L'ASSISTANCE PSYCHIATRIQUE EN TUNISIE
HISTOIRE, BILAN ET PERSPECTIVES
Auteurs
Sleim AMMAR1,
Professeur de psychiatrie. 6, rue Juba - 1082 Tunis
Résumé
Ils analysent dans une seconde partie la situation actuelle de la psychiatrie tunisienne confrontée au défi de répondre à une demande de soins qui connaît une hausse vertigineuse tout en intégrant les progrès de la discipline et en respectant les spécificités culturelles.
PROLOGUE :
Pendant longtemps, les troubles mentaux n'ont guère été considérés comme une priorité de santé publique, en Tunisie, comme dans tous les pays en voie de développement confrontés à d'autres problèmes sanitaires plus préoccupants comme les maladies épidemiques, la protection maternelle et infantile ou la malnutrition. Et ce d'autant que l'on sous-estimait grandement la prévalence de ces troubles que l'on croyait réservés aux seuls pays industrialisés.
Et il faut reconnaître que la demande de soins psychiatriques était assez rare du fait de la tolérance des milieux traditionnels aux troubles mentaux et du recours préférentiel à la tradithérapie plus conforme à la conceptualisation traditionnelle surnaturelle de la folie.
Ainsi, la problématique des djinns et des forces maléfiques qu'ils sous-tendent vient-elle encore colorer de touches particulières la pathologie mentale et offrir, à travers marabouts, " azzzam " et autres " ougaa ", une alternative non négligeable aux traitements médicaux.
LíHISTOIRE
I/ DE CARTHAGE A LA PERIODE ARABE
Sans remonter aux temps de líHomme de Néanderthal qui avait déjà l'habitude de jeter des boules Kouer, silex et ossements humains dans les puits artésiens du Sud Ouest de la Tunisie actuelle - pour conjurer le mauvais sort et chasser les esprits malfaisants, nous évoquerons nécessairement les périodes berbère, numide, punique, romaine et byzantine où les incantations, amulettes, filtres et breuvages étaient utilisés avec les danses sacrées pour soigner nombre de désordres globaux de la personne et plus particulièrement de l'esprit.
Nous nous attarderons quelque peu aux débuts de la conquête arabe et à ceux de l'école médicale de Kairouan dont le premier représentant fut Ishaq Ibn Omrane venu d'Irak pour servir l'émir Ziadallah III et célèbre auteur d'un magistral traité de la mélancolie.(2)
Dans ce livre traduit en latin par Constantin l'Africain sans mention du nom de l'auteur Ibn Omrane décrit avec une précision et un luxe de détails étonnants les différentes formes cliniques des états dépressifs et leurs causalités, analyse leur étiopathogénie à la faveur de la théorie hippocratique des quatre humeurs et propose un éventail remarquable de traitements chimiothérapiques, psychothérapiques, physiothérapiques, et sociothérapiques - comme le recommandent les thérapies plurielles de la psychiatrie moderne.(3)
Ibn Omrane sera suivi par le grand Ibn Al Jazzar, l'auteur du Viaticum ou "Provision du Voyageur" dont le tome I traite longuement des maladies du cerveau, migraine, apoplexie, confusion mentale, délire aigu, de l'épilepsie, des tremblements et du mal d'amour (4) ; un ouvrage qui dans sa version latine fut même en possession de Colbert et de Napoléon Bonaparte.
Dans les siècles qui suivirent, ce sera "l'Ecole médicale de Tunis" avec la dynastie des Esseqilly (médecins dits Siciliens mais d'origine arabe) qui monopolisera à l'époque Hafside l'exercice de la médecine pratiquement jusqu'au XVème siècle.
Mohamed Esseqilly, l'un des plus illustres médecins de cette école était passé maître dans la connaissance des maladies des nerfs et de la tête, écrivant des opuscules sur les tremblements, la veille et le sommeil, et traitant les paralysies hystériques par le torpillage électrique (par le poisson torpille bien connu sur les côtes tunisiennes et dans les mosaïques du musée du Bardo). (5)
Pourtant l'assistance arabe aux aliénés, en avance sur le reste du monde du IX(infinity) au XIII(infinity) siècle devait retomber à partir du XVème siècle dans la phase sacerdotale - encore que la théorie humorale des quatre humeurs jointe aux puissants impacts des invocations magico-religieuses pouvaient jouer un puissant rôle sur l'esprit des individus et son équilibre. Ainsi le maraboutisme avec ses cérémonies extatiques, ses danses sacrées et ses débordements mystiques devait offrir pendant des siècles et pour le plus grand nombre le plus puissant des exutoires. (6)
II/ LA PERIODE DU PROTECTORAT FRANCAIS (1881-1956) :
Pourtant alors même qu'à Paris les aliénés croupissaient à Bicêtre, attendant de la Convention leur libération par Philippe Pinel, on pouvait entendre à Tunis des concerts de musique offerts régulièrement aux aliénés à l'Hospice El Azzafine (l'hospice des musiciens, sis au souk des cuivres) et que la célèbre philanthrope, la princesse Aziza Othmana avait promu à leur intention.(7)
Transféré plus tard dans les locaux de líactuel hôpital Sadiki, il y abritera les malades mentaux dans les conditions les plus précaires, dont l'écrivain Guy de Maupassant dans son livre "La vie errante" devait faire une description des plus saisissantes.
Malgré les efforts pour tenter de vider cet établissement immonde, il y restera encore vers les années 1936-37 une vingtaine de femmes et une quinzaine d'hommes - dont l'existence du temps du Protectorat restait, de l'avis même de nombre de collègues français, " un défi aux sentiments d'humanité les plus élémentaires ". (8)
Il faut cependant remonter au début du siècle pour voir joindre et se concrétiser les premières mesures d'assistance que prendra en faveur des malades mentaux le régime du Protectorat - poussé - il est vrai par de dynamiques collègues français ayant à leur tête le docteur Antoine Porot, chef de service du " pavillon des nerveux " de l'hôpital civil français (1911), fondateur de la Revue La Tunisie Médicale (1902) et brillant organisateur de la 60ème session du Congrès des Psychiatres et Neurologues de langue française (1912) et tout cela avant que de poursuivre sa remarquable carrière en Algérie.
Du temps du docteur A. Porot, le " pavillon des nerveux " du futur hôpital Charles Nicolle, d'abord réservé au transfert des aliénés français en métropole, allait abriter tous les malades mentaux de toutes conditions et nationalités et en même temps fonctionner comme service fermé jusqu'en 1931 = date d'ouverture de l'hôpital (International) pour les Maladies Mentales de la Manouba. Il se transformera, alors, en service díhospitalisation libre.
Décidé en 1924, prévu au départ pour 440 lits par le docteur Sérieux, médecin chef de l'asile Sainte Anne à Paris (et qui supervisait le projet), l'établissement devait ouvrir son premier pavillon en 1932 et ne sera construit à moitié qu'en 1935 - avec adjonction de deux pavillons de 1935 à 1937.
Puis ce fut la période sombre de la guerre qui vit des réquisitions allemandes de locaux obligeant à évacuer une partie des effectifs sur l'Algérie. Puis après la période creuse de l'après- guerre, seront construits dans les années 50 dix nouveaux pavillons modernes de 30 lits chacun, portant la capacité de l'hôpital à un millier de lits (1018).
III/ APRES L'INDEPENDANCE
Avec l'avènement de l'indépendance en 1956, la relève devait être assurée par les psychiatres tunisiens.
Poursuivant et accentuant vigoureusement l'oeuvre déjà engagée, la direction tunisienne de líétablissement (Drs Tahar Ben Soltane et Sleim Ammar), renforcée par le passage de 1958 à 1961 du Dr Frantz Fanon, allait s'attacher à briser toutes les contraintes et tous les interdits : abolition des camisoles de force, des clôtures grillagées et quartiers cellulaires, et parallèlement développement intensif de l'ergothérapie et de la sociothérapie (journal, excursions, cinéma, représentations théâtrales, activités musicales, sportives et récréatives de toutes sortes). Puis ce fut l'organisation des services de spécialités connexes à la psychiatrie (ophtalmologie O.R.L., pneumo-phtisiologie ainsi que la création d'un service d'électroencéphalographie).
Pour mieux marquer líabsence de tout chauvinisme, nombre de pavillons étaient débaptisés et dotés des noms des grands maîtres tunisiens, arabes mais également de ceux, tels Pinel, Freud et Pavlov qui avaient honoré l'Humanité notamment en psychiatrie.
Cependant, au cours des années 60 à 70, l'on sera confronté (avec, notamment la suppression de la direction médicale) - à des difficultés structurales d'organisation et de coordination, au manque cruel de personnel, voire à une sorte d'atomisation des énergies et des compétences.
Un redressement notable s'effectuera cependant à partir des années 70 avec les premières générations d'étudiants des Facultés de Médecine, l'accroissement des cadres médicaux et paramédicaux psychiatriques, la décentralisation des services de CHU de psychiatrie sur les autres villes universitaires du pays, Sfax, Sousse et Monastir.
Le premier Prix Maghrébin de Médecine remporté en 1973 par la psychiatrie tunisienne rehaussait d'autant le prestige de la discipline et une plus grande attention sera accordée à la santé mentale.
Il faudra néanmoins attendre les années 80, pour que les pouvoirs publics, sous la pression grandissante des professionnels de santé, consacrent à la psychiatrie un plus grand intérêt. Ainsi, le Ministre de la Santé Tunisien déclarait-il, à l'occasion d'un colloque, en 1981 : "... considérés, jusqu'à une période récente, comme une rançon que les nations nanties payent pour leur progrès, les troubles mentaux gagnent actuellement du terrain dans les pays en développement... la psychiatrie a été peut-être au début quelque peu en retrait de nos préoccupations prioritaires au profit du combat vital contre les fléaux inhérents au sous-développement. Mais, maintenant que nous avons éradiqué les épidémies qui constituaient de véritables fléaux sociaux pour notre peuple, nous nous préoccupons davantage de problèmes sanitaires dont l'acuité se révèle au fur et à mesure que nous avançons dans notre marche pour le développement et le progrès. La santé mentale fait partie justement de ces nouveaux problèmes que nous sommes déterminés à traiter...".
LA PSYCHIATRIE TUNISIENNE, AUJOURDíHUI
LE CONTEXTE : UN REGARD SUR LA TUNISIE
La Tunisie, pays émergent
La Tunisie est un petit pays de 165000 km2 qui compte une population de 9,3 millions díhabitants dont 35% sont âgés de moins de 15 ans et 5.4% de plus de 65 ans.
Indépendante depuis 1956, la Tunisie est ce quíil est convenu díappeler un pays émergent se situant à mi-chemin dans la voie du développement. Ainsi, les principaux indicateurs économiques, démographiques et sanitaires la placent dans une position intermédiaire entre les pays industrialisés et les pays les moins développés, ainsi que le montrent les tableaux suivants :
Indicateurs de santé : Líétat de la
population mondiale, rapport du FNUAP 1997
Country |
Popul |
%births medically assisted |
Life expectancy H F |
Infant mortality (per 1000 live births) |
Rate of illetaracy H F |
Rate of urbanization |
% access to primary care |
PIB par hab |
% budget E H |
|||
Suède |
8,8 |
100 |
76,2 |
80,8 |
5 |
0 |
0 |
83 |
100 |
25900 |
9,3 0,8 |
|
Tunisia |
9,3 |
90 |
68,4 |
70,7 |
37 |
21 |
45 |
57 |
90 |
2010 |
17.5 6.6 |
|
Niger |
9,8 |
15 |
46,9 |
50,2 |
114 |
79 |
93 |
17 |
32 |
210 |
|
Infant mortality |
Life expectancy H F |
% naissances assistées |
Mortalité des enfants de plus de 5 ans G F |
|||
Africa |
86 |
52,3 |
55,3 |
42 |
152 |
138 |
Tunisia |
37 |
68,4 |
70,7 |
90 |
58 |
55 |
Europe |
12 |
68,3 |
77,0 |
98 |
19 |
13 |
Figure 1
Les progrès dans le domaine de la santé
|
Taux brut de mortalité |
Mortalité infantile |
EV |
ISF |
Années 60 |
15/1000 |
180/1000 |
45 |
7,15 |
1996 |
5,7/1000 |
37/1000 |
69,7 |
2,92 |
Díimportants efforts ont été déployés, dès les premières années de líIndépendance, visant líéradication de maladies infectieuses endémiques ou épidémiques (paludisme, typhus, bilharziose, tuberculose), la généralisation de la vaccination, la protection de la santé maternelle et infantile, líéducation sanitaire, le contrôle démographique etc. qui ont abouti à réduire notablement les taux de mortalité, notamment infantile, à augmenter líespérance de vie tout en contrôlant líaccroissement de la population.
Ces succès ont pu être réalisés grâce à :
la multiplication du nombre de médecins qui est passé de 548, à la Veille de líIndépendance à 7624, aujourdíhui, dont 4761 généralistes et 2863 spécialistes. Plus de 90% sont formés dans les quatre facultés de médecine du pays créées entre 1964 et 1980.
Le développement continu, sur líensemble du territoire, díune infrastructure sanitaire qui compte 16480 lits publics et 1841 centres de santé de base (CSB). Le secteur public emploie 1810 médecins dont 1247 généralistes et 563 spécialistes.
La mise en oeuvre de programmes nationaux qui sont, actuellement, au nombre de 18 : vaccination, SMI, diarrhées, infections respiratoires aigues, tuberculose, paludisme, bilharziose, rage, gale et teigne, envenimations scorpioniques, cécité, diabète, HTA, carence iodée, santé des personnes âgées, éducation sanitaire, RAA.
une organisation pyramidale des soins en trois niveaux : le niveau des soins de santé de base, le niveau des hôpitaux régionaux (23) qui constituent une deuxième ligne de soins dans quatre disciplines dites fondamentales (médecine, chirurgie, gynécologie-obstétrique et pédiatrie) et le troisième niveau des structures hospitalo-universitaires à vocation díenseignement et de recherche et de troisième ligne de soins dans toutes les spécialités.
Une couverture sociale qui garantit à tous les citoyens líaccès aux soins dans les structures publiques.
I. LES ACQUIS DE LíASSISTANCE PSYCHIATRIQUE
La psychiatrie est longtemps restée à l'écart des progrès considérables enregistrés dans les autres spécialités. Alors que dès les premières années de l'indépendance, disparaissaient le service de psychiatrie de l'hôpital Charles Nicolle et la petite colonie agricole de Grombalia, seulement deux unités d'hospitalisation voyaient le jour, à Sfax, à partir de 1962 et à l'hôpital militaire de Tunis, en 1967 tandis que l'hôpital Errazi n'enregistrait que des réalisations secondaires.
Ce n'est qu'à partir des années 80 que la santé mentale figurera très nettement au rang des priorités sanitaires et amorcera un développement propre qui sera couronné par l'adoption d'un PNSM (Programme National de Santé Mentale) en 1990. (10)
1 - L'INFRASTRUCTURE
L'hôpital Errazi connaît, dès les années 70 et à l'instar des hôpitaux psychiatriques du monde entier, un mouvement de désinstitutionnalisation destiné à renforcer la mission thérapeutique aux dépens de la vocation asilaire : l'ouverture de l'institution, sa promotion au statut de CHU assimilé aux autres CHU du pays, la réduction de près de moitié de la capacité hospitalière permettaient peu à peu d'humaniser les conditions d'hospitalisation et d'adapter les locaux et le mode de fonctionnement à une assistance psychiatrique moderne. L'introduction d'un service de médecine interne participe de la même dynamique de médicalisation et d'intégration d'une institution longtemps marginalisée par rapport au système général de santé.
Parallèlement, toutes les créations de services psychiatriques étaient intégrées à des hôpitaux généraux, à Monastir, Sfax, dès 1981, et plus récemment à Kairouan et Sousse.
2 - L'ENCADREMENT
Alors qu'à l'aube de l'indépendance il n'y avait que deux psychiatres tunisiens, leur nombre a décuplé durant les vingt dernières années pour atteindre, aujourd'hui, le chiffre de 120, dont 80 % ont été formés en Tunisie, grâce à l'instauration, en 1979, d'une filière spéciale au concours de résidanat.
Equitablement répartis entre les secteurs public et privé, les spécialistes se concentrent toutefois dans les principales villes, en particulier la capitale et les villes côtières.
3 - L'EVOLUTION DES INSTITUTIONS
Puis l'année 1981 verra la création de la Société Tunisienne de Psychiatrie qui, au fil des années, s'est affirmée comme l'espace privilégié de rencontre et d'échanges entre tous les psychiatres tunisiens, quels qu'en soient le mode d'exercice ou les références théoriques.
La même année verra le démarrage de l'élaboration du Programme National de Santé Mentale qui, à l'issue de nombreuses consultations et concertations entre psychiatres et différents protagonistes, sous l'égide du Ministère de la Santé Publique et de l'O.M.S., sera adopté en 1990 avec pour objectif l'intégration des soins de santé mentale aux soins de santé primaires.
La promulgation de la Loi sur la Santé Mentale, en 1992, est venue enfin apporter un cadre et une garantie juridique d'avant-garde à une pratique risquant d'impliquer parfois la privation de liberté à des fins thérapeutiques, le but ultime de la loi étant de protéger le malade et non plus de protéger en priorité la société. (11)
II. LES PERSPECTIVES
1 - L'OFFRE DE SOINS
Malgré les progrès accomplis, les systèmes existants de soins en santé mentale s'avèrent encore inadéquats, sur les plans quantitatif et qualitatif, à répondre à la demande de la population.
Sur le plan quantitatif : l'insuffisance numérique des moyens humains (1 psychiatre pour 90 000 habitants) et des structures de soins (1 lit pour 12 000 habitants) et leur concentration dans les grandes villes du pays les rendent difficilement accessibles à la population qui en est éloignée. Remarquons que les psychiatres ne représentent que 1,5% du total des médecins et 4% du total des spécialistes et les lits psychiatriques seulement 5% du total des lits hospitaliers.
Sur le plan qualitatif : l'insuffisance numérique des services et l'absence totale de structures de soins de première et deuxième ligne font que :
tous les services de psychiatrie adulte du pays (qui sont exclusivement universitaires) assurent essentiellement les traitement chimiothérapiques internes et externes des pathologies les plus lourdes (psychoses) alors que la demande de soins concerne une psychopathologie bien plus variée nécessitant des ressources thérapeutiques diversifiées.
Plusieurs catégories de troubles mentaux (conduites suicidaires, conduites addictives, troubles sexuels, troubles anxieux et dépressifs, etc.) sont observés dans les consultations externes et ne trouvent pas de réponse efficace dans les structures actuelles accaparées par la prise en charge (médicale et sociale) des patients psychotiques.
Les actions de prévention et de réhabilitation occupent une place très limitée relativement aux activités de soins.
Le sous-développement de l'offre de soins est d'autant plus perceptible que la demande de soins connaît de nos jours une hausse vertigineuse.
2- LA DEMANDE DE SOINS EN SANTE MENTALE
2.1. Augmentation de la demande
La demande de soins en santé mentale est en constant accroissement comme en témoignent bon nombre d'indicateurs (augmentation constante des demandes de soins de santé mentale auprès de toutes les institutions et prestataires de services, publics ou privés, spécialisés ou non etc.)
En milieu psychiatrique :
1956 |
1966 |
1976 |
1986 |
1996 |
500 |
17 242 |
37 021 |
45 000 |
57 000 |
Evolution du nombre de consultations psychiatriques à l'hôpital Razi.
Le nombre des admissions correspond, en moyenne, à 10% des consultations.
Une enquête auprès des psychiatres de libre pratique situe leur activité à environ 150000 consultations et 3000 hospitalisations par an.
En milieu médical
Plusieurs enquêtes dans les Centres de Santé de Base, les urgences médicales et les cabinets médicaux de libre pratique ont montré que les problèmes de santé mentale représentant 30 à 50 % des motifs de consultation, en particulier les troubles dépressifs et anxieux et les troubles somatoformes. Il faut souligner que la grande majorité des patients souffrant de troubles mentaux qui s'adressent aux CSB sont quasi-systématiquement orientés en consultation spécialisée.
2.2. Les facteurs d'augmentation :
De nombreux facteurs expliquent aujourd'hui l'augmentation de la demande de soins :
- moindre tolérance des troubles mentaux compte tenu de la restriction de l'espace de vie en milieu urbain, de la nucléarisation de la famille, du travail des femmes, des charges et des conflits liés aux mutations socio-économiques et culturelles.
- augmentation de l'incidence de certains troubles mentaux, à la faveur de l'allongement de l'espérance de vie, de modes de vie plus pathogènes qui exposent davantage d'individus à des stress psychosociaux aigus ou chroniques, (exode rural et adaptation en milieu urbain, phénomène migratoire (12), abus de substances psychoactives) etc.
- plus grande exigence en matière de santé et de qualité de vie et propension au recours médical plutôt que traditionnel, à la faveur des progrès de l'instruction et de líéducation sanitaire.
Cette demande croissante ne représente toutefois que le sommet de l'iceberg.
Une première enquête épidémiologique réalisée par HACHEMI et coll., dans le gouvernorat de l'Ariana (limitrophe de la capitale) sur un échantillon représentatif de la population générale de près de 5000 personnes âgées de plus de 15 ans, a retrouvé des taux de prévalence des troubles dépressifs et schizophréniques comparables à ceux rapportés dans la littérature internationale.
La même enquête a surtout montré un faible taux de recours aux soins médicaux
Dépression majeure |
8.6% |
Schizophrénie |
56.8% |
Ainsi, de nombreux facteurs freinent encore l'accès aux soins des patients :
- préjugés culturels qui continuent à stigmatiser les troubles mentaux et les soins psychiatriques, surtout en milieu institutionnel ;
- méconnaissance et sous-estimation de la morbidité des troubles qui sont banalisés : les malades, surtout déprimés ou anxieux ne se reconnaissent pas (et ne sont pas reconnus) comme tels et ne reconnaissent pas la nécessité d'un traitement médical ;
- le masque volontiers somatique des troubles qui provoquent des consultations et des diagnostics inadéquats ;
- la relative inaccessibilité des soins spécialisés.
LES PERSEPCTIVES : líapplication du Programme National de Santé Mentale
L'assistance psychiatrique tunisienne est appelée, aujourd'hui, à relever le défi d'améliorer l'accessibilité et la qualité des soins au moyen, essentiellement, des ressources existantes. La stratégie est la mise en oeuvre d'une psychiatrie communautaire qui déplace l'accent de l'hospitalisation vers les traitements ambulatoires et la prévention, des soins spécialisés aux soins de santé primaire avec renforcement des services communautaires.
Le faible taux de progression des spécialistes (5 à 10 par an) ne permet pas d'escompter dans un proche avenir une couverture spécialisée suffisante.
Par contre, la Tunisie bénéficie d'un réseau exceptionnellement dense de services de soins primaires (1800) accessibles à 90% de la population. Leur implication dans la prise en charge des troubles mentaux est d'autant plus souhaitable que les médecins de première ligne sont les premiers interlocuteurs de toute demande de soins et rodés à la pratique de nombreux programmes nationaux. Líintégration de soins de santé mentale aux soins de santé primaires offre, de surcroît l'avantage de favoriser les traitements ambulatoires et communautaires aux dépens des traitements hospitaliers plus coûteux (le prix d'une journée d'hospitalisation est équivalente à celui d'un traitement annuel par neuroleptique à action prolongée !!!) et porteurs du risque de stigmatisation et de désocialisation.
Cette alternative implique essentiellement la formation des omnipraticiens et une étroite collaboration entre les différents niveaux de soins. C'est l'objectif de la sectorisation après plusieurs esquisses de projets dans les années 70 et qui sera bientôt mise en place.
Le découpage géographique du territoire autour des 13 services universitaires permettra, en effet, d'optimiser l'utilisation des ressources sanitaires et communautaires, de renforcer les liens entre les services primaires et spécialisés et de fournir un système continu de référence, d'orientation et de formation.
A moyen terme est prévue la création progressive d'unités de psychiatrie d'une capacité de 30 lits au niveau régional qui seront affiliés aux services universitaires pour garantir la continuité thérapeutique.
La diminution de la pression sur les services universitaires contribuera, par ailleurs, à renforcer leur mission de référence, d'encadrement et de recherche.
CONCLUSION
L'Ifriquiya puis la Tunisie terre millénaire de rencontres et carrefour de civilisations a fécondé tout au long de son histoire de multiples courants de pensées fondus au fil du temps dans un syncrétisme qui fait l'originalité de notre pays.
La prise en charge du dérangement mental variant avec les multiples croyances et mentalités évoluait selon une connotation allant de la prévalence du sacré à la nécessité de l'exclusion et du rejet. Après un progrès linéaire souvent heurté et imperceptible entrecoupé d'une nette régression pendant les époques obscurantistes, cette prise en charge est aujourd'hui en pleine révolution grâce à l'ère chimiothérapique, à une plus grande compréhension des faits socioculturels, à la diversification et à la plus grande efficacité de certaines d'entre elles et par voie de conséquence à une meilleure tolérance et à une meilleure prise de conscience de l'opinion et des pouvoirs publics des problèmes de la santé mentale.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1- C'est le premier Hermaïon ou monument primitif connu édifié par l'homo faber retrouvé dans un ancien puits d'El Guettar (Sud Ouest de la Tunisie) et remontant à quelques cent mille ans (d'après les preuves apportées par une équipe d'archéologues franco-allemands).
2- Il s'agit d'un Unicum dont le Dr Sleim AMMAR a rapporté la copie de Munich (Fond. arabe 805) et qui fit l'objet de la première thèse de doctorat en médecine en langue arabe de líun de ses élèves, le Dr Chamceddine Hamouda en Octobre 1979 à Tunis, puis de plusieurs articles dont notamment :
- Chamceddine Hamouda : Le traité de la Mélancolie d'Ibn Omrane, in l'Information Psychiatrique. Vol 55, N 33.
- Rokalya Boubaker : - Revue de psychopathologie africaine - Dakar - Vol XVII, N 1-2-3, 1981, pp. 31-35.
- Son entière et prochaine édition critique réalisée par MMrs S. Ammar et Abdelhafidh Mansour est par ailleurs en cours et devrait paraître en 1998 à Tunis sous les auspices du Ministère de la Culture.
3- S. Ammar et Ch. Hamouda : Analyse (en arabe) du traité de la mélancolie d'Ibn Omrane - in la Tunisie Médicale, 1980, N(infinity) 1-2 . Ainsi que :
- L'ouvrage récent d'Ibn Al Jazzar et l'école médicale de Kairouan - Sleim Ammar, Tunis 1994, pp. 23-40.
4- Millénaire d'Ibn Al Jazzar : ouvrage édité en français et arabe par le Comité culturel national, pp. 95-108, Tunis : Avril 1984.
5- Ahmed Ben Miled : Ettib Ettunussi. - Ed. Demeter, Tunis, 1980
et S. Ammar : En souvenir de la médecine Arabe - STD, Tunis 1965.
6- S. Douki, D. Moussaoui, F. Kacha : Manuel de psychiatrie du praticien maghrébin - Ed. Masson, Paris : Déc. 1986.
Introduction : Histoire de la psychiatrie maghrébine par Sleim Ammar. - pp. 11-13.
7- Ibidem p. 13 et Ahmed Ben Miled : Ettib Ettunussi. - Ed. Demeter, Tunis 1980.
8- Sleim Ammar : La psychiatrie en Tunisie, N(infinity) spécial. - L'Information Psychiatrique - Vol 48, N(infinity) 7, Lyon Villeurbane : Sept. 1972, pp 650.
9- Ibidem référence ci-dessus pp. 647 à 778.
10- Programme National de Santé Mentale - adopté après une large consultation des psychiatres tunisiens et avec l'aide de l'OMS sous les auspices du Ministère de la Santé Publique.
11- Législation adoptée après mûres réflexions en veillant à préserver le Statut de CHU (général) de l'hôpital Errazi et avant tout dans l'intérêt du malade et pour sa protection en essayant d'alléger au mieux les procédures contraignantes.
12- Cf notamment compte rendu de la réunion conjointe de la Société maghrébine de psychiatrie et de la Société (française) médico-psychologique - Annales médico-psychologiques. Vol. 140 - N(infinity)6, 1982.