Les situations de travail déterminent un certain nombre de formes spécifiques de souffrance et de pathologie : fatigue industrielle liée à l'intensité du travail, conséquences négatives du travail de nuit, discordance entre la responsabilité effective des acteurs et les limites de leur pouvoir de décision, désarroi éthique lorsque l'activité exigée contrevient aux valeurs de la personne, conséquences du harcèlement sexuel, syndrome post-traumatiques à la suite d'accidents ou d'agressions... Pourtant, d'une manière générale les Comités d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail s'intéressent rarement à ces aspects de la santé des salariés, et la psychiatrie connaît très peu la réalité des entreprises.
Il y a à cela plusieurs raisons. Par exemple, le secteur psychiatrique s'est construit dans une conception surtout familialiste de son territoire. Les corpus théoriques de la psychanalyse et de beaucoup de courants psychothérapeutiques valorisent la vie conjugale, la vie amoureuse, la relation parent-enfant et toutes les dimensions de la transmission transgénérationnelle, mais s'intéressent peu à ce que les sujets engagent de spécifique dans leur activité professionnelle. Enfin, la fétichisation dont sont parées les valeurs de l'économie marchande dans nos sociétés provoquent un effet paradoxal de tabou social qui renforce le caractère isolé de l'entreprise par rapport à l'espace de la citoyenneté sanitaire ordinaire.
On peut penser que cette situation devrait être modifiée car de nombreuses questions présentent un grand intérêt pratique et théorique. En particulier, il est nécessaire de mieux connaître comment le lien social dans la production industrielle et dans les administrations rencontre la dynamique subjective. C'est évidemment un vaste champ de questions. Elles ont en commun de mettre en présence deux dimensions de l'identité qui se rencontrent sans se réduire l'une à l'autre : l'identité sociale qui fait que chaque personne peut se définir par une appartenance commune avec d'autres et une identité tout à fait singulière, qui n'appartient qu'à lui. Cette dualité se retrouve notamment dans le système du sens des actes, relevant toujours d'une norme sociale allogène en même temps qu'il appartient au système des valeurs et des mobiles de la personne.
Lorsque le sens personnel et la signification sociale se rapprochent jusqu'à sembler se confondre, les possibilités de sublimation dans le travail sont grandes, mais des zones fragiles de la personnalité ("estime de soi", "narcissisme") sont particulièrement exposées à un mouvement qui a abandonné la logique interne du fantasme pour confier ses intérêts à une logique sociale. Certains métiers exposent particulièrement à des formes sévères de désillusionnement pour l'étude desquelles de grandes pages de la littérature psychiatrique ont été écrites.1
Mais on a pu également souligner le lien entre cette fragilisation et une évolution sociale qui rend plus aléatoires les statuts et les garanties qui consacrent l'addiction2 des individus au Social. Plus généralement, il s'agit d'un extraordinaire déverrouillage des systèmes traditionnels d'assignations et comme un déploiement généralisé du champ des possibles. Mais en même temps que l'idéal individualiste d'une liberté sans limites assure que désormais, rien n'est vraiment joué au départ et qu'aucune instance supérieure - divine ou politique - ne saurait devoir dicter leur trajectoire aux individus, ceux-ci sont confrontés sans ménagements excessifs à l'influence des grandes logiques impersonnelles qui traversent un ordre social devenu planétaire.
Les résultats de la précarisation peuvent être sévères pour les individus qui avaient investi leur désir d'excellence et leurs valeurs les plus personnelles dans un système exigeant qui les déqualifie en fonction d'une logique appartenant à un autre ordre que celui de la morale ordinaire.3
Ces formes de souffrances psychiques liées aux déceptions de l'idéalisation ne sont que l'envers du système de la constitution du sens du travail. Des recherches auxquelles nous avons participé, dans l'industrie automobile4, dans un grand hôpital parisien5, ou encore auprès des agents de conduite de la S.N.C.F.6, nous ont introduit à la lecture clinique de ces rapports entre les rigidités de l'emploi que le Social fait des hommes et l'investissement subjectif dont leur travail est l'objet.
Bibliographie
1. Le Guillant L., « Incidences psychopathologiques de la condition de "bonne à tout faire" », dans L'évolution psychiatrique, janvier - mars 1963, dans Le Guillant L. (travaux et écrits de), « Quelle psychiatrie pour notre temps », Erès, 1984, pages 294 - 329.
2. Ehrenberg A., L'individu incertain, Calmann-Lévy, 1995.
3. De Gaulejac V., « Le coût de l'excellence », rapport MIRE
4. Clot Y., Rochex J.Y., Schwartz Y., Les caprices du flux, Matrice, 1990, préface de B. Doray.
5. Clot Y., Doray B., Michel A., « La gestion à coeur, approche de l'efficacité dans le service de chirurgie cardiaque de la Pitié-Salpétrière », Programme Homme Travail Technologie, Juin 1992.
6. Faîta D., Clot Y., (Etude coordonnée par), avec Cru C., Dagand R., Doray B., Falcetta N., Guttierez G., Mekki R., Tiberguent H., « Soigner la ligne, les aspects humains de la conduite des trains », SNCF, Comité Central d'entreprise, Janv 96.
Psychiatrie et milieu du travail. Psychiatrie Française, juin 96, vol 27-2
Introduite par C. Veil qui retrace l'historique de cette perspective, cette revue présente toute une série d'articles qui cernent cette problématique avec des références bibliographiques dans les différents domaines. Elle se termine par un texte d'articulation théorique de Ch. Dejours.
Deux articles présentent des recherches avec leur méthodologie :
- Girault-Lidvan N., Méthodes d'évaluation de l'épuisement professionnel Limites et perspectives, pp 30-39
Présentation du concept de "burnout", de sa multidimensionnalité et de son caractère de processus évolutif inscrit dans un processus plus large d'adaptation/inadaptation à des stress professionnels particuliers. Description des questionnaires, tests, échelles pour le diagnostiquer et le quantifier.
- Chevallier A., Facteurs professionnels des états anxieux et dépressifs chez les salariés d'EDF-GDF, pp 48-59
Présentation d'une étude réalisée sur une population d'environ 10 000 personnes, avec trois étapes : dépistage par auto-questionnaire, tirage au sort de cas individuels et de témoins et proposition d'un entretien structuré permettant d'établir les diagnostics médicaux (CIDI) e d'autre part d'un questionnaire portant sur leur travail, ses changements récents ou futurs et sur d'autres facteurs (enfance) événements de vie, antécédents familiaux, maladies...) connus pour être associés aux troubles anxieux et dépressifs.
Souffrances et précarités au travail Paroles de médecins du travail, Syros 1994
Ce livre présente les témoignages de soixante médecins du travail ayant pour la plupart de 10 à 15 ans d'expérience professionnelle. Il parle de vécu, de souffrance psychique, d'usure, de pathologies et rassemble cas cliniques, portraits, paroles, histoire concrètes d'individus et de petits collectifs. Ce recueil est une première étape qui pose le problème et ouvre à des études épidémiologiques
Billiard I., Dimensions psychiques et sociales dans l'étiologie des pathologies chroniques contemporaines
Mire 1989
Billiard I., (coordonné par) Identité - Santé, Insertion sociale et nouvelles formes d'emploi et de travail, MIRE, Rencontres et recherches, 1995.
Vient de paraître
Les histoires de la psychologie du travail (approche pluridisciplinaire), sous la direction de Yves Clot avec les articles de : Y. Clot, M. Huteau, F. Vatin, I. Billiard, J. Leplat, A. Wisner, A. Fernandez-Zoïla, B. Doray, J. Curie et R. Duduy, C. Dejours, G. Mendel., Octares Editions, Toulouse, 1996
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