PHÉNOMÉNOLOGIE ET PSYCHIATRIE

Dr Georges Charbonneau et Dr Jean Naudin

Deux approches de la recherche en psychiatrie ont semblé longtemps devoir suivre des trajectoires divergentes :

- une recherche "objective", portant sur des données clairement identifiables mais au prix d'une réduction considérable des observables et d'une approche par groupes plutôt que par individus, ce qui la disqualifiait vis à vis des cliniciens.

- une recherche "subjective", impliquant des éléments qualitatifs, situationnels et processuels mais dont la complexité conduisait souvent, en fait, à la validation de théories sans véritable méthodologie, ce qui la disqualifiait vis-à-vis de la communauté scientifique.

Le chemin reste grand pour réduire cet écart ; mais l'épidémiologie traite la complexité, des méthodologies se constituent qui permettent d'appréhender le vécu individuel et ses conséquences comportementales.

Ce dossier "Phénoménologie" en est une nouvelle illustration. (Dr J.M. Thurin)

LES TROIS TEMPS DE L'ATTITUDE PHEMENOLOGIQUE DANS LE CHAMPS PSYCHIATRIQUE

Une étape préalable : la réduction

L'étape préalable à toute implication phénoménologique dans le champ psychiatrique est la réduction. Par "réduction", (le mot est emprunté à Husserl et est employé indifféremment avec celui d"'époché"), il faut entendre la méthode par laquelle je mets momentanément entre parenthèses toute théorie déjà donnée pour parvenir à une description pure des phénomènes. C'est pour Husserl un "retour aux choses elles-mêmes", telles qu'elles se donnent pour ainsi dire, "en chair". Notre vision de la chose est toujours obscurcie par toutes les théories, tous les préjugés que nous portons a priori sur le monde : la réduction phénoménologique est la méthode par laquelle nous essayons de les mettre hors jeu.

Bien plus généralement, toute position vis-à-vis de la réalité apparaît comme une théorie du monde, ce que Husserl appelle la "thèse de réalité". La réduction la met également hors jeu et, avec elle, toute psychologie, toute théorie pré-établie du moi comme sujet empirique. Cette méthode peut donc être avant tout définie comme l'adoption d'une attitude non psychologisante. Cette attitude est certes celle du philosophe ; mais le psychiatre phénoménologue parviendra sans doute à la conclusion que, cette attitude est aussi celle à laquelle tout psychiatre est contraint lorsqu'il rencontre un malade mental autrement que dans la superficialité d'une rencontre technique ; lorsque par exemple, il essaie de le comprendre.

Cette étape préalable de la réduction, et ses implications en psychiatrie, est remarquablement décrite dans le livre de G. Lanteri-Laura (1962) "Introduction à la psychiatrie phénoménologique" auquel nous renvoyons. Pour Lanteri-Laura, il s'agit alors principalement d'introduire en psychiatrie la méthode de la "réduction eidétique". Celle-ci ouvre à une épistémologie rigoureuse, particulièrement explicite dans son oeuvre ultérieure, situant à la fois les concepts psychiatriques dans leur contexte historique et dans la continuité de leurs invariants, dans l'essence des phénomènes qui constituent toujours déjà le socle de leur développement historique.

Seconde étape : La description des phénomènes

Le renoncement à toute "technique psychiatrique" prend en premier lieu la forme d'un renoncement, tout au moins momentané, au symptôme. Certes, il peut paraître tout d'abord paradoxal de définir ainsi la phénoménologie psychiatrique alors qu'une de ses branches essentiellement allemande, la psychopathologie de Schneider, a fondé la séméiologie moderne. Cela peut apparaître d'autant plus paradoxal que le terme "phénoménologie" dans son acception courante est défini comme l'étude descriptive d'un ensemble de signes cliniques (Berrios, 1993). De plus, il est également vrai de constater que bon nombre de signes cliniques considérés aujourd'hui comme des "signes objectifs" résultent de la sédimentation de données issues de la phénoménologie dans son sens plein ; par exemple, la "perte du contact vital avec la réalité", phénomène décrit comme tel par Minkowski avant que d'être devenu symptôme, signe objectif de schizophrénie.

Troisième étape : la genèse des phénomènes

Il s'agit dans l'attitude phénoménologique vraie de passer du stade "descriptif" au stade "génétique", autrement dit de saisir les manifestations cliniques dans leur signification anthropologique profonde et non plus simplement dans leur caractère indicatif, dans leur référence directe ou indirecte à un trouble présupposé sous jacent.

Ce qui importe est le « comment » de la production des phénomènes et non pas leur simple existence.

LA RECHERCHE EN PHEMENOLOGIE : QUELQUES EXEMPLES CONTEMPORAINS

L'articulation de l'expérience dans la schizophrénie

Dans un article récent1 (1994), Corin et Lauzon se réfèrent à la phénoménologie pour explorer l'être-au-monde et le type de monde dans lequel vivent les schizophrènes qui ont une évolution positive.

Du point de vue méthodologique, les données ont été recueillies sur la base d'entretiens non directifs avec des patients qui différaient essentiellement par leur taux de réhospitalisation. L'analyse des données combine une analyse structurale, inspirée par l'herméneutique, et une analyse du discours que l'on peut qualifier de narrative. L'interprétation des données est guidée par le cadre fourni par la phénoménologie psychiatrique européenne (Binswanger, Blankenburg et Tatossian pour l'essentiel).

Du point de vue des résultats, cette étude montre que la non-réhospitalisation est associée avec un mode spécifique d'être-dans-le-monde. Ce type d'être-au-monde peut être décrit à plusieurs niveaux :

1 - au niveau structural, il est marqué par une position de "retrait positif' dominé par le détachement personnel ; ce détachement est particulièrement net vis à vis de la famille alors que les amis ne semblent pas concernés par ce "retrait positif". Les patients fréquemment hospitalisés vivent cette marginalité comme une exclusion alors que cette expérience est vécue comme une position personnelle par les patients non fréquemment réhospitalisés.

2 - au niveau de l'auto-perception, ce groupe est marqué par des stratégies rhétoriques qui contribuent à la réarticulation d'un sens de l'identité personnelle ; les patients non fréquemment réhospitalisés résistent par exemple plus volontiers à une caractérisation par autrui.

3 - I'analyse narrative révèle que les patients les moins hospitalisés font appel à un nombre limité de stratégies vitales spécifiques pour se resituer dans leur propre biographie et dans le monde présent.

La référence de cette étude demeure donc la phénoménologie transcendantale et elle réussit le tour de force de ne pas tomber dans le psychologisme en habillant de vêtements pseudo-phénoménologiques des concepts anciens comme par exemple celui de "personnalité".

Loin de pouvoir résumer en quelques lignes toute la profondeur des analyses de Corin et Lauzon, nous en donnons ici un bref exemple : Corin et Lauzon montrent que les patients qui utilisent souvent des attributs communément associés avec la normalité apparaissent comme les plus fréquemment hospitalisés

On peut penser qu'il s'agit là de ce que Blankenburg évoque lorsqu'il parle d'une "perte de l'accès aux règles du jeu", perte qui caractérise une des clefs de la transformation schizophrénique du monde. On peut supposer qu'une adhésion stricte aux normes sociales dans la description de soi a pour but de concilier un profond sentiment d'incertitude quant au contexte normal d'usage de ces règles et une difficulté à élaborer un projet personnel qui puisse intégrer mais aussi transcender ces mêmes règles sociales. La référence à la phénoménologie dans les sciences de l'esprit trouve son expression la plus adéquate lorsqu'il s'agit comme ont su le faire Corin et Lauzon de comprendre et non pas seulement d'expliquer. C'est cette même veine que l'on retrouve dans le travail de l'école de Yale.

L'école de Yale (Davidson et Strauss) : un modèle narratif des expériences subjectives de la schizophrénie (ESS)

Le travail de l'école de Yale (Strauss, 19892, 19913 ; Davidson, 19934 ; Davidson et al., l995a5, 1995b6) porte essentiellement sur le suivi longitudinal de patients vivant avec une schizophrénie. Il décrit sur un plan phénoménologique des phases de transition et des stratégies

Phases de transition et stratégies

Strauss a décrit certaines phases dans le cours de la schizophrénie et un certain nombre de "mécanismes psychologiques de régulation" potentiels qui peuvent aider à juger l'évolution d'une personne à travers ces différentes phases. Davidson et Strauss (1992) ont suggéré que la "lutte" de la personne pour guérir et reconstruire un sens fonctionnel du soi face aux symptômes invalidants de la schizophrénie pouvait être le fil conducteur qui reliait ces différentes phases entre elles.

Pour donner un exemple, une personne peut vivre pendant un temps dans une phase de plateau pendant laquelle elle accumule des forces et consolide sa stratégie, une période de relative stabilité dans les symptômes et dans son fonctionnement propre (Strauss appelle cette phase la "phase de la cave", "woodshedding phase", par allusion au vocabulaire des musiciens de jazz qui y répètent leurs morceaux encore en évolution, face à un public très restreint et initié). Lorsqu'elle commence un nouveau travail, elle doit faire face à un stress accru, à des demandes de l'environnement associées à un niveau de fonctionnement plus élevé. Une telle étape amène un changement dans le cours de la maladie ("change point", dans la terminologie de Strauss) car typiquement, elle entraîne la personne à prendre des risques en termes d'estime de soi et de perception des autres, et peut conduire à une augmentation temporaire des symptômes. Si la personne franchit cette étape avec succès, son sens du soi en sera renforcé et son fonctionnement pourra progresser au delà du niveau atteint lors de la phase de la cave ; si elle échoue, son sens du soi s'en trouvera atteint, son fonctionnement pourra se détériorer et s'abaisser en dessous du niveau précédent, ce d'autant plus que de courir ce risque aura précipité la survenue d'un épisode aigu. Le succès de la personne, ou son échec, dépendent de la mise en œuvre de mécanismes de régulation et de l'aptitude de la personne à adapter des modes de "coping" existants à des situations nouvelles. Si la personne est capable de développer de nouvelles aptitudes et d'étendre son répertoire, et si l'environnement est coopérant, I'amélioration pourra se produire. Si au contraire la personne continue à s'agripper à des stratégies préexistantes trop étroites pour pouvoir s'accommoder à une demande nouvelle, une crise de désorganisation ("low turning-point") se produit, suivie par une nouvelle période de reconstruction.

Dans une telle conception, la création d"'histoires délirantes" peut avoir un rôle régulateur. Par exemple, le délire de contrôle peut être une histoire que les personnes qui ont un sens très limité de leur propre action et une grande vulnérabilité face aux influences extérieures peuvent raconter à propos de certains événements se produisant dans leur vie. Le délire peut être une tentative de donner un sens aux événements significatifs de la vie qui puisse aider la personne à maintenir son sens du soi et sa perception des autres conformément à des stratégies de coping déjà existantes.

Davidson et al. (1995a, 1995b) montrent ainsi comment les perspectives ouvertes par la phénoménologie quant au suivi longitudinal des patients portent essentiellement sur des variables qualitatives et ne prétendent donc pas aux mêmes critères de validation que les histoires objectives. Mais aussi, combien leur nécessité se fait jour lorsqu'il s'agit de comprendre comment une personne passe, au fil des interactions avec l'environnement et des modifications imposées à ses stratégies personnelles, d'une phase à une autre de sa maladie. On s'avance ainsi peu à peu vers la description d'un véritable modèle narratif de la schizophrénie au sein duquel les histoires objectives de la maladie schizophrénique trouvent leur signification personnelle profonde dans les histoires subjectives.

Dr Jean Naudin

1. Corin, E., Lauzon, G., (1994), From symtoms to phenomena : the articulation of experience in schizophrenia, Journal of phenemenological psychology, 1, 3-50

2. Strauss, J.S. (1989), Subjective experiences of schizophrenia : toward a new dynamic psychiatry II. Schizophrenia bulletin, 15, 2, 179-187.

3. Strauss, J.S., (1991) The person with delusions. British Journal of psychiatry, 159 (suppl. 14), 57-61.

4. Davidson, L. (1993)n Story telling and schizophrenia : using narrative structure in phenomenological research. The humanistic psychologist, 201-220

5. Davidson, L., Hoge, M.A., Merrill, A.E., Rakfeldt, J., Griffith, E.E.H. (1995 a), The experiences of long-stay n patients returning to the community. In press in Psychiatriy.

6. Davidson, L., Stayner, D., Haglund, K.E. (1995)b, Phenomenological perspectives on the social functionning of people with schizophrenia. In press in K.T. Mueser & N. Terrier (Eds.) Handbook of social functionning in schizophrenia