JOURNAL TUNISIEN DE PSYCHIATRIE Janvier 1998 Volume 1, Numéro 1 |
PROPOSITIONS POUR UNE PRISE EN CHARGE PSYCHOSOCIALE
DES PERSONNES AGEES
Dr Zouhaïr HACHMI
Les bouleversements culturels et sociaux que connaît le monde d'aujourd'hui ont été déterminés par trois causes principales : premièrement, le développement des sciences physiques qui a été, lui-même, à l'origine de la révolution technologique. Deuxièmement, le développement de l'informatique qui a été à la base d'une modification des concepts de communication avec ses corollaires de stockage de l'information, analyse des données et transmission - réception en temps réel de la décision et, troisièmement au développement de la médecine qui a été à l'origine de la longévité humaine. L'homme très âgé est une création du XXème siècle et, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous assistons à un vieillissement de la population de la terre.
Il est connu aujourd'hui que, la population âgée est en train d'augmenter, dans tous les pays du monde tant en chiffre absolus qu'en proportion par rapport à la population générale.
La population âgée est en train, en effet, d'augmenter dans tous les pays du monde, tant en chiffre absolus qu'un proportion par rapport à l'ensemble de la population générale. En chiffres absolus, le vieillissement sera le plus spectaculaire dans le monde en développement ; en proportion, il sera de 25 à 30 % dans les pays occidentaux et au Japon.
Ces faits auront certainement d'importantes répercussions sur le plan de la santé, sur les données socio-économiques, mais aussi sur la morale et l'éthique.
Il est connu, en effet, que la personne âgée est grande consommatrice de soins médicaux. La proportion des troubles mentaux, dans cette demande de soins, reste très importante. Aux Etats-Unis, les différentes études estiment la prévalence des troubles mentaux dans la population âgée à 25 %. En Tunisie, on sait depuis l'excellente étude épidémiologique de HAJEM, menée sur un échantillon représentatif de la population, que la proportion des troubles mentaux, toutes pathologies confondues, en dehors de la détérioration mentale est de 24,4 % et que la prévalence de la détérioration était proche de 5 % (avec 1 % d'atteinte sévère).
Autrement dit, en Tunisie, une personne âgée sur trois présente des troubles mentaux plus ou moins sévère. Cela signifie, qu'en considérant que la Tunisie compte 8 millions d'habitants dont 8, % sont âgés, la proportion des personnes ayant besoin d'une assistance psychologique voire psychiatrique serait comprise entre 150 et 200.000 personnes. C'est à dire que les besoins sont importants, qu'ils sont aujourd'hui sous diagnostiqués mais qu'ils nécessitent une attention particulière et, en tout cas une planification sérieuse pour les années à venir.
Mais la prévalence des troubles mentaux dans la population âgée ne peut constituer la seule question concernant la santé mentale. Il y va aussi, en effet, de la perception de qualité de la vie, de l'idée que la personne se fait d'elle-même, du respect qu'il lui est dû, de la qualité de l'estime de soi, du sentiment d'appartenance à la communauté, du rôle qu'elle est appelé à jouer et toutes ces données constituent une infime partie de ce qui pourrait influer la vie affective et même physique dès qu'on commence à prendre de l'âge.
Les difficultés sont d'autant plus ardues que le concept du vieillissement et la réflexion entourant l a prise en charge psychosociale de ces personnes sont assez récents en Tunisie. Il faut dire aussi que nous avons été épargné jusque là à cause de tradition ancestrales qui ordonnaient le respect aux personnes âgées, leurs protection et obligeait l'aide aux parents et de manière générale à tous les âgés.
Nous n'avons plus beaucoup de temps pour savoir ce que nous allons faire de nos traditions. Les changements sociaux que nous commençons à vivre, du fait du développement et des bouleversements culturels et économiques, risquent de nous prendre de court, si on n'accorde pas, aujourd'hui, un intérêt à une réflexion profonde concernant les personnes âgées.
- Serons-nous capables d'harmoniser le développement et notre respect, notre attention, notre aide traditionnelle et naturelle aux personnes âgées ?
- Ou bien allons-nous adopter, peu ou prou, les modèles des pays occidentaux et abandonner notre vieillesse à la merci des institutions ?
- Ou serons-nous capables d'assurer au mieux les services nécessaires aux personnes âgées sans pour autant exclure le rôle de la famille et des liens affectifs qui les rattachent encore à la vie ?
Si pour le moment, ce qu'on peut tirer du travail de HAJEM, c'est qu'il n'y aurait pas une grande urgence c'est parce que les liens familiaux sont encore solides, au moins pour quelques années encore. Mais l'urbanisation rapide, la disparition de la grande famille ( Âyla ) au profit de la famille nucléaire ( Ousra ), l'exode, l'acculturation et les difficultés quotidiennes se répercuteront nécessairement, tôt ou tard, sur les personnes âgées. Déjà, certains rôles sociaux qui leur étaient dévolus ont disparus comme celui de conseiller, de conciliateur ou d'aide aux grandes décisions communautaires. Pis encore, certaines émissions à grand public présentent les personnes âgées sous des caricatures de Haj Klouf ou Cheikh-Trifa que les enfants et les moins jeunes risquent d'intégrer non pas dans la dimension humoristique qui leur était destinée mais bel et bien dans l'image immédiate. Il y a bien lieu d'accorder tout l'intérêt nécessaire pour perpétuer une culture, des traditions et des attitudes aussi positives que possibles lors d'élaboration des programmes de santé mentale des personnes âgées.
Il importe maintenant que l'on fasse ensemble un petit détour pour connaître les caractéristiques psychologiques et sociales des personnes âgées avant de proposer ensuite la discussion de quelques recommandations.
D'abord qu'est ce la vieillesse ?
A son premier stade, elle est une importance croissante du souvenir. Puis tout se passe comme si le sujet s'éloignait progressivement et très lentement de la réalité et se replie sur lui-même dans une sorte de régression.
La question qui se pose est de savoir si toutes les vieillesses doivent évoluer inéluctablement vers la régression. Certainement pas et même si quelques données sont constantes telle la sénescence biologique du corps, n'empêche que la vieillesse prend des visages différents selon les individus et leurs histoires personnelles.
Tous les hommes ne sont pas égaux devant la vieillesse. Certains subissent "passivement" la longue décrépitude, alors que d'autres garderont une activité intellectuelle tardive, prolongée et stimulante, source d'une jeunesse presque inépuisable.
Certes, l'homme vieillissant se distingue avant tout par son ralentissement général. Le ralentissement est une caractéristique quasi constante et dépend des facteurs biologiques. Ce ralentissement caractéristique du sujet âgé s'accompagne de troubles caractériels tel que la persévérance des idées et la stéréotypie des modes de réaction face même à des situations nouvelles. Il y a là une aggravation des traits de caractère antérieur à la vieillesse : le prudent devient avec l'âge méfiant, le joyeux devient bavard, le craintif devient hypochondriaque et est toujours en train de " surveiller " son corps et son fonctionnement. Ne dit-on pas " on vieillit comme on a vécu "?
Ainsi ce qui semble être déterminant dans la vieillesse est cette perte à la fois physique, organique et psychologique, en rapport avec le stress. L'altération des fonctions sensorielles est toujours constante. Il y a une diminution de la vision (12% en Tunisie pour cette population avec 2% de cécité) , et de l'audition (15% avec une surdité dans 0,7%).Les troubles de l'audition favorisent la méfiance et l'égocentrisme, les troubles de la vision favorisent le repli et les difficultés de déplacement. Ainsi par exemple l'adaptation à l'obscurité diminue lentement de 3O à 6O ans, et cette diminution s'accélère rapidement à partir de soixante ans, ce qui oblige le sujet âgé à réduire ses sorties nocturnes.
Les fonctions intellectuelles sont elles mêmes altérées. Ces altérations sont patentes chez 4,8% de la population tunisienne avec 1% de manière sévère. L'attention est diminuée, la mémoire de fixation est également diminuée. Les troubles mnésiques sérieux se rencontrent chez 5% de la population âgée dans notre pays.
Le sommeil est lui aussi altéré. Le sommeil rappelons-le, est un baromètre sensible de l'équilibre psychique. Un e personne âgée sur trois se plaint d'insomnie.
L'attitude générale des vieillards vis à vis de la vieillesse est alors souvent négative et comporte une certaine résignation. Une forme de fatalisme qui jette quelques uns dans un certain mysticisme.
La réalité serait incomplète si on se tiendrait à cette description de la vieillesse, car il se produit en réalité un étrange mélange de changements négatifs et de changements positifs.
Si d'un côté des forces sont économisées, de l'autre de nouvelles forces sont développées. Ainsi par exemple si l'involution réduit la capacité d'assimilation, elle favorise par contre la capacité de synthèse. C'est au cours de la vieillesse qu'on constate par exemple les meilleurs résultats de connaissance du vocabulaire et de la culture générale.
D'ailleurs la personne âgée arrivera à résoudre la plupart des difficultés pour un peu qu'on lui permette de disposer d'un temps suffisant.
Le rendement intellectuel chez les personnes âgées de plus de 6O ans dépend dans une très grande mesure de leur degré de culture et les grandes oeuvres ne sont pas dépendantes de l'âge. Si les mathématiciens, les musiciens et les hommes de sciences sont productifs vers la quarantaine, les philosophes, certains artistes peintres, certains hommes de Lettres ont produit plus tardivement. Ce sont des oeuvres qui nécessitent une grande introspection et une certaine maturité.
La pathologie.
Par ailleurs la pathologie mentale chez les personnes âgées pourrait être classée en quatre ou cin grandes catégories. Notre objet n'est pas de détailler ces aspects mais il importe quand même de savoir que pratiquement toutes ces maladies sont influencées dans leurs évolutions, par des facteurs environnementaux et en particulier par l'entourage familial. Celui-ci peut exercer, sans aucun doute, par sa présence et son soutien un effet bénéfique.
C'est ainsi que l'on sait par exemple que l'évolution des états démentiels est meilleure dans les pays en développement où les liens familiaux sont encore solides. Il y va également des états anxieux et dépressifs qui bénéficient, dans nos contrées, du soutien familial, culturel et social. C'est dire combien il importe de garder les personnes âgées dans leur milieu familial et social et très loin des institutions.
EN CONCLUSION
On est en droit de penser que le développement économique et social, aussi nécessaire soit-il, apporte avec lui de sérieux problèmes d'adaptation pour les personnes âgées. Les réflexions des principaux spécialistes de la question dans le monde tournent au tour de quelques thèmes principaux :
1) Pour pouvoir établir efficacement des programmes cohérents d'aide et d'intervention, il faudrait pouvoir disposer d'un minimum d'informations concernant les personnes âgées : leur nombre, leurs conditions sociales et économiques, les maladies somatiques et psychiatriques dont ils souffrent et surtout leur degré d'autonomie et d'indépendance.
2) La nécessité d'intégrer les soins pour les personnes âgées dans le cadre général des soins de santé de base. Aussi importe-t-il que les médecins de premières ligne, les travailleurs de santé et les travailleurs sociaux soient formés à la résolution des problèmes et des difficultés des personnes âgées. Les séminaires de formation sont probablement utiles mais ils sont insuffisants car, dans l'idéal, il faudrait pouvoir intégrer cette formation dans les cursus universitaire des médecins, des travailleurs de la santé, les psychologues et les travailleurs sociaux.
3) Favoriser la prise en charge, à domicile, en adaptant par exemple le mode de l'habitat surtout en milieu urbain, apporter une aide personnalisée aux logements, des aides ménagères voire l'allocation compensatrice, même symbolique pour tierce personne.
4) Favoriser les soins médicaux et paramédicaux à domicile et ne recourir aux foyers-logements et à la mise en institution que la main forcée, lorsque aucune autre solution n'est envisageable.
5) Imaginer des solutions permettant de faire participer les personnes âgées au travail, à participer à la vie communautaire et à communiquer leurs expériences, leurs connaissances et leur savoir aux jeunes générations et notamment aux enfants qui sont curieusement très réceptifs aux personnes âgées qui représentent pour eux le mythe personnifié des origines.
6) Favoriser toutes les formes de l'action dans le cadre du bénévolat et dans le cadre associatif et notamment utiliser les structures déjà existantes comme les comités de quartier.
Pour conclure, il faudrait admettre qu'aucune réponse aujourd'hui, ne saurait être définitive à toutes les questions se rapportant à la vieillesse. Aussi la porte est largement ouverte aux réflexions.