernandez-Zoïla sont une relève, une extension des intuitions de Ey.

Quelle est donc la lecture du symptôme qui en découle? Pour reprendre l'exemple de l'hallucination, Ey soulignera la valeur langagière de l'hallucination comme fait de parole, mais en même temps insiste sur le fait que l'hallucination ne peut-être ni une pure forme symptomatique positive, ni un simple contenu de l'Ics, une simple manifestation directe et linéaire du désir inconscient, sinon, nous raterions ce qui fait l'essentiel de l'hallucination: son extranéité, ce Réel qui revient au sujet du dehors. Dialectiquement une forme ne peut s'appréhender sans son contenu et inversement il ne peut-y avoir de contenus sans qu'une forme y soit impliquée. Nous retrouvons le Sommeil et le rêve, mais dans des termes plus généraux encore. Nous avons des exemples du maniement de ces concepts chez un linguiste comme Hjelmslev (du cercle de Copenhague), ou chez un grand philosophe de l'esthétique comme Adorno.

La pensée du négatif:

Alors, à ce stade de l'exposé, il faut en venir à ce qui imprègne complètement l'œuvre de Ey depuis Jackson, mais qui ne sera formulé qu'à cette occasion: c'est la pensée du Négatif. C'est une pensée dialectique, on vient de le voir, mais avec une suprématie de la Forme qui inscrit la négativité au cœur de l'être.

"C'est parce que la fonction de l'être conscient est celle de la négativité, de la nég-entropie et du choix, que sa désorganisation implique que ce qu'elle contient se manifeste."

La grande révolution qu'effectue Ey, qu'il doit en partie à sa lecture de Freud et à sa fréquentation avec les psychanalystes, mais surtout à sa lecture de l'œuvre de P. Ricœur (1965) qui le ramène vers le Hegel de sa jeunesse, la grande révolution, c'est donc d'avoir fait de la conscience une instance négatrice (et non comme elle l'avait toujours été une instance positive, de direction de l'individu, d'adéquation à l'objet, de maîtrise et de lucidité). L'erreur d'interprétation la plus tragique de l'œuvre de Ey et qu'il n'a pas réussi à dissiper entièrement, c'est celle qui consiste à croire la conscience ou le Moi confondus avec l'idée de maîtrise volontaire des actes et des pensées. Ey le souligne pourtant, se défendant de ce reproche: la conscience est "problématique, ambiguë, ambivalente, bilatérale, conflictuelle". Au contraire pour Ey c'est l'exclusion de cette problématique, de cette bilatéralité entre le Cs et l'Ics, entre Soi et l'Autre qui est à l'origine de la psychopathologie. La conscience est donc Négatrice; pas uniquement comme Forme contenante, comme organisation et comme instance refoulante, le Refoulement de la première topique, mais comme installant le procès même de la symbolisation non seulement par la négation radicale de la chose, le "meurtre de la chose" reprend-t-il (en note p.410) avec Lacan, mais aussi par la "réfraction" des Représentations du système de la réalité sur "l'absolu de l'aspiration pulsionnelle". L'inconscient devient alors "cet être qui est une "volonté de représentation"". L'image qu'emprunte Ey est celle de la spire qui se forme lorsque les représentants imagiers et langagiers enroulent la poussée pulsionnelle sur elle même, lui conférant alors la force décuplée d'un ressort jusque dans la sublimation.

Le Moi dont H. Ey reprend l'étude dans cet ouvrage n'est pas le Moi de l'instance imaginaire lacanienne, mais le Moi de la dénégation.

En effet, Ey fait sienne l'approche freudienne de la Négation (Die Verneinung); elle convient parfaitement à son idée du Moi comme être de jugement et de raison puisque cet article de Freud traite de la façon dont la "fonction intellectuelle se démarque du processus affectif" grâce au symbole de la négation. On sait que Freud dans son petit article si important de 1925 commenté pendant le séminaire de Lacan par J. Hyppolite (commentaire que H. Ey connaissait par le tomeI de La psychanalyse paru en 1956 puis par les Ecrits de J. Lacan) se pose la question, à travers l'expérience de la dénégation dans la cure, de la façon dont le Moi prend connaissance du contenu du refoulement en le négativant. "Une manière d'admission intellectuelle du refoulé…" (quelque chose comme: "n'allez pas croire que je pense à ma mère"); Freud nous dit: "Au moyen du symbole de la négation, la pensée se libère des restrictions du refoulement et s'enrichit de contenus dont elle ne peut se passer pour ses opérations". Puis il ajoute: "l'opération de la fonction du jugement n'est rendue possible qu'avec la création du symbole de la négation qui a permis à la pensée un premier degré d'indépendance à l'égard des succès du refoulement et, par là, à l'égard de la contrainte du principe de plaisir."

Lorsque Freud énonce enfin "on ne rencontre aucun "non" venant de l'Ics"; la conclusion s'impose alors: il est l'apanage du conscient dont l'action intellectuelle du juger est une fonction.

Ceci convient magnifiquement à Ey, qui soutiendra à de nombreuses reprises:

"que le Moi exclut l'Inconscient par une Verneinung (négation ou dénégation) ce qui n'est pas conforme à la loi de son identité et de son autonomie."

Mais c'est grâce à la lecture de Paul Ricoeur, qu'il revient sur ce texte pour dégager avec ce dernier, que si, d'une part, cette négativité est la fonction par excellence de la conscience ("qui se libère des restrictions du refoulement"), d'autre part cette négativité de l'être conscient est impliquée dans la constitution de la Réalité par le jugement d'existence (retrouver ou non par la perception, l'objet de la représentation après avoir constitué par l'expulsion hors du moi, l'intérieur et l'extérieur, le subjectif et l'objectif).

Nous avons donc désormais un autre nom pour ce lien métaphorique unifiant, et cette fois en proposant une dialectique, forme et contenu et un procès continu, la négativité de l'être conscient, Ey ne laisse rien de côté et donne à réfléchir de toute part aussi bien chez les neuro-biologistes, les phénoménologues et bien sûr les psychanalystes. Il rassemblera une dernière fois ces procès dans l'ensemble du Corps psychique. On peut dire que comme la Conscience est le nom donné par Ey à cette négativité, le Corps psychique est le nom donné par Ey à la dialectique du négatif et du positif, de la forme et du contenu, de l'organisation et de la matière, du corps et de l'esprit.

 

Si nous récapitulons les problématiques qui sont apparues à Ey au cours de son élaboration, nous retrouverons toujours une pensée du négatif: au premier stade de la théorie, le jacksonisme intégratif agit par l'inhibition des inférioras par les supérioras. C'est l'altération de cette inhibition qui produit la libération symptomatique. Dans les Etudes cliniques, le souci de Ey est de maintenir dans la clinique la part d'expression du Sujet malgré l'importance qu'il accorde à la destructuration et au processus négatif. Dans l'étude du devenir conscient, la conscience est découverte comme instance négatrice, et c'est l'altération de cette négation qui produira le pathologique. Enfin dans les considérations plus générales sur l'organisation de l'être comme négentropie: c'est la négation de cette négentropie qui produira la désorganisation. C'est pourquoi j'avais pu avancer que le Négatif était le concept clé du modèle OD, qu'il le traversait de part en part dans l'histoire de sa constitution comme dans son aboutissement. Bien qu'il n'ait jamais été énoncé comme tel &endash;il ne figure pas dans la table dialectique des concepts clés du Traité des hallucinations- sa présence est tellement constante dans le texte que je me sens autorisé à le soutenir.

La conséquence dans le champ de la pratique clinique touche, à notre sens, au mode d'abord du symptôme. Le symptôme ne peut être pris en lui-même, il est une manifestation d'autre chose et pas seulement au sens de l'interprétation freudienne: il est la figure qui émerge d'un fond. Il est le contenu que soutient une forme. Prenons l'exemple de l'hallucination: le pathologiste, comme Ey l'appelle, ne doit pas "être dupe" de sa manifestation, ne doit pas se laisser prendre à son mirage, même si elle se donne pour absolument réelle comme le soutiendra le Délirant. L'erreur du mécanicisme et des réductionnismes en général, est d'être dupe de cette apparence vécue comme absolument réelle par l'halluciné et de la considérer comme une production réelle, directe d'une lésion ou d'une altération neuroanatomique. Ey est un penseur, non de l'apparence immédiate, mais de l'invisible qui la soutient et qui l'encadre comme forme. C'est la forme qui donne au sens ses conditions de figurabilité. La causalité est toujours indirecte, et intéresse ce qui n'est pas là dans l'immédiateté du perçu, soit l'organisation sous jacente ou encore "l'invariant formel". Tel est, à notre point de vue, le sens de ses analyses structurales dans ses études cliniques lorsqu'elles reçoivent l'éclairage de son ouvrage sur La conscience. Dans la pratique clinique, une telle exigence "ne pas être dupe" est nécessaire, nous le savons. Ey formait ses élèves au libre jeu de la dialectique Forme-contenu et de l'accommodation tantôt sur le sens existentiel (ou psychanalytique) ou tantôt sur l'invisible formel. Pour le dire autrement, tantôt le sens existentiel mais pas sans la forme, tantôt la forme mais pas sans le sens existentiel.

L'autre conséquence, épistémologique cette fois, est de faire de la conscience, non une instance dirigeante et claivoyante, nous l'avons déjà dit, mais le lieu de la Négativité générale de l'être. Et donc la psychopathologie est l'altération de cette négativité, que ce soit au niveau des psychoses aiguës comme altération des "invariants formels" qui construisent ce champ de conscience, que des psychoses chroniques dans l'altération historisée des rapports du Moi et de l'Autre. Soulignons, car nous y reviendrons tout à l'heure, que la conscience pour se constituer au premier niveau comme lieu de la perception doit s'organiser en champ de l'actualité vécue: c'est là son premier invariant formel, celui qui est altéré dans les états de confusion ou les états crépusculaires. La représentation ne peut survenir qu'une fois dressée cette fonction campine, de champ, de cadre.

 

 

 

Le négatif chez A. Green:

Nous en avons dit assez pour faire apparaître dans les travaux du psychanalyste, André Green, élève de Ey, la même inspiration. Le constat le plus simple, après ce que nous avons dit, est de considérer le titre de son volume de 1993, "Le travail du négatif" pour comprendre que Green a considérablement développé dans le champ psychanalytique qui lui est propre, la pensée implicite qu'Ey avait lentement dégagée de l'observation psychiatrique et de sa théorie intégrante de la conscience.

Comme Ey, Green est un penseur de la structure silencieuse et latente qui se cache derrière la manifestation. Lui non plus ne veut pas "être dupe" de la positivité éclatante du symptôme.

"…il s'agit de ne pas tomber dans le piège de la positivité [du rêve] (son contenu manifeste) pas plus que de céder au charme de son illogisme, séduction chérie par les surréalistes. Le négatif est cette logique de l'ombre qui réclame son dû, là où le positif qui se donne dans la lumière voudrait accaparer à lui tout seul toute la visibilité du psychisme du sujet, que celui-ci soit éveillé ou endormi." (p.58)

"…il risque [Schreber] de nous induire en erreur, en dirigeant notre regard sur la positivité du phénomène, sur la figure plutôt que sur le fond." (p.379)

 

Quel est donc ce fond qu'il s'agit de ne pas rater en s'étourdissant de la figure? C'est la présence du négatif comme préalable à toute manifestation (et même inscription) du positif. Il y a sous le positif de la figure, un cadre, une structure encadrante, silencieuse mais indispensable à la constitution de l'espace psychique et au déroulement de la représentation. La réflexion qui lui permet de faire un premier frayage porte sur un symptôme particulier: l'hallucination négative.

 

L'hallucination négative:

Lorsque André Green, en 1977, en hommage à H. Ey, produisait son travail sur "l'Hallucination négative" comme "note pour un addendum au Traité des hallucinations" de son maître en psychiatrie, nous pouvions y voir une façon de lui rendre hommage en produisant un travail sur son sujet de prédilection, l'hallucination, (non sans lui faire remarquer qu'il y manquait quelque chose!). Nous aurions pu penser qu'il s'agissait de développer une variété très particulière d'hallucination sur laquelle Freud insistait en note de l'article sur le "Complément métapsychologique à la doctrine du rêve " (article si précieux à Ey qu'il évoque longuement dans son Traité des hallucinations puisque Freud y évoque le rôle de l'organisation (Einrichtung) consciente dans l'épreuve de réalité (Realitätprüfung) et le principe de réalité (Realitätprincip) ). Cette hallucination, qui est en fait un trou fugace et réversible dans la perception, une "non perception d'un objet" dont l'exemple freudien majeur est celui de l'hallucination du doigt coupé de l'homme au loup, ou encore l'absence d'image dans le miroir du Horlà de Maupassant , devient un élément essentiel de la pensée du négatif que Green va peu à peu construire. Le texte sur l'hallucination négative est, pris isolement, un texte dont la compréhension n'est pas immédiate, mais désormais, grâce aux autres textes qui l'entourent, nous pouvons en dégager plusieurs axes importants pour notre propos.

L'hallucination négative est un fait psychopathologique qui va servir de "carrefour" à la conception du négatif par Green. Comme Ey, Green élève le symptôme vers la métaphore, le concept:

"Elevée au rang d'hypothèse centrale, l'hallucination négative montre combien elle est indispensable à la constitution de l'espace psychique…" (p.26)

"L'hallucination négative est le concept théorique qui est la précondition à toute théorie de la représentation, qu'il s'agisse du rêve comme de l'hallucination" (p.376)

Il va donc lui donner une place essentielle dans l'économie psychique: sa conception permet de résoudre la contradiction entre un flux perceptif supposé alimenter continûment l'appareil psychique et la stabilité de la représentation. Suivant le mot de Green "le blanc de l'hallucination négative" est la nécessaire "structure encadrante de la représentation", c'est l'indispensable "écran blanc" sur lequel vont se disposer les représentations. Si on la rapporte à la première relation d'objet de l'enfant, l'hallucination négative de la Mère est nécessaire pour constituer la Représentation de la Mère: un équivalent de la négativation radicale de la chose comme meurtre de la chose pour accéder à la symbolisation. Pour Green, si nous l'avons compris, il y aurait donc un préalable à l'hallucination, qui ne peut être issue directement du désir. Avant l'hallucination positive comme avant toute représentation, il faut que l'appareil psychique passe par le préalable de la Négativation perceptive et de la structure encadrante silencieuse de la représentation.

"On voit alors comment la structure encadrante n'est pas perceptible en tant que telle, mais seulement à travers les productions auxquelles elle donne lieu, le cadre, lequel demeure silencieux, invisible, "imperceptible" autrement que par référence à la dimension de la latence. Nous voilà confronté à l'aporie des matrices symboliques de la pensée." (p.284)

Nous voyons donc que Green rejoint Ey sur ce point crucial: l'hallucination est un fait complexe qui ne peut relever de la seule réalisation hallucinatoire du désir propre au processus primaire, ce que Ey dans son Traité des hallucinations appelle pour le critiquer le modèle de la causalité "linéaire" du désir. Et pour la représentation, il y a un passage obligé par un préalable: la constitution de la conscience en champ par Ey (puis la distinction du Sujet et de l'objet…etc), la constitution d'une structure encadrante pour Green. Aussi bien pour Ey que pour Green, ce préalable est silencieux, invisible, mais déterminant: à tel point que Ey n'hésitera pas à parler de la constitution du "sol inconscient de la conscience". Ey s'est tellement "battu" pour faire entendre que le désir et le mécanisme de la projection ne pouvaient à eux seuls rendre compte de l'hallucination, qu'il est remarquable de souligner la concordance de vue avec les travaux contemporains traitant du négatif, (même si A. Green cohérent avec son engagement analytique situe le négatif exclusivement sur le plan psychique).

 

Nous pourrions reprendre les autres points concernant le négatif dans la psychanalyse. Nous serions désormais peu surpris de retrouver des éléments de concordance, sur le refoulement bien sûr, la dénégation, la pulsion de mort comme "contre-ça" chez Ey et comme "non du ça" chez Green, la sublimation comme travail de production de formes soutenues par le procès négativant de la symbolisation chez Ey et le dégagement du rôle de la pulsion de mort dans la sublimation chez Green…

Et lorsque Green rend explicites ses présuppositions pour aider à la compréhension des idées qu'il soutient il rejoint encore plus Ey:

"Je crois que le négatif est le propre de la pensée humaine et d'un rapport tout à fait singulier à la conscience, car je fais l'hypothèse que l'Inconscient est un avatar de la conscience; je veux dire que c'est l'acquisition de la pensée consciente qui a eu pour conséquence la formation de l'inconscient. Le négatif est le résultat de l'articulation de ces divers processus."

(Ey écrit: "C'est en ce sens que nous devons bien dire que l'Inconscient, au sens fort et substantif du mot, est un produit de la conscience, une propriété de l'être conscient" )

 

Une filiation certaine, plus qu'une commune inspiration; et pourtant une distinction essentielle: constamment le travail de Green s'appuie sur la clinique psychanalytique et y reste fermement -ce qui fait qu'il ne se réfère à aucun texte de Ey-, alors que le travail de Ey se construit sur une vision d'ensemble neurologique, biologique, phénoménologique, philosophique, l'étude minutieuse des textes freudiens, une pratique psychiatrique et psychothérapique, une connaissance aiguë de la psychopathologie et de longues discussions passionnées avec ses amis et élèves psychanalystes au sein de l'Evolution psychiatrique et des colloques de Bonneval. Il n'empêche Ey, dans sa grande synthèse, dans son esprit unifiant ne stérilise pas la recherche, il élève le débat, suscite la réflexion, engendre des filiations peut-être insues…

 

Il y a dans la bivalence du Signe, dans le travail de la Forme et dans le Négatif la trace devenue souterraine, d'un accord tacite entre psychiatrie, phénoménologie, psychanalyse, et approche pragmatiste des discours-délires. Cette articulation toujours possible est plutôt rassurante dans nos temps d'éclectisme ("l'odieux éclectisme" disait Ey ), et de scientisme dispersé même s'il ne s'agit là que d'un paradigme discret et peut-être "à éclipse" comme s'exprimait avec humour G. Lanteri-Laura dans nos Cahiers... La résurgence 20 ans après d'une grande pensée psychopathologique.