JOURNAL TUNISIEN DE PSYCHIATRIE

Janvier 1998

Volume 1, Numéro 1

 

LES FEMMES AGRESSEES.
ENQUETE DANS LE SERVICE DES URGENCES
DE L'HOPITAL CHARLES NICOLLE.

  

Belhadj A; Khiari G; Saba G;
Melki W; Daoud A; Hachmi Z.

 

Résumé

Les agressions physiques subies par les femmes sont une préoccupation importante dans de nombreux pays et notamment dans les pays occidentaux comme en témoigne le nombre croissant des publications portant sur ce sujet.

Les statistiques hospitalières en général et les statistiques des salles d'urgences en particulier peuvent constituer un indicateur traduisant à la fois l'ampleur du phénomène et la gravité des lésions subies.

Le but de cette étude rétrospective était de déterminer la fréquence de cette conduite agressive à l'encontre des femmes qui ont consulté au service des urgences de l'hôpital Charles Nicolle à Tunis, suite au traumatisme qu'elles ont subi et, d'en décrire non seulement les conséquences médicales, mais aussi, les différents aspects liés à l'agression et à l'agresseur.

Cette étude qui a porté sur trois mois allant du 1er janvier 1991 au 30 mars 1991 a montrée que 159 femmes ont consulté après avoir été agressées physiquement. L'agresseur était le mari dans 56,8% des cas, un inconnu dans 15,9 % cas et un parent dans 11,3% des cas.

Les lésions siégeaient au niveau du visage dans 62,3% des cas, au niveau des membres supérieurs dans 28,9% des cas et étaient rarement localisées au dos (5% des cas).

L'agresseur a utilisé un objet contondant, tranchant ou brûlant dans 20,1% des cas.

Notons enfin que les certificats médicaux initiaux n'ont été rédigés qu'à la demande des femmes et dans 37,7% des cas seulement.

 Mots-clés : Femmes battues - Urgences - Violence - Médecine légale.

 


Summary

The physical aggressions incurred by women are an important preoccupation in many country and notably in the western countries as testifies the increasing number of issues carrying on this topic.

The hospitable statistics and the statistics of rooms emergencies; may constitute an indicator translating the ampleness of the phenomenon and the gravitated of incurred injuries.

The purpose of this retrospective study was to evaluate the frequency of this aggressive behaviour against the women who referred to emergencies department of the hospital Charles Nicolle at Tunis, following the injury that they incurred and, describe not only the medical outcomes, but also, the different aspects linked to the aggression and to the aggressor.

This survey which carried in 1991 on three months from first January to March 30, 1991 showed that 159 women consulted after have been attacked physically. The aggressor was the husband in 56.8% of cases, an unknown in 15.9% of cases and a relative in 11.3% of cases.

The aggressor used a blunt, cutting or burning object in 20.1% of cases.

The medical initial certificates were written only to the request of the women and in only 37.7% of cases.

 

Keys words: beaten Women- Emergencies- Violence- Forensic Medical.


 

INTRODUCTION

Les agressions physiques subies par les femmes sont une préoccupation importante dans de nombreux pays et notamment dans les pays occidentaux comme en témoigne le nombre croissant des publications portant sur ce sujet. A titre indicatif, il a été possible de dénombrer plus de 300 publications indexées dans les principales bases de données médicales à partir de l'année 1992.

Sujet d'actualité donc, y compris en Tunisie ou des tables rondes et des Colloques ont discuté directement ou indirectement de la violence et de l'agressivité à l'encontre des femmes. En témoigne également l'amendement des textes de loi et en particulier de l'article 218 du code pénal modifié en 1993.

Malgré cet intérêt grandissant, le corps médical tunisien semble très peu sensible à cet aspect particulier de la santé de la femme.

Le but de cette étude était de déterminer la fréquence de cette conduite agressive à l'encontre des femmes et, d'en décrire non seulement les conséquences médicales, mais aussi et surtout, les différents aspects liés à l'agression et à l'agresseur.

METHODOLOGIE

Il s'agit d'une étude rétrospective qui s'est déroulé aux services des urgences de l'hôpital Charles Nicolle de Tunis durant trois mois allant du 1er janvier 1991 au 31 mars de la même année.

La population étudiée a concerné toutes les femmes qui ont consulté suite au traumatisme qu'elles ont subi.

Au total, 159 dossiers de femmes battues ont été colligés.

Les paramètres étudiés ont concerné

- les données démographiques et familiales telles que l'âge et le statut matrimonial,

- les données cliniques concernant le type de lésion, son siège et sa gravité,

- les données concernant la consultation telles que le jour, l'heure et la date;

- les données concernant l'agresseur et la victime tels que le lieu, l'heure de l'agression et les moyens utilisés,

- et, enfin, les données en rapport avec les conséquences médico-légales telles que la délivrance d'un certificat médical initial et la durée du repos prescrit.

RESULTATS

1) Description de l'échantillon

* L'Age

L'âge était compris entre 18 et 82 ans avec un âge moyen égal à 33,8 ans. Le plus grand taux de patientes étant situé entre 20 ans et 36 ans avec un pic à 26 ans.

 

* Le statut matrimonial

- 79,5 % de ces femmes étaient mariées (70 cas)

- 19,3 % étaient célibataires (17 cas)

- 1,1 % étaient divorcées (1 cas).

Notons, cependant, que cette donnée n'a pas été précisée pour 71 femmes.

* Le lieu de résidence et la profession

Si la majorité des consultantes provenaient des zones urbaines et suburbaines desservies par l'hôpital Charles Nicolle, on note cependant que 66,9 % (95 femmes) habitaient des zones populaires. 31 % ( 44 femmes) habitaient des zones moyennes et 2,1 % habitaient des zones aisées (3 femmes). Notons cependant que cette donnée n'a pas été précisée dans 17 cas.

Ces femmes, pour la plupart, exerçaient rarement un travail (10 femmes).

2) Données cliniques

Les lésions constatées allaient de simples ecchymoses et dermabrasions à des plaies parfois profondes, des fractures voire des lésions encore plus graves ayant nécessité au moins dans deux cas une hospitalisation en urgence.

Dix-huit patientes (11,3 %) ont été dirigées sur d'autres hôpitaux spécialisés et en particulier au Centre Orthopédique de Ksar Saïd.

Les lésions siégeaient dans 62,3 % des cas au niveau du visage (99 femmes) au niveau des membres supérieurs dans 28,9 % des cas (46 femmes), au niveau des membres inférieurs dans 15,7 % des cas (25 femmes), au niveau de l'abdomen 9,4 % (15 femmes), au niveau du thorax 7,5 % des cas (12 femmes), au niveau du cou 6,3 (10 femmes) et au niveau du dos 5 % (8 femmes).

3) Les données concernant la consultation

Vingt six femmes (16,4 %) ont consulté sur réquisition émanant de la police et faisant suite à une plainte déposée.

Les jours des plus grandes consultations sont le Mercredi, le Jeudi et le Vendredi puisque 53 % de l'ensemble de l'échantillon ont consultés durant ces trois jours.

Il y a, par ailleurs, deux pics d'horaires de consultation, le premier se situe en début d'après-midi vers 13 heures, et le second pic se situe dans la soirée à partir de 20-21 H.

4) Données concernant l'agression et l'agresseur

* L'agresseur

L'agresseur était dans 56,8 % des cas le mari (25 cas). Il était un inconnu dans 15,9 % des cas. Dans 11,3 % des cas l'agresseur était un parent (5 cas) et dans 6,8 % des cas un ou une collègue. Enfin, dans 9,1 % des cas l'agresseur était connu par la victime mais n'avait avec elle ni des liens familiaux ni des liens professionnels. On note cependant que cette donnée n'a pas été précisée pour 113 patientes.

* Le lieu et l'heure de l'agression

L'agression s'est déroulée pour la majorité, c'est-à-dire dans 81,9 % des cas, à domicile (59 femmes), dans 12,5 % des cas dans un lieu public et dans 5,6 % des cas sur les lieux du travail (4 femmes). Cette donnée n'a pas été précisée pour 86 femmes.

Deux pics horaires très nets caractérisent le moment de l'agression à 10 H du matin (12,1 %) et à 20 H (18,7 %).

* Les moyens utilisés

Pour 32 femmes au moins (20,1 %) l'agresseur a utilisé un moyen physique allant des coups de pierre aux coups de fouets en passant par les lames de rasoirs, les battons et les armes blanches.

* Les délais

Les délais entre l'agression et la consultation étaient habituellement courts pratiquement immédiats, n'empêche que 23 victimes (14,5%) n'ont consulté qu'entre 1 et 7 jours, une patiente parmi elles a même consulté un mois après l'agression.

5) Les ASPECTS médico-légaux

Un certificat médical initial a été délivré à 60 femmes 37,7 % des cas.

Les journées de repos prescrites allaient de 2 à 21 jours avec une moyenne de 9,7 jours.

COMMENTAIRES

Près de deux femmes, victimes de violence consultent par jour aux urgences de l'hôpital Charles Nicolle. Ce fait est de nature à confirmer que l'agression des femmes est un phénomène qui n'est pas exceptionnel. Cependant ce travail ne peut prétendre à définir la véritable incidence de l'agression à l'encontre des femmes ni dans la population desservie par l'hôpital Charles Nicolle et encore moins dans la population générale.

Ce travail prêche aussi par l'absence d'un groupe témoin qui aurait pu être constitué par les hommes agressés.

Rappelons cependant que le but de ce travail était d'abord descriptif d'un comportement assez commun dans pratiquement toutes les cultures. A ce propos et à titre d'exemple, aux Etats-Unis une femme est battue toutes les 18 secondes, pis encore quatre femmes sont assassinées par jour par leur conjoint ou leur concubin. Au Nigeria, 31,4 % des femmes sont victimes de violence physique. Au Mexique, 44,2 % des femmes sont battues dans le milieu rural, et ce taux atteint 56,7 % dans le milieu urbain. Alors qu'au Canada, 18,1 % des femmes ont été agressées au moins une fois dans leur vie. Cette situation a pris une telle ampleur, tant par sa fréquence que par sa gravité, au point que la violence à l'encontre des femmes est devenue un sujet d'inquiétude à l'échelle mondiale.

En 1992, la déclaration sur l'élimination de la violence contre les femmes proclamée par l'organisation des Nations Unis, stipule que l'agression contre les femmes est une des manifestations des rapports de force historiquement inégaux entre l'homme et la femme. Ces rapports ont abouti à la domination exercée par les hommes sur les femmes et à la discrimination à leur égard.

C'est ce qui a amené la majorité des auteurs à insister sur le rôle d'une éducation égalitaire entre les hommes et les femmes et à instaurer les principes de l'anti-violence dans la lutte contre l'agressivité à l'encontre des femmes.

D'autre part, il paraissait important de signaler et d'insister en même temps sur le fait que les lésions retrouvées dans cette étude étaient parfois graves, avec atteinte du visage dans près des deux tiers des cas. Ces traumatismes de la face seraient probablement en rapport avec la proximité de cette partie du corps. Cependant, il ne faudrait pas négliger non plus l'humiliation qui se surajoute au traumatisme défigurant, humiliation recherchée certainement par l'agresseur. Le visage, objet du regard de l'Autre, est le premier élément de la relation et de la communication avec autrui. D'ailleurs, le prophète Mohamed n'a -t - il pas interdit la violence sur le visage en disant : "

".

Certaines publications traitent à part les lésions graves occasionnées par les agresseurs et confirment le fait que les femmes ne consultent que quand les lésions sont relativement sérieuses. Le travail de KURHUNEN mené en Finlande et publié en 1992, confirme ces données en insistant sur le fait que les victimes évitent de se faire soigner dans les hôpitaux et les structures publiques tant que les lésions peuvent être traitées ailleurs et de manière discrète.

Ceci peut trouver explication dans le fait que l'agression intra-familiale bien que fréquente (81,9 % des cas de notre étude) reste du domaine privé, l'espace familial étant un espace intime et protégé. Un regard étranger est considéré naturellement comme un regard intrus.

Aussi, et en dehors de l'urgence véritable , si les femmes sont amenées à en parler, c'est souvent à travers des plaintes somatiques masquant des manifestations dépressives. Au point que certains auteurs expliquent la surconsommation médicale dans les différents centres de soins de premières lignes par la fréquence des crises conjugales qui continuent à être inlassablement méconnues. C'est dire l'importance du rôle du médecin non seulement dans la détection de l'agressivité intra-familiale mais également dans la prévention des récidives et la réparation narcissique des blessures.

Deux principaux volets ont été décrits pour la prévention des violences à l'encontre des femmes ; à côté d'une éducation sans violence, contre la violence et instaurant le principe de l'égalité homme - femme, les auteurs insistent d'un autre côté sur le principe de la punition de la violence et la présence d'un cadre juridique protégeant les femmes victimes d'agression. De ce point de vue, le Certificat Médical Initial reste le principal instrument médico-légal mis à la disposition des victimes et témoignant qu'un acte répréhensible s'est réellement produit entre un agresseur et un agressé. Or ce certificat médical initial n'a été délivré, dans notre étude, que dans 37 % des cas. Il devrait pourtant être délivré automatiquement aux femmes agressées tout en étant exhaustif, détaillé et en tous cas décrivant les lésions de manière objective.

CONCLUSION

Ce travail préliminaire conduit en 1991 aux urgences de l'hôpital Charles Nicolle a attiré notre attention sur un comportement social que nous avons cru, à tort, relativement exceptionnel. Les résultats sont venus infirmer ces premières hypothèses éphémères.

Interpellés alors en tant que témoins de la souffrance féminine nous avons projeté de continuer à étudier les différents aspects de la violence à l'encontre des femmes et d'étudier les différents moyens d'y faire face afin de préserver, en dernière analyse, la vie du couple et la vie familiale ... Tout en sachant que la préservation de la famille ne peut se faire au détriment de certains de ses membres et à n'importe quel prix.

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