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Espace Cliniciens

 

La voiture et la trottinette



Jacques Hochmann professeur de psychiatrie à l’Université Claude Bernard à Lyon
Membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris


Qu’est-ce qui est plus commode pour se déplacer, une voiture ou une trottinette ? Cela dépend pour aller où et sur quel terrain, et il ne viendrait à l’esprit de personne de comparer deux moyens de locomotion, aussi respectables l’un que l’autre, mais d’un genre aussi différent. C’est pourtant dans cette confusion que semblent être tombés les experts de l’INSERM en prétendant établir la supériorité des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) sur les psychothérapies dynamiques inspirées par la psychanalyse.(Le Monde 26.02.0)

La méthode suivie, la « méta-analyse » d’un certain nombre de publications essentiellement nord-américaines, pose des problèmes de biais dans l’échantillonnage. Il y a beaucoup plus de publications consacrées à l’évaluation des TCC qu’à celle des psychothérapies psychanalytiques. Les TCC, qui s’adressent à un symptôme ciblé, sont en effet plus faciles à évaluer que des approches dynamiques, qui visent à un remaniement plus global de la personnalité, prenant en compte son histoire et le sens du symptôme dans cette histoire. Si je veux me débarrasser d’une phobie du vide, on peut aisément mesurer l’effet d’un traitement, en terme du nombre d’étages ou du temps d’exposition à une fenêtre élevée que je puis affronter. Par contre, comment mesurer le degré de confiance en soi, d’épanouissement personnel, de capacité à surmonter un deuil ou un échec ? C’est assurément possible, mais c’est très difficile et très peu de psychanalystes s’y sont risqués. Ils tenaient, naguère, aux États-Unis comme en France, le haut du pavé et se préoccupaient peu (trop peu) d’évaluer leurs actions. Au contraire, dans une visée de conquête du marché, les comportementalistes se sont immédiatement lancés dans des études évaluatives qui font partie intégrante de leur stratégie thérapeutique :ça marche parce qu’on montre que ça marche.

D’autre part, le choix des pathologies sur lesquelles on mesure l’effet des diverses psychothérapies n’est pas neutre. Quand on essaie un médicament pour soigner le diabète ou pour prévenir l’athérome, tout le monde s’accorde sur la définition du mal que l’on traite. Il n’en va pas de même en psychiatrie. Jusqu’au milieu du 19ème siècle on ne reconnaissait qu’un seul mode de pathologie mentale : l’aliénation et ses différentes formes : innée ou acquise, totale ou partielle. C’est seulement ensuite qu’on a envisagé, sur des critères d’évolution, différentes maladies mentales : les névroses, la psychose maniacodépressive, la schizophrénie, la paranoïa. En l’absence de signature biologique ou de lésion anatomique connue, la définition de ces maladies ne pouvait reposer que sur un regroupement de symptômes, plus ou moins admis par l’ensemble des professionnels. D’un pays à l’autre, d’une école à l’autre, il y avait nécessairement des différences : les Américains élargissaient le cadre de la schizophrénie alors que seuls les Français faisaient le diagnostic de psychose hallucinatoire chronique. C’est pour mettre de l’ordre et imposer un consensus qu’en 1980 l’Association Américaine de Psychiatrie a publié la troisième édition de son manuel diagnostique et statistique (DSMIII). Ce manuel, issu de longues tractations et en usage aujourd’hui dans le monde entier, se présente comme un compromis entre la tendance psychodynamique, un temps majoritaire, et la montée en force des psychiatres biologiques et comportementalistes, fortement soutenus par les puissantes industries pharmaceutiques et par les non moins puissantes compagnies d’assurances. Il s’agit d’une classification dite multiaxiale qui prend en compte les symptômes (axe I), la personnalité (axeII), les pathologies physiques associées et les événements de vie. Les symptômes de l’axe I sont classés en différents tableaux établis par des commissions de spécialistes qui ont voté, pour chacun d’eux, sur des liste de critères choisis à la majorité . Pour affirmer un diagnostic, il faut que le patient présente un certain nombre de ces critères. Si, parmi ces tableaux, il en est qui reprennent, sous des dénominations nouvelles ou voisines, d’anciennes catégories de la psychiatrie (la schizophrénie, la dépression) inscrites depuis longtemps dans la culture, d’autres ont été spécifiquement constitués pour permettre l’évaluation des chimiothérapies et des thérapies comportementales. Ce sont, en quelque sorte, des maladies ad hoc, comme l’hyperactivité avec trouble de l’attention – ensemble de difficultés de l’enfant qui se définissent par leur sensibilité à un psychotonique - ou les troubles anxieux, caractérisés par leur réactivité aux tranquillisants et aux thérapies comportementales. L’efficacité du traitement à évaluer fait donc partie des critères diagnostiques. Il n’est alors pas étonnant que les thérapies comportementales marchent mieux sur un trouble ( en anglais disorder) qui a été isolé pour leur usage. C’est comme si, pour reprendre ma comparaison, on mesurait la commodité respective de la voiture et de la trottinette, selon la capacité à se faufiler sur un trottoir, un jour de cohue.

Les psychothérapies dynamiques ont pu faire la preuve de leur efficacité en ayant recours à l’axe II, sur lequel on peut coter les troubles de la personnalité. Malheureusement, celui-ci est de moins en moins utilisé. Les compagnies d’assurances américaines ne le reconnaissent pas pour rembourser un traitement, considérant qu’un trouble de la personnalité, faisant partie du « tempérament », est, par définition, incurable. Elles ne prennent en considération que le diagnostic sur l’axe I, ce qui pousse les psychiatres à éviter des diagnostics qui risquent d’exclure leurs patients du système de soins.D’où la disparition statistique progressive des troubles narcissiques ou des borderline qui formaient le gros des bataillons des patients relevant spécifiquement de psychothérapies psychanalytiques. On pourrait, de même démontrer que les anti-inflammatoires ont des indications limitées si on excluait par principe les rhumatismes chroniques des études d’évaluation. De plus, les assurances restreignent généralement leur couverture à un très petit nombre de séances, ce qui là encore introduit un biais en interdisant tout autre traitement que purement symptomatique à la plus grande partie de la population. Si l’on doit très vite aller mieux au moindre coût, il est préférable de prendre un antidépresseur et de faire quelques exercices de déconditionnement ou de contrôle de la pensée plutôt que de s’engager dans un travail approfondi sur soi-même. Qu’importe si l’on rechute, pourvu que ce ne soit pas la même année. L’année suivante, un nouveau crédit d’une dizaine de séances s’ouvrira. Il est certain qu’en dix séances un patient et son analyste commencent tout juste à faire connaissance et qu’on ne pourra guère évaluer, en un temps aussi court, l’effet de leurs rencontres.

Enfin, les études méta-analysées par nos experts ignorent l’essentiel. La psychanalyse a eu, sur la condition générale des malades mentaux en Occident, une influence qui dépasse de beaucoup celle des psychothérapies qu’elle a inspirées. Elle est à l’origine d’une nouvelle manière d’appréhender les patients, en particulier les plus graves, de reconnaître leur humanité, d’écouter leur souffrance. Succédant à des pratiques déshumanisantes comme la psychochirurgie ou les électrochocs pratiqués en public et sans discernement, succédant aussi au comportementalisme spontané des institutions asilaires (le dressage par un système récompense-sanction), elle a contribué, en redonnant du sens aux symptômes, en les respectant comme un mode d’expression du sujet, à créer, dans les établissements psychiatriques, des réseaux de relations significatives qui ont aidé les patients, à retrouver le chemin de la réalité. Elle a surtout aidé des soignants, qui, de plus en plus souvent, s’engageaient eux-mêmes dans un travail psychanalytique ou psychothérapique, à découvrir leurs points aveugles, à augmenter leurs capacités d’empathie et à éviter ou en tout cas à mieux contrôler les contre-attitudes (rejet, fascination, séduction) que suscitait chez eux le contact avec les patients. Cet effet général d’ambiance, qu’on l’appelle psychothérapie institutionnelle, psychiatrie communautaire ou thérapie de milieu, a évidemment été favorisé par l’apparition de médicaments actifs. Il a, en retour, facilité la prise régulière et peut-être augmenté l’effet des médicaments. Il est lié à une certaine conception de l’être humain, qui va dans le sens de sa reconnaissance comme personne autonome et qui a modifié du tout au tout le destin des malades mentaux suivis au long cours. Cette conception est peut-être devenue un luxe, à l’âge de la production rapide, du flux tendu et du travail bon marché. Mais, comme l’écrit Tanya Luhrmann, une anthropologue américaine, en conclusion de son livre éclairant sur la crise de la psychiatrie américaine (Of two minds,the growing disorder of American psychiatry Knopf N.Y. 2000) « la perte de nos âmes est un prix élevé à payer ». Est-ce à ce prix que les experts de l’INSERM souhaitent promouvoir une régression des pratiques psychiatriques pour les plus pauvres et les plus malades ? On les invite alors à un tour dans les rues et les parcs des métropoles nord-américaines peuplées de psychotiques ou de toxicomanes clochardisés, pour apprécier les scènes de notre vie future.


Dernière mise à jour : 9/11/04
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