LES SUICIDES EN TUNISIE
Légende et actualité

 

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S. Douki, R. Bouzid, J. Taktak,

K. Tabbane, G. Khiari.

 

Ne chantez pas la mort, c'est un sujet maudit ; le mot seul jette un froid aussitôt qu'il est dit ... clame Léo Ferré. On ne peut mieux dire l'émotion, la terreur et la fascination qu'inspire la seule évocation de la mort à l'Homme.

Et pourtant, de tous temps et en tous lieux, des hommes et des femmes se sont donnés la mort. En d'autres temps, en Tunisie même, Elissa, la légendaire fondatrice de Carthage a volontairement mis fin à ses jours.

Mais comment donc peut-on aspirer à mourir ? Cette question se pose avec d'autant plus d'acuité que les auteurs maghrébins sont unanimes à constater, depuis une vingtaine d'années, la montée en fréquence des conduites suicidaires. Les auteurs tunisiens sont toutefois les seuls à observer une large sur-représentation féminine, y compris dans les suicides accomplis.

Cette singularité propre à la Tunisie, terre d'Islam, où le meurtre de soi est frappé d'anathème, ne laisse pas de nous interpeller sur le sens de ces conduites; faut-il y voir avec GHACHEM l'effet d'une "prédisposition ancestrale" ?

Comme le passé éclaire le présent, aussi bien celui de l'individu que celui de la collectivité, nous sommes allés chercher les réponses à notre questionnement dans l'histoire de la Tunisie, il y a plus de 25 siècles, à Carthage plus précisément.

De cette époque, nous rapporterons quatre suicides légendaires restés célèbres, ceux de trois femmes et d'un homme dont la vie et la mort résument l'histoire de la Tunisie punique.

Le premier est celui d'ELISSA-DIDON fondatrice de carthage.

L'histoire, réalité et légende mêlées, nous enseigne que Carthage a été fondée en l'an 814 AV. J.C par la reine DIDON, venue de la cité phénicienne de Tyr fuyant la tyrannie de son frère Pygmalion, assassin de son mari.

Arrivée sur le site de Carthage, Elyssa réussit grâce à son habileté à établir de bonnes relations avec les autochtones et à leur acheter un terrain. Une ville prospère y verra le jour, Quart Hadasht, étymologiquement capitale nouvelle.

Cependant Hiarbas, roi des autochtones Maxitani, ébloui par la beauté et l'intelligence de la jeune reine voulut l'épouser et menaça les carthaginois de représailles, si Elyssa lui refusait sa main.

Celle-ci fut fort embarrassée, désireuse qu'elle était de rester fidèle à la mémoire de son défunt mari, mais craignant aussi pour sa jeune cité une guerre qui lui serait fatale.

Elle feignit alors d'accepter et ordonna les préparatifs du mariage. Quand tout fut prêt, elle fit dresser un bûcher pour effacer par un dernier sacrifice le souvenir de son ancien mari. Après avoir fait immoler plusieurs victimes, elle se précipita dans le feu après avoir déclaré qu'elle allait rejoindre son époux. Ce geste lui valut d'être, par la suite honorée comme une divinité.

SOPHONISBE, fille du carthaginois Asdrubal

SOPHONISBE, fille du carthaginois Asdrubal et épouse du prince berbère Syphax connut, elle aussi, le même sort.

Sophonisbe était connue pour sa beauté, son savoir et son patriotisme. Elle était une ardente adversaire des ennemis de Carthage, Rome en particulier.

Après la défaite de son père et de son mari par Scipion l'Africain, elle choisit, plutôt que d'être livrée à ce dernier, de boire courageusement une coupe de poison. Ainsi mourut la belle Sophonisbe dont la beauté était telle que tous ceux qui la voyaient étaient pris par son charme.

l'épouse d'Asdrubal

Evoquons enfin, l'épouse d'Asdrubal qui se suicida quand Scipion Emilien sonna le glas de Carthage en 146 Av. J-C.

Alors que la cité brûlait, que 50 000 puniques se rendaient, qu'Asdrubal, le dernier général carthaginois, était défait, sa femme, en authentique carthaginoise, se jetait dans les flammes d'un brasier en entraînant avec elle ses enfants.

Hannibal

Il y a dans líHistoire peu de noms aussi prestigieux que celui d'HANNIBAL qui devint rapidement un héros d'épopée, chanté depuis l'antiquité. Hommes politiques, historiens, philosophes parlent de lui en les termes les plus admiratifs. La fin tragique qu'il se choisit n'a pas moins contribué à sa légende.

Après avoir volé de victoire en victoire contre Rome, l'ennemi de toujours, et menacé de conquérir le monde, il devait, en effet, connaître la défaite, l'exil et le suicide.

Le coup de grâce lui fut donné à la terrible bataille de Zama où il laissa vingt mille hommes sur le champ de bataille et vingt mille autres entre les mains des romains. Le traité de paix qui fut signé en 201 sonnait le glas de Carthage comme puissance méditerranéenne. Hannibal fut bientôt tiré de la retraite où il s'était confiné pour conduire les affaires de la cité et en entreprendre la réorganisation. Rome s'en inquiéta, le soupçonnant de préparer une nouvelle guerre de revanche et tenta de le faire assassiner. Pour éviter à son pays de nouvelles épreuves, Hannibal choisit alors le chemin de l'exil. Pendant plusieurs années, il parcourut l'Orient, cherchant à pousser à la guerre contre Rome les souverains de différents pays. Mais la haine implacable de Rome le poursuivit partout et, en 181, il préféra se suicider en Bythynie plutôt que de tomber entre les mains de ses adversaires.

La légende retient que cet homme, ces femmes se sont, par le suicide, rendu maîtres de leur destinée, et ont, par la mort choisie, transformé leur vie en destin. L'écrivain tunisien Fawzi MELLAH fait ainsi dire à Elissa : le feu ne consumera pas Elissa, il brûlera une histoire afin que puisse naître un mythe.

Ces suicides trouvent, en effet, leur sens dans le code des valeurs de leur époque, celles qui fondent précisément l'apologie du suicide. Nombre de sociétés et de penseurs magnifiaient le suicide qui exprimait, par excellence, un acte ultime de liberté mais également un acte d'honneur et de courage.

C'est cette liberté même qui en justifie aussi la condamnation et l'anathème, par la plupart des religions.

Aussi bien la vie que la mort sont propriétés de Dieu et l'homme ne peut pas usurper ce droit en fixant lui-même le moment de son trépas.

Entre ces deux positions extrêmes, il y a place, aux yeux de certains, pour des suicides justes, même au regard de Dieu. Tel Cicéron commentant le suicide de Caton d'Utique : "Caton est mort dans une telle disposition d'esprit, que c'était pour lui une joie d'avoir trouvé l'occasion de quitter la vie. Car on ne doit pas la quitter sans l'ordre exprès de Dieu, qui a sur nous un pouvoir souverain. Mais quand Dieu lui-même nous en fait naître un juste sujet, comme autrefois à Socrate, comme aujourd'hui à Caton, et souvent à bien d'autres, un homme sage doit en vérité sortir bien content de ces ténèbres, pour gagner le séjour de la lumière".

Sénèque, de même, écrivait, en mettant en scène Dieu s'adressant à l'humanité: "J'ai pris soin, déclare Dieu aux hommes, qu'on ne pût vous retenir malgré vous : l'issue est grande ouverte. De toutes les nécessités auxquelles je vous ai soumis, je n'en ai rendu aucune plus facile que la mort. J'ai placé la vie sur une pente : elle y glisse. Prenez-y garde et vous verrez combien la voie qui mène à la liberté est courte et commode à suivre. Vous l'avez là sous la main".

La question qui sous-tend le débat éthique ou philosophique est aussi de savoir si le suicide naît véritablement d'un choix individuel ?

L'homme ne choisit, peut-être, pas de se suicider mais c'est le suicide qui s'impose à lui comme seule conduite possible à un moment donné de son existence. Et c'est donc le sens du suicide tel qu'il est donné par la communauté qui peut lui conférer une certaine légitimité.

C'est sans doute ainsi qu'il faudrait interpréter le geste de Hannibal et de Didon et auquel ils ne pouvaient, sans déchoir, échapper. C'est en méditant sur leurs exemples que, bien longtemps après, Voltaire dira : " Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir, la vie est un opprobre et la mort un devoir " ?

Elyssa n'aurait fait que son devoir en épargnant à son peuple une guerre qui lui aurait été fatale et en restant fidèle à la mémoire de son mari ? C'est la même fidélité à la patrie, à l'être aimé, à l'Idéal de Soi, qui imposa à Sophonisbe, Hannibal, Caton ou l'épouse d'Asdrubal, leur geste fatal. Tous, à l'instar de Caton pourraient s'écrier : je suivrai jusqu'au bout ton nom, Liberté, même quand tu ne seras plus qu'une ombre vaine.

En quoi ce lointain passé peut-il éclairer notre présent ?

Comme à Carthage en 814 Av. J.C, la Tunisie vit depuis l'Indépendance, une époque fondatrice. Elle a d'emblée opté, voilà maintenant près de 40 ans, pour un modèle de société, le premier et le seul au monde arabo-musulman, qui associe hommes et femmes à sa construction et son développement. L'évolution des mentalités n'a, malheureusement, pas toujours accompagné la révolution que le législateur a édictée. De fait, la Constitution a beau proclamé l'égalité en droit et en devoir des deux sexes, dans la pratique, les résistances à cette équivalence juridique sont remarquables et freinent notablement le progrès des femmes.

Les tunisiennes ont, aujourd'hui accédé à l'instruction, à l'information, au travail, voire aux plus hautes fonctions et ressentent d'autant plus douloureusement ce leurre d'émancipation.

Ce que l'on ôte aux abus, disait Tocqueville, découvre ce qu'il en reste.

Pour qu'un être humain soit tenté de vivre et non pas de mourir, il lui faut être investi en tant que sujet doué d'autonomie et d'identité et non pas en tant que mauvais objet. N'oublions pas que sur le destin des femmes plane encore la malédiction originelle, toute judéo-chrétienne d'ailleurs ... la mémoire des tunisiennes musulmanes y a de surcroît inscrit aussi bien les suicides des carthaginoises que la pratique ante-islamique de l'infanticide féminin.

Le suicide apparaît dès lors comme une alternative qui peut introduire le changement et présider à une autre création. Il ouvre la possibilité de faire harmonieusement co-exister l'appartenance au groupe et l'individualisation au sein de ce groupe.

En conclusion, le suicide n'est pas plus l'apanage d'une société que le privilège d'un sexe ; il porte souvent un témoignage dramatique d'une époque. Poser la question du suicide au féminin, c'est reconnaître à cette conduite une activité fonctionnelle : la fonction coûteuse de régulation des conflits psychosociaux qui témoigne cruellement de l'incapacité de nos groupes sociaux à en faire l'économie.

C'est entendre aussi, à travers la volonté agie de mourir, le désir de vivre, de mieux vivre. Affirmer la quête de la vie au travers de la recherche de la mort n'est pas faire l'apologie du suicide. C'est au contraire, mettre l'accent sur l'ambivalence de la conduite suicidaire qui justifie toutes les interventions de sauvetage et de prévention.

Le suicide est une pathologie mais une pathologie de l'Espoir ... l'espoir, disait Vauterin, quelque part de réaliser à travers l'acte, une situation de rupture imaginaire avec ses propres origines, l'espoir d'une renaissance qui libérerait de la filiation originelle.

Cet espoir, seules les femmes qui, tout au long de l'histoire de l'humanité, sont souvent mortes pour donner la vie, seules les femmes peuvent le dire et le nourrir.

C'est à cet espoir qu'en fin de compte qu'Elissa sacrifia sa vie : une reine offerte à l'incendie pour que Carthage jaillisse de la mer ...

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