TOXICOMANIE : LES FACTEURS DE RISQUE
EN MILIEU ESTUDIANTIN.

 

A Ismaïl (1), K Merniche (1), G Khiari (2), Z Hachmi (2).

 

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Résumé

La majorité des auteurs s'accordent sur la rareté des conduites toxicomaniaques en Tunisie. Celles-ci ne concerneraient que certains jeunes ayant une conduite sociopathique avérée, et qui se sont marginalisés tant en Tunisie qu'à l'étranger où, beaucoup parmi eux, ont été des dealers.

Le but de notre travail était de vérifier la véracité de ces affirmations auprès d'étudiants ayant une bonne adaptation en milieu socio-familial et poursuivant normalement leurs études supérieures. Il s'agissait donc d'un groupe ne présentant aucun facteur de risque social.

Cette étude prospective, menée auprès de 450 étudiants, a montré que 12,7 % des étudiants ont déjà fait usage, au moins une fois, d'un produit toxicomanogène.

Les auteurs mettent l'accent sur les facteurs de risque individuels et en particulier sur certains traits de caractère qui seraient tout aussi importants à prendre en considération que les facteurs sociaux, jusque là largement incriminés plus ou moins à tort dans les conduites toxicomaniaques.

 

1. INTRODUCTION

- La toxicomanie est une préoccupation majeure de santé publique dans la plupart des pays du monde.

- Elle pose des problèmes de prise en charge tant sur le plan médical que psychosocial.

- Il s'agit d'une conduite relativement rare en Tunisie, du fait, en partie du moins, d'une législation relativement sévère en la matière.

- Les travaux tunisiens antérieurs ont mis en évidence que cette conduite était plutôt l'apanage de jeunes, de sexe masculin, ayant la plupart du temps séjourné à l'étranger, marginalisés, et acculturés. Ils vivent des défaillances familiales notamment au niveau du rôle du père et, une structure de la personnalité, la plupart du temps, de type psychopathique.

1: Direction Régionale de La Santé Ariana.

2: Hôp. Razi La Manouba 2010 TUNISIE

BUTS DU TRAVAIL

L'étude, menée en milieu estudiantin, avait pour but

* de vérifier

- que les facteurs familiaux peuvent intervenir en tant que facteurs étiologiques,

- que la conduite toxicomaniaque est plutôt l'apanage des structures psychopathiques,

* et de déterminer les facteurs de risque liés à la conduite toxicomaniaque chez les étudiants.

2. METHODOLOGIE

Il s'agissait d'une enquête prospective utilisant un questionnaire anonyme

Cette enquête a été menée à la faculté des Lettres et a concerné 450 étudiants examinés à l'occasion de la visite médicale de contrôle faite au début de l'année universitaire.

Paramètres étudiés :

- données socio-démographiques,

- données universitaires (études, logement, nourriture, déplacement etc.),

- données concernant un éventuel comportement toxicomaniaque,

- données somatiques,

- données psychiques ( exploration de l'anxiété et de la dépression - Hamilton),

- traits de caractère (DSM III, R).

Deux groupes ont été ensuite comparés :

- Un groupe à risque : comportant les consomateurs de plus d'une fois de cannabis, et/ou de drogues fortes, et/ou de médicaments

- Et un groupe témoin : fait des étudiants qui n'ont eu aucune conduite addictive.

- Ont été exclus, au cours de l'analyse statistique, les étudiants qui ont consommé une seule fois et les étudiants qui n'ont pas répondu à cette question.

3. RESULTATS

Pour les 450 étudiants interrogés, un étudiant n'a pas répondu à la question de la toxicomanie, et 57, soit 12,7 %, ont affirmé avoir eu un contact, au moins une fois dans leur vie, avec un toxique. Parmi ces étudiants, 14 (3,1%) ont fait usage de la drogue à plusieurs reprises. Ce groupe dernier groupe constitue 24,6 % de l'ensemble des sujets qui ont eu un contact avec un produit toxicomanogène.

L'usage de médicaments psychotropes à des fins toxicomaniaques a été retrouvé chez 43 étudiants (9,6%), la consommation d'une drogue forte chez 19 étudiants (4,2%), et l'utilisation du cannabis chez 13 étudiants (2,9%).

Par ailleurs, les 14 étudiants du groupe ayant consommé plusieurs fois, avaient en plus tendance à consommer un ou plusieurs produits. Notons que dix utilisaient des psychotropes, neuf consommaient des drogues fortes et six faisaient usage du cannabis.

Une fois les étudiants qui ont consommé une fois, ou celui qui n'a pas répondu à cette question ont été exclus de cette étude comparative, l'ensemble de l'échantillon ne comportait plus que 406 étudiants : 270 de sexe féminin et 136 de sexe masculin (sex-ratio H/F = à 0,5).

3.1. L'âge

L'âge moyen du groupe étudié était égal à 22,3 ans et l'âge moyen du groupe témoin était égal à 20,7 ans. Cette différence d'âge était statistiquement significative selon le test de Kruskal-Wallis ( p = 0,03). Il s'est avéré ainsi que le groupe étudié était significativement plus âgé que le groupe témoin.

3.2. Le sexe

Le groupe étudié comportait dix femmes et quatre hommes, le groupe témoin comportait 260 femmes et 131 hommes. Les différences observées n'étaient pas significatives (p = 0,7).

3.3. Les études

Parmi le groupe étudié, 11 poursuivaient des études de premier cycle et trois des études de second cycle. Le groupe témoin comportait 384 étudiants du premier cycle et six du second cycle. La conduite toxicomaniaque était significativement plus fréquente pour les étudiants du second cycle (p = 0.002).

3.4. Lieu d'origine

Pour le groupe témoin, sept étaient originaires des zones rurales et sept étaient originaires des zones urbaines. Pour le groupe témoin, 144 étaient originaires de zones rurales et 244 des zones urbaines. La différence entre les deux groupes n'était pas significative (p = 0,48).

3.5 Les autres critères socio-démographiques

- ABSENCE DE CORRELATION ENTRE CONDUITE TOXICOMANIAQUE ET SITUATION FAMILIALE : tels que : âge de la mère, niveau d'instruction de la mère, âge du père, niveau d'instruction du père, couple parental désuni ou non, séparation précoce avec un ou les deux parents, le rang dans la fratrie.

- Bien que le comportement toxicomaniaque parût plus fréquent chez les étudiants appartenant aux familles nombreuses, cette différence n'était pas significative (p = 0,83). Il y va de même du rang dans la fratrie (p = 0,73).

- L'exercice d'un métier en parallèle avec les études a été retrouvé pour deux étudiants du groupe étudié et pour sept du groupe témoin. Cette différence était significative (p = 0,04).

On note une différence entre les deux groupes quant à la préférence des lieux de révision durant la période des examens. En effet, les étudiants du groupe étudiés préféraient réviser plutôt dans les lieux publics (p = 0,02)

Le mode de vie des deux groupes des étudiants était différent notamment au niveau des moyens de déplacements et de la restauration. En effet, les étudiants du groupe étudié se déplaçaient volontiers en taxi et en métro (p = 0,01) et avaient tendance à éviter le restaurant universitaire au déjeuner et se suffire d'un plat léger la plupart du temps servi debout dans une gargote (p = .10 -6)

Le choix de l'orientation universitaire a été fait plus fréquemment par les parents dans le groupe des toxicomanes (3 cas / 13 ) par rapport au groupe témoin (12 cas / 377) (p = 0,001).

Les étudiants ayant eu un comportement toxicomaniaque avaient significativement plus de difficultés pour réussir leurs études universitaires (p = 10-5).

3.6 L'état de santé

Il n'existait pas de différence concernant le nombre de consultations médicales antérieures entre les deux groupes ( p = 0,82).

Par contre les étudiants du groupe des toxicomanes pensaient, plus fréquemment, (35,7% contre 15,3%) qu'ils avaient une santé fragile (p = 0,05).

Bien que les étudiants du groupe étudié n'eussent, pas plus d'affections chroniques que les autres ( p = 0,86), ils ont quand même été hospitalisés plus fréquemment que le groupe témoin ( p = .0,02).

Facteurs non significatifs : la présence d'une infirmité physique (p = 049), des troubles visuels (p = 0,47) ou des troubles auditifs ( p = 0,45)

3.7 Les traits de la personnalité

Les traits de caractères significativement plus fréquents dans le groupe des étudiants ayant tendance à avoir un comportement toxicomaniaque concernaient :

- des traits psychasthéniques :

- leur tendance à mettre au lendemain des choses qui doivent être faites de telles sortes que les délais ne sont pas respectés (P= 0,03)

- leur tendance à éviter des obligations et des devoirs en prétendant les avoir oubliés (p=0.02)- plutôt perfectionnistes au point que cela entrave la plupart du temps l'achèvement du travail (p=0.0004).

- Indécision au point qu'ils ont tendance à laisser quelqu'un d'autre prendre la plupart des décisions importantes les concernant (p = 0.008).

- des traits de dépendance :

- Ont tendance à montrer qu'ils sont d'accord avec les gens, même s'ils se trompent, parce qu'ils ont peur de se sentir rejetés et mis à l'écart (p = 0.0007)

- ils ont une tendance manifeste à faire des choses désagréables ou dévalorisantes pour se faire aimer par les autres (p = 10-6).

- ils sont fréquemment préoccupés par la crainte d'être abandonnés (p = 0.03).

- Ils ont tendance à exagérer les difficultés potentielles, les dangers physiques, ou les risques entraînés par une activité ordinaire mais différente de la routine habituelle (p = 0.02).

- Ont tendance à réagir aux critiques par des sentiments de rage de honte ou d'humiliation, même si cela n'est pas exprimé (p = 0.007).

- Ils pensent que parfois ils utilisent autrui pour parvenir à leurs propres fins (p=0.000002).

- Bien qu'ils cherchent moins que les autres étudiants à avoir un succès illimité, un pouvoir , de l'éclat, une beauté et un amour idéal (p = 0.005), et qu'ils ne cherchent pas à être séduisants, notamment sur le plan sexuel (p = 0.005),

les autres traits hystériques sont fréquents :

- Ils s'attendent, sans raison, à bénéficier d'un traitement particulièrement favorable (p = 0.004).- Ils aiment avoir fréquemment des compliments (p = 0.005).

- On leur dit parfois qu'ils sont incapables de reconnaître et ressentir ce qu'éprouvent les autres (p = 0.01).

- Pensent qu'ils exagèrent l'expression de leurs émotions (p = 0.00002).

Les conduites à risque étaient fréquentes :

- Ils pensent qu'ils dépensent facilement de l'argent (p = 0.01).

- Ils lient facilement des relations sexuelles (p = 0.02)- qu'ils fument beaucoup (p = 0.00001).

- Qu'ils ont tendance à boire, sans culpabilité ni honte, des boissons alcoolisées (p = 0.0001).

- que quand ils conduisent des voitures ou des motocyclettes, ils conduisent parfois dangereusement (p = 0.002).

Présentent plus fréquemment des traits borderline (limites), avec en particulier

- des sentiments permanents de vide ou d'ennui (p = 0.004).

- Ils pensent que dans leurs relations interpersonnelles, ils changent rapidement d'avis en passant rapidement d'une idéalisation excessive de quelqu'un à une dévalorisation (p = 0.01).

- et l'impression de discerner facilement des intentions cachées et malveillantes de certaines personnes (p =0.03).

3.8 Les aspects pathologiques

Bien que les sentiments d'inquiétude soient plus fréquents dans le groupe des étudiants qui avaient présenté une conduite toxicomaniaque, la différence avec le groupe témoin n'était pas significative (p = 0,08). Il y va également de l'irritabilité qui paraissait plus fréquente dans le groupe témoin (p = 0,08).

Les signes anxieux

Il existait plus fréquemment des troubles du sommeil à type d'insomnie d'endormissement pour le groupe des étudiants ayant eu un comportement toxicomaniaque (p = 0.002) . On retrouvait également dans ce groupe une plus grande fréquence des sensations de raideur musculaire ( p= 0,01 ), de tensions musculaires (grincements des dents) (p = 0,04), de palpitations cardiaques (p = 0,005), de sensations d'étouffement avec des difficultés respiratoires (p = 0,02), des troubles du transit à type de diarrhée (p = 0,02), ou de constipation (p = 10-4) une plus grande tendance à avoir des bouffées de froid (p = .0,02), à présenter des vomissements psychogènes (p = 0,003)

Les signes dépressifs

Les étudiants du groupe étudié avaient beaucoup plus significativement tendance à penser qu'ils causaient des problèmes à leur entourage (p = 0,01), à se rappeler des erreurs du passé (p = 0,04). Bien que les idées suicidaires fussent fréquentes dans ce groupe, cette différence n'était pas significative (p = 0,09).

Les répercussions sur la vie estudiantine des troubles anxio-dépressifs

Les étudiants appartenant au groupe étudié avaient significativement plus de difficultés pour travailler (p = 0,003) et il leur arrive de perdre plus fréquemment l'intérêt même pour les activités de loisirs (p = .0,01).

4. CONCLUSION

Il apparaît ainsi que les facteurs familiaux et sociaux sont peu déterminants dans le déclenchement du processus toxicomaniaque chez les étudiants. Par contre, les facteurs inhérents à la structure de la personnalité sont essentiels notamment dans le maintien d'une conduite addictive. De fait, les anciens schèmes qui considéraient la toxicomanie comme étant l'apanage des psychopathes marginalisés, souffrant de faillites plus ou moins importantes des structures familiales et sociales, ne peuvent plus être opérants.

Cette conduite addictive, même si elle reste encore exceptionnelle, eu égard aux différentes études épidémiologiques mondiales menées dans les milieux estudiantins, reste quand même menaçante pour au moins pour 3% de cette population. Ces jeunes croient en effet, que l'illusion narcotique pourrait réduire les manifestations anxieuses, voire dépressives dont ils sont souvent l'objet, alors que ces manifestations ne sont en définitive que la traduction d'une fragilité de la personnalité qui mérite d'être prise en charge dans un contexte thérapeutique.

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