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André BOURGUIGNON
L'idée d'un séminaire d'initiation à la recherche clinique psychiatrie est née d'une constatation banale faite par diffère comités « ad hoc » d'Actions Thématiques Programmées lancées l'INSERM : les psychiatres demandant des contrats de recherche fourmillent d'idées intéressantes et originales ; malheureusement, n'étant pas formés à la recherche, ils ne savent pas toujo, transformer leurs idées en projets de recherche bien structurés. Or pour mener à bien une recherche il faut se livrer à un tra~ préparatoire exigeant et minutieux au cours duquel sont élaborées les hypothèses et la méthodologie. La direction générale de l'INSERM, qui met en place un certain nombre de mesures destinées à promouvoir la recherche en psychiatrie, a donc jugé qu'il ne serait pas inutile d'offrir aux psychiatres se destinant éventuellement à la recherche les informations et conseils indispensables. C'est pourquoi, après avoir organisé un premier séminaire sur la recherche épidémiologique, elle a décidé d'en organiser un second sur la recherche clinique. Le choix du thème de ce second séminaire a été dicté par plusieurs motifs : d'une part la possibilité d'une mise en route rapide, d'autre part les faibles exigences financières de la recherche clinique. D'abord, ce type de recherche se situe au plus près de l'activité quotidienne du psychiatre, avec laquelle d'ailleurs il n'est pas incompatible. Ensuite, il est dans la ligne d'une tradition toujours vivace dans notre pays, celle de l'observation clinique où s'illustrèrent les psychiatres français du XIXl siècle. Enfin, ne nécessitant pas d'équipement lourd, mais seulement des crédits de fonctionnement, cette recherche serait sans doute aisément financée; sans compter que dans bien des cas elle pourrait avoir des retombées immédiates qui ne manqueraient pas de retentir sur la pratique psychiatrique.
L'ATTITUDE CLINIQUE
Avant d'aborder plus précisément le domaine choisi, il convient, par un bref rappel historique, de bien préciser la nature de ce qui fut autrefois et de ce qui est aujourd'hui considéré comme clinique. Était clinique ce qui se faisait au lit du malade : l'examen, le diagnostic, l'enseignement. Il s'agissait donc à l'origine d'une attitude médicale, née de la pratique hippocratique. Mais au fil des siècles, sans doute sous l'influence d'un certain esprit scolastique, l'esprit clinique s'altéra peu à peu en Occident jusqu'à disparaître presque partout, les médecins préférant disserter et fantasmer librement plutôt que d'observer humblement et honnêtement. Toutefois, en maints endroits, et en particulier à Vienne, l'enseignement clinique au lit du malade se maintint. En fait, à la fin du XVIIIe siècle l'esprit clinique renaît partout en Europe et les médecins s'astreignent à explorer « le nombre et la valeur des symptômes, en rejetant toute vaine hypothèse, et en s'en tenant surtout aux impressions faites sur les sens de la vue, de l'ouie ou du toucher », comme l'écrit Pinel (1798) dans la sixième édition de sa Nosographie philosophique (1818).
Foucault (1963) a salué avec enthousiasme cette naissance ou renaissance de la clinique : « L'expérience clinique - cette ouverture, première dans l'histoire occidentale, de l'individu concret au langage de la rationalité, cet événement majeur dans le rapport de l'homme à lui-même et du langage aux choses - a vite été prise pour un affrontement simple, sans concept, d'un regard et d'un visage, d'un coup d'oeil et d'un corps muet, sorte de contact préalable à tout discours et libre des embarras du langage, par quoi deux individus vivants sont « encagés » dans une situation commune mais non réciproque » (p. XI) 0).
En France, l'attitude clinique, rationnelle et objective, c'est-àdire la référence au concret par opposition au spéculatif, se généralisa rapidement. L'enseignement clinique, rendu officiel en 1794, constitua le socle sur lequel s'appuya la médecine française jusque très avant dans le XXe siècle. Pour Pinel et ses contemporains, la clinique concernait tout le domaine médical et par conséquent l'aliénation mentale à qui s'appliquaient les mêmes règles d'observation et de déduction diagnostique.
Les progrès de la biologie firent peu à peu reculer l'esprit clinique, au point de le faire presque totalement disparaître aujourd'hui. Toutefois, dans le domaine des sciences de l'esprit et du comportement, il demeure vivace, les sciences fondamentales n'y progressant que lentement. C'est d'ailleurs à la fin du XIXème siècle qu'est née la psychologie clinique, comme en témoigne la création de la Revue de Psychologie clinique et thérapeutique en 1897 (Prévost, 1969-1970). Un demi-siècle plus tard, Lagache (1949), dans son article intitulé « Psychologie clinique et méthode clinique », donnait à cette discipline ses fondements méthodologiques et lui assignait une place précise : « Dans l'étude de la conduite humaine, on peut distinguer trois modes d'approche principaux : l'approche clinique, l'approche psychanalytique et l'approche expérimentale. »
En dehors de la psychologie et de la psychopathologie, l'esprit clinique se retrouve également de nos jours à la base de l'éthologie, laquelle a préféré l'observation naturaliste ou objectiviste à la rigueur, souvent trompeuse, de l'expérimentation. La fécondité de cette jeune discipline a entraîné en peu de temps un bouleversement complet des conceptions relatives au comportement animal.
Après ce bref rappel de notions très générales, je vais tenter de préciser d'abord ce que n'est pas et ensuite ce qu'est ou devrait être la recherche clinique en psychiatrie.
CE QUE N'EST PAS LA RECHERCHE CLINIQUE EN PSYCHIATRIE
Elle peut se définir négativement, par rapport à la simple observation clinique et par rapport aux sciences fondamentales appliquées à la psychiatrie. Si l'observation clinique est à la base de la recherche clinique, celle-ci ne saurait se limiter à celle-là. Au caractère plus ou moins fortuit de la simple observation clinique, on doit opposer le caractère prémédité et systématique de la recherche clinique. Mais la question de l'observation clinique appelle certaines remarques. D'abord l'observation fortuite d'un ou plusieurs cas intéressants et originaux n'est jamais innocente ni sans conséquence. En effet, comme Bachelard (1938) l'a bien vu : « Au spectacle des phénomènes les plus intéressants, les plus frappants, l'homme va naturellement avec tous ses désirs, avec toutes ses passions, avec toute son âme. On ne doit donc pas s'étonner que la première connaissance objective soit une première erreur » (p. 54). Autrement dit, quand l'arrière-plan théorique et conceptuel d'une observation est faible ou nul, ou quand il est manifestement erroné, l'observation peut rester sans suite ou même engendrer ou renforcer une erreur. Souvenons-nous de toutes les observations sur la combustion, et de la théorie du phlogistique. Souvenons-nous en psychiatrie de la théorie de la dégénérescence, qui pourtant s'appuyait sur l'observation clinique. Par contre, si l'observation survient au cours d'une longue élaboration théorique et conceptuelle, elle peut être l'amorce d'un processus heuristique de plus ou moins grande portée. Pensons à la pomme - mythique sans doute - de Newton, et surtout au chassé-croisé permanent de l'observation et de la théorie dans l'oeuvre de Freud.
Quant à l'application des sciences fondamentales à la psychiatrie, elle est d'inégale importance selon les disciplines, qu'il s'agisse de la génétique ou de la neurochimie, de la psychopharmacologie ou de la psychophysiologie, pour n'en citer que quelques-unes. Par nature, la recherche clinique, en dehors du plan théorique où les interférences sont inévitables, ne recourt pas aux sciences fondamentales. Par contre, si ces dernières voulaient ignorer la clinique, elles ne joueraient aucun rôle en psychiatrie. Car les questions auxquelles nous demandons à ces sciences de répondre sont toujours posées par la clinique. Un exemple me vient à l'esprit : les séquelles parfois définitives provoquées par l'emploi des psychotropes en général et des neuroleptiques en particulier posent le problème capital d'éventuelles lésions neuronales provoquées par ces agents.
Les trois grandes orientations de la recherche fondamentale en psychiatrie sont la pharmacologie, la génétique et la psychophysiologie. Mais depuis un quart de siècle, c'est la psychopharmacologie qui a le plus apporté à la psychiatrie. Elle s'est d'ailleurs développée dans de multiples directions comme l'a rappelé Widlôcher (1978). Quant à la génétique dont les difficultés méthodologiques sont immenses en psychiatrie, elle progresse plus vite dans le domaine de la psychose maniaco-dépressive que dans celui de la schizophrénie. Enfin, l'étude des corrélats physiologiques de l'activité mentale et des états de conscience a produit d'importants résultats dans les divers états de sommeil et dans le conditionnement. Plus incertaines sont les recherches métaboliques et neuro-chimiques dans le domaine des maladies mentales.
Une discipline a une position très particulière par rapport à la recherche clinique, c'est l'épidémiologie. En effet, elle étudie les relations existant entre les faits cliniques et certaines variables liées à l'environnement physique ou social, ce qui l'apparente étroitement à la recherche clinique. Mais elle travaille sur de vastes échantillons et utilise avant tout la méthode statistique, ce qui la distingue de la recherche clinique dont il nous faut maintenant envisager la spécificité.
CE QU'EST LA RECHERCHE CLINIQUE EN PSYCHIATRIE
Ce type de recherche a son origine dans l'étude des troubles de la conduite et de la personnalité, telle qu'elle s'est constituée au XIXe siècle. Elle a pour objet l'étude de la conduite humaine pathologique et de ses conditions. Elle envisage par conséquent les relations existant entre les comportements pathologiques et certaines variables dépendant, par exemple, de l'environnement physique et social, de l'histoire des individus, de l'hérédité, etc. Elle se veut tout à la fois scientifique et clinique.
Elle est une recherche scientifique au sens plein du terme dans la mesure où, délibérée, elle fait l'objet d'un projet construit à partir de concepts aussi précis que possible et d'hypothèses. soigneusement élaborées qu'on cherche à vérifier en mettant en oeuvre une méthodologie et des techniques appropriées. Soulignons en passant que le travail sur les concepts est le plus difficile mais sans doute le plus éminemment scientifique. Dans notre discipline un énorme travail reste à faire tant elle est infiltrée de notions triviales et d'idéologie.
Le caractère scientifique de cette recherche tient aussi au fait qu'elle se donne des objectifs restreints et renonce aux vastes synthèses théoriques, en spécifiant correctement les domaines pour lesquels une explication peut être cherchée. Mais on ne saurait exiger d'elle un ordre de rigueur autre que « celui que comportent les propriétés positives et originales de son objet », comme l'écrit Lagache (1949, p. 172).
D'autre part, elle mérite le qualificatif de clinique parce qu'elle porte sur des personnes totales et sur la situation où elles sont.placées. En cela elle se distingue de la recherche psychanalytique où le sujet est placé dans une situation totalement artificielle à seule fin de laisser émerger les effets de l'inconscient. Mais cette recherche pourrait également être considérée comme une variante très particulière de la recherche clinique. Elle se distingue aussi des recherches expérimentales où le sujet est soumis à un protocole créant des conditions très éloignées des conditions naturelles.
On pourrait objecter qu'il existe une contradiction fondamentale dans l'association des deux termes « recherche » et « clinique ». Il est vrai que dans la perspective classique la psychologie et la psychopathologie cliniques envisagent la personnalité singulière de chaque individu dans la totalité de sa situation et de son évolution, alors que la recherche scientifique vise à mettre en évidence, au delà des singularités individuelles, des relations régulières entre des variables définies. Aussi est-ce sur ce terrain que Politzer (1928) a placé sa Critique desfondements de lapsychologie.
En fait, à voir les choses de plus près, on constate que la critique de Politzer ne vise que la psychologie académique à laquelle il oppose, à propos du rêve, la psychanalyse. Plus précisément, il écrit que l'abstraction opérée par la psychologie classique « commence par détacher le rêve du sujet dont il est le rêve, et le considère non pas comme fait par le sujet, mais comme produit par des causes impersonnelles : elle consiste à appliquer aux faits -psychologiques l'attitude que nous adoptons pour l'explication des faits objectifs en général, c'est à dire la méthode de la troisième personne » (p. 38). Autrement dit, la psychologie académique enlevant au fait psychologique le sujet qui le sous-tend, anéantit ce fait en tant que psychologique.
A l'opposé, ce que la psychanalyse « cherche partout, c'est la compréhension de faits psychologiques en fonction du sujet ». Freud, en effet n'a jamais quitté le plan de l'individu singulier, et pourtant nous pouvons, par bien des côtés, reconnaître un caractère scientifique à son oeuvre, dans la mesure où il a cherché, et parfois réussi, à mettre en évidence des régularités, des mécanismes communs à plusieurs individus, mécanismes qu'il a découverts précisément en accordant à tous les faits psychologiques et psychopathologiques, tels le rêve, le délire, les hallucinations, les obsessions, etc., ce que la psychologie académique leur refusait, à savoir un sens, un certain sens pour un certain sujet. Comme l'écrit Politzer sous une autre forme, Freud « ne veut pas détacher le rêve du sujet qui le rêve ( ... ) il ne veut pas le situer dans un vide sans sujet. C'est en le rattachant au sujet dont il est le rêve qu'il veut lui rendre son caractère de fait psychologique » (p. 39).
On est donc en droit de dire, non seulement que la recherche clinique dans les sciences de l'Homme n'est pas obligatoirement la négation du sujet humain, mais au contraire qu'elle implique précisément la prise en considération des singularités propres à chaque individu. Elle n'a donc aucune raison de se laisser prendre au piège de ce faux dilemme : ou renoncer à étudier des singularités ou renoncer à la scientificité. Mais pour rester à la fois scientifique et clinique elle exige des méthodes et des techniques spécifiques.
Je ne saurais trop insister sur cet aspect des choses, car il est de bon ton actuellement, dans certains milieux psychiatriques et psychanalytiques, de faire montre de dédain à l'égard de la recherche en psychiatrie. Cette attitude de dédain n'est que le fruit de l'ignorance ou d'une mauvaise interprétation de la critique de Politzer qui, à ce sujet, a pourtant pris fermement position comme le prouve le texte suivant :
« Tout comme la physique, la psychologie doit faire subir aux faits qu'elle étudie une transformation convenable, conforme à son « point de vue ». C'est cette transformation seule qui peut douer les faits de cette originalité sans laquelle une science spéciale n'a aucune raison d'intervenir ( ... ).
La « transformation » propre à la psychololgie serait précisément celle qui considérerait tous les faits dont cette science peut s'occuper en « première personne », mais de telle manière que pour tout l'être et pour toute la signification de ces faits, l'hypothèse d'une première personne soit constamment indispensable. Car c'est l'existence de la première personne seule qui explique logiquement la nécessité d'intercaler dans la série des sciences une science « psychologique » ( ... ).
Entre la physique, « science de la troisième personne », et la psychologie « science de la première'personne », il n'y a pas de place « troisième science » qui étudierait les faits de la première en troisième personne, qui, en les dépouillant de leur originalité , voudrait cependant demeurer la science spéciale que seule la relation qu'elle rejette précisément peut justifier » (p. 42-43-44). Et Politzer résume ainsi sa position : « les faits psychologiques devront être les segments de la vie de l'individu particulier ».
Pour insister sur la compatibilité entre ce point de vue et le point de vue scientifique, je rappellerai que chaque cas individuel peut toujours, être considéré comme un élément d'un échantillon plus étendu, toujours susceptible, à certaines conditions, d'être traité statistiquement. Si, dans les débuts de la recherche clinique, on insistait sur l'histoire et la situation présente de chaque sujet considéré isolément, progressivement on en est venu à une vision plus large et plus réaliste. A une psychopathologie de la personne tend désormais à se substituer une psychopathologie de la personne en interaction avec l'environnement social, la personne étant alors comprise comme l'un des éléments d'un système dynamique. Les recherches sur les thérapies de famille témoignent éloquemment de cet élargissement des perspectives, auquel ont contribué la théorie générale des systèmes de Bertalanffy (1968) et toutes les recherches communicationnelles des dernières décennies. Le sujet reste singulier certes, mais il n'est plus séparé artificiellement des autres sujets avec lesquels il est en interaction constante. Cette conception large de la recherche clinique en psychiatrie explique pourquoi celle-ci a débordé le cadre étroit de l'individu pour s'appliquer aux petits groupes, comme on peut les observer dans un service hospitalier ou dans une famille par exemple.
LE CHAMP DE LA RECHERCHE CLINIQUE EN PSYCHIATRIE
Ce que je viens d'exposer assez brièvement avait pour but de faire sentir ce qu'est l'esprit de la recherche clinique en psychiatrie et en quoi il diffère de celui de la recherche scientifique appliquée aux choses. Maintenant, je me propose, non pas de délimiter le champ de la recherche clinique, car il est à proprement parler illimité, mais d'indiquer les particularités de ce champ, les grands axes le long desquels des recherches peuvent être menées et quelles sont à mes yeux les principales urgences pour un pays comme le nôtre.
Contrairement à la pratique psychiatrique dont il faut - pour des raisons connues de tous - se garder d'étendre le champ d'action à l'infini, la recherche clinique en psychiatrie ne peut et ne doit avoir d'autre limite que celle de l'imagination des chercheurs, à cause de la position spécifique de la psychiatrie, d'une part face au problème du normal et du pathologique et d'autre part face au double domaine des sciences de l'Homme et des sciences fondamentales.
En médecine interne ou en chirurgie, l'affirmation du caractère pathologique d'un symptôme, d'un signe, d'une lésion ou d'un processus est généralement beaucoup plus aisée qu'en psychiatrie, car ils ont une qualité particulière absente chez le sujet normal. Les exemples sont inutiles tant la chose est évidente. En psychiatrie, par contre, dès qu'il ne s'agit plus des cas extrêmes, on découvre que les limites entre le normal et le pathologique sont relatives et imprécises, que la différence entre processus psychologiques normaux et processus psychopathologiques est plus souvent quantitative que qualitative.
Si l'on regarde maintenant la place de la psychiatrie au milieu des autres disciplines, on s'aperçoit que les connexions et interrelations qu'elle établit avec elles sont sans limite. Le psychiatre chercheur clinicien sera donc amené à faire appel aussi bien à des psychologues ou des sociologues qu'à des économistes ou des démographes, sans parler des pédiatres ou des éthologistes, etc. Inversement des fondamentalistes pourront faire appel au clinicien. Voici un exemple montrant que tout peut se voir. Des chercheurs britanniques étudiant, chez des veuves et veufs venant de perdre leur conjoint, la dépression qui souvent se manifeste après un tel événement, ont eu l'heureuse idée de recourir à une discipline bien éloignée de la psychiatrie : l'immunologie. Et ils ont constaté qu'au veuvage accompagné de dépression psychique s'associe après deux à trois semaïnes une dépression de certains éléments du système immunitaire. Il est rare en effet qu'un thème de recherche clinique en psychiatrie n'intéresse qu'une seule discipline, puisqu'il s'agit toujours de l'homme total en situation, même quand on limite, comme il se doit, son objectif, en ne considérant qu'un petit nombre de variables.
Quand l'INSERM a lancé il y a trois ans une de ses premières ATP psychiatriques sur le thème de l'agressivité et de l'auto-agressivité, il y eut seize projets de recherche présentés, dont trois concernaient la psychiatrie de l'adulte et trois la psychiatrie de l'enfant. Trois étaient relatifs à la criminologie, deux au comportement de l'enfant normal, et un à celui du rat. Par contre quatre projets se situaient dans le cadre de la médecine interne et de la chirurgie. Cela prouve qu'un seul et même thème psychiatrique peut être abordé dans des perspectives très différentes.
Voici maintenant, à titre purement indicatif, quelques orientations possibles pour la recherche clinique en psychiatrie. Celleci peut bien entendu, concerner soit l'adulte, soit l'enfant. Les recherches en pédopsychiatrie ont souvent emprunté la voie de la psychiatrie génétique, soit que l'on parte des troubles pour remonter aux conditions environnementales qui seraient éventuellement pathogènes, soit que, inversement, on parte de ces conditions pour rechercher les troubles qui ont pules accompagner ou leur succéder.
Cette voie de recherche qui a déjà prouvé sa fécondité est toujours empruntée par de nombreux chercheurs. Si la psychiatrie de l'adulte et celle de l'enfant paraissent distinctes, elles tendront de plus en plus à se conjoindre et l'on assiste déjà au développement d'une véritable psychiatrie familiale qui est sûrement appelée à un grand avenir.
Plus classiques seraient des recherches centrées sur les différents stades de l'activité pratique du psychiatre. Le problème de la prévention des épisodes de décompensation des structures névrotiques psychotiques exige des recherches nombreuses, portant sur les interactions entre les malades et leur environnement familial ou de travail.
Les problèmes de diagnostic et de nosographie ne sont toujours pas résolus de façon satisfaisante, mais de grands efforts sont faits à l'échelon international, notamment à propos des dépressions. La transformation des entités nosographiques classiques pourrait faire l'objet de recherches utiles, car elle est sûrement un facteur d'incertitude dans la pensée psychiatrique contemporaine. Aux blèmes diagnostiques se rattachent les problèmes hopathologiques posés par le sens et le mécanisme des symptômes es comportements.
Le pronostic et l'évolution des maladies mentales posent des blèmes infiniment plus complexes que les affections médicales. C'est ainsi qu'on pourrait les étudier en relation avec diverses variables telles que les conditions d'admission en cas d'hospitalisation, la nature des rapports entre les soignants et la famille du malade, etc. Pourquoi ne pas étudier plus précisément les conditions qui président à la chronicisation des malades ?
Mais c'est sans doute le problème général des soins qui préoccupent le plus les psychiatres. Chimiothérapie et psychothérapie ne sont pas dissociables du cadre dans lequel on les met en oeuvre. Des études comparatives entre diverses institutions seraient extrêmement précieuses, car plusieurs travaux ont déjà fait entrevoir que les prescriptions, de neuroleptiques incisifs notamment, sont en relation avec l'état de l'équipe soignante ou de l'institution. De même des recherches sur les urgences en psychiatrie, sur les passages à l'acte dans les institutions, permettraient d'améliorer grandement l'efficacité de nos interventions.
Comme l'objectif d'une recherche doit toujours être restreint - l'expérience nous a montré que les projets pêchent généralement par démesure - et comme il n'est pas possible d'appréhender au nième niveau toutes les dimensions de la réalité, selon les circonstances la recherche sera centrée sur l'un des pôles suivants : les malades, les svstèmes d'interaction unissant les malades à leur environnement humain, les petits groupes ou l'environnement lui même. L'étude des systèmes d'interaction dans une institution soignante lui permettrait sûrement d'améliorer son fonctionnement pour le plus grand bien des malades et des soignants. Mais il s'agit de recherches délicates qui demandent à être menées avec le plus grand tact et la plus bienveillante neutralité, si tant est que celle-ci existe. Les interactions entre malades eux-mêmes demanderaient aussi à être étudiées. Ce sont des recherches de ce type qui permettront de progresser vers des structures institutionnelles toujours mieux adaptées aux besoins des patients. Ce que nous appellons l'« effet de lieu » et qui traduit les effets d'un changement d'environnement sur les patients, reste une constatation empirique dont l'étude systématique serait bien nécessaire.
Il est certain que la recherche étio-pathogénique idéale serait l'étude longitudinale à long terme d'un vaste échantillon d'individus dont on suivrait l'histoire de la naissance à la mort. Mais ce n'est là qu'un fantasme irréalisable, non seulement pour des raisons techniques et psychologiques, mais aussi pour des raisons éthiques. Il est toutefois possible de se rapprocher de cet idéal en prenant des échantillons aussi comparables que possibles, mais ayant des âges différents. En attendant que nos rêves se réalisent sous des formes imprévues - l'histoire ne nous montre-t-elle pas que les utopistes ont souvent plus d'influence que les honnêtes chercheurs - je suggère que chacun, dans la situation présente, établisse un ordre d'urgence dans son programme de recherche.
Les sujets de recherche à aborder d'urgence sont nombreux, car la psychiatrie est en pleine évolution. Elle est le champ où s'affrontent les idéologies les plus contradictoires, elle est le point d'impact privilégié de plusieurs réformes législatives, la loi de 1975 sur les handicapés, la loi sur les études médicales. Si la recherche doit être désintéressée, elle ne peut pas se désintéresser des conditions dans lesquelles se pratique la psychiatrie * ' Voici quelques sujets cliniques méritant, selon moi, d'être traités en priorité. La morbidité psychiatrique chez les enfants confiés à l'Aide Sociale à l'Enfance, dont le nombre doublerait tous les dix ans selon Lenoir (1974), mériterait d'être mieux connue pour que puissent être mises en oeuvre des mesures de prévention. Les institutions extrahospitalières, de l'hôpital de jour à l'appartement thérapeutique, seraient un excellent terrain de recherche. Les résultats des travaux qui y seraient menés auraient une grande valeur prospective. Les effets à long terme de la prise continue de neuroleptiques pourraient être étudiés en collaboration avec des psychopharmacologistes. Et, bien entendu, la psychopathie et la délinquance, la violence et le suicide, sans parler des toxicomanies, restent des sujets d'une grande actualité. Voilà les recherches qui auraient les retombées sociales et économiques les plus immédiates. Mais il ne faudrait pas pour autant négliger des thèmes plus théoriques qui sont tout aussi essenfiels pour la psychiatrie, car les véritables progrès à long terme d'une discipline sont toujours le résultat d'une avancée théorique et plus précisément d'une création conceptuelle.
LES OBSTACLES A LA RECHERCHE CLINIQUE EN PSYCHIATRIE
Ces obstacles sont nombreux et importants. Ils rendent ce type de recherche très difficile. Le premier obstacle pour moi est le fait que l'implication personnelle du psychiatre dans le travail de recherche est de nature différente de celle du physicien. En effet, la vocation psychiatrique est plus que toute autre en relation directe avec les problèmes psychologiques du psychiatre. La recherche en psychiatrie sera donc infiltrée au maximum d'idéologie, c'est à dire de préconceptions plus ou moins inconscientes relatives à la nature et au destin de l'homme. Nous en donnerons pour preuve quelques faits empruntés à des domaines différents. L'histoire de Pinel enlevant les chaînes des aliénés de Bicêtre, après la visite de Couthon, est une invention pure et simple de Scipion Pinel, admise et propagée par tous les psychiatres. La théorie de la dégénérescence de Morel a connu le plus grand succès malgré son absence totale de fondement scientifique. Plus près de nous, la lobotomie frontale a été pratiquée pendant des décennies sans que jamais personne ait exigé que soit fournie la preuve de son efficacité.
Un autre obstacle épistémologique qui attend ie psychiatre chercheur clinicien - est non seulement le très grand nombre de variables auquel il a affaire, mais surtout le fait que ces variables sont souvent difficiles à définir et à identifier. Comment mener à bien une recherche si les « objets scientifiques » sont imprécis ou s'ils ne font pas l'objet d'un consensus de la part de la communauté scientifique. Au congrès de Charleroi, (Frenckell et al., 1978) a été présentée une très intéressante expérience. Un film vidéo représentant un entretien avec une malade déprimée, âgée de 27 ans, a été soumis à vingtcinq psychiatres appartenant à des écoles différentes. Ces psychiatres devaient ensuite répondre à un questionnaire de cent vingt-deux items relatifs aux symptômes (présence-absence) et à leur intensité. Cette recherche clinique, portant sur des psychiatres, révéla certaines divergences importantes entre les perceptions et les opinions des uns et des autres. Par exemple pour l'item 113 (tentatives de suicice), capital pour le pronostic a une dépression, les réponses divergeaient de la façon suivante : ce symptôme était jugé douteux par deux psychiatres, absent par huit, léger par six, moyen par sept, fort par un et trèsfort par un. Mais fait plus intéressant encore - car les divergences entre psychiatres sont banales - les psychiatres d'une même école se trouvaient groupés sur la représentation graphique des résultats de l'expérience. Les écarts d'appréciation, avant tout de l'intensité des symptômes, étaient donc en relation directe avec la formation reçue par les psychiatres dans telle ou telle école. Il reste donc à faire en psychiatrie un énorme travail de définition et d'affinement des concepts, ainsi que de remise en question de notions qui semblent aller de soi et qui bien souvent n'ont que peu de rapport avec la réalité.
C'est pourquoi dans la recherche il est préférable, quand on le peut, de parler de comportements plutôt que d'entités nosographiques. Même dans ce cas, les difficultés restent énormes. Songeons un instant aux problèmes posés par la notion d'agressivité. L'une des difficultés auxquelles je fais allusion est ce que Bachelard appelle la « valorisation des concepts ». Nous nous trouvons là devant un obstacle important, car s'il est relativement aisé de trouver des concepts dénués de toute valeur morale quand on travaille en physique, il n'en va plus de même dès qu'on a affaire à l'homme pour qui les systèmes de valeurs ont une très grande importance. Par exemple, dans notre culture, la notion de maladie mentale est plus chargée de valeur que celle de maladie de l'estomac et dire d'un comportement qu'il est pathologique est plus péjoratif que dire qu'il est normal.
On comprend dès lors pourquoi la psychiatrie, avec la faiblesse de ses fondements scientifiques et la diversité de ses superstructures idéologiques, a engendré tant de modèles et tant de théories, sans jamais arriver à se constituer en « science normale », selon l'expression de Kuhn (1962). Un dernier obstacle épistémologique mérite qu'on y insiste. Il s'agit de la croyance fort répandue en une incompatibilité absolue entre la recherche et les soins. Et pourtant l'exemple de Freud est là pour nous rappeler qu'on peut tout à la fois se préoccuper de recherche et améliorer le sort de ses patients. Mais ce n'est peut-être vrai que pour la recherche clinique.
En revanche, il est exact de dire que, plus que partout ailleurs, les interactions entre l'observateur et l'observé interviennent dans la recherche clinique en psychiatrie, ce qui entraîme la nécessité d'inclure dans la recherche, comme objet à observer, le psychiatre lui-même.
La répugnance affichée à l'égard de la recherche est difficile à comprendre quand le but pratique de celle-ci est de soigner les malades dans le respect bien entendu de certains principes sur lesquels il est bon de toujours revenir, car on a toujours tendance à les oublier. Qu'il s'agisse de science fondamentale ou de psychiatrie je n'ai jamais rencontré un patient refusant son concours à une recherche, à condition d'être informé honnêtement. Et je n'ai jamais vu qu'une recherche trouble la thérapeutique, à condition qu'elle soit conçue comme un travail auquel collaborent le malade et le psychiatre.
Si, au contraire, chacun prône l'incompatibilité absolue entre la recherche et les soins, chacun pourra alors avancer n'importe quelle proposition sans qu'aucun commencement de preuve puisse être exigé. Le danger que les assertions non prouvées font courir aux malades sont plus grands que les interférences produites par la recherche.
VALEUR IRREMPLAÇABLE DE LA RECHERCHE CLINIQUE
La psychiatrie a été fondée sur la recherche clinique et pendant tout le XIXème siècle la méthode clinique a prouvé sa fécondité et son extraordinaire souplesse. Géneralement, c'est la clinique qui engendre les concepts et les hypothèses, en tout cas c'est toujours elle qui infirme ou confirme leur validité. Sur le plan de la pratique, le résultat de recherches bien conduites aura sans doute plus de poids auprès des administrations que les plus nobles sentiments humanitaires. La recherche d'autre part n'est pas une activité de tout repos car elle a pour effet, quand elle est féconde, de remettre en question les idées reçues, d'invalider les vérités établies, ce qui ne plaît pas habituellement à la communauté qui les défend et les propage. Enfin, si la recherche scientifique s'appuie sur la raison, n'oublions pas qu'elle se nourrit de fantasmes et de rêves. Le chercheur satisfait et sans imagination reste toujours un chercheur, mais ne devient jamais un découvreur.
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Dernière mise à jour : mardi 29 janvier 2002 7:46:44 Dr Jean-Michel Thurin