LE RETENTISSEMENT DE LA SYMPTOMATOLOGIE DEPRESSIVE

 

 

 

 

 

 

I – Le retentissement de la dépression sur la famille du patient

 

 

 

La première consultation

 

La première rencontre avec le patient peut s'avérer particulièrement intéressante pour le repérage des liens intrafamiliaux. Le fait que le déprimé soit accompagné, voire “ amené ” par un membre de sa famille n'est jamais anodin.

 

Dans ces situations, le médecin doit éviter de prendre une position systématique de rejet de la consultation “ à deux ”. En fait la question est moins de savoir s'il faut accepter ou non cette présence que d'analyser les raisons pour lesquelles le malade ne vient pas seul. Il faut aussi tenter de comprendre pourquoi c'est ce membre de la famille, et pas un autre, qui le conduit à la consultation.

Le thérapeute doit savoir utiliser ce qu'on lui propose. Ce n'est qu'ensuite qu'il aménagera le cadre le plus approprié à chaque prise en charge.

 

 

Le déprimé au sein de sa famille

 

Avant d'étudier les éventuelles répercussions de la dépression d'un de ses membres sur l'ensemble de la famille, il convient de s'intéresser à la place du sujet dans le système familial. En effet, la dépression peut constituer un symptôme révélateur du fonctionnement (dysfonctionnement…) familial. Dans certaines situations, le thérapeute peut être amené non seulement à diagnostiquer un état dépressif, mais aussi à mettre en évidence l'existence d'un environnement pathogène. Que ce soit au sein du couple (conjugopathies…) ou de la famille au sens plus large.

Dans ces circonstances, il n'est pas rare de rencontrer des personnes pour lesquelles la position dépressive est le seul moyen de se soustraire à un milieu devenu trop insupportable. La pérennisation de ces situations peut expliquer certaines “ dépressions résistantes ” ou des évolutions chroniques. Il est donc essentiel de repérer ces conjonctures avant d'entreprendre une prise en charge qui serait vouée à l'échec si elle visait uniquement la personne déprimée.

 


 

Retentissement de la dépression sur la famille

 

1.        Le conjoint du déprimé

 

En dehors de tout conflit conjugal et/ou familial préexistant, il est indéniable que la dépression d'un des membres est un élément déstabilisant au sein d'une famille. Les études les plus significatives sont celles centrées sur le conjoint du malade, où l'on tente de mesurer les effets du contact quotidien avec un déprimé. L’une des plus connues porte d'ailleurs un titre fort significatif : “ Living with a depressed person ” (4).

 

Les résultats sont concordants (8) et soulignent une importante détresse psychologique chez le conjoint. L’un des travaux les plus récents sur le sujet, celui de Dubek (5), semble confirmer que le retentissement n'est pas le même selon qu'il s'agit du mari ou de la femme du déprimé. Dubek a étudié l'impact de la dépression sur les épouses et les époux de patients dépressifs, en les comparant à un groupe témoin. Grâce à cette étude, nous apprenons d'ailleurs l'existence d'une échelle d'évaluation des relations maritales, la Dyadic Adjustment Scale, qui a été utilisée conjointement avec la HDRS et l’échelle de Beck. Les épouses d’hommes dépressifs révélaient plus de symptômes dépressifs et de moins bonnes relations de couple que les époux des femmes dépressives. A l'inverse des hommes, les variables chez les femmes étaient corrélées à la sévérité de la dépression du conjoint dépressif.

Ces résultats contrastent avec l'enquête de Mérinkangas (10), souvent référencée, sur des couples dont l'épouse s'était remise d'un épisode dépressif. Dans les trois ans qui ont suivi la fin de l'accès, on a constaté un taux de divorce huit fois supérieur à celui de la population générale.

Sans qu’on les prenne au pied de la lettre, ces résultats permettent de mieux orienter les prises en charge, surtout en thérapie de couple.

 

En ce qui concerne la libido du déprimé, on sait que les troubles sexuels, sans être indispensables au diagnostic, font partie du tableau clinique de la majorité des états dépressifs majeurs. Leur fréquence est d'ailleurs difficile à évaluer. Depuis les travaux de Monteiro (2), il semble démontré que la plupart des patients déprimés ne rapportent pas spontanément des troubles sexuels. Ils ne le font que si on le leur demande directement et de façon spécifique.

Quant au type de trouble, bien que des impuissances, des troubles de l'éjaculation et des anorgasmies puissent être présents, le symptôme le plus fréquent est la baisse de la libido. Effectivement, la perte de l'intérêt sexuel avec limitation des initiatives érotiques est le dysfonctionnement le plus souvent observé autant chez l'homme que chez la femme. Ces troubles sont présents dès le début de l'épisode dépressif, ce qui peut expliquer que l'effet iatrogène de certains antidépresseurs sur la fonction sexuelle puisse passer inaperçu pour le patient dans un premier temps. Le malade ne s'en plaindra, en fait, que lorsqu'il ira mieux et retrouvera un élan érotique qui peut être contré par les effets secondaires de certains médicaments. Les inobservances dues à ce type de problème ne sont pas rares. De là la nécessité d'évoquer assez précocement dans la prise en charge ces questions auxquelles le conjoint doit être associé.


 

2.        Les enfants du déprimé

 

Bien qu'il soit difficile de faire la part des choses entre la composante génétique et les aspects environnementaux, tous les auteurs signalent que les enfants de parents déprimés présentent plus souvent des troubles psychiques que les groupes témoins.

 

Une publication récente (14) sur un suivi de 10 ans montre chez ces enfants un risque trois fois plus élevé de troubles de l'humeur et de phobies, et cinq fois plus élevé de trouble panique et de dépendance alcoolique que chez des enfants de parents non déprimés.

Comme la dépression ne retentit pas de la même façon sur le conjoint, selon qu'il s'agit d'un homme ou d'une femme, la dépression ne retentit pas non plus de la même façon sur les enfants, selon qu'il s'agit d'un père ou d'une mère ; pas plus qu'elle ne retentit de la même façon à tous les âges de l'enfance et de l'adolescence.

 

Aux premiers mois de la vie, le bébé peut être exposé à l'échec des régulations lié à une dépression maternelle du post-partum. Weinberg décrit l'enfant de mère déprimée, dès avant 1 an, comme ayant des affects moins positifs, paraissant plus replié sur lui-même, moins attentif, et présentant un faible niveau d'activité psychomotrice (12).

 

Dans la série de Keller (9), 24 % des enfants âgés de 1 an nés de mère déprimée manifestent des troubles de l'interaction. Plus récemment, il a été montré que 40 % des enfants de parents ayant présenté des troubles affectifs autour de la naissance reçoivent un soin psychiatrique au cours de leur vie d'adulte (1). Considérant la conséquence de la dépression du post-partum sur le développement des enfants comme un paradigme illustrant le rôle d'un facteur agissant précocement sur l'enfant et orientant en partie son devenir (11), certains auteurs rapportent que la dépression maternelle serait transmissible au nouveau-né au cours des échanges interactifs précoces (6). D'autres établissent un lien étiologique direct entre dépression maternelle et dysharmonie interactive précoce, traduite par la négativité des réactions du nouveau-né (3). De nombreuses études mettent ainsi l'accent sur une corrélation possible entre la dépression du post-partum et le développement potentiel de troubles psychopathologiques chez l'enfant, corrélation qui justifie l'intérêt pour des interventions thérapeutiques multimodales auprès de dyades mère déprimée-bébé.

 

D'autres études confirment les intuitions cliniques relevant la forte prévalence de troubles affectifs, de troubles anxieux et d'alcoolisme chez les parents du premier degré d'enfants et d'adolescents déprimés. Un risque plus important de dépression et d'autres désordres psychopathologiques (troubles déficitaires de l'attention, angoisse de séparation) est notée chez les enfants et les adolescents de sujets adultes déprimés, sans qu'il soit retrouvé de différence au niveau du sex ratio des enfants. Par contre, il semble que l'âge auquel le diagnostic de dépression est posé se situerait autour de 12-13 ans pour les enfants de parents déprimés, alors qu'il se situerait plutôt après 15 ans pour les enfants de parents non déprimés (13).


 

Tous les travaux convergent pour mettre en évidence l'influence primordiale des relations parents-enfants sur le développement de troubles dépressifs chez les enfants, depuis l'enfance jusqu'à l'adolescence. L'étude de la dynamique familiale chez les enfant déprimés conduit à s'interroger sur l'existence d'interactions familiales singulières et parfois à découvrir une symptomatologie dépressive chez l'un des parents. Le temps de l'adolescence est marqué par d'importantes transformations tant physiques et biologiques que psychologiques. Avoir un ou des parents déprimés à cet âge ne favorise sans doute pas un développement harmonieux à travers les mouvements identificatoires et contre-identificatoires (7).

Le pronostic des troubles dépressifs survenant chez l'enfant et chez l'adolescent serait corrélé plus souvent à une dépression maternelle chronique qu'à une dépression paternelle.

De là la précaution nécessaire de rencontrer les enfants du déprimé afin de ne pas ignorer un autre processus dépressif dans la famille.

 

 


 

II – Le retentissement professionnel

 

 

Le diagnostic de dépression

 

En présence d’une dépression, le médecin du travail se trouve confronté, comme ses collègues des autres disciplines, d'abord au problème de la reconnaissance du trouble, et ensuite à la difficulté de porter un diagnostic fiable.

A ces difficultés communes s'en ajoutent trois autres, que l'on peut considérer comme spécifiques à la médecine du travail :

 

·    La première vient de l'existence de tableaux cliniques ou de situations qui semblent spécifiques à la médecine du travail, par exemple la “ dépression post-traumatique ”, la “ dépression postaccidentelle ”, le “ syndrome d'épuisement professionnel ” ou “ burn-out ”, etc.

·    La deuxième est due à une évolution des mentalités en ce qui concerne la reconnaissance de l'existence d'agressions en tout genre dans les domaines familial, professionnel ou autre, et de leur rôle pathogène. Cela donne même lieu à l'essor d'une discipline telle que la victimologie.

Dans ce contexte, des concepts comme celui de “ harcèlement moral [1]” engagent le médecin du travail, car le milieu professionnel n'échappe pas à ce genre de comportements. Les troubles dépressifs en sont souvent une des conséquences pour ceux qui en sont victimes.

·    La troisième difficulté consiste à trouver une référence sémiologique et nosographique commune aux médecins généralistes et aux psychiatres d'un côté et aux médecins du travail de l'autre.

 

 

Voici l'analyse détaillée de chacune de ces trois difficultés.

 

Spécificité sémiologique des troubles dépressifs rencontrés par les médecins du travail

 

Plus qu'une expression symptomatique particulière, ces entités cliniques ont en commun le fait d'être favorisées, dévoilées ou provoquées par un environnement ou des circonstances particulières. Il s'agirait d'un type particulier de dépression réactionnelle.

Cela pose deux questions, aussi controversées l'une que l'autre :

 

·    l'identification d'entités cliniques spécifiques dont le déterminisme étiologique pourrait être imputé au milieu professionnel ;

·    l'éventuelle existence de “ populations à risque ” tels que les enseignants, les forces de l'ordre (vague de suicides parmi les policiers en 1998-99…) les personnels soignants. (10) (11)

 

En ce qui concerne la première question, l'abondante littérature autour du burn-out (épuisement professionnel, surmenage) a largement contribué à répandre l'idée de l'existence d'un lien de causalité entre certaines conditions de travail et un trouble psychique spécifique. La description et la médiatisation d'une forme clinique extrême comme le karôshy japonais (mort par excès de travail) n'a fait que renforcer cette conception. (9)

Divers travaux (6) ont signalé les difficultés à élaborer une méthodologie d'évaluation de l'épuisement professionnel qui puisse échapper à la subjectivité individuelle. Effectivement, dès qu'il s'agit d'étudier les rapports entre le travail et la santé, tout essai d'objectivation et de systématisation doit tenir compte des différents assemblages possibles entre tous les paramètres.

On peut identifier trois cas de figure, qui nous permettront de mieux repérer les positions théoriques des divers auteurs :

 

·    décompensation de pathologies mentales préexistantes,

·    révélation de fragilités personnelles,

·    apparition de troubles psychiques directement liés au milieu professionnel.

 

Pour ce qui est des deux premières éventualités, il existe un large consensus sur le fait que le travail peut constituer un milieu pathogène pour des sujets préalablement malades ou fragiles.

 

La troisième proposition soulève la question incontournable de l'existence de maladies professionnelles psychiques. Ce qui revient à mettre en évidence la “ relation directe et essentielle ” entre les conditions de travail et ces affections (voir plus bas). Nombreux sont les auteurs qui refusent toute idée de trouble psychique spécifique. Dejours (4) fait partie de ceux qui ont le plus travaillé sur ces aspects psychopathologiques. Selon lui, “ contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, l'exploitation de la souffrance par l'organisation du travail ne fabrique pas de maladies mentales spécifiques ”. Il énumère les éléments qui favorisent l'apparition d'une décompensation en milieu professionnel :


 

“ Trois composantes du rapport homme-organisation du travail peuvent être prises en compte : la fatigue, qui fait perdre à l'appareil mental la souplesse de ses rouages ; le système frustration-agressivité réactionnelle, qui laisse sans issue une part importante de l'énergie pulsionnelle ; l'organisation du travail en tant que courroie de transmission d'une volonté étrangère qui s'oppose aux investissements pulsionnels et aux sublimations. ”

 

 

Rôle pathogène du milieu professionnel

 

De tout temps, le médecin du travail s'est occupé de la réintégration dans le milieu professionnel de personnes souffrant de troubles dépressifs. Les différents aménagements (mi-temps thérapeutiques et autres) mis en place pour faciliter la reprise de ces patients sont bien connus. On savait également que certaines conditions de travail pouvaient aggraver, voire précipiter certains états dépressifs chez des sujets particulièrement vulnérables.

 

Depuis quelques années, les relations entre la dépression et le monde du travail ne se résument pas à ces situations. A l'instar de ce qui s'était déjà produit, de façon plus large, pour les troubles dépressifs et l'environnement social, le monde du travail est mis en accusation de façon de plus en plus explicite (5). Le fonctionnement (dysfonctionnement ?) de l'entreprise ne serait qu'un révélateur d'une situation générale. Il ne ferait que refléter la pression sociale environnante.

Tout comme on affirme ça et là que la dépression (mal du siècle) peut avoir une origine sociale, on prétend également que ce trouble devrait être considéré, dans certaines circonstances, comme une maladie professionnelle.

Le médecin du travail se trouve confronté à une situation dans laquelle on lui demande non seulement d'authentifier la nature dépressive des troubles, mais aussi d'évaluer l'effet pathogène de la situation (professionnelle) qui a pu les provoquer.

Si, depuis des années, de nombreuses publications (1) (12) sur la dépression en milieu professionnel témoignent de l'intérêt de la discipline pour ce thème, des travaux plus récents montrent une évolution des mentalités dans ce domaine.

Citons le Mémoire DES Médecine du travail soutenu à l'université de Lille-II en 1999 par Carboni Sauvage (2) sur la “ Place du médecin du travail dans la prise en charge du harcèlement moral en milieu professionnel ” ; les diverses interventions sur le sujet lors du dernier Congrès national de médecine du travail qui a eu lieu à Lille du 6 au 9 juin 2000, comme celle du Pr Vezina (Québec) à propos de la “ Violence au travail ” ; les nombreux thèmes des communications au cours de ce même congrès, “ Stress et état dépressif chez les professionnels de la vente, relations santé-travail ”, “ Enquête sur le harcèlement moral ”, “ Démarche évaluative du stress en entreprise – Rôle de conseil et d'alerte du médecin du travail ”.

 


 

La notion de harcèlement moral

 

Suite à l’évolution de leur rôle premier, les médecins du travail se trouvent actuellement dans une position où ils peuvent identifier en priorité les situations professionnelles (le harcèlement) pouvant être à l'origine d'une détresse psychologique conduisant éventuellement à une dépression. Leur  rôle de prévention est donc renforcé (cf. le chapitre “ Peut-on prévenir les états dépressifs ? ”). Pour que ce rôle soit non seulement légitime, mais valide sur le plan scientifique, il leur faudra parfois apporter la preuve de l'existence d'un lien de causalité entre un événement (harcèlement) et une maladie (dépression).

 

A ce sujet, on peut se demander si l'impact médiatique d'un livre comme Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien de Hirigoyen (7) n'a pas contribué à valider, en quelque sorte, cette relation de causalité. Il ne faut pas oublier que ces notions étaient déjà bien acquises du côté anglo-saxon, comme le prouve ne serait-ce que le titre très explicite du livre Mobbing : la persécution au travail de Leymann (8), dont la traduction française est parue deux ans avant le livre de Hirigoyen. Signalons également l'importance de la création, ou du choix d'un terme comme mobbing, qui devient une sorte de consensus terminologique pour désigner et homologuer scientifiquement l’événement vital (life event) à l'origine d'un trouble psychique.

A ce sujet, les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), qui s'occupent de la reconnaissance des maladies professionnelles en dehors de la procédure des tableaux de maladies professionnelles indemnisables (MPI), n'ont jamais admis actuellement que la dépression, pas plus que le stress, puisse être considérée comme une maladie professionnelle. Ils estiment qu'on ne peut pas démontrer l'existence d'une “ relation directe et essentielle ” entre les conditions de travail et ces affections. Jusqu'à présent donc, ces commissions n'ont pas validé ce lien de causalité.

 

 

Relations entre médecins généralistes, psychiatres et médecins du travail

 

Sachant les difficultés que psychiatres et médecins généralistes rencontrent lorsqu'il s'agit de la mise au point ou du partage d'outils diagnostiques pour les troubles thymiques, on imagine aisément que les relations entre les représentants des trois disciplines ne soient pas toujours faciles.

Lorsque l'un des trois intervenants conteste le bien-fondé d'une décision prise à l'encontre d'un patient commun, on est en droit de se demander s'ils partagent tous trois la même vision du malade, s’ils ont porté le même diagnostic.

Effectivement, une des principales difficultés consiste à trouver un langage commun, dés références sémiologiques communes.

Il faut se demander également s'ils partagent la même vision du poste de travail. Il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit pas de savoir si un individu est capable de travailler, mais plutôt s'il est apte à occuper un poste déterminé. C'est justement l'objectif du médecin du travail que de veiller à l'adéquation entre un salarié et la tâche qu'il doit effectuer. Sa mission est “ d'éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ”.

 

En somme, deux étapes concomitantes seront indispensables pour parvenir à une meilleure collaboration entre les différents intervenants :

·    la mise en commun de l'information concernant l'état de santé du sujet ainsi que les caractéristiques et les circonstances de son exercice professionnel,

·    une meilleure spécification des rôles de chacun et des étapes d'intervention.

 

Etant donné le manque de critères diagnostiques facilement objectivables (biologiques, radiologiques…) et les caractéristiques évolutives particulières de la maladie dépressive, la prise en charge des patients qui en sont atteints confronte chaque soignant aux limites des prises de décision individuelles et à la nécessité du travail d'équipe.

L'analyse des notions d'aptitude-inaptitude nous permettra justement de mieux repérer les différents rôles et les articulations nécessaires afin de parvenir à une meilleure collaboration.

 

Aptitude/inaptitude et retour au travail

 

Il faut distinguer l'aptitude au travail, qui est une notion générale, jugée sur l'état de santé de quelqu'un, et l'aptitude à un poste donné.

 

L'aptitude au travail. La personne est apte à travailler, car rien chez elle ne justifie qu'elle soit mise au repos. Elle peut exercer une activité sans que celle-ci soit définie. Le médecin traitant ou le médecin conseil peuvent juger une personne apte à reprendre une activité professionnelle mais doivent orienter le patient vers le médecin du travail pour évaluer son aptitude à un poste de travail précis.

 

L'aptitude à un poste donné. La détermination de l'aptitude d'un salarié à un poste de travail est une obligation et un privilège exclusifs du médecin du travail. Le médecin du travail doit pouvoir évaluer si le salarié a les capacités physiques et mentales qu'exige l'exécution d'un travail précis ; pour cela, il doit connaître le contenu du travail grâce à l'étude et à la visite systématique du poste et des lieux de travail.

 

La réglementation (code du travail) fait obligation au médecin du travail de se prononcer sur l'aptitude de chaque salarié à tenir son emploi, tant à l'embauche qu'en visite médicale systématique annuelle et en visite de reprise après accident du travail ou maladie.

A l'heure actuelle, la rémission de la symptomatologie dépressive n'est pas le seul élément qui doit être pris en compte lors de la reprise du travail. La poursuite d'un traitement psychotrope est de plus en plus habituelle chez les personnes qui renouent avec leur activité professionnelle après une dépression. Effectivement, la frontière entre les domaines thérapeutique et prophylactique devient presque invisible depuis qu'on utilise les antidépresseurs au long cours, au-delà de l'amélioration du tableau clinique qui a été à l'origine de la prescription initiale. (Cf. “ Le suivi du patient ” et “ Arrêts des prises en charge ”)

 

De ce fait, l'évaluation d’éventuels effets secondaires sur la vigilance devient incontournable, tout particulièrement lorsque le poste de travail implique la manipulation de machines, la conduite d'engins, etc. et peut parfois entraîner des problèmes d’aptitude et de reprise de travail.

 

En outre, actuellement, le médecin du travail ne se cantonne plus aux purs aspects réglementaires. De par sa position et sa disponibilité, il se trouve souvent dans une position d'écoute des salariés qui exposent leurs difficultés, leurs souffrances, leurs pathologies et qui concluent souvent leurs confidences en disant : “ Surtout, docteur, ne dites rien, ne faites rien. ” Ce lien, dans la pratique, entre aménagement, inaptitude et risque de perte d'emploi, peut constituer un obstacle  à la tenue d'une réelle attitude préventive de la part de la médecine du travail. (3)

La fragilisation des salariés de ce côté-là est extrêmement pesante, et tout spécialement pour ceux qui souffrent de troubles dépressifs, en particulier lors de la reprise de travail. Ici, l'aspect réglementaire (certificat d'aptitude) est intriqué avec la démarche thérapeutique puisque la réaction du collectif joue un rôle non négligeable dans la réintégration du salarié. Effectivement, le retour d'un patient au travail après une expérience dépressive confronte tous les intervenants, y compris les collègues de travail, à la question de la place de l'individu dans l'entreprise, dans la collectivité. On observe souvent des dynamiques de groupe très diverses qui vont jouer un rôle déterminant dans cette réintégration. En voici quelques exemples :

 

 

·    Des personnes désireuses de reprendre leur travail mais craignant que leurs collègues n’apprennent la raison de leur arrêt. La fameuse peur de “ passer pour un fou ” est souvent évoquée par des patients ayant effectué des séjours en hôpital psychiatrique.

·    Des mouvements spontanés de support collectif où le groupe se montre solidaire et “ protecteur ”. Souvent, c'est la transmission de l'expérience personnelle (ou celle d'un proche) d'un des collègues qui contribue à informer le groupe sur la nature des troubles dépressifs.

·    Certains groupes, conscients de vivre des situations de travail pénibles ou particulières mettent en place un mécanisme psychologique spécifique appelé par Dejours (4) “ l'idéologie défensive de métier ”. Lorsque l'un des siens souffre de dépression, le groupe ne réagit pas toujours de la même façon. Lorsqu’il considère le milieu du travail comme responsable de cette maladie, le collectif se montre particulièrement accueillant, partant du principe que n'importe quel membre aurait pu se trouver à la place du malade. En revanche, si le groupe considère le collègue comme “ faible ” et pas capable de “ tenir ” aussi bien que les autres, l'attitude de rejet peut se manifester.

 

 


 

CONCLUSION

 

Récemment, la grande médiatisation de certaines affaires de harcèlement moral en milieu professionnel a mis en lumière un des aspects de la relation de l'homme à son travail : celui d'un éventuel rôle pathogène de certaines situations pouvant être à l'origine de troubles psychiques.

L'importance ainsi que l'ampleur de ce phénomène ne sauraient résumer la question de la dépression en milieu professionnel. Ce qui est pathogène pour les uns peut s'avérer salutaire pour les autres : une reprise du travail aménagée (mi-temps thérapeutique, par exemple) peut contribuer à l'amélioration de l'état de santé de certains patients déprimés, tout en diminuant le risque de désinvestissement, voire de désinsertion professionnelle.

 

Les médecins du travail n'ont pas attendu la médiatisation des récentes affaires de harcèlement moral pour accepter de s'occuper de questions extrêmement diverses qui relèvent de disciplines distinctes (3). Ce qui revient à se poser la question de la place spécifique des médecins du travail.

Ainsi, dans le contexte actuel, le rôle du médecin du travail ne peut plus être limité aux questions d'aptitude-inaptitude, car il se trouve à un carrefour autant sémiologique que relationnel. Effectivement, la prise en charge de la dépression en milieu professionnel implique, d'un côté, la prise en compte de facteurs psychopathologiques, familiaux, environnementaux et même juridiques, et, de l'autre, l'articulation avec les médecins généralistes, les psychiatres et les employeurs. Il s'agit donc d'un réel défi que les acteurs de la médecine du travail se proposent de relever avec l'ensemble des intervenants du monde de la santé.

 

 

 



[1] Voir aussi chapitre « Peut-on prévenir  les états dépressifs ? »


Dernière mise à jour : jeudi 29 mars 2001 14:52:18
Dr Jean-Michel Thurin