JOURNAL TUNISIEN DE PSYCHIATRIE

Janvier 1998

Volume 1, Numéro 1

LA PERCEPTION SOCIALE DE LA MALADIE MENTALE,
LE POINT DE VUE D'UN PSYCHIATRE

 

Z. HACHMI

L'exclusion, la marginalisation et le rejet de personnes, qui ont pour seul péché d'être malades, est une action qui ne saurait trouver, dans la logique, un sens et un bien-fondé quelconque. La perception sociale de la maladie mentale, comme pour d'autres maladies, hier la lèpre, aujourd'hui le Sida, connaît, certes, des changements. Mais ces changements sont lents, marqués par des hésitations et, surtout, par un sentiment de découragement. Ces évolutions sont perçus comme oscillantes entre le désintérêt quasi total et, une culpabilité excessive et inhibitrice. Or, à la veille de l'année placée sous l'emblème de la tolérance, il est somme toute légitime d'introduire, un des souhaits de la société, celui du respect des différences qui pourraient exister dans la manière d'être et de réfléchir des individus surtout, si ces différences sont inhérentes à leurs maladies et, aux aléas de leurs existences. Aussi la maladie mentale ne devrait-elle plus susciter, aujourd'hui, des sentiments contradictoires, partagés entre la pitié, la compassion, la peur, le rejet ou la haine.

Ce n'est certainement pas à un discours moralisateur qu'on vous invite en prenant l'alibi de la perception sociale de la maladie mentale. Il s'agit plutôt de comprendre pourquoi la folie, dans une société et une culture données, suscite autant de réserve. Et pourquoi le discours sur la folie est-il d'emblée perçu comme suspect. Une analyse objective de ce fait social est d'autant plus ardue qu'elle est faite par un psychiatre dont le supposé rôle, est de s'occuper d'abord de l'individu malade et, surtout pas d'une société qui secrète la folie.

Ces faits entretiennent une décadence, mot employé par Henri Ey, célèbre psychiatre français, pour désigner la conséquence du désintérêt vis à vis de tels sujets par l'opinion publique. Cette décadence est due également à la méconnaissance, sinon au dédain dont témoigne le corps médical, à l'égard du fait psychopathologique. Le psychiatre finit par être assimilé, plus ou moins inconsciemment, à l'aliéné. Il devient, au mieux, "un jongleur de mots auquel on veut bien reconnaître parfois quelque talent d'esprit bien plus propre à divertir qu'à forcer l'estime".

Si la folie dans notre société, comme partout ailleurs, n'est pas un fait récent, les psychiatres, eux, le sont. Ils sont, dans leur état actuel, à la fois une émanation de la médecine occidentale, supposée être rationnelle, et les héritiers d'un système traditionnel, basé sur un raisonnement magico-religieux. Les psychiatres répugnent à ce qu'on leur rappelle, même avec beaucoup d'humour, qu'ils sont, bon gré mal gré, les nouveaux chaouaffa, ouaguaâ, déguaza et azzama. La chose est d'autant plus mal acceptée que cette passation de pouvoir s'est produite de manière rapide. La psychiatrie est donc partie de traditions moyenâgeuses, à la modernité la plus actuelle, en quelques deux ou trois décennies. C'est dire les difficultés supplémentaires qu'ont les psychiatres à convaincre un large public, plus porté sur les explications et les traitements traditionnels de la folie, que sur une compréhension qui ne s'insère pas forcément dans leurs schèmes culturels. Rares sont ceux qui savent, autant dans le large public que chez les initiés, que la psychiatrie tunisienne moderne, scientifique et rationnelle, constitue un retour aux sources. Cette psychiatrie accusée d'"occidentalisme" ne date pas du retour des premiers médecins qui ont fait leurs études dans les pays européens et en particulier en France. Ishaq Ibn Omrane, au IXeme Siècle, installé à Kairouan, avait instauré des traditions d'enseignement et de pratique psychiatrique, qui l'ont rendu célèbre. Son traité magistral sur la mélancolie, conservé à la bibliothèque de Munich, est probablement le premier ouvrage scientifique qui a traité de pratiquement tous les aspects de la dépression. Il sera suivi par Ibn El Jazzar qui a largement traité des céphalées, des confusions mentales, des délires aigus et de l'épilepsie. Son ouvrage a été traduit de son vivant en grec, et faut-il rappeler, qu'une de ses traductions, a appartenu à Napoléon Bonaparte. La plupart des traités de médecine arabo-musulmane connaîtront le chemin de l'Europe à travers l'Espagne, Palerme et Salerne. L'avance des arabes sur le reste du monde en matière de psychiatrie a été évidente durant des siècles. Une des raisons de ce succès est retrouvée dans le traité d' Ibn Omrane sur la mélancolie où, pas une seule fois dans son ouvrage, il fait référence aux causes surnaturelles de la maladie mentale, aux démons ou aux djinns. Cette approche scientifique et moderne de la folie, dans un contexte qui s'y prêtait mal et, la décadence qu'a connu la civilisation arabe, ont aidé à jeter l'oubli sur les origines de la pensée psychiatrique dans notre pays. On comprend dès lors combien il est injuste d'accuser les psychiatres d'aujourd'hui d'être les héritiers des chamans et de méconnaître, dans leurs filiations, la grandeur du Salaf dans les noms, d'Ibn Omrane, d'Ibn El Jazzar mais aussi d'Aboul Kacem Ezzahraoui ( neurochirurgien), et d'Ibn Zohr etc... Avant même l'installation du protectorat français, Sadok Bey fonde l'hôpital Essadiky qui est l'actuel Centre Hospitalo-Universitaire Aziza Othmana et sur les 190 lits, trente ont été réservés aux malades mentaux. Avant même l'arrivée des français, à l'hospice d'El Azzafine, étaient placés des malades mentaux. Ces hospices qui ont connu plus tard, une certaine déchéance, étaient en réalité les successeurs des célébres maristanes de Baghdad, premiers hôpitaux psychiatriques du monde. Il ne faudrait donc pas se tenir uniquement aux descriptions de Guy De Maupassant qui en fait référence dans son livre "la vie errante". Sans plus tarder sur cet aspect historique, nous préférons vous conseiller les écrits sur l'histoire de la psychiatrie mais aussi de la Médecine Arabe magistralement présentées par notre Maître, le professeur Sleim AMMAR, dans ses oeuvres destinées à être transmises aux générations futures.

Ainsi la réalité actuelle nous paraît bien plus différente de ce qu'elle aurait dû être. La folie est une affaire que la société tente de liquider et, selon l'expression de Georges Devreux " à coup d'euphémismes, d'innocences feutrées et de pieux alibis de toutes sortes ". Il est même curieux de constater avec quelle imprécision elle désigne la folie sous un terme générique et vague de H'bel ou jounoun, et le fou sous le terme de Mahboul ou de majnoun. Tout est ainsi relégué dans le flou dont il faudrait très peu parler. Ce fait cache évidemment le véritablement dessein collectif. D'abord celui qui place la personne, seule, face à la menace de la folie et situe la société confortablement et immanquablement du côté de la normalité. La formulation ainsi faite, traduit dans une analyse encore plus poussée, que les jnouns sont les seuls responsables de ce qui pourrait arriver à un individu. Les jnouns sont impliqués dans toutes les formes de la folie et ce fait sont les persécuteurs désignés quelque soit le type de la souffrance. L'aliéné, celui qui a perdu sa liberté, l'a été du fait qu'il est Maskoune par les jnouns, ceux-ci commandent ses désirs, agissent à sa place et parlent en son nom. La société développe donc une étiologie à la fois unitaire et manifestement persécutrice dont le but final et de suggérer son innocence, en concentrant toute l'attention sur des êtres invisibles, manifestement malveillants et dotés d'une puissance maléfique. Comme le note Mohamed Boughali, " la folie devient ainsi une affaire qui ne concerne que la personne atteinte dans les strictes limites de son individualité "

Il est plaisant de remarquer, qu'au niveau même des psychiatres, cette tendance à déculpabiliser la société ou à l'impliquer, empreinte des chemins de querelles scientifiques des plus camouflées. La psychiatrie soulève les passions, entretient des divergences et provoque des conflits. C'est que la question, par exemple de la dichotomie soma - psyché ou corps - esprit, est loin d'être résolue. A priori il s'agit là d'une question purement technique qui n'a rien à voir avec la société. Les clivages sur cette incertitude montrent à quel point, aucune conciliation n'est possible, aujourd'hui, entre le psychologisme et le biologisme. Toutes les tentatives pour rapprocher les deux aspects de l'humain, son corps et son esprit, dans une acceptation unitaire de sa structure, restent vaines, traduisent plutôt des exercices de style littéraire, et restent fondamentalement chaotiques, anecdotiques et démagogiques. L'esprit n'est ni pure matière, ni une imagination portée sur un miroir, dans une attitude d'auto-contemplation et d'auto-analyse.

Le champ de la psychiatrie restera, pendant longtemps encore, partagé dans le désarroi du choix de son objet d'étude. Or, il s'agit là d'une question fondamentale, le psychologisme reposant ses concepts sur celui de la folie alors que le biologisme prend appui sur le concept de la maladie mentale.

Le modèle de la maladie mentale est un modèle mécaniciste. Des lésions anatomiques ou des dysfonctionnements neuro-hormonaux, se traduisent par des signes cliniques ; ces signes cliniques sont regroupés en syndromes et les syndromes en maladies. Il s'agit donc d'un modèle de causalité linéaire, où l'action thérapeutique consiste à réparer la panne. Le modèle organiciste qui privilégie l'idée que la maladie mentale n'est en rien différent d'une maladie organique, telle une cardiopathie ou une néphropathie, renvoit dos à dos la dimension individuelle et la dimension sociale de la maladie mentale.

En effet, il n'y aucune raison qui puisse faire croire à priori, qu'une infection urinaire, un diabète, une bronchite ou une insuffisance cardiaque pourraient être déclenchées par un problème relationnel qu'il soit familial ou social. En enfermant la psychiatrie dans l'organicité, toute la société se lave les mains des éventuelles accusations et du rôle négatif qu'elle pourrait jouer dans le phénomène de la folie. Le fou se retrouve ainsi le seul responsable de ce qui lui arrive et, à ce titre, il ne peut prétendre qu'au statut de malade.

Nous sommes donc en plein débat : ici le malade a un dysfonctionnement dans son cerveau, ailleurs c'est un jin qui s'occupe de cette besogne.

Les querelles stériles d'écoles risquent de camoufler par delà le soma et la psyché, la question fondamentale de la folie celle-ci est-elle un phénomène individuel ou un phénomène de société ? Le vrai dilemme est donc de savoir si, en dernière analyse, les symptômes individuels ne concernent qu'une personne, ou si ces symptômes sont significatifs d'un dysfonctionnement social. Autrement dit, la folie qui n'atteint qu'un membre du groupe peut-elle remettre en question l'ordre et le fonctionnement de toute la communauté ? Voilà pourquoi tout discours sur la folie risque d'être suspect. La maladie d'un seul individu peut être la traduction symptomatique de toute une société malade. Le psychiatre, chargé de ne s'occuper que d'un individu, n'ayant de légitimité que parce qu'il est le garant de la normalité de l'ensemble du groupe, peut-il éthiquement admettre son silence ?

Prenons un exemple. Ben Ismaïl écrit que les profondes mutations sociales des deux dernières décennies et les vifs conflits d'acculturation ont entraîné une progression spectaculaire des schizophrénies, surtout dans les grandes cités urbaines. Lejri et Ammar, en 1972, constatent également que la schizophrénie se développe de plus en plus à la faveur des perturbations des constellations familiales actuelles, et aux incomplétudes des foyers avec exclusion physique ou fonctionnelle de l'un des deux parents. Faut-il insister pour notre part sur l'importance de ce que nous vivons dans le chevauchement des cultures, des multiplications infinies des échelles de valeur et des modèles de sociétés, véhiculés, jusqu'à l'intérieur de nos foyers, par les médias envahissants à travers les paraboles, les télévisions, les salles de cinémas etc ? Ces modèles contradictoires ne sont-ils pas à l'origine de difficultés d'identification impliquant une fragilité individuelle qu'elle risque d'entraîner au niveau de la "scission culturelle du Moi" ?

Ben Ismail notait en 1987 que dans la société traditionnelle maghrébine, les états névrotiques semblaient être relativement rares. La cellule sociale de base était représentée par la famille patriarcale. Le respect des aînés, la discipline des règles de vie simples et cohérentes, la solidarité et la cohésion du groupe constituaient des valeurs fondamentales. Ce cadre socio-familial communautaire, selon l'expression de Mohamed Ghorbel, est quoi que contraignant, procurait malgré tout, un sentiment de sécurité. Les difficultés de l'individu sont supportées par l'ensemble communautaire qui certes réduit l'individualité mais au profit d'un ensemble plus solide, celui de tout le groupe, mieux armé pour faire face aux vicissitudes de la vie.

L'évolution nécessaire de la société tunisienne qui se traduit, dans les faits, par un plus grand épanouissement individuel s'est accompagné d'une modification plus ou moins importante de la notion de famille qui, comme le note Essediq JEDDI, est passée de la Ayla à la Osra, cette dernière étant une forme nucléaire et, réduite aux époux et à leurs enfants. Rupture entre les générations, matérialisme de plus en plus contraignant, glissement dans les méandres de la consommation, le tunisien se trouve aujourd'hui confronté à une vie à laquelle il n'a pas été assez préparé. Une vie faite d'un quotidien basé sur une compétition effrénée, des exigences immodérés, et des insatisfactions toujours plus graves. Aujourd'hui, pour les jeunes et pour les moins jeunes, pour les femmes et pour les vieillards, le vécu quotidien inquiète. La maladie mentale guète tout le monde et ne concerne plus, selon l'expression de feu Boucebci, les seuls victimes qui subissent les épreuves ou la vengeance des jounounes. De fait, la perception sociale de la maladie mentale est en train de se modifier. Il y a eu l'apparition d'une nouvelle étiologie plus rationnelle, celle qui est de plus en plus évoquée par les malades et leurs familles. c'est la sadma. Mohamed Helayem écrit que ce concept qui exprime la notion de traumatisme psychique lié à un événement réel, est impliqué dans toutes les réactions ou manifestations anxieuses, émotionnelles, dépressives et psychosomatiques. L'expression même de la maladie mentale connaît de ce fait des modifications. Le malaise se traduisant auparavant par la persécution et par la somatisation, emprunte de plus en plus la parole comme moyen privilégie d'expression du tourment. Aux anciens démons se substituent aujourd'hui de nouveaux stress : le bruit, la fatigue, le surmenage, le chômage, les conflits professionnels, les moyens de déplacement, l'entassement dans les villes, et en bref le prix du développement. Nous avançons donc, comme la plupart des pays du monde vers l'homme-robot à qui est destiné le marché de l'angoisse et des tranquillisants, le marché de l'activité et des psychostimulants, le marché de la dépression et des antidépresseurs. La perception actuelle de la maladie mentale fait que nous admettrons tous, très bientôt, que notre bien-être mental s'achètera chez le pharmacien. Pour éviter ce dernier pas, il est peut-être grand temps qu'on se remette à réfléchir.

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