autorisation de diffusion de l'INSERM ©
Alain GUILLON
Conseiller scientifique de la GIXI
(Sociétéfiliale de la CISI)
La Treille, 12, rue de Valois
91440 Bures-sur- Yvette
L'évidente efficacité que démontrent les sciences dites exactes, et qui surclasse de beaucoup ce que peuvent faire valoir les autres formes de la connaissance, pèse bien naturellement de tout son poids pour jouer le rôle de pôle d'attraction irrésistible. Il est bien tentant en effet de chercher à revendiquer le caractère qui engendre une telle efficacité dans tous les cas de figure où l'on en est encore loin ; c'est bien pourquoi il est peut-être utile de restituer une vision précise de ce qui constitue le cœur de la science. Et si un minimum de rigueur s'impose, c'est bien en raison des bévues que l'on risque de commettre à rester dans l'à peu près. Cela n'est en effet que l'évidence même : à se baser sur la production des communications en matière de sciences humaines on serait tenté de croire que pour beaucoup, faire de la science, c'est quantifier. Or l'illusion est ici totale puisque, d'une part, la quasi totalité des activités humaines voient sévir la quantification, y compris dans le domaine artistique le plus affectif, et donc en cela la quantification ne caractérise rien ; et d'autre part, si l'on écoute le mathématicien, on apercevra que le domaine du quantifiable ne figure plus que pour une part réellement faible dans sa réflexion ! Et par conséquent, il n'est même pas nécessaire de quantifier pour faire de la science ! Ainsi donc la première partie de cet exposé va s'attacher à rappeler la spécificité de la science, en précisant bien sûr ce que cela devient à la frontière de la connaissance, où les choses sont du domaine de la recherche. Ce propos sera en outre illustré par un exemple de recherche en psychologie clinique ayant trait à l'énurésie. Dès lors nous serons parés pour mieux discerner la place qui revient à l'ordinateur en matière de recherche en général, et de sciences cliniques en particulier.
Si l'on prétend observer les caractères essentiels d'un phénomène, il est prudent de se restreindre de prime abord à ses représentants où il figure de façon particulièrement bien typée. Dans cet esprit, on va d'abord s'attacher à caractériser l'état d'une science achevée ; après quoi il sera plus facile d'observer ce qui se vit aux frontières, dans les domaines où bouillonne encore la recherche.
Toutes les grandes théories scientifiques, que le succès a marqué au point qu'on les montre en exemple, ont ceci de commun qui les distingue des autres modes de connaissance : la totalité du jeu, de ses règles, est distribuée d'avance, et seules les manipulations licites dans le cadre ainsi tracé se verront autorisées. De façon un peu plus précise, le matériel conceptuel dont sera constitué le discours scientifique se trouve obligatoirement défini avant son premier usage, ainsi que la totalité des règles de manipulation dont il sera l'objet, et ceci de façon parfaitement rigoureuse. Rigueur parfaite est évidemment un concept trop vague pour un scientifique. Mais c'est bien cette visée intuitive qui est effectivement atteinte et ceci de la façon suivante : pour chaque objet scientifique, la définition qui le supporte dispose d'un processus général qui peut toujours après un nombre fini de pas matériels, décider si oui ou non, un cas de figure particulier est un représentant de cet objet scientifique. Si ces pas matériels restent entièrement dans l'ordre du discours, nous aurons affaire à des objets mathématiques, manipulés par des règles logiques. En effet, la matérialité en question requiert que, des processus qui la règlent, se limitent à la manipulation des textes qui la constituent, et l'étude très générale de ces manipulations n'est autre que la logique. Il se peut en revanche que ces pas matériels débordent du seul discours ; nous aurons alors affaire aux règles d'interprétation, par lesquelles la reconnaissance d'un objet fait appel à quelque manipulation d'ordre expérimental.
Une difficulté se glisse cependant au plan des règles d'interprétation. En effet, au contraire de la simple logique qui n'opère que des manipulations de textes, donc d'objets créés par l'homme, et par conséquent dont on a tout loisir d'espérer vraiment maîtriser la rigueur parfaite, celles-là se doivent d'opérer dans un univers préexistant au bon vouloir de l'homme, et que l'on n'a pas lieu d'espérer aussi accessible. Et de fait tout le monde sait bien que toute expérience est sujette à imprécision ; et même la mécanique quantique a érigé ce constat en principe universel (il n'est pas possible de connaître aussi précisément que l'on veut, à la fois la position et la vitesse d'une particule !). En réalité ce qu'il faut bien voir, c'est que ce que nous décrivons ne constitue nullement un état de chose qui serait en quelque sorte indépendant de l'homme. Il s'agit au contraire de l'intention strictement anthropocentrique qui constitue le dynamisme propre de la science. C'est pourquoi, lorsque l'on prétend atteindre une rigueur parfaite, cela implique simplement que, dès que l'appareil expérimental permet une distinction certaine, alors celle-ci doit correspondre exactement à ce qui figure déjà dans le discours théorique. D'une façon imagée, si des limitations s'avèrent atténuer cette rigueur, cela en revient exclusivement à la faute des appareillages techniques. Et l'on s'attend à ce que le jour où ils s'améliorent, le surplus de précision que l'on récupère confirme la théorie ; à défaut, c'est toute celle-ci qui sera remise en cause.
L'aspect quelque peu conventionnel de cette démarche est peutêtre peu visible hors des cercles scientifiques ; il est pourtant très marqué pour les sciences modernes. Un simple coup d'œil sur quelques concepts de base de la mécanique quantique l'illustre bien. On y parle de la « fonction d'onde » - qui est solution d'une équation aux dérivées partielles, dite équation de Schroedinger - objet mathématique pur et simple ; on en prend sa « norme » (le produit d'elle-même par sa « conjuguée »), puis l'intégrale de cette norme, dans une portion d'espace, ce sont autant d'opérations mathématiques pures et simples. Mais dès lors que l'on y prétend parler de la matière, il faut bien pouvoir disposer de règles d'interprétation qui effectuent le lien approprié. Eh bien on a par exemple la règle : l'intégrale de la norme d'une fonction d'onde d'une particule, dans une portion d'espace, est égale à la probabilité de présence de la particule dans cette portion d'espace. Et l'on voit bien que ces termes « probabilité de présence » impliquent des interventions matérielles que seront les appareils de détection imaginés par les expérimentateurs. Probablement, n'est-il pas inutile d'illustrer ce propos par quelque exemple très simple, bien que suffisamment caractéristique. Pour ce faire, nous proposons le concept . de ligne droite, utilisé dans nos jeunes années d'études en géométrie, et imaginons que nous organisions une démarche scientifique qui a pour objet l'étude de la ligne droite de quelque domaine matériel concret. Pour nos méninges de débutant, on nous proposait d'aborder la théorie via une définition du genre : la ligne droite est
- l'image - d'un fil - tendu
- sans épaisseur, etc.
Si de telles approches étaient nécessaires à nos esprits s'éveillant à la mathématique, il est en revanche aisé d'en effectuer la critique dans la perspective de l'intention scientifique précise. En effet :
a) l'aspect opératoire décrit dans le texte est à peu près nul mais remplacé par une conjonction de concepts (mis à dessein en relief) dont aucun n'est explicité.
b) Il en résulte que ces concepts énoncés à ce niveau de base, sans explication logique, devront faire l'objet d'interprétations et, par voie de conséquence, impliquant la multiplication des « appareillages physiques pour toute perspective de vérification ou validation sérieuse ».
c) En réalité, on vérifie, dans le discours géométrique qui s'en suit, qu'il n'est nulle part fait usage de cette définition (et pour cause, puisqu'elle ne délivre pratiquement pas de possibilités de manipulation), preuve que l'aspect opératoire propre au concept ligne droite n'y figure même pas ! Essayez par exemple de prouver - en toute rigueur - que par deux points distincts, ne passe qu'une ligne droite !
En vérité, cette définition pourrait être classée parmi les concepts « évocateurs », en ce sens qu'ils évoquent l'impression concrète des objets auxquels ils renvoient. En ce sens, elle ne décrit l'objet qu'en relation au sujet et ses sensations, mais ne cherche nullement à le décrire pour lui-même, tel que le prétendait faire l'intention scientifique. Cette dernière, en contrepoint, va exactement tenter cette description de l'objet pour lui-même, et pour ce faire, l'observer dans son comportement et finalement, via une abstraction énorme, voire brutale, ne retenir que les constantes de ce comportement, qui, par construction, comporterait son aspect opératoire, et son aspect opératoire seulement. Jugez du résultat puisque une définition de la ligne droite dans cet esprit serait du genre : un ensemble d'objets est un ensemble de lignes droites si et seulement si deux objets quelconques distincts ont au plus un point commun.
Dès lors nous pouvons constater:
a) Ici - si l'on concède l'existence de la théorie des ensembles comme
langage autorisé - ne figure plus qu'un seul « objet de base » qu'est
le concept de « point », de sorte que la perspective d'une interprétation se limitera à décider ce qu'est un point.
b) L'aspect opératoire est amplement exprimé dans le texte.
c) Désormais cette définition peut servir à faire des preuves. Exemple « par deux points distincts ne passe qu'une seule droite ».
En effet, raisonnons par l'absurde et supposons que par deux points distincts passent deux droites distinctes. Par construction ces deux droites auraient deux points communs. C'est impossible par définition. CQFD. En revanche, il est trop clair que tout aspect évocateur est désormais évacué. Et il semble bien qu'il s'agisse là d'une loi générale : plus un concept a été martelé par l'intuition scientifique plus il s'éloigne de l'évocation, voire plus il constitue une violence choquante pour l~intuition usuelle ! Quoi qu'il en soit, nous retenons ces aspects essentiels de la démarche scientifique :
- la totalité de l'aspect opératoire est fourni à l'avance ;
- devant tout cas de figure, cet aspect opératoire fournit des processus de reconnaissance absolument rigoureux dans les faits.
Si ces aspects sont si essentiels, c'est qu'ils détiennent la totalité de l'efficacité que la science démontre face à tous autres ordres de la connaissance. En effet, il résulte de ces aspects que tout le discours scientifique qui découle de bases posées avec cette rigueur, possède une valeur de vérité identique en tous ses points. Dès lors, si les faits déjà explorés par l'expérience n'apportent pas de connaissance nouvelle (en ce cas la théorie ne fait que rendre compte de données déjà connues), en revanche, ceux qui ne le sont pas encore, représentent dès lors la perspective d'un apport considérable. Tel est le facteur prédictif de la science. C ' et aspect prédictif a bien sûr l'aspect efficace qui a tellement modifié la vie des hommes : il s'agit alors de la détermination a priori des comportements de systèmes avant leur réalisation, s'ils correspondent à des modèles connus ; il a également cet aspect spectaculaire qui marque de plus en plus souvent les grandes découvertes : des phénomènes non encore observés sont d'abord prévus par la théorie, puis vérifiés par l'expérience. En outre ces termes simples impliquent également le fondement de ce qui rend le progrès de la connaissance maximale par la science. En effet, si la valeur de vérité est la même partout, le moindre désaccord en un point particulier entre la théorie et la réalité, sonne le glas d'invalidité sur tout le modèle et ceci jusque dans ses prémisses. Il est en effet hors de question de se contenter d'un amendement qui cherche l'aménagement de ce seul désaccord. Certes c'est bien ce que l'on fera en attendant une vision unifiée qui apportera une description plus profonde de l'ensemble. Mais la conscience de ce fait démontre simplement à l'évidence que la description ainsi validée ne représente plus ce rêve de représentation rigoureuse, parfaite, constituant le cœur de la science.
Telle est donc la vision qu'offre une théorie scientifique achevée. Mais ceci implique un domaine figé, où la recherche n'a plus cours. Si le rêve de représentation rigoureuse a réussi, alors il n'y a plus guère qu'à l'appliquer. Mais il n'y a pas à chercher vraiment. Par voie de conséquence, si l'on se situe dans une science vraiment en recherche, où une telle réussite n'est pas atteinte, on n'y dispose plus (si elle est ancienne) ou pas encore (si elle est nouvelle) de cet arsenal de concepts puissants épousant d'emblée avec une rigueur parfaite toute la variabilité du domaine étudié. C'est dire que les concepts commencent à se multiplier se corrigeant les uns les autres dans les divers secteurs qui privilégient chacun.
Pour les sciences jeunes, cette floraison de descriptions diverses n'a jamais encore fait l'objet de représentation unifiée ; pour les sciences anciennes, l'amélioration des outils techniques permet de restreindre davantage les imprécisions inhérentes aux matériels d'observation, et de ce fait, autorisent l'exploration des domaines nouveaux, où se sont révélés des désaccords avec la théorie en vigueur. De là, pour parer au plus pressé, des additifs et des correctifs s'adjoignent à des théories. Or, c'est là le point crucial, cette pratique n'a plus rien de spécifique de l'intention scientifique et elle a cours dans tous les modes de la connaissance. Elle fait donc partie de l'ensemble des nombreuses approches appartenant, comme la quantification, à la classe des démarches humaines non réellement différenciées. Quoi qu'il en soit, il est trop clair que cet état de chose s'oppose avec évidence à la nature profonde de la science, telle que nous l'évoquions, qui requérait impérativement la donnée à l'avance de la totalité de l'aspect opératoire muni d'une rigueur présupposée infaillible : voilà qui ne peut en aucune façon faire bon ménage avec les processus de correction par approximations successives. De ce fait, tous les caractères de la science se voient du même coup abandonnés : maximisation des facteurs d'efficacité, des facteurs de précision, des facteurs de progrès, lesquels pourtant, comme on l'a évoqué, découlent de la nature profonde de la science. Du moins est-ce le cas, chaque fois que les professionnels en exercice sur le domaine considéré se contentent de cet état de fait, et prennent pour science ce qui en dernier recours ne dépasse guère le niveau de l'accumulation de connaissances. Replacé dans cette perspective, il est enfantin de ramener à leur juste niveau quantité d'opérations qui font le pain quotidien des sciences jeunes, dont le matériau de base réside dans la statistique, et qui semblent un peu trop vite satisfaire certains. Le matériau de base est la statistique, plus précisément c'est la recherche de corrélations statistiques. Or la découverte d'une corrélation statistique n'a pas grand chose à voir avec la science et il n'est même pas assuré que cela traduise l'acquisition d'un savoir certain. C'est tout au plus une appréciation d'une relation probable : « on ne fait probablement pas d'erreur à prétendre qu'existe une relation entre... » C'est tout !
En outre, quand bien même les confirmations sont venues se rajouter aux confirmations, rien n'assure pour autant que cette quasi assurance de voir la relation en question établie, corresponde à l'acquisition d'un savoir réellement nouveau. Il suffit de citer les contre-exemples frisant le canular, tel que la corrélation entre la qualité de l'écriture et la pointure des chaussures : une très forte corrélation n'apprendra rien de neuf, si l'on a pris soin d'éliminer l'influence du paramètre âge du sujet ! Quand bien même une relation serait acquise et apporterait une connaissance nouvelle, elle ne figure pas pour autant dans la perspective de la science mais ne reste qu'au niveau de l'accumulation de savoir. L'accumulation de savoir ayant fait l'objet d'observation très fine est le fait de toutes les civilisations, et quelquefois nous fallait déployer pour ce faire (cf. la construction des pyramides, les nombreuses trouvailles astronomiques de tant de civilisations anciennes, etc.).
En revanche une seule civilisation a créé la science : la civilisation grecque, dont nous sommes tous entièrement dépendants, et nulle part sur la planète cette perspective si audacieuse n'a été réinventée. Dès lors comment agit l'acquisition de connaissances nouvelles dans la perspective scientifique ? Les choses sont fort simples. Dans le cadre de « désordre » en quelque sorte que démontrent l'arsenal de concepts en place, une évidence s'impose : si on ne dispose pas encore des concepts puissants qui d'emblée vont épouser toute la variabilité du domaine que l'on cherche à appréhender, c'est bien parce que les imaginer en l'état actuel est très difficile. Cela veut simplement dire qu'ils ne sauraient être du ressort de l'accumulation ni même de la combinaison du savoir connu. Ils vont faire appel à un tout autre ordre de choses. Et l'observation nous apprend que dans le cas des grandes réussites scientifiques, cet autre ordre de choses correspond à un saut redoutable dans l'abstraction, où il faudra beaucoup de temps à l'esprit moyen pour s'habituer. Sans aller jusque là, dans la majorité des recherches quotidiennes, il semble bien cependant que tout progrès notable dans l'ordre d'une conceptualisation plus puissante, plus unifiante, ne puisse se dispenser de ce minimum d'incongruité apportant ce « tout autre chose ».
Ces quelques lignes évoquent évidemment la transcendance que revêtirait la conceptualisation a priori par rapport au processus d'extension continue du savoir. Ce qu'il peut être remarquable de noter, c'est que ceci s'avère réalité si l'on en croit les grands théorèmes de la logique. Notamment le très célèbre théorème de Goedel conduit à la certitude que le sens des objets dans les concepts de base des théories suffisamment puissantes, ne saurait être validé par les seules manipulations qui ont cours dans cette théorie. Voilà qui invalide de façon décisive le point de vue de ceux qui prétendraient pouvoir élaborer les concepts scientifiques dans le cours d'une construction continue ou d'un échafaudage progressif, puisque d'une part ces échafaudages ne représentent que des cas particuliers de manipulations, et que, d'autre part, même la totalité de ces manipulations s'avèrent, pour les théories puissantes, inaptes à justifier le sens des concepts de base.
Il est certainement utile d'illustrer ces considérations par un exemple concret qui n'est autre qu'une recherche réelle réalisée par Florence Guillon sous la direction du Professeur André Bourguignon. Le sujet a trait à l'énurésie. Et déjà l'on peut constater la première constante propre aux domaines en recherhe : une énorme panoplie de concepts et d'explications aussi diverses qu'incompatibles règnent pour le moment sur le domaine considéré. Et le premier travail consistait évidemment à opérer une revue assez large des études entreprises sur le problème. De la connaissance de tout ce matériau épars peuvent désormais s'organiser les réflexions et recherches. Tout d'abord, il convenait, pour un maximum de clarté d'isoler des phénomènes qui promettaient d'ëtre les plus porteurs des caractéristiques de l'énurésie. C'est pourquoi il a été décidé de se cantonner à l'énurésie post-pubertaire. Il apparaît en effet que nombre d'énurésies prolongées au-delà de l'âge de l'apparition de la propreté chez le petit enfant, trouvaient leur résolution à la puberté. Mais certaines passaient ce cap.
Notons bien cependant qu'il n'y a là qu'hypothèse intuitive, par laquelle on espérait continuer à cerner l'essentiel du phénomène, quoique simplifiant assez considérablement le matériel d'expérience. Encore une fois, nous nous rappelons que la simplification aboutissant à un phénomène très partiel, si elle constitue une approche louable pour aborder un processus dont on ne comprend pas même le rouage élémentaire, n'a pratiquement aucune chance en revanche d'être la bonne perspective par laquelle on va aboutir de quelque façon à l'appréhension d'emblée globale et rigoureuse du problème dans son ensemble. Naturellement cette hypothèse intuitive resterait à vérifier au cas où la recherche aboutirait à un modèle convaincant et valide dans l'espace d'expérience choisi. A ce point, il fallait prendre en compte l'état de la connaissance, et tenter d'y trouver des structures plus unifiées. Or un constat frappant était la constance avec laquelle nombre d'auteurs relevaient la distinction entre énurésie primaire et énurésie secondaire. Une énurésie est primaire si le malade n'a jamais connu de stade de « propreté » la nuit ; elle est au contraire secondaire si une telle période s'est produite. Au vu de cette constance, une première idée a été de chercher si en réalité il n'y avait pas deux types de maladies, correspondant à ces deux formes de présentation clinique. Pour opérer une telle vérification, le premier objectif apparaissait tout naturellement de recenser les paramètres jugés éventuellement pertinents pour le problème, de les coder selon une certaine échelle, et de chercher à vérifier si certains se recoupaient avec le critère primaire ou secondaire, ou même se recoupaient entre eux. Parmi les principaux paramètres choisis, on relevait des faits plutôt physiques (type de sommeil classé de façon un peu intuitive de léger à lourd, hérédité, ... ) ou plutôt psychologiques (faits traumatisants, autres symptômes psychiatriques ... ). En réalité de peur de se lancer dans un travail trop partiel, la décision a été prise de constituer un large éventail de paramètres éventuels, aidé en ceci par les données de la littérature, et d'avoir recours à l'informatique pour aider à opérer toute espèce de croisement entre ces paramètres, une fois prélevées les informations correspondantes sur un matériau d'une centaine de dossiers environ. La technique utilisée sera évoquée un peu plus loin. Passons tout de suite au résultat ; et ce résultat a prononcé le démenti de l'hypothèse en jeu : il n'était pas possible, compte tenu des paramètres retenus, - bien qu'ils continssent les principaux éléments du savoir courant - de fonder une distinction entre deux types de symptômes énurétiques, l'un primaire, l'autre secondaire. Seuls quelques paramètres ont montré une corrélation positive avec cette hypothèse, sans qu'il soit possible d'en tirer une interprétation évidente (par exemple le sexe : l'énurésie est plus fréquemment secondaire chez les femmes que chez les hommes).
Notons ici qu'en ce qui concerne l'accumulation du savoir, apporter une réponse négative à une interrogation est tout aussi constructif qu'une réponse positive. Et il n'est pas anodin d'apprendre que la distinction primaire-secondaire ne serait qu'anecdotique pour le symptôme envisagé et que par ailleurs l'ensemble des croisements de paramètres ne laissait deviner aucune autre forme de distinction entre plusieurs types. En revanche les croisements où se révélait une corrélation positive laissaient deviner que, peut-être, une réduction de variables pouvait s'espérer autour du facteur physique d'une part et du facteur psychologique d'autre part ; et ceci rejoignait un constat évident de la littérature qui révélait deux groupes d'auteurs, les uns montrant une tendance à privilégier les facteurs physiques, les autres lesfacteurs psychologiques. Et l'on aurait pu aussi procéder à d'autres analyses du type « analyse de données » pour chercher à valider ce point de vue. Mais c'est là, après toutes ces manipulations, qu'a mûri brusquement le « concept incongru », tout à fait en rupture avec l'état de la question, opération, à notre sens, tout à fait essentielle à la démarche scientifique ; nous l'appellerons l'hypothèse du territoire. Elle pouvait s'énoncer ainsi : le symptôme énurétique serait une séquelle du processus de marquage du territoire, utilisé par quantités d'espèces animales ; l'énurétique opérerait un tel marquage, à l'état le plus régressé de sa personnalité - durant la phase de sommeil profond - chaque fois qu'il aurait senti son « territoire » agressé.
Ce principe est resté à l'état d'hypothèse et n'a jamais été validé sérieusement. Néanmoins, il est intéressant de noter pourquoi cette approche rencontre assez intimement l'intuition scientifique. Ceci ne tient pas réellement aux éléments appuyant le caractère de possibilité, voire de vraisemblance, telles les études éthologiques qui ont pu montrer toute l'actualité et la réalité du thème du territoire pour le primate Homo sapiens. Certes ceci est un appoint nécessaire à l'hypothèse en question, mais ne saurait apporter une quelconque caution scientifique, laquelle exige en réalité l'établissement d'un modèle à l'intérieur duquel pourrait être prouvée la possibilité de la régression des réactions territoriales à un stade bien antérieur au comportement propre à l'espèce humaine. Bien plutôt, l'attirance vers cette hypothèse qui résonne dans la fibre scientifique tient à son caractère considérablement unificateur et à sa tendance universalisable. En effet, de nombreux thèmes développés de façon éparse se réunissent ici : tout l'aspect physique maintes fois relevé prend nécessairement un relief important puisque l'état de régression forte propre à l'acte énurétique devient la condition d'existence du symptôme, attendu qu'il représenterait une forme très primitive de territorialité. Les thèmes psychologiques sont également à l'honneur puisque l'hypothèse implique l'existence de conflits mettant en jeu le « territoire de la personnalité ». En ce sens, on remarque que les hypothèses classiques bien diverses et souvent jugées peu convaincantes (réactions de représaille contre les déplaisirs, origine sexuelle, etc.) qui avaient souvent des contre-exemples flagrants, sont ici supplantées par un thème unique dont l'interprétation intuitive ne semblait pas trouver de contre-exemple dans les dossiers examinés : c'est ainsi que la totalité des faits ayant été rapportés comme aggravants ou améliorants par les malades s'interprétaient tous en ce sens ! Et ce caractère de ne pas comporter d'exception est la condition spécifique du mode scientifique, tel qu'il ressort de notre propos.
Quoi qu'il en soit, il est intéressant de faire le bilan et de s'interroger sur ce qui resterait à faire pour chercher à faire aboutir cette hypothèse. Il est en effet clair que tout ceci reste dans le domaine intuitif et n'est pas encore dans le mode rigoureux. Là résiderait de fait l'étape suivante. Il faudrait s'attacher à définii de façon rigoureuse le processus que l'on prétend désigner par « territoire de la personnalité ». Et là, le travail est assez délicat car l'on pressent bien que ce qui peut être considéré comme « territoire » doit avoir l'aspect de zone de sécurisation. En ce sens les faits de très hauts moments de conscience, et tous les temps forts qui forgent de façon si intense le sentiment d'existence ne devraient pas en faire partie... En outre cette définition rigoureuse doit être prolongée jusqu'à des règles d'interprétation très strictes : il importe au plus haut point que l'on soit en mesure de repérer à la fois tous les faits qui répondent à ce processus de territorialité, et les faits qui n'y répondent pas. Ainsi on doit pouvoir repérer tous les faits qui pourraient vérifier l'hypothèse, mais également tous ceux qui pourraient l'invalider.
Si l'on en croit les prêcheurs de science-fiction, répondre aux questions qui précèdent, pourrait bien un jour se faire par le seul truchement de quelque ordinateur « super-génie ». De là à dresser l'épouvantail d'ordinateurs monstres dévorants qui vont supplanter le plus clair des activités humaines, il n'y a plus qu'un pas que certains ne se privent pas de franchir. En réalité tout ceci correspond à une vision explicitement erronée et il convient dans un premier moment de remettre les choses à leur place. Dès lors nous verrons plus clair pour déceler à quoi l'ordinateur peut, au juste, servir.
L'ordinateur est un appareil permettant des manipulations mécaniques et seulement des manipulations mécaniques, mais ceci à très très grande vitesse. Citons quelques chiffres : sur les hauts de gamme courants, on atteint des vitesses telles que le nombre des opérations du type addition sur des quantités représentant des nombres de dix chiffres que l'on peut effectuer en une seconde, est de plusieurs millions ; et sur les « supers » géants cela peut être de plusieurs dizaines de millions. Ces vitesses actuelles sont telles que dans ces grands ordinateurs, un problème très sérieux se pose sur leur conception, en raison du fait que le temps de parcours des impulsions électriques n'est plus du tout négligeable vis-à-vis de ces vitesses. En revanche l'ordinateur n'est capable d'aucune sorte d'initiative. Il ne fait que réaliser à très grande vitesse un processus où l'homme a dû tout prévoir, sous peine de voir son programme tomber imparablement en panne.
De cette remarque découlent les deux paramètres qui jouent dans la décision de passer sur ordinateur :
- besoin de profiter de la vitesse de l'ordinateur
- coût important attaché à toute informatisation, puisque la programmation du problème devant prévoir tous les cas, sera très coûteuse.
Il en résulte nécessairement que l'intérêt de l'informatisation sera le résultat de la comparaison répétitivité contre coût de l'opération. A ce propos il faut bien noter que, quand bien même on utiliserait un outil informatique gratuit, alors qu'il est déjà conçu et réalisé pour le sujet que l'on veut y traiter, si le nombre de classes d'éléments distincts que l'on veut envisager est restreint, alors on perdra très probablement beaucoup plus de temps que si l'on opérait manuellement. C'est bien pourquoi, en toute généralité, ne sont redevables de traitements par l'ordinateur, que des problèmes où le facteur répétitivité est suffisamment prépondérant.
Nous avions représenté la science selon un double volet : un discours mathématique d'une part, et des règles d'interprétation d'autre part permettant d'effectuer des correspondances entre ces objets mathématiques et le donné à interpréter. Peut-on espérer une aide de l'ordinateur en ce qui concerne chacun de ces deux volets ?
Le discours en mode mathématique n'est, bien entendu, que la recherche de la rigueur la plus absolue. Sous la forme la plus restreinte ce thème ne serait autre que l'aide à la preuve. Or ceci est assez franchement utopiste aujourd'hui. A la rigueur voit-on pour l'ordinateur quelque usage où il pourrait compléter des preuves de la façon suivante : une conjecture, en arithmétique par exemple, pourrait avoir été montrée pour tout nombre supérieur à un nombre assez grand N (mais pas trop cependant). Dès lors on ferait vérifier systématiquement par l'ordinateur tous les cas de figure précédant N, et ceci achèverait la preuve de la conjecture pour tout nombre. Moins utopiste - mais tout de même futuriste - serait l'aide à la vérification de preuves : pour une argumentation suffisamment longue, nantie de force détails, les risques deviennent de plus en plus grands que l'esprit humain se trompe. On pourrait espérer se faire vérifier à chaque pas par l'ordinateur. Mais il est peu probable que ceci apporte une quelconque certitude supplémentaire si l'on ne peut pas « parler » une langue presque naturelle à l'ordinateur, tout ceci nous projette dans l'univers des techniques dites (malencontreusement) d'« intelligence artificielle ». Et la naissance de tels systèmes réalistes et efficaces ne semble pas encore pour l'immédiat.
Aide à l'interprétation
Le tableau est moins décevant du côté de l'aide à l'interprétation. Déjà en ce qui concerne un savoir bien établi et formalisé, on peut imaginer une aide substantielle de l'ordinateur, qui West plus tout à fait futuriste. On peut ainsi rêver d'une base de données du savoir médical pouvant servir d'aide au diagnostic : devant des cas douteux où le praticien a du mal à se faire une certitude, le système pourrait lui « rappeler » tous les cas de figure « tordus » connus à ce jour, pouvant également répondre aux symptômes qu'il a relevés. C'est également sur des principes analogues d'une bonne organisation du savoir (techniques, tactique, etc.) que sont conçus les jeux sur ordinateurs. Par exemple devant un système jouant aux échecs, vous n'aurez aucune chance si vous n'êtes pas au niveau du savoir enregistré dans le système. En revanche, dès lors que vous êtes juste de ce niveau, il est beaucoup plus facile de battre la machine qu'un joueur humain de votre niveau : n'importe quelle variante non explicitement prévue chez elle la désarçonne complètement et lui fait faire un coup probablement très inefficace. Encore une fois, l'ordinateur « ne pense pas » à la place de l'homme, il répète et, éventuellement rappelle à l'homme ce qui peut momentanément lui échapper. En ce qui concerne la recherche proprement dite, l'usage de l'ordinateur peut se révéler positif, et ceci avec des moyens pouvant même être nettement plus simples. Mais il convient de séparer les cas de figure selon que l'on se trouve devant des énoncés déjà précis, ou bien devant des problèmes très informels. Si l'on est face à des énoncés précis, en général il est question de valider ou d'invalider une proposition de relation entre plusieurs variables précises. Il sera donc question d'une vérification statistique d'hypothèse. Les techniques correspondantes sont bien connues. Reste que la manipulation de données correspondantes peut être assez lourde. L'espoir n'est donc pas vain d'alléger les choses via l'ordinateur.
Notons cependant que si l'on n'a qu'une hypothèse à tester, ou un très petit nombre, quelle que soit la taille des données, on ira probablement plus vite à la main. En raison du facteur répétitivité, ce n'est que si l'on doit traiter suffisamment d'hypothèses (ou de variantes), que tout le travail de dépouillement et de préparation des données pour l'ordinateur risque d'être réellement rentable. Ceci nous laisse deviner que devant les problèmes plus proprement informels, où les hypothèses ne sont guère formulées a priori, l'ordinateur se révèlera beaucoup plus utile puisque l'on peut prévoir l'éventualité de nombreuses tentatives et de ce fait davantage exploiter le facteur répétitivité qui constitue sa spécificité.
Dans cet ordre d'idées on se rappelle les techniques d'analyse de données, dont le but est la recherche de variables indépendantes, ou mieux la réduction de variables, en les remplaçant par des systèmes de moins grand degré de liberté. Mais peuvent également s'imaginer des techniques plus nettement informatiques, comme ce qui a été utilisé pour la recherche sur l'énurésie mentionnée plus haut. Une description succincte peut aider à comprendre l'esprit de la méthode. Après lecture des données disponibles, il était possible de dresser une liste des éléments qui apparaissaient avoir quelque chance d'être pertinents pour l'étude. Naturellement ces éléments pouvaient être organisés en une structure intelligible. C'est ainsi que l'on pouvait regrouper plusieurs éléments dans des entités plus générales (exemple : les symptômes urinaires, les symptômes psychiatriques, etc.). Certaines catégories peuvent à leur tour se regrouper en catégories plus générales : par exemple la catégorie symptômes urinaires pouvait se retrouver dans les rubriques décrivant les antécédents familiaux... Cette structure était implantée à l'intérieur d'un système de base de données, disposant d'un langage d'interrogation relativement abordable pour un chercheur non informaticien, et par ailleurs doté d'une souplesse suffisante pour permettre des questions très impromptues ayant trait à des éléments très variés de la structure par exemple : Nombre de malades sans symptômes urinaires et ayant antécédentsfâmiliaux avec symptômes urinaires...
Ce genre de méthode est, dans la perspective scientifique, un peu moins illusioniste que les précédentes. En effet, dans celle-ci l'usage, quelquefois délicat, de jolies techniques mathématiques laisserait un peu trop aisément faire croire que l'on réalise ainsi des opérations spécifiques de la science, trait particulièrement trompeur, comme on l'a vu dans la première partie. En revanche ces genres d'aides par systèmes interrogatifs de base de données ne cachent pas leur nom, et sont proprement des outils d'aide à la recherche d'idées, de spécificités qui, peut-être, aideront à formuler une conceptualisation nouvelle du domaine étudié.
En conclusion, l'aide que l'ordinateur peut apporter à la recherche n'est peut-être pas négligeable ; probablement va-t-elle s'étendre dans les années à venir. Mais il faut bien se garder de le prendre pour l'outil miracle qui va se mettre à penser à la place de l'homme. La science, de par son exigence, - que de nombreux observateurs jugent exorbitante là où elle n'a pas encore vraiment réussi -, qui n'est rien moins que de fournir la totalité du matériel de description dès le départ, et ceci dans la perspective d'atteindre la rigueur parfaite, la science donc est avant tout le domaine de la connaissance où l'effort de conceptualisation et de progrès dans la conceptualisation est de loin le plus nécessaire et le plus critique.
Dernière mise à jour : vendredi 29 mars 2002 14:53:16 Dr Jean-Michel Thurin