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Odile BOURGUIGNON
UER de Sciences Humaines Cliniques
13, rue de Santeuil, 75005 Paris
Dresser un tableau général des techniques de recueil et de traitement des données serait long et fastidieux. Je préfère donc réfléchir avec vous sur certains points que soulève l'utilisation de méthodes et de techniques. Je veux essayer de montrer, au moyen de quelques exemples, l'importance de la méthodologie dans la recherche : le choix d'une méthode et ses conséquences, l'influence de la stratégie de la recherche sur les résultats, la possible utilisation de techniques variées à toutes les phases de la recherche exigeant beaucoup de souplesse, de créativité et de réalisme de la part du chercheur.
Deux démarches sont possibles : l'une consiste à aller à la source des informations, l'autre à les provoquer.
Dans le premier cas, le chercheur va sur le terrain pour observer, écouter, enregistrer, filmer, des êtres humains, ou recueille des textes, des photos, des documents de toute sorte pour les analyser. Prenons un exemple : l'étude de la représentation de la maladie mentale. On peut s'intéresser à l'image que s'en font les soignants à travers les commentaires écrits qu'ils font des malades sur les « cahiers de quinzaine » qui existent dans certains services où sont consignées les observations sur les malades de la salle ou de l'étage. Est implicitemetit communiqué en même temps ce que représente un progrès thérapeutique ou un comportement normal... Toujours à propos du même sujet, S. Taieb (1972) dans son mémoire de fin de CES, analyse sur une période de six mois tous les articles où il est nommément question de folie dans la presse quotidienne (Paris-Jour, Le Figaro, L'Aurore, l'Humanité, Le Monde, France-Soir) et trouve, par exemple que, quelles que soient leurs divergences par ailleurs, les six journaux investissent les faits divers touchant à la folie des mêmes fonctions narratives et ce, dans des proportions équivalentes. Ou encore que le présumé fou est, dans 30 % des cas, désigné sous le nom de « forcené », terme qui réfère aussitôt la folie à la violence. B. de Fréminville (1977), lui, s'intéresse aux moyens thérapeutiques et de coercition physique imaginés et utilisés par les aliénistes du XIXème siècle. Dans cet inventaire, on trouve, par exemple, le « baillon biberon », espèce d'instrument en bois permettant d'ouvrir de force la bouche des malades dans l'alimentation forcée, ou le « bain de surprise », immersion forcée et brutale du malade provoquée par surprise... A la lecture de ce livre (« La raison du plus fort, traiter ou maltraiter les fous »), on peut à juste titre s'apitoyer sur les malades... et sur les psychiatres, mais on peut aussi tenter de dégager l'idéologie sociale et médicale qui a autorisé de telles pratiques.
L'observation sur le terrain est plus délicate et pose d'autant plus de problèmes que la distance à l'objet de la recherche est plus faible. A l'extrême, dans l'« observation-participante », le chercheur est immergé dans la situation qui l'intéresse, avec toutes les difficultés matérielles et psychologiques qu'une telle proximité comporte : se faire accepter par la famille ou s'intégrer à la vie du groupe pour pouvoir accéder à cette vie et comprendre les choses de l'intérieur. J'avais proposé une année aux étudiants d'observer les interactions familiales au cours du repas : chacun devait choisir une famille inconnue et y prendre chaque semaine un dîner pour tenter de dégager la dynamique familiale au moyen de l'observation des interactions entre les parents et les enfants. La première intimidation passée, commença la période d'acceptation réciproque, puis d'intégration. L'identification fut parfois si parfaite qu'ils se retrouvèrent psychologiquement dans leur propre famille, à être l'enfant de ces parents-là ou le parent de ces enfants-là. L'implication affective était facilitée par la situation de prise de nourriture : il s'agissait de manger, et de manger une nourriture offerte et partagée. Progressivement l'objectif se déplaça de l'étude de la dynamique familiale à l'analyse de l'implication de l'apprenti-chercheur : se sensibiliser aux changements de perception des autres et de soi et analyser les mouvements affectifs qui coloraient la relation du chercheur à la famille, en utilisant ces changements et ces mouvements comme indicateurs des relations qui pouvaient s'établir dans cette famille.
L'observation, l'enregistrement, le recueil d'information ne sont jamais naïfs. Le chercheur voit et entend en fonction de sa personnalité, de ses valeurs et de ses théories implicites. De plus, lorsqu'il fait une recherche, il observe ce qui lui est donné à regarder avec une idée dans la tête, ou déjà des hypothèses. Sinon, il ne s'agit pas d'une observation, mais d'un simple spectacle auquel chacun sera différemment sensible. Un jour, des étudiants se plaignaient de ne pas avoir de stages en pédagogie et donc de n'avoir pas d'enfants à observer. Je leur ai répondu de s'installer sur un banc dans un jardin public et de regarder les enfants, les mères et les interactions entre ces mères et ces enfants. Ils furent un peu interloqués et à juste titre : l'étudiant en psychologie ou en psychiatrie qui regarde les enfants jouer va sans doute voir des choses différentes de celles vues par la nourrice qui garde un bébé. Il y verra des mères déprimées, des clans, des isolés, des couples symbiotiques mère-enfant. Mais il ne pourra pas trouver de réponse s'il ne s'est pas préalablement posé une question. En effet, l'observation comme technique est toujours une réponse à une question posée. Je prends à titre d'exemple une observation très « armée » de chercheurs américains (Rheingold et al., 1970) portant sur la conduite d'exploration de l'enfant : à quel âge un enfant d'un sexe donné se sépare-t-il volontairement de sa mère pour se déplacer vers des objets ? Ils ont étudié quarante-huit enfants, âgés de un an et demi, deux ans et demi, trois ans et demi et quatre ans et demi, par groupes de six (trois garçons et trois filles). Ils placèrent une mère et son enfant à l'extrémité d'un jardin aux dimensions précises, disposé en forme de L, courant autour d'une maison et donnant dans la rue. Les observateurs, placés aux fenêtres, tracèrent l'évolution des enfants sur une carte : la distance moyenne parcourue par un enfant éloigné de la mère est de 6,9 m à l'âge d'un an, 15,1 à deux ans; 17,3 à trois ans et 20,6 m à quatre ans. Il n'apparaît pas de différence en fonction du sexe. Ceci semble indiquer qu'une fois la séparation effectuée, l'enfant s'éloigne de sa mère d'un tiers de mètre en moyenne par mois d'âge supplémentaire, comportement que les auteurs ont interprété non comme une négation de l'attachement mais comme une conduite d'exploration, de détachement.
Cet exemple introduit l'autre démarche méthodologique qui consiste à provoquer les informations. Les moyens sont très nombreux : tests psychologiques, questionnaires écrits, entretiens, montage artificiel d'une situation en laboratoire ou sur le terrain, comme l'étude dont je viens de parler. La situation n'est pas forcément toujours aussi construite. Prenons l'exemple d'une recherche en cours dans un service de psychiatrie : une psychologue a décidé de proposer aux malades de faire chaque semaine de la pâtisserie, activité à laquelle pouvaient également participer les soignants intéressés. L'impact provoqué par cette activité et son intérêt thérapeutique ont suscité chez elle le désir d'en faire un sujet de recherche. Elle a donc mis au jour ses hypothèses implicites et déterminé les secteurs auxquels il était possible de s'intéresser : les interactions entre elle et certains malades ? le groupe présent lors de l'activité ? les rapports avec l'institution...? L'entretien est une des techniques les plus couramment utilisées pour obtenir des informations. Ses formes en sont extrêmement variées selon le degré de liberté que l'on s'accorde et selon le niveau de profondeur que l'on cherche à atteindre. D'une part, en effet, on peut faire varier la marge de liberté accordée aux interlocuteurs dans les questions comme dans les réponses : liberté très grande dans l'entretien thérapeutique ou non directif par exemple, très restreinte dans le questionnaire, surtout lorsque les questions sont fermées (« Aimez-vous la reine d'Angleterre ? » oui. non. ça m'est égal. sans réponse). D'autre part, on peut vouloir obtenir des informations sur des faits, des comportements, des opinions, ou s'intéresser aux aspects inconscients de la conduite ou vouloir rechercher des structures de personnalité. C'est évidemment l'objectif de la recherche qui commande le type d'entretien qui va être utilisé.
Quelle que soit la démarche du chercheur, qu'il aille vers l'information ou qu'il la fasse venir à lui, il faut - paradoxalement - qu'il sache ce qu'il cherche. Je veux dire qu'il faut qu'il ait une idée ou un ensemble de questions, qui rendent sa démarche méthodique. Sinon, et c'est souvent le cas du chercheur débutant, il va accumuler une masse de matériel devant laquelle il éprouvera finalement un certain vertige lorsqu'il se demandera quoi en faire. Je prends l'exemple d'une étudiante qui, au cours d'une année qu'elle avait passé aux Antilles, s'était intéressée au sort des femmes et avait enregistré un certain nombre d'entretiens libres qu'elle avait eus, avec une vingtaine d'entre elles. Elle voulait l'utiliser comme matériel pour une thèse de troisième cycle en élaborant après-coup des hypothèses que certains de ses entretiens ne permettaient pas de vérifier. Ce matériel hétérogène ne pouvait être utilisé que dans une perspective d'exploration, permettant d'élaborer des hypothèses, et non dans une perspective de recherche au sens strict, ne pouvant être une réponse à une question qui n'était pas posée. Il faut d'ailleurs ajouter que toute technique de recueil des données (grille d'observation, guide d'entretien, schéma d'expérience, etc.) porte déjà en elle le mode sous lequel les informations vont pouvoir être traitées (codées, analysées, quantifiées ... ). Aussi, plus le recueil des données sera rigoureux, plus le traitement en sera facile.
Enfin, la position du chercheur est très différente selon qu'il est simple observateur d'une situation qui aurait existé sans lui, même si sa présence l'aurait un peu modifiée, ou selon qu'il provoque l'information, c'est à dire qu'il se met vis-à-vis de son sujet en position de « demandeur ». Cette position n'est pas évidente à prendre pour des médecins, des psychiatres, qui, dans l'exercice de leur métier sont toujours « demandés ». Il s'ensuit que le fait de soigner et le fait de chercher sont parfois vécus comme inconciliables ou, pire, que la recherche est antithérapeutique, voire fait du mal au patient. Ce conflit intime est lié aux fantasmes qui entourent l'activité thérapeutique. Dans certains cas, il est indispensable de l'analyser avant de commencer une recherche, car il peut réussir à bloquer le jeune chercheur avant même qu'il entreprenne sa recherche ou, ce qui est plus ennuyeux, au cours même de celle-ci, certains allant jusqu'à convertir ce qui était initialement une recherche en une activité seulement thérapeutique.
Cherche-t-on à décrire ? A classer ? Ou à expliquer, ambition ultime de toute recherche ? Il est bien évident que c'est l'objectif de la recherche qui commande le choix de la méthode à utiliser pour l'atteindre. Mais il y a de multiples façons d'y parvenir et, selon le choix stratégique que l'on fait, on obtient certains résultats et seulement ceux-là. Je vais essayer de me faire comprendre en prenant pour exemple les études qui ont été faites à propos de la carence maternelle, en m'appuyant sur la présentation qu'en a faite Mary Ainsworth (1962). Vous connaissez tous l'hypothèse générale sur laquelle reposent les études consacrées à ce sujet : les frustrations de longue durée de la première enfance peuvent avoir des effets néfastes sur le développement ultérieur.
A priori, la méthode expérimentale - carencer les enfants et observer les répercussions - paraissait exclue. Il y eut pourtant un chercheur américain (Dennis, 1941) pour tenter de le faire en soumettant expérimentalement deux nourrissons à des frustrations (stimulation sociale minimum) pour voir si les schémas de comportement ne se formaient pas plus par maturation que par apprentissage. Mais au bout de quelque temps, les deux assistants ne purent résister aux appels des nourrissons, qui avaient ainsi forcé leur attention, et l'expérience, heureusement, tourna court. Néanmoins, la méthode expérimentale peut être utilisée sous forme d'atténuations différentes des effets de la carence. Par exemple, on constitue deux échantillons d'enfants gravement carencés à l'intérieur d'une institution et l'on traite différemment les deux échantillons, en ne faisant rien avec l'un et en s'occupant de l'autre (envoi à l'école maternelle, sorties et activités, etc.). Mais cette méthode expérimentale comporte tout de même des aspects rébarbatifs. Aussi a-t-elle été abandonnée au profit d'autres méthodes, bien meilleures, dont je vais parler.
D'abord les études rétrospectives de cas : on étudie un ensemble de symptômes ou de traits de personnalité qui sont interdépendants et on explore le passé des sujets pour y découvrir les antécédents qui devraient raisonnablement en rendre compte. Il faut donc s'efforcer de différencier les variables, puis de déterminer l'effet de chaque variable prise isolément. Dans la carence maternelle, les relations pathogènes précoces entre la mère et l'enfant peuvent être décrites en termes d'insuffisance, de discontintiiié (séparation), ou de distorsions (mère rejetante par exemple), ces trois caractéristiques pouvant d'ailleurs être simultanément présentes et intriquées. Ces études rétrospectives de cas sont très intéressantes parce qu'elles permettent de formuler des hypothèses sur les liaisons étiologiques entre symptômes et perturbations de type et de degré déterminés dans les relations entre le jeune enfant et ses parents. Mais, en revanche, elles n'offrent aucune réponse à la question : qu'en est-il des sujets dont l'enfance a été analogue et qu'on ne retrouve ni en hôpital psychiatrique ni au tribunal ni dans une institution pour déficients mentaux ? Cette méthode ne permet pas non plus d'évaluer la réversibilité des effets de la carence.
Ensuite, les études catamnestiques de petits groupes, technique inverse de la précédente : on choisit un groupe de sujets connus pour avoir tous subi une carence de nature et de gravité définies avec une précision suffisante et on examine leur comportement actuel pour évaluer les effets qu'on suppose résulter de cette carence. Par exemple, en 1943, Goldfarb étudia sur le plan de l'intelligence, du caractère et du comportement, un échantillon d'enfants rentrés à quatre mois et demi dans une institution au régime très frustrant où ils étaient restés trois ans avant d'être placés dans des foyers nourriciers : cette étude, comme d'autres, confirma absolument l'hypothèse que la carence maternelle précoce, prolongée et grave, associée au placement en institution, est pathogène. Les études catamnestiques offrent un bon moyen d'évaluer l'effet des différents facteurs de carence et d'évaluer la gravité relative de chacune. Mais elles exigent beaucoup de temps et sont difficiles à mener correctement. Il faut en effet :
a/ choisir convenablement le groupe carencé si l'on veut essayer de déterminer la part des divers éléments d'une expérience de carence (rupture du lien avec la mère, avec la famille, manque de maternage pendant le séjour en institution, maladies survenues, etc.) dans les effets de cette expérience ;
b/ maintenir à peu près constantes les conditions antérieures et postérieures à la séparation (Goldfarb surmonte cette difficulté en prenant des enfants d'un âge très précoce) ;
c/ évaluer correctement l'état du sujet lors de l'analyse catamnestique : le diagnostic clinique (entretiens et tests projectifs) reste le meilleur moyen, mais il s'avère très coûteux en temps et en argent.
Enfin, l'observation directe : elle peut porter soit sur la période de carence proprement dite en éclairant les variables qui interviennent dans cette situation, soit sur la période qui suit immédiatement la cessation de la carence afin surtout de déterminer la réversibilité du retard intellectuel imputable à la carence, soit sur la période d'adaptation à une situation redevenue non frustrante. Il est également possible de réaliser des enquêtes longitudinales en observant un enfant en un point ou en quelques points seulement de sa réaction à l'expérience frustrante. L'observation directe mis en évidence trois phases dans la réaction à la séparation : une phase de protestation (pleurs, détresse ... ), une phase de désespoir (l'enfant se referme sur lui-même), une phase de détachement (Fenfant accepte les soins de n'importe qui). Les chercheurs ont alors pu voir que les effets de la séparation variaient selon la phase de la réaction à la séparation dans laquelle se trouve l'enfant, laquelle dépend de facteurs tels que l'âge au moment de la séparation, la durée de la séparation, l'existence d'un substitut maternel, le maintien du contact avec les parents, etc. L'observation permettait donc de mettre fin à certaines controverses relatives aux effets de la carence maternelle en expliquant les deux, types de comportement signalés dans les études catamnestiques d'enfants séparés et carencés : surdépendance anxieuse d'une part, inaffectivité de l'autre. Elle permettait également de noter les mêmes réactions initiales à la séparation et à la réunion quels que soient l'état de l'enfant, la présence ou l'absence de substitut convenable, etc. Elle montre aussi que la séparation influe spécifiquement sur les relations de l'enfant à ses parents. L'observation apporta enfin une réponse concernant la réversibilité des dommages : les troubles manifestes consécutifs à une séparation de courte durée ou peu frustrante disparaissent assez facilement, sauf si la relation mère-enfant a subi des distorsions à l'origine et à condition que des expériences du même type ne réactivent pas les processus déclenchés lors de la première séparation. Les études par observation directe semblent donc très fructueuses, qu'il s'agisse d'observer pendant un court moment (une phase) ou d'observer sur une durée plus longue au moyen d'études transversales et même d'études longitudinales à court ou long terme, permettant de donner des aperçus sur les processus de développement. Les difficultés résident dans leur coût très élevé, en temps et en argent. Les chercheurs reculent aussi souvent devant les études longitudinales à long terme car les techniques et les idées évoluent et il peut y avoir un déphasage entre le projet méthodologique initial et l'intérêt qu'il peut conserver vingt-cinq ans après.
Ainsi la solution est-elle souvent de panacher différentes stratégies. Pour en finir avec l'exemple de la carence maternelle, on pourrait imaginer par exemple d'associer des études longitudinales à court terme qui rendent compte du processus de développement et des études rétrospectives qui renseignent sur les effets à long terme. Là comme ailleurs, il faut utiliser un certain nombre de techniques. éprouvées, en essayer d'autres moins connues et moduler ces approches, afin qu'aux résultats obtenus par les unes puissent s'ajouter les résultats obtenus par les autres.
Les techniques sont les moyens utilisés pour obtenir et traiter des informations. Elles interviennent donc dans les trois grands moments que comporte toute recherche : exploration, recueil des données, traitement des résultats et interprétation.
Pour faire de la recherche et élaborer un projet, il est recommandé d'avoir beaucoup d'imagination. Une bonne idée peut être très ancienne et depuis longtemps mûrie. Elle peut également naître au moment où le désir de chercher prend un objet précis. On a parfois la chance de connaîÎtre cet état dans lequel est tout créateur quand il commence à écrire un livre, à peindre un tableau ou à composer de la musique. C'est une espèce d'abandon à ses fantasmes, un état de liberté intérieure qui permet de penser n'importe quoi, de laisser ses fantasmes circuler et d'autoriser leur expression. Certaines techniques peuvent favoriser l'exercice de l'imagination et la circulation des idées. On peut tenter de confronter ses idées à celles des autres non pour défendre les siennes mais pour en rassembler le plus possible. On peut aller sur le terrain et procéder à des entretiens libres, de préférence avec des personnes différentes de soi, qui pensent autrement. On peut aussi se réunir autour d'une table et décider de dire tout ce qui passe par la tête à propos d'un sujet, sachant que l'on jettera ensuite 95 % des choses dites au panier : c'est la technique du brain-storming, mot anglais qui signifie « tempête dans un cerveau », où l'on cherche à ne rien censurer de soi-même ni des autres.
A la question : comment trouver des idées, il y a mille réponses possibles. Deux exemples : nous voulions établir un projet de recherche sur le viol, sujet très intéressant sur le plan psychologique, psychopathologique, psychanalytique, social... Nous avons choisi de l'étudier au niveau psychosocial. Comment trouver d'autres idées que les siennes ? Mettons quelques personnes ensemble, provoquons une discussion sur le sujet, visionnons une scène de viol extraite d'un film, et reprenons ensuite la discussion. Voyons les résultats de cet avant/après, au niveau des réactions, des thèmes, des défenses... Constituons un groupe d'hommes ou un groupe de femmes ou un groupe mixte... Ce qu'il faut, c'est créer une situation dans laquelle des idées, et surtout des affects s'échangent et qui permette de trouver les points chauds, conflictuels, qui sont justement ceux qui sont susceptibles d'être intéressants à analyser.
Une autre fois, il s'agissait de dégager quelle pouvait être l'image du psychiatre. Pour construire la problématique, nous avons suscité une réunion à caractère amical à laquelle assistaient trois malades, trois parents de malades et trois personnes étrangères à la psychiatrie : on s'assit autour de tables basses et on servit des rafraîchissements. La discussion, préparée, fut menée par une psychosociologue et observée par deux psychologues. Elle portait sur la psychiatrie, les troubles mentaux, les malades, les psychiatres... Le débat, assez vif, fut enregistré au magnétophone : les opinions et les prises de positions affectives concernant les psychiatres, les malades, les soins, la thérapeutique, se croisaient - malades et parents de malades ne partageant pas forcément la même position -. Non seulement furent dégagés des contenus auxquels nous n'avions pas pensé, mais certains phénomènes de groupe révélèrent les points cruciaux à approfondir dans une recherche : établissement d'un dialogue entre malades et parents, les uns disant aux autres des choses qu'ils n'avaient jamais osé dire à leur famille, collusion tacite entre eux vis-à-vis des étrangers à la psychiatrie, ceux-ci adoptant des attitudes défensives, probablement par peur du malade qu'ils affrontaient concrètement pour la première fois... Les thèmes qui avaient provoqué des conflits, des silences, des bruits parasites ou une gêne furent soigneusement recensés. L'ensemble de ces éléments nous aida à construire notre outil de recherche, nous indiquant les questions les plus pertinentes et les plus discriminatives.
La phase exploratoire est une phase de liberté, de créativité maximum. Elle doit trier entre les idées bonnes et celles qui le sont moins. Elle doit déboucher sur l'énoncé des hypothèses et la mise au point d'une stratégie de recherche.
Le premier temps, la pré-enquête, est une sorte de banc d'essai de la recherche. Après avoir choisi ou construit certaines techniques, celles-ci sont appliquées à un échantillon qui ne sera pas celui retenu par la recherche définitive, afin de savoir si les techniques conviennent c'est-à-dire si elles vont permettre d'atteindre ce que l'on cherche. Il est alors encore temps de modifier la stratégie, d'affiner un instrument, de changer un plan, de mieux formuler certaines questions, d'en ajouter certaines ou d'en retrancher d'autres. Chaque fois que l'on saute cette étape, on se retrouve dans une situation difficile au moment du traitement des résultats : les résultats obtenus sont hétérogènes puisque sont intervenues en cours de route une ou plusieurs modifications techniques. La seule issue alors, lorsqu'elle est possible, consiste à modifier l'échantillon initialement choisi.
Le second temps est celui de la moisson, au cours de laquelle on applique de façon standardisée les techniques retenues. Puisqu'il s agit d'un processus, de légères moditications s'opèrent toujours au cours d'une recherche. Si ce n'est dans le chercheur lui-même : il prend l'habitude de son travail, il trouve d'autres idées en cours de route, il modifie son attitude intérieure à l'égard de l'objectif poursuivi. Ce sont des changements certains dont il ne faut cependant pas à mon avis majorer l'importance car il me semble que le plus important reste ce qui a donné l'impulsion de départ : le désir d'approfondir un domaine, d'éclaircir un point, de mettre au jour des structures... et le zèle apostolique qui l'accompagne : le désir de prouver, de convaincre...
Le recueil des informations doit se faire de façon rigoureuse : certaines conditions de passation de questionnaires invalident totalement les réponses, certaines circonstances d'observation la pervertissent. Je prendrai pour exemple la technique d'entretien, parce que l'on rencontre encore dans les milieux psychologiques ou psychiatriques une assez forte répugnance à l'utilisation du magnétophone. Or, on ne peut pas analyser le contenu d'entretiens qui n'ont pas été enregistrés. Il existe des cas exceptionnels où un tel enregistrement est impossible : par exemple, une étudiante avancée en psychologie a fait un très beau travail de recherche sur les mères qui ont accouché d'enfants physiquement monstrueux et que rien ne préparait à un tel traumatisme. Ces mères vivent dans les maternités une solitude épouvantable ; elles n'ont pas d'enfant à montrer, on les évite, on est gêné : de quoi parler à une femme qui vient d'accoucher sinon de son enfant ? On se tait. L'enfant, s'il est viable, est évacué vers la pouponnière. Elles sont seules. Cette étudiante, alors en stage, frappée par la misère de ces femmes, est allée vers elles en essayant d'établir simplement un contact pour rompre leur isolement. Ces entretiens, totalement non directifs, eurent pour objectif de rétablir une communication sociale. Il était là hors de question d'introduire un magnétophone. L'étudiante fit son travail de recherche sur les notes, précises mais fragmentaires, qu'elle prenait aussitôt après l'entretien. Mais dans la majorité des cas, il est tout à fait possible d'utiliser un magnétophone et les chercheurs réticents doivent seulement analyser les raisons intérieures qui leur en font parfois différer l'emploi. Il y a déjà suffisamment de biais introduits par l'implication affective du chercheur pour ne pas en ajouter d'autres portant sur le matériau même de la recherche, alors qu'il est si facile d'éviter de l'appauvrir ou de le transformer.
Le but de cette phase est de décrire, de systématiser, sinon de quantifier. L'opération ne consiste pas à simplifier les données recueillies, mais à les structurer différemment en établissant des catégories, des types, des constellations d'attributs, des relations significatives entre différents facteurs. Certes, il y a une sorte de contradiction entre la complexité de la vie et le traitement des informations qui en sont issues. Il faut cependant savoir faire cerlains sacrifices pour dégager des significations. La phase de traitement des résultats commence par une critique du matériel recueilli par rapport à celui escompté : est-il complet ? homogène ? de la qualité souhaitée ? Il faut ensuite déterminer ce que l'on va exploiter, comment et à quel niveau. Ces choix ne sont pas toujours évidents. Prenons l'exemple de l'analyse de contenu, cette technique polymorphe que tout le monde finit par utiliser un jour ou l'autre. On pourrait la définir comme un questionnaire adressé au matériel dont les questions seraient des catégories qui permettent un codage. Il va falloir décider du cadre de référence : sera-t-il descriptif ou hypothétique ? L'analyse portera-t-elle sur les contenus manifestes ou sur les significations ? Sur les thèmes évoqués ou sur l'ensemble du matériel y compris les silences, les absences, les associations les plus fréquentes, les réponses originales ? Quelle sera la taille des unités d'analyse ? Optera-t-on pour l'analyse transversale d'un thème (à travers plusieurs cas ou entretiens) ou pour une analyse cas par cas permettant de dégager des structures caractéristiques ? La grille d'analyse de contenu est à élaborer en fonction du but à atteindre et des hypothèses de départ, mais dépend aussi de la qualité du corpus (toute l'information sur laquelle on va travailler).
Une fois la grille établie commence le travail de codage qui consiste à placer les éléments du corpus dans le système des catégories. Pour s'assurer de la fidélité du codage, il est nécessaire d'être pendant un temps plusieurs codeurs à travailler sur le même contenu, car si l'on a autant de codages que de codeurs, l'analyse de contenu paraît bien hypothéquée. Vient la phase de synthèse de cette analyse et de son exploitation : la construction d'un questionnaire pour enquête intensive, la formulation d'hypothèses plus pertinentes, la mise en relation des thèmes dégagés avec diverses variables, la mise en évidence d'une structure ou d'une théorie nouvelle, plus économique, plus générale, et donc meilleure... Dans certains cas, l'analyse de contenu peut être associée à une analyse statistique ou à un calcul de corrélations. Cependant, en clinique, ce n'est pas la fréquence qui est souvent la plus intéressante, mais la position originale, voire marginale, qui souvent donne du sens aux autres.
J'aimerais conclure sur deux points qui concernent spécialement le chercheur. Que l'on soit chercheur professionnel ou occasionnel, il est nécessaire de réfléchir sur soi quand on fait de la recherche, surtout en sciences humaines. Se demander par exemple si on n'a pas peur de chercher. Cette peur peut prendre des formes très variées : plongées sans fin dans la bibliographie du sujet, reprise des travaux des autres, fignolage des protocoles d'expérience, prouesses techniques, appuis sur des théories éprouvées, donc reconnues comme étant convenables, valables, référentielles. Or, la recherche implique une certaine solitude : avoir des idées différentes des autres, innover des techniques, prendre des positions nouvelles, remettre en cause les théories existantes. Il faut donc un certain courage quand on connaît la pression des modes dans le monde scientifique et intellectuel : dans certains cas, la théorie psychanalytique, pour ne citer qu'un exemple, devient l'explication passe-partout qui permet d'éviter de penser. Il faudra donc se munir de forces pour exprimer une idée nouvelle et vouloir ensuite démontrer qu'elle est bonne. Cette peur de chercher qui s'accompagne souvent aussi d'une peur de trouver peut mettre en œuvre toute une série de processus défensifs comme ceux que je viens de citer, qui finissent par absorber l'intérêt et le polariser sur les moyens plutôt que sur la fin : l'idée de départ s'est évanouie, et la possibilité de trouver avec elle. Si, en sciences humaines, nous ne sommes pas encore débordés par les ordinateurs, nous subissons malgré tout un encombrement théorique important et nous pouvons nous laisser intimider par ce que pensent ou ont pensé les autres.
Deuxième point : le chercheur doit avoir conscience de ses moyens. Il faut évaluer le coût de la recherche avant de l'entreprendre, un coût qui se présente sous trois aspects. D'abord le coût en moyens humains et techniques. On peut chercher seul. Si on s'entoure de collaborateurs, il faut pouvoir évaluer ce que chacun peut faire et en tenir compte lors de la construction du protocole de recherche. Par exemple, si l'on choisit de susciter une réunion de groupe, comme dans l'exemple de l'image du psychiatre, il faut savoir ce qu'est un groupe, comment il fonctionne, quels sont les écueils à éviter, comment on intervient en tant qu'animateur afin de ne pas se trouver devant des blocages insurmontables, liés aux interactions entre les personnes. Il faut faire des choses que l'on sait faire et, quand on innove, savoir qu'il y a des choses à apprendre. Coût en temps : on sous-estime presque toujours le temps nécessaire pour réaliser une recherche. En pratique, il faut presque doubler la durée projetée si l'on veut pouvoir mener la recherche dans les temps impartis. Car on rencontre des obstacles sur le terrain, des problèmes techniques, des diffficultés intérieures, qui allongent la durée initialement prévue. Et peut-être aussi cet autre problème fondamental : on n'a jamais assez de temps pour faire la recherche souhaitée, peut-être parce qu'il faut toujours, dans ce domaine, avoir trop d'ambition. Coût d'argent, enfin : faire de la recherche coûte très cher, sauf dans le cas des très grandes découvertes où l'Idée est venue au chercheur au moment parfois où il s'y attendait le moins. Hormis ces cas privilégiés, la plupart des recherches, qu'elles soient exploratoires ou visent à vérifier des hypothèses, coûtent cher. Je vais vous donner quelques chiffres concernant une enquête psychosociologique menée par un organisme d'Etat au cours de laquelle deux mille cinq cent personnes ont été interrogées par questionnaire - questionnaire de quatre pages et quarante questions généralement fermées - présenté au domicile. Le seul coût de l'impression des feuilles d'enquête, de la passation du questionnaire et des frais postaux s'élève à dix-sept millions d'anciens francs. Si l'on y ajoute la rémunération du chercheur qui a imaginé cette enquête, dressé le protocole, formulé les questions, proposé les corrélations une fois le matériel recueilli et rédigé la synthèse, ainsi que le chercheur qui s'est chargé de la pré-enquête par des entretiens semi-directifs (passation, analyse de contenu, synthèse), plus les heures machines, le coût s'élève à 35 millions d'anciens francs, les heures des différents techniciens (secrétaires, statisticiens ... ) et l'amortissement des machines étant exclus de ce calcul. Une entreprise privée devrait l'évaluer à 50 millions si elle voulait faire 5 % de bénéfice. Certes, vous ne serez sans doute pas amené à faire ce genre d'enquête sur échantillon représentatif de la population française. Néanmoins, une recherche clinique coûte cher. Si l'on manque de moyens importants, cela ne signifie pas que l'on ne peut pas faire de recherche. Cela implique seulement que l'on doit tenir compte de cet impératif lorsque l'on se détermine pour certaines techniques ou que l'on décide d'un échantillon. On peut très bien faire de très bonnes recherches avec très peu d'argent. Mais il est exclu de réaliser des projets grandioses avec une somme d'argent ridicule. Le faire, c'est peut-être aussi mettre en œuvre les processus défensifs que j'évoquais tout à l'heure.
Analyser le coût psychique d'une recherche pour un chercheur est un sujet extrêmement important lorsqu'on travaille dans le domaine des sciences humaines. Cela pourrait faire, à mon avis, l'objet de discussions en table-ronde : peut-être que ceux des psychiatres qui sont occasionnellement chercheurs seraient les mieux placés pour lancer une telle réflexion et la soutenir.
M.D. AINSWORTH, 1962, Les répercussions de la carence maternelle : faits observés et controverses, dans le contexte de la stratégie des recherche, in Cahier de Santé Publique n ' 14 : La carence de soins maternels, réévaluation de ses effets. Genève, Organisation Mondiale de la Santé, p.p. 95-168.
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Dernière mise à jour : mardi 26 février 2002 14:01:49 Dr Jean-Michel Thurin