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Résumé réalisépar A. BOURGUIGNONet A. MANUS
Le second séminaire d'initiation à la recherche clinique en psychologie normale et pathologique s'est tenu le 14 mars 1980, à l'hôpital A. Chenevier (Créteil), avec la participation de près d'une quarantaine de psychologues et psychiatres. Il a comporté une série de présentations de recherches en cours ou à l'état de projet. Chaque présentation fut suivie d'une discussion critique des principes et des hypothèses de chaque recherche, ainsi que des méthodes et techniques employées. Les cliniciens qui ont accepté, avec une modestie qui les honore, de soumettre leurs travaux à la discussion furent, dans l'ordre : Mme Nicole Alby (Hôpital Saint-Louis), MM. Christian Flavigny (Hôpital St-Vincent de Paul), Silla Consoli (Hôpital Broussais), Pierre-François Chanoit (Institut Marcel Rivière) et Pierre Laferriere (Hôpital Sainte-Anne). Nous tenons à les remercier tout particulièrement pour leur participation à ce séminaire. Chaque recherche fut l'objet d'une discussion générale, André Bourguignon jouant le rôle de modérateur. Mais l'argumentation technique fut d'abord faite par Claude Revault d'Allonnes et Odile Bourguignon qui s'attachèrent non seulement à critiquer la méthodologie, mais surtout à proposer les aménagements nécessaires à l'heureux aboutissement de chaque recherche.
A l'ouverture de la séance, André Bourguignon a tenu à mettre en garde les chercheurs contre les obstacles qui, selon lui, semblent s'opposer à la recherche clinique dans notre pays. Le premier de ces obstacles est la fascination que peuvent exercer les techniques de recueil et de traitement des données, freination qui fait souvent oublier l'importance de l'élaboration des hypothèses et de l'affinement des concepts. Un obstacle inverse mais tout aussi dangereux est le mépris, voire le rejet passionnel, des méthodes et des techniques, rejet qui transforme la recherche en activité philosophico-littéraire et finalement l'annule. Un troisième obstacle et non des moindre, est le mésusage de la théorie freudienne, qui conduit à sous estimer les réalités sociologiques et biologiques dans lesquelles s'enracinent les sciences humaines.
Nicole Alby présente une recherche sur les conséquences psychologiques et sociales du traitement de la leucémie aiguë de l'enfant, qui portera sur cent cinquante patients en rémission depuis plus de cinq ans.
Le but de la recherche est d'évaluer les conséquences des thérapeutiques :
- qualité de la vie des sujets considérés comme guéris,
- prix psychologique et social de cette guérison.
Ces conséquences doivent être appréciées, à la fois du point de vue de l'enfant et du point de vue de sa famille.
En ce qui concerne l'enfant, les données sont recueillies à trois niveaux :
- au niveau psychologique : développement cognitif (scolarité) et affectif,
- au niveau psycho-social (vie relationnelle)
- relations familiales,
- relations scolaires,
- adaptation socio-professionnelle
- au niveau de la psychologie médicale :
- connaissance ou ignorance du diagnostic,
- compréhension du traitement et des examens,
- réactions aux effets et aux arrêts du traitement,
- vécu rétrospectif de la maladie.
En ce qui concerne la famille d'origine, l'enquête doit porter sur
- les parents (père et mère du malade) :
- statut conjugal : maintien du couple, séparation, divorce,
- pathologie: alcoolisme, maladie psychosomatique...
- vie professionnelle.- la fratrie (frères et sœurs du malade)
- existence ou absence d'« enfant de remplacement »
- naissances après le diagnostic de leucémie aigue,
- difficultés scolaires,
- maladies psychosomatiques,
- réactions à l'arrêt du traitement.
L'hypothèse générale est que toutes ces données, une fois recueillies et traitées, permettront de formuler des recommandations en vue de :
- l'amélioration des conditions générales de traitement des enfants leucémiques,
- l'identification a priori des sujets et des familles à haut risque psychologique,
- la mise au point de méthodes d'études et de surveillance des patients subissant des thérapeutiques analogues,
- l'évaluation des séquelles psycho-sociales du traitement de la leucémie aiguë.
Après l'exposé de son projet, Nicole Alby évoque également les difficultés rencontrées dès le début de cette recherche. La première est celle concernant la fidélité des souvenirs, du patient et de sa famille, relatifs au début de la maladie. Un certain déni peut même s'installer chez quelques-uns. Alors que d'autres n'ont plus du tout envie de parler de leur maladie. La seconde difficulté tient au fait qu'il est malaisé de distinguer ce qui, dans une évolution psychopathologique, revient à la leucémie de ce qui revient à la dynamique propre de tel patient ou de telle famille.
Claude Revault d'Allonnes fait les remarques suivantes :
- il aurait été intéressant et utile de réfléchir sur les méthodologies employées dans les nombreuses recherches ayant porté sur les enfants atteints de cancer ;
- le projet de recherche ne comporte pas une hypothèse, notamment psychologique, particulière, à laquelle la méthodologie aurait été adaptée, mais un nombre non limité d'hypothèses imposant fatalement une méthodologie extrêmement lourde ;
- il aurait peut-être été intéressant d'étudier les particularités de la leucémie aiguë par rapport au cancer, plus précisément l'impact de la notion de rémission par rapport à celle de guérison ;
- un axe de recherche sans doute fécond serait l'étude des « mécanismes de dégagement » - sur lesquels Lagache a insisté - que le sujet élabore en réponse à une agression aussi grave qu'une leucémie aiguë.
Odile Bourguignon estime que:
- la recherche aurait sans doute été plus simple si elle avait pu démarrer à propos de familles venant consulter pour la première fois au sujet d'un enfant leucémique. Trois sous-groupes auraient pu, par la suite, être individualisés : un groupe de familles dont l'enfant serait mort ; un groupe de familles dont l'enfant serait en rémission - ou guéri - mais ayant des problèmes psychologiques graves ; un groupe de familles dont l'enfant serait en rémission - ou guéri - mais ne souffrant.par ailleurs d'aucun problème psychologique majeur. On aurait pu ainsi dégager plus aisément ce qui fait la différence entre les deux derniers sous-groupes;
- pour que les dossiers soient pleinement exploitables, il faut que les hypothèses et les buts de la recherche soient présents au moment où s'élabore le plan du dossier;
- un échantillon de cent cinquante enfants semble être un peu trop vaste. D'autre part, un nombre trop élevé de paramètres accroît considérablement les difficultés de l'analyse des données.
Un deuxième projet est présenté par Christian Flavigny. Il concerne :
- l'étude des troubles alimentaires de nourrissons qui n'ont pas - observer, décrire et comprendre le comportement du nourrisson
bénéficié dès la naissance d'une alimentation par la voie naturelle normal face à la faim, à l'alimentation et à la satiété ;
- l'étude de la spécificité éventuelle de ces troubles ; - observer, décrire et comprendre ce qui se passe dans la situation
- l'étude des questions que ceux-ci posent au regard de concepts de la gastrostomie ;
classiques, tel le concept freudien d'étayage initial des pulsions - intervenir sur cette situation anormale, afin de la maîtriser et
sexuelles par les pulsions d'autoconservation ; donc de l'améliorer.
- l'étude et la mise au point de méthodes de prévention de ces troubles par des soins adéquats, avant et après l'intervention réparatrice.
L'expérience des suites d'intervention pour atrésie de l'œsophage de type III est aujourd'hui globalement satisfaisante sur le plan chirurgical. En revanche, on observe de fréquentes perturbations du comportement alimentaire, dominées par l'inappétence, le désintérêt pour l'alimentation, alors que l'éveil psycho-affectif est dans l'ensemble normal.
La méthodologie de la recherche repose sur la comparaison des comportements alimentaires de deux échantillons d'enfants :
- les uns sont étudiés en consultation de suite hospitalière. Il s'agit d'une étude catamnestique ;
- les autres sont étudiés dès l'hospitalisation et bénéficient de nouvelles conditions d'élevage :
- nourrissage par alimentation discontinue et variée par gastrostomie ;
- stimulations olfactives, auditives, visuelles, stimulations des téguments et des muqueuses, en particulier buccolinguales.
Pour ce second échantillon, la recherche comporte deux temps principaux, avant et après le rétablissement de la continuité digestive. Le comportement bucco-lingual et le comportement relationnel global du nourrisson sont étudiés. L'hypothèse fondamentale est que, après la naissance, l'enfant doit faire l'expérience périodique des sensations de faim et de satiété, ainsi que des stimulations bucco-linguales, et autres, accompagnant l'alimentation, laquelle doit s'effectuer au cours d'une série d'interactions avec une personne remplissant les fonctions de mère. Corrélativement, on suppose que si l'une ou l'autre de ces conditions vient à manquer, le comportement alimentaire normal ne peut s'installer. Les données relatives aux comportements de faim et de satiété et au comportement général de l'enfant, avant, pendant et après les périodes d'alimentation, sont recueillies par enregistrement audio-visuel pendant l'hospitalisation, par observation directe et enquête auprès de la mère après l'hospitalisation.
Les intervenants discutant le projet se demandent si sa réalisation ne va pas se heurter à plusieurs difficultés du fait que la recherche se donne au moins trois objectifs différents :
Il semble qu'il soit assez difficile de dissocier ces objectifs qui dépendent plus ou moins les uns des autres. Une autre objection est faite à ce projet : il ne comporte pas une base théorique univoque.
Doit-on prendre comme hypothèse fondamentale la théorie de l'étayage de Freud ?
Doit-on plutôt retenir la théorie de l'attachement de Bowlby, qui est en contradiction avec la précédente ? Autre difficulté : la stabilité de l'environnement semble délicate à réaliser. Il semble impossible à l'hôpital que ce soit la même infirmière qui assure les soins et le nourrissage de l'enfant. Or il s'agit là d'un paramètre déterminant, quelle que soit l'hypothèse adoptée, celle de l'étayage ou celle de l'attachement. Plusieurs intervenants insistent sur la nécessité d'affiner les concepts utilisés (stimulation, apprentissage, maturation ...), de bien analyser les comportements imputables au plaisir (celui-ci est-il dû à l'alimentation, à la relation avec une figure maternelle, ou aux deux ?), de vérifier l'existence, pour le comportement alimentaire, d'une période sensible. En effet, les troubles de l'alimentation semblent absents quand l'intervention a lieu avant l'âge de trois semaines, mais semblent importants pour les interventions tardives entre quatre et six mois. Enfin, quelles sont les conditions de "rattrapage" de ces troubles ?
Silla Consoli présente un projet de recherche portant sur les facteurs psychologiques de risque évolutif chez la femme enceinte hypertendue. Y aurait-il des conditions psychologiques exposant une femme enceinte à une hypertension artérielle ? On admet implicitement que la réponse à cette interrogation sera fournie par l'analyse de deux secteurs de la personnalité de la femme enceinte : la signification psychologique profonde qu'elle accorde à la grossesse en cours, et la qualité de sa propre organisation défensive, témoin de ses capacités d'adaptation à sa nouvelle situation. L'hypothèse implicite est donc que le risque évolutif de l'hypertension est en rapport d'une part avec le caractère inconsciemment conflictuel de la grossesse et d'autre part avec la faiblesse des mécanismes de défense de la femme.
Le caractère conflictuel de la grossesse est évalué sur les critères suivants :
- l'ambivalence sous-tendant le projet de maternité,
- l'opposition entre l'homme et la femme au sujet du projet de grossesse,
- la perturbation de la vie du couple depuis le début de la grossesse,
- le refus de l'individuation et/ou de la régression au cours de la grossesse,
- la contradiction entre le désir d'être enceinte, en tant que restauration narcissique, et le désir d'avoir un enfant autonome, ayant un avenir indépendant,
- la maternité vécue comme un asservissement,
- l'absence de projet de maternité vraiment élaboré.
La qualité de l'organisation défensive de la femme est évaluée sur les critères suivants :
- la qualité des relations d'objet et l'existence d'objets intériorisés,
- la tolérance à l'égard des mouvements pulsionnels,
- la capacité d'introjecter et celle d'élaborer une position dépressive,
- la souplesse des mécanismes défensifs et en particulier les capacités d'expression et d'hystérisation. En un mot, la possibilité d'utiliser des mécanismes névrotiques pour se dégager d'un conflit,
- la souplesse des processus de pensée et d'élaboraton fantasmatique (en référence aux théories de l'école psychosomatique de Paris),
- la fragilité somatique générale.
La tolérance aux mouvements pulsionnels est peut-être le critère le plus important. Nombre de travaux relatifs à l'HTA insistent en effet sur le rôle de la répression de l'agressivité. Une hypothèse serait dès lors de voir si ce ne sont pas les femmes les plus incapables de tolérer leur ambivalence et leurs sentiments hostiles à l'égard de l'enfant à naître, qui risquent le plus de somatiser sur le mode d'une HTA. Et par voie de conséquence, celles qui symbolisent cette ambivalence dans un symptôme psychosomatique fonctionnel comme le vomissement, pourraient faire l'économie de l'HTA.
Silla Consoli pense qu'il pourrait centrer sa recherche sur ce seul critère. Mais alors que faire des autres items, et comment connaître le poids respectif de chacun d'eux ? Si ce seul critère était retenu, ne serait-il pas préférable de faire une étude longitudinale de chaque cas, afin de comparer, chez une même femme, différentes grossesses.
Claude Revault d'Allonnes pense que ce projet va rencontrer trois écueils qu'il faudra éviter dès le début de la recherche :
- utiliser des notions psychologiques vagues et générales. L'ambivalence, par exemple, est une caractéristique rencontrée dans tous les états de crise. Elle est trop répandue pour acquérir une véritable spécificité au cours de certaines grossesses. On en revient donc toujours au problème de l'affinement des concepts ;
- constituer deux groupes de femmes enceintes en fonction de la présence ou de l'absence d'un symptôme : celles qui sont « normales » et celles qui ne le sont pas. Or l'absence d'un symptôme n'est peut-être pas le meilleur critère de discrimination ;
- trouver une éventuelle corrélation entre un symptôme et un conflit, alors qu'on ignore tout des raisons du « choix du symptôme ». Dans le domaine psychologique et psychosomatique les mêmes causes apparentes peuvent produire des effets différents et les mêmes effets ressortir de causes différentes.
Quant à Odile Bourguignon, elle pose quelques questions et fait plusieurs remarques :
- Faut-il toujours donner au symptôme le sens symbolique le plus apparent ? Est-il bien sûr que le vomissement au cours de la grossesse représente toujours un refus de cette grossesse ? Il peut aussi être une manière, culturelle, d'annoncer ou d'affirmer la grossesse.
- La méthodologie proposée ne semble pas être suffisante pour une analyse fine de la personnalité des femmes. Le test de Rorschach serait un complément utile et nécessaire, à condition que la passation et l'interprétation en soient fiables.
- Le projet ne précise sans doute pas suffisamment les conditions mêmes de la sélection des femmes enceintes hypertendues.
- L'hypothèse de travail est que l'hypertension est seulement liée à la grossesse. Ne peut-on imaginer que dans certains cas elle soit en rapport avec un autre événement contemporain de la grossesse ?
- Tout le champ possible de la recherche a-t-il été exploré ? Certains paramètres jugés inintéressants ne sont-ils pas en cause, comme par exemple le sexe du fœtus, qui pourrait avoir des répercussions biologiques et psychologiques spécifiques.
Pierre François Chanoit présente un projet de recherche complexe, dont le but est de déterminer pour la Mutuelle Générale de l'Éducation Nationale le meilleur équipement en institutions de soins psychiatriques. La recherche doit porter sur les adhérents à la MGEN de quatre départements :
- le département de Paris où la MGEN possède un équipement important ;
- le département de l'Isère où la MGEN ne possède qu'un hôpital de jour, mais où l'équipement psychiatrique public et privé est important ;
- le département de la Haute-Garonne où la MGEN possède un établissement récent, et où la psychiatrie privée est très bien équipée ;
- le département de la Corrèze où la MGEN ne possède aucune institution de soins et où l'équipement tant public que privé est très réduit.
La recherche se déroulera en trois phases
- Première phase de recensement de tous les mutualistes et de ceux recevant des soins psychiatriques. Au cours de cette phase, les caractéristiquess socio-professionnelles de chaque adhérent à la MGEN seront précisées.
- Deuxième phase d'évaluation des demandes de soins psychiatriques chez tous les nouveaux malades, à partir du temps T. Cette évaluation se fera par la méthode de l'entretien semi-directif. Elle visera à préciser les attitudes et les opinions des malades vis-à-vis : des différentes structures de soins ; de la maladie mentale ; de leur entourage social, professionnel et familial.
- Troisième phase d'étude prospective. La population de nouveaux malades - ou un échantillon représentatif - sera suivie pendant trois ans, afin d'évaluer les résultats cliniques, les interactions entre santé mentale et profession, et les conséquences économiques de la pathologie. La technique utilisée sera toujours celle de l'entretien semi-directif. Elle permettra de préciser le rôle joué par les diverses variables envisagées. Simultanément, une évaluation des coûts sera faite : analyse du coût simple d'abord, puis, au terme de l'enquête, du coût/efficacité et finalement du coût/avantage.
Une telle recherche pose d'emblée le problème de la définition du trouble mental. Doit-on reconnaître simplement la pathologie uniquement à partir de l'acte de consultation, ou doit-on exiger des critères sémiologiques précis ? En dehors de son intérêt institutionnel et économique, cette recherche aurait un intérêt plus théorique. Elle devrait permettre d'évaluer l'incidence de la pathologie mentale dans la profession enseignante et de vérifier si cette profession expose vraiment aux troubles mentaux. Cela n'est pas certain. Ce qui est sûr, c'est que le trouble mental est plus rapidement repérable dans une classe. Elle devrait permettre également d'analyser la demande de soins psychiatriques : qui l'a présentée, comment a-t-elle été présentée, comment y a-t-on répondu ? Mais la première question que pose un projet aussi vaste est la suivante : faut-il réduire le champ de la recherche en sélectionnant un échantillon homogène du point de vue du type d'activité professionnelle, de l'âge, du type de pathologie, ou en retenant d'autres critères.
Claude Revault d'Allonnes croit discerner dans ce projet deux intentions : d'une part, celle de faire l'étude de la demande de soins psychiatriques et de la réponse qui y est apportée, et ce, dans un double souci de rentabilité économique et de recherche clinique ; d'autre part, celle de vérifier s'il y a ou non une relation entre l'activité professionnelle des mutualistes (enseignants et non-enseignants) et la pathologie mentale, et si cette dernière, dans le cas des enseignants, a une spécificité. Elle se demande s'il est vraiment possible de mener la recherche simultanément dans ces deux directions et s'il n'y a pas plutôt deux thèmes de recherche différents. En ce qui concerne plus précisément la demande de soins psychiatriques, on est en droit de se demander si les enseignants n'ont pas la particularité de recourir plus facilement que les autres corps sociaux aux soins du psychiatre..Ce serait là d'ailleurs un troisième sujet de recherche tout aussi complexe que les autres.
Odile Bourguignon fait remarquer qu'une recherche menée dans quatre départements différents, pour aussi intéressante et nécessaire qu'elle soit, n'en pose pas moins un sérieux problème d'homogénéité. Il y a des endroits où les malades peuvent choisir entre un établissement de la MGEN, un autre établissement ou un psychiatre libéral, et d'autres endroits où il n'y a aucun choix. Comme il s'agira de suivre l'évolution des patients dans les structures où ils sont traités, les enquêteurs n'auront peut-être pas les mêmes facilités et ne seront pas dans les mêmes conditions d'enquête pour suivre les malades qui sont traités au sein de leur Mutuelle et ceux qui sont traités ailleurs. Pour ce qui est de l'analyse de la demande, la recherche est complexe, car elle ne peut se limiter au seul moment de cette consultation où le patient et le médecin en arrivent à parler de soins, et doit aussi tenir compte de toute l'histoire du sujet. Il est très probable que dans une telle recherche il va falloir choisir entre plusieurs hypothèses, puis adapter la méthodologie à l'hypothèse retenue. Il est également probable que la recherche ne pourra pas viser plusieurs buts à la fois, un but clinique et un but économique.
André Bourguignon pense qu'à un moment ou à un autre il faudra aborder le problème nosographique, si l'on veut dépasser la notion triviale de trouble mental. Il faudra alors choisir entre plusieurs systèmes de classification, celui de l'OMS, celui de l'INSERM ou le DSM 3 des psychiatres américains. Peut-être vaut-il mieux prendre des groupements sémiologiques plutôt que des entités nosographiques. Tout'le monde peut s'entendre sur des signes, des modalités évolutives, etc., alors qu'on est quelquefois en désaccord sur un diagnostic de maladie.
Pierre François Chanoit insiste sur le but pratique de la recherche : quelles structures de soins la MGEN doit-elle mettre en place ? En effet, si nombre de mutualistes quittent les structures de la MGEN, est-ce pour sortir de leur milieu professionnel ou est-ce parce que les structures proposées ne sont pas adaptées à leur demande ? Il espère que le choix des quatre départements de Paris, de l'Isère, de la Haute-Garonne et de la Corrèze, qui totalisent cent cinquante mille mutualistes, permettra de répondre à ces questions.
Claude Revault d'Allones estime que toute la recherche doit être centrée sur la demande de soins et la réponse qui y est apportée. La pathologie de l'enseignement est un autre problème qui va gêner cette recherche. Odile Bourguignon rappelle qu'on ne fait pas le même type de recherche et qu'on n'atteint pas les mêmes objectifs avec un grand échantillon (plusieurs milliers) et avec un petit échantillon (plusieurs dizaines). Sur un grand échantillon on ne peut recueillir qu'un nombre réduit de données fiables, sur un petit échantillon on peut faire des analyses qualitatives fines à partir du contenu d'entretiens semidirectifs. On pourrait alors peut-être prendre des échantillons restreints, et homogènes de mutualistes se faisant soigner uniquement au sein de la MGEN ou uniquement en dehors - alors qu'ils ont la possibilité de choisir - et les comparer. Il serait souhaitable que seule la variable « choix du lieu de la demande de soins » puisse varier et que toutes les autres variables (âge, sexe, activité professionnelle, etc.) soient bloquées. Sur de grands échantillons, on pourrait tester d'autres hypothèses.
Pierre Laferriere est parti des constatations suivantes :
- les généralistes disent observer une augmentation du nombre de patients consultant pour des troubles qu'ils présentent d'emblée comme psychiques ;
- les médias multiplient les informations relatives aux difficultés relationnelles (conjugales, familiales, professionnelles), et présentent celles-ci comme des problèmes relevant de la médecine. Inversement, ils présentent souvent le domaine de la psychiatrie de manière péjorative, voire dramatique (internements arbitraires, violences, etc.).
- malgré une meilleure connaissance des nouvelles thérapeutiques psychiatriques, le public hésite encore à consulter le « psychiatre ». Le « psychologue », le « neurologue », le « psychothérapeute » sont mieux acceptés.
A partir de ces constatations empiriques, Pierre Laferriere pose la question des opinions et attitudes de la population. Quelles sont ces attitudes, quelle est leur origine ? Et pour y répondre il s'est donné six objectifs :
1) recueillir les opinions de la population;
2) dégager, s'il y a lieu, les différents types d'attitudes
3) tenter de les expliquer ;
4) recueillir l'opinion des psychiatres sur leur métier
5) confronter les opinions de la population et celles des psychiatres
6) analyser l'écart entre la demande des patients et les réponses des psychiatres.
Des entretiens semi-directifs seront conduits auprès de 4 groupes de sujets :
- un groupe n'ayant pas eu de rapports proches avec la psychiatrie,
- un groupe de parents (père, mère, enfant, frère, sœur) de malade mental,
- un groupe d'anciens malades,
- un groupe de psychiatres.
Les trois premiers groupes seront composés de sujets d'âges, de sexes et de milieux socio-culturels différents. Il semble qu'une dizaine de sujets par groupe, suffirait pour obtenir les informations souhaitées. Trois thèmes seront successivement abordés au cours de l'entretien : les connaissances de la population sur la psychiatrie, la perception de la maladie mentale, les avantages et les inconvénients de la psychiatrie.
Claude Revault d'Allonnes trouve l'idée très intéressante et la recherche justifiée. Mais elle tient à attirer l'attention sur l'importance du choix des mots dans une telle recherche. Car les mots ont une puissance inductrice qu'on sous-estime habituellement. Quand on parle de maladie mentale, de folie ou de trouble psychopathologique, on induit à chaque fois des choses différentes. Le projet en lui-même paraît bien vaste et bien ambitieux, car il s'agit de tout le champ psychiatrique et de la population générale. Si quatre groupes ont été individualisés, c'est que, implicitement, on les suppose distincts. Alors pourquoi ne pas formuler nettement une hypothèse différenciatrice ? Le fait de considérer les psychiatres comme un groupe homogène, où l'âge et le sexe n'interviennent pas, fait vraiment problème. Il aurait presque mieux valu ne pas tenir compte de ces variables pour les échantillons de population générale et en tenir compte pour celui des psychiatres.
Un sujet passionnant serait la comparaison des opinions des généralistes avec celles des psychiatres. Ce sujet serait plus limité et plus précis. Plusieurs intervenants abondent dans ce sens et estiment que l'étude de l'opinion des généralistes aurait un grand intérêt pour la médecine en général, car l'expérience montre que, dans l'ensemble, la réponse du généraliste et du spécialiste non-psychiatre à des demandes implicites de soins psychiatriques est loin d'être satisfaisante. Dans le projet présenté il s'est glissé un biais important, dû au fait que c'est un psychiatre qui interroge sur la psychiatrie. Cela peut altérer la sincérité des réponses.
Une discussion libre à laquelle étaient conviés tous les participants, jeunes psychologues et jeunes psychiatres, a permis de découvrir quelles étaient les craintes et les préoccupations de ces cliniciens intéressés par la recherche. Ce fut, pour les responsables du séminaire, l'occasion de faire un certain nombre d'utiles mises au point. Les principaux thèmes autour desquels tourna la discussion peuvent être regroupés sous trois rubriques : les préoccupations des chercheurs, l'entretien clinique, la recherche clinique en général.
La recherche clinique suscite chez un grand nombre une certaine angoisse, dans la mesure où elle représente pour eux comme un viol de l'intimité des sujets. Ils ont le sentiment de dérober quelque chose et éprouvent une certaine gêne à « utiliser » des patients pour la recherche. De ce vécu déplaisant, il est habituellement possible de se dégager, en dissociant nettement le temps du diagnostic, celui des soins et celui de la recherche. Le diagnostic et les soins peuvent d'ailleurs incomber à une autre personne que le chercheur. De toute façon, quand on explique bien au patient le sens et l'utilité de la recherche, quand on « met cartes sur tables », on ne rencontre en général aucune difficulté et les gens collaborent très facilement. Le plus délicat est habituellement de trouver la « bonne distance » entre le travail de recherche, ses astreintes, ses effets sur le malade, et la relation avec celui-ci. Il convient d'ailleurs de s'impliquer franchement, car la neutralité est une illusion. Quand on a réalisé correctement la distanciation et l'implication, il reste encore à acquérir la maiÎtrise de la situation et du travail de recherche, ce qui ne s'obtient que par l'expérience.
Il n'en reste pas moins que pour le psychologue clinicien, comme pour le psycliiaire, il est indispensable pour mener à bien une recherche de faire en quelque sorte le deuil de la posiiion thérapeutique à laquelle il est habitué et dans laquelle il se sent assuré. Et quand la recherche n'est pas dissociable d'une activité psychothérapique il faut accepter que la première se fasse toujours plus ou moins aux dépens de la seconde. A ce propos, la discussion a révélé à quel point certains jeunes psychiatres et psychologues sont marqués par le paradigme (au sens kuhnien) psychanalytique, et surtout par une certaine conception française et contemporaine de la psychanalyse. Ceux-là s'inquiètent des effets éventuellement néfastes de la recherche clinique et préfèrent l'abstention et le silence psychanalytiques à la recherche scientifique. Sans doute ont-ils l'illusion d'avoir dans la situation de la psychanalyse une sécurité qu'ils n'ont pas dans la recherche. On comprend alors pourquoi celleci les déconcerte.
Comme cette technique de recherche est une des plus répandue en clinique, elle a fait l'objet de vives discussions. Sa forme la plus courante est celle de l'entretien semi-directif. Il va de soi que ses résultats dépendent toujours des conditions dans lesquelles il est conduit, ainsi que de la personnalité et de l'expérience de celui qui le mène,. Et l'un des intervenants fait remarquer qu'un entretien est en général plus riche quand il se déroule au domicile de l'interviewé, bien que l'intervieweur se sente alors moins en sécurité. Mais une question souvent posée est de savoir s'il faut prendre des notes, pendant ou après l'entretien, ou s'il faut utiliser un magnétophone. La réponse est nette : dans une recherche qui utilise comme technique l'entretien, il faut toujours utiliser l'enregistrement au magnétophone. Il a en effet été surabondamment prouvé que c'est le seul moyen de recueillir tout le matériel verbal, sur lequel on peut dès lors travailler aussi longtemps et aussi souvent qu'il est nécessaire. Il a également été prouvé que, passés les premiers moments de gêne, cet instrument ne trouble en rien le déroulement de l'entretien. Et que certaines personnes se sentent très valorisées par le fait que leurs paroles sont enregistrées. Le chercheur, par ailleurs, se sent beaucoup plus libre de s'impliquer s'il a la certitude que rien de l'information verbale n'est perdu. Il faut donc combattre le tabou qui subsiste encore dans l'esprit de ceux qui confondent la situation psychanalytique et la réalisation d'un projet de recherche.
Si on se contente de l'enregistrement sur bande on éprouve encore bien des difficultés pour travailler sur le matériel de l'entretien et en analyser le contenu. C'est pourquoi il est absolument nécessaire de retranscrire par écrit, à la main ou à la machine, l'intégralité de chaque entretien. Cela prend beaucoup de temps. Et si l'on utilise un audio-typiste professionnel cela réclame beaucoup d'argent. Pour la recherche, un entretien qui n'est pas suivi d'une analyse de contenu ne sert à peuprès à rien. Or il faut savoir qu'il y a des techniques d'analyse de contenu et que l'élaboration de la grille d'analyse de contenu est une opération délicate dont dépendra le succès ou l'échec de la recherche. C'est la seule façon d'exploiter les données recueillies au cours des entretiens. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la technique de l'entretien, si elle est acceptée dans la culture occidentale, peut être considérée comme incongrue et inadmissible par des sujets appartenant à une autre culture. Elle livrerait alors un matériel suspect a priori.
Si pour les chercheurs confirmés la recherche clinique est parfaitement justifiée, elle reste encore, pour beaucoup de chercheurs occasionnels, objet de suspicion. Notamment parce qu'ils en redoutent les effets néfastes sur les malades, comme nous l'avons dit. Cette suspicion et ces craintes sont sans doute à mettre au compte de l'inexpérience, du manque de familiarité avec la méthodologie. Comme les psychothérapies de famille sont à la mode, certains participants ont évoqué les difficultés qu'ils ont rencontrées quand ils ont voulu faire de la recherche dans ce domaine. Alors même qu'ils avaient à leur disposition un matériel coûteux : matériel vidéo, glace sans tain, etc. Il est bien certain que les difficultés apparaissent dès qu'on n'a pas élaboré d'hypothèse, dès qu'on n'a pas pu construire un modèle du système qu'on étudie, car on ne sait plus quoi tester. Et dès lors il ne peut même pas y avoir de recherche.
Les problèmes et les difficultés sont analogues pour ceux qui projettent de travailler sur des institutions, bien que dans ce domaine il y ait des recherches poursuivies depuis longtemps et que des modèles nombreux aient été proposés. Plusieurs participants ont été préoccupés par les effets thérapeutiques de la vie institutionnelle et ont demandé comment ceux-ci pouvaient être appréhendés. Bien que la chose soit difficile, comme pour tous les systèmes hypercomplexes, il n'est pas impossible d'imaginer des plans expérimentaux permettant de tester la « valeur soignante » de telle ou telle institution. Il est évident que, jusqu'à présent, les meilleures recherches sont celles qui ont été menées sur des systèmes relativement simples - par exemple les études sur les interactions mère-enfant - dont on peut donner des images-modèles isomorphiques, alors que pour les systèmes hypercomplexes - par exemple, la famille - il faut renoncer à ces représentations isomorphiques. Pour ces systèmes, il faut inventer des méthodes d'étude nouvelles permettant de reconstruire l'évolution passée du système et de prévoir l'évolution future probable. La théorie des systèmes et la logique des systèmes auto-organisateurs sont de bons outils pour aborder ces domaines nouveaux de la recherche.
Dans l'ensemble, les sciences dites humaines sont encore jeunes et il y a encore beaucoup à inventer sur le plan des techniques et à trouver sur celui des résultats. Les chercheurs ont souvent tendance à, recourir aux techniques les plus connues, l'entretien semi-directif, le questionnaire, les techniques de groupe, etc. et à méconnaître d'autres techniques allant de l'observation directe aux plans expérimentaux les plus sophistiqués. Mais il ne faut jamais se laisser fasciner par les techniques de recueil et de traitement des données. Elles ne sont rien si elles ne sont pas au service des idées et des hypothèses. On accumule un matériel énorme, inexploitable, parce que faute d'une bonne hypothèse de départ on n'a pas su faire un tri dans les données. Faire de la recherche, c'est accepter de perdre du matériel, de renoncer à tout embrasser, au profit d'une idée directrice. La vertu première du chercheur doit être l'imagination, la créativité. De nombreuses recherches méthodologiquement et techniquement irréprochables restent lettre morte parce qu'elles ne sont pas animées par une bonne hypothèse, parce qu'elles utilisent des concepts dévalués ou insuffisamment analysés. L'ennemi mortel de la recherche, c'est l'absence d'idées.
Dernière mise à jour : vendredi 12 avril 2002 19:48:35 Dr Jean-Michel Thurin