JOURNAL TUNISIEN DE PSYCHIATRIE

Janvier 1998

Volume 1, Numéro 1

 

LES EPOUSES BATTUES

ENQUETE DANS LES CENTRES DE SOINS DE SANTE DE BASE.

 

BELHADJ A. - MELKI W. - HOUIDI A. - KHIARI. G.
BEN ABDA S. - KHELIL F. - REZGUI - NSIRI - HACHMI Z

 

 

Résumé

En Tunisie, depuis les acquis apportés par le Code du statut personnel promulgué en 1956, d'autres lois sont venues appuyer l'intention du législateur de préserver la cohésion familiale.

Ainsi, l'évolution de la législation depuis 1993 pénalise par une aggravation de la peine, la violence lorsqu'elle est conjugale.

En l'absence de travaux publiés antérieurement sur ce sujet en Tunisie, le but de notre travail était d'évaluer la fréquence des violences corporelles subies par les épouses, en interrogeant systématiquement une cohorte de 500 consultantes dans deux centres de soins de santé de base au cours du mois de Mai 1997.

Nous avons trouvé que 33,8 % des femmes interrogées ont été battues au moins une fois par leur mari et 6,6 % au cours de l'année écoulée. 3,8 % des femmes battues avaient subi des violences graves ayant entraîné des traumatismes variés.

Ce travail préliminaire nous a permis de constater que l'agressivité à l'encontre des femmes reste dans notre société un phénomène courant sur lequel il conviendrait de réfléchir afin de mieux situer l'action des médecins appelés à contenir l'ampleur de ce phénomène et à prévenir ses conséquences.

 

Mots clés : Epouses battues - Violence - Enquête épidémiologique - Soins primaires

 


1 - INTRODUCTION

La violence conjugale est considérée, dans de nombreux pays, comme un problème médical et social grave dont les conséquences peuvent être importantes tant sur la santé physique et mentale des femmes que sur la cohésion du groupe familial ou l'avenir des enfants.

Ce comportement déviant au sein du couple interpelle le médecin, d'abord en tant qu'il est thérapeute appelé à traiter et à résoudre une situation de crise marquée du saut de la violence physique, et ensuite, en tant qu'il est à la fois, porteur et garant des valeurs sociales du groupe.

Ce travail s'insère dans la suite d'une étude antérieure menée en 1991 à l'hôpital Charles Nicolle de Tunis où il a été démontré que l'agression à l'encontre des femmes n'était pas un phénomène exceptionnel et que dans environ 53 % des cas ces femmes ont été agressées par leur conjoint. Aussi, et en l'absence de travaux publiés antérieurement sur ce sujet en Tunisie, le but de notre travail était d'évaluer la fréquence des violences corporelles subies par les épouses et de dégager éventuellement certains facteurs de risque.

2 - Méthodologie

Ce travail a été mené grâce à une enquête prospective ayant intéressé les cinq cents premières consultantes de deux centres de soins de santé de base à La Mannouba et au Denden durant le mois de Mai 1997. Ces femmes, mariées ou l'ayant été, ont été systématiquement interrogées au moyen d'un questionnaire fermé explorant l'agressivité conjugale.

Les paramètres étudiés ont concerné l'âge des consultantes, leur niveau d'instruction, l'exercice ou non d'une profession, le lieu d'habitation, les données concernant la famille parentale, les données concernant la vie conjugale et familiale, et enfin les données en rapport avec une éventuelle agression perpétrée par le conjoint.

3 - Résultats :

3.1 - Description de l'échantillon

Líâge des consultantes était compris entre 20 et 90 ans avec une moyenne d'âge égale à 43,6 ans.

Quarante et un pour cent de ces femmes (204 cas) étaient analphabètes et 40,2 % (200 femmes) n'avaient reçu qu'une instruction primaire.

Parmi ces femmes, 16,8 % exerçaient une profession. Pour ces 84 femmes qui travaillaient, 54 étaient des ouvrières et 23 des fonctionnaires.

La plupart de ces femmes habitaient en zone urbaine soit 94,2 % des cas (471 femmes) ; 14 femmes (2,8 % des cas) habitaient des zones rurales. Cette donnée n'a pas été précisée pour 15 femmes (3 %).

3.2 - Données sur la famille parentale :

Le père était vivant dans 60,2 % des cas (301 femmes). Le nombre moyen des frères et soeurs était de cinq (5,09).

3.3 - Les données concernant la vie du couple :

La durée du mariage allait de quelques mois à 65 ans avec une durée moyenne de 20,7 ans. Notons que 6,4 % des femmes ont épousé deux hommes.

Le nombre d'enfants variait entre 0 et 14 avec une moyenne comprise entre 3 et 4 enfants. L'âge du plus jeune allait de 1 à 50 ans et l'âge de l'aîné des enfants allait de 2 à 62 ans.

3.4 - Les données concernant l'agression

Cent soixante neuf femmes soit 33,8 % des consultantes interrogées ont été battues au moins une fois par leur conjoint. Cinq femmes seulement n'ont pas répondu à cette question.

Parmi les 169 épouses battues, 33 l'ont été au courant de la dernière année. L'incidence annuelle de la violence conjugale, calculée sur l'année écoulée, était donc de 6,6 %.

Dix-neuf femmes (3,8 %) estimaient que la violence subie a entraîné des lésions graves. Parmi ces lésions, elles ont cité des fractures dans 4 cas, une cécité unilatérale dans un cas des plaies ayant nécessité des points de suture dans 4 cas, un avortement dans un cas mais également des troubles psychiatriques durables dans 3 cas.

3.5 - Les facteurs de risque

3.5.1 Les facteurs de risque chez les femmes ayant été battues au moins une fois dans leurs vies conjugales étaient

a - La durée du mariage

Le risque d'être agressée était plus important pour une durée de mariage moindre. En effet, la durée moyenne de mariage des femmes battues était de 22,3 ans alors que celle des femmes non agressées était de 23,2 ans. La différence était significative avec P < 0,04.

b - Le nombre de maris

Plus ce nombre augmentait, plus le risque d'être battue augmentait avec un P < 0,02.

c - Le nombre d'enfants

Si le groupe des femmes battues avait tendance à avoir, significativement plus d'enfants (12,4 vs 10,7 avec P = 0,07), les femmes stériles semblaient être paradoxalement plus protégées vis-à-vis de la violence du conjoint.

d - Le lieu d'habitation

La zone rurale serait également un facteur de risque. Cependant la signification statistique était limite puisque P = 0,08.

3.5.2 Les facteurs de risque pour qu'une épouse soit battue au courant de la dernière année étaient

a - son âge

En effet les femmes battues sont significativement plus jeunes que le groupe des femmes non battues (39,9 vs 46,5 ans - P = 0,019).

b - Le père :

Les femmes avaient plus de risque d'être battues quand leurs pères étaient encore vivants (16 / 58 vs 17 / 111 - P = 0,08). Mais ce facteur était en réalité lié à l'âge de l'épouse. En effet, plus les épouses étaient jeunes plus il y avait de possibilités pour que le père soit vivant.

c - La durée du mariage

Les femmes battues se rencontraient plus fréquemment dans le groupe des mariages récents. En effet la durée moyenne du mariage pour le groupe des agressées au cours de la dernière année était de 18,8 ans vs. 23,8 ans pour le groupe témoin avec P - 0,07.

d - La violence de l'agression

Les femmes battues au cours de la dernière année étaient battues plus violemment que les femmes qui ont été battues au cours des années précédentes (7/19 vs. 26/150 - P = 0,08).

3.6 La réaction des femmes battues

La plupart des femmes, soit 134 au total (79,3 % des cas) ont parlé de cette agression à un membre de leur entourage et / ou à un médecin. Dans 68,6 % des cas (116 femmes), elles s'étaient confiées à un parent, dans 32,5 % des cas (55 femmes) à une amie ou une voisine et à un médecin dans 18,9 % des cas (32 femmes).

Les femmes battues au cours de la dernière année se sont confiées plutôt à leurs parents et surtout à leur médecin notamment quand les lésions occasionnées étaient graves.

4 - Commentaires

La prévalence de l'agression conjugale en Tunisie se rapproche de celles relevées dans la littérature mondiale. En effet, une femme sur huit au Canada a été battue, au moins une fois dans sa vie par son partenaire (FERRIS LE, 1992) et, dans une étude menée aux Etats-Unis (HAMBERGER LK, 1992), le taux des femmes battues, au moins une fois dans leur vie, par leur conjoint était égale à 38,8 %. Au Nigéria ce taux était de 31,4 % (DUJINRIN,1993).

Par ailleurs, l'incidence annuelle dans notre étude (6,6 % ) reste légèrement plus basse que les chiffres cités aux Etats-Unis, où l'incidence variait entre 8,5 et 16 %. Mais notre étude a montré également que la fréquence de la violence à l'encontre des épouses était en train d'augmenter comme en témoignait l'âge jeune de ces femmes et, la durée courte du mariage, notamment pour celles qui ont été agressées au cours de la dernière année. Notons de même que ces agressions devenaient de plus en plus violentes surtout dans nos contrées. Cette recrudescence du phénomène ne serait pas particulière à notre pays et elle a déjà été signalée par certains auteurs qui ont évoqué l'augmentation des taux de la violence de manière générale dans le monde, depuis les années quatre vingt, et notamment une augmentation de la violence à l'encontre des épouses (RICHTERS, JE - 1993).

Bien qu'un grand nombre de ces femmes fussent capables de parler de cette agressivité en milieu familial ou avec des amies, les médecins n'étaient informés que beaucoup plus rarement et généralement lorsque les lésions ou les séquelles étaient graves. Il existerait ainsi une sous-estimation des chiffres en rapport avec la discrétion des femmes pour parler d'événements vécus à la fois comme douloureux et objet de honte et d'humiliation. Mais cette sous-estimation serait également en rapport avec le peu de cas que font les médecins de l'agressivité entre époux. Quelques études publiées ont montré que les praticiens se disaient souvent gênés de poser de telles questions, en plus de l'allégation qu'ils font concernant le temps réduit des consultations. C'est ainsi qu'aux Etats-Unis par exemple où l'incidence serait au minimum de 8,5% seulement deux millions d'épouses battues sont annuellement recensées par les services de santé.

Quoi qu'il en soit les taux relevés dans notre étude, restent élevés d'autant que ce travail ne s'est intéressée qu'à une seule forme d'agression, en l'occurrence l'agression physique sans tenir compte de la violence verbale, psychologique ou sexuelle.

Les femmes ont pourtant acquis en Tunisie, depuis la promulgation du code du statut personnel, une place enviable tant par rapport aux pays arabes qu'aux pays africains, voire certains pays occidentaux. Ce cadre juridique qui, en grande partie, protège la femme et lui confère un rôle important sur le plan personnel, familial et social était supposé la protéger également vis-à-vis de certains abus telle que l'agressivité à son encontre, notamment en milieu familial. En tout cas, la réalité s'est avérée plus complexe et il a été somme toute légitime d'ajouter en 1993, l'amendement de l'article 218 du code pénal qui, stipule que quand le coupable est un descendant de la victime ou son conjoint, les peines sont aggravées. Il est écrit, en effet, que le coupable est puni d'une peine allant jusqu'à cinq ans de prison.

Cela vient confirmer, si besoin était, le rôle du médecin, dans la lutte contre l'agressivité, qui bien que important, ne peut se passer des autres partenaires, et assumer seul la responsabilité d'un comportement multifactoriel à la fois individuel psychologique, culturel et social. En effet, le rôle des médecins ne peut s'inscrire que dans un cadre général comme celui par exemple du Programme National de Santé Mentale.

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