Paris, le 13 déc (ALP | 13h 11) — École de la Cause freudienne. Note remise par Lilia Mahjoub, présidente de l’École, au Ministre de la santé le 12 décembre 2003 concernant l’amendement dit « Accoyer ».
L’objectif visé est d’encadrer, par voie administrative, des professions supposées dangereuses pour les personnes privées que leur état psychique contraint à y recourir. D’où la nécessité pour le texte de définir ces professions, ce à quoi il ne parvient que d’une manière assez vague (1).
Ce texte justifie aux yeux de l’École de la Cause freudienne des critiques de trois ordres : politique, pratique, thérapeutique.
1) Pour traiter les affections psychologiques dont elles souffrent, les personnes privées ont recours à des traitements extrêmement divers, mais tous en principe également dangereux virtuellement pour elles, sans que personne ait jamais songé à soumettre pour ce seul motif, à l’encadrement par décret ou à l’évaluation administrative, les confesseurs, les directeurs de conscience, les rabbins ou les astrologues. Il n’est pourtant guère de doute qu’un conseil donné à mauvais escient, ou une influence pernicieuse, puissent causer, dans ces cas aussi, des dommages aux personnes.
2) Dans l’état du droit, ces dommages sont susceptibles de recevoir réparation. D’une part, le patient conserve le choix de changer de thérapeute. D’autre part, au cas où il s’en montrerait incapable, puis réaliserait ensuite le préjudice qu’il a subi, il lui serait alors possible d’engager l’action en responsabilité délictuelle sur le fondement de l’article 1382 du Code civil. Enfin, et pour le cas où les thérapies visées se révèleraient dangereuses en raison de « dérives sectaires », le droit pénal permet tant aux victimes qu’à l’Etat de mettre en mouvement l’action publique afin de réprimer les infractions explicitement prévues par la loi.
3) Si fondées en elles-mêmes que les craintes évoquées par M. Accoyer puissent apparaître, le remède, analysé en termes d’évolution générale de la société, serait pire que le mal. En effet, tout accroissement des pouvoirs de l’Etat se traduit nécessairement par une diminution de la liberté des personnes privées dans leur ensemble. La psychanalyse, pour ne parler que d’elle, doit précisément son efficacité au fait que ceux qui l’exercent ne tirent leur autorité que d’eux-mêmes. Telle est aussi la raison qui conduit vers elle des patients accablées par le poids de fardeaux qui ont trait également à la norme, à leur rapport à la norme, et aux exigences de la loi. Il y aurait une grande inconséquence à les renvoyer, pour les en délivrer, à des personnes qui auraient dû précisément, pour les recevoir, bénéficier au préalable de l’onction administrative.
4) En termes plus généraux, le bénéfice attendu est très incertain, alors que les pervers diplômés n’ont aucune raison d’être moins nombreux que les autres. Il serait déplorable que ce bénéfice si incertain justifie la disparition, elle certaine, d’un espace de liberté nécessaire au corps social dans son ensemble. Il suffit, pour en juger, d’apprécier l’apport de l’activité analytique non seulement à la pratique thérapeutique, mais plus généralement à l’art, à la littérature et à la critique, à la philosophie, au mouvement des idées, de Freud à nos jours.
Sur le plan pratique cette fois, il est étonnant que la représentation nationale, théoriquement gardienne des libertés individuelles, renvoie purement et simplement au bon vouloir de l’administration. un encadrement aux fondements aussi incertains
S’il est admis en principe que les professions visées sont incapables de se soumettre d’elles-mêmes à des règles déontologiques incontestables, l’intervention de l’administration, quant à elle, ne peut emprunter que deux voies : a) l’arbitraire pur, où la nomination des thérapeutes relèvera des critères et de l’appréciation d’un chef de bureau ; b) l’arbitraire partagé, où l’autorité publique sera, dans les faits, le jouet des passions rivales des clans de thérapeutes en présence.
Toute la difficulté vient ici de ce que par sa nature, l’activité thérapeutique relative au psychisme, qui met en cause le patient, le soignant et leur relation, n’est guère susceptible, l’expérience et le bon sens le montrent, de faire l’objet d’une appréciation quantitative ou scientifiquement incontestable.
Les pratiques dites « d’évaluation » n’apportent à cet égard aucun confort particulier, dans la mesure où elles se fondent sur des présupposés entièrement extérieurs, par exemple, à la psychanalyse, et contestables par elle. On aura noté, d’ailleurs, le caractère extrêmement vague du renvoi, opéré par l’amendement, au rôle de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation (ANAES).
Il est enfin du devoir des praticiens de souligner les risques, eux très réels, que l’adoption d’un tel texte fait courir aux dizaines de milliers de patients en cours de traitement, que leur souffrance psychique rend vulnérables, et qui sont, puisque les dispositions transitoires ou d’application ne sont pas davantage prévus que les critères susceptibles de guider la pratique administrative, en droit de s’interroger sur la capacité de leur thérapeute à continuer d’assurer leur traitement dans le futur.
Il n’existe aucune raison de penser que les professions visées ne seraient pas susceptibles de faire prévaloir par elles-mêmes les règles déontologiques nécessaires. En partant de cette idée, un dispositif différent pourrait être adopté pour apaiser ceux des soucis exprimés par la représentation nationale qui sont légitimes.
L’ECF, qui a rejoint la « Coordination psy » animée par J.-A. Miller, croit à la possibilité de mettre en place l’instance dite « tri-une » que celui-ci a proposée.
(1) On relèvera ici, d’ailleurs, que le texte de l’amendement fait disparaître implicitement mais nécessairement la qualité même de psychanalyste. La psychanalyse constitue indiscutablement une variété de psychothérapie au sens de l’amendement, compte tenu de la définition proposée. Mais cette activité ne peut être exercée, d’autre part, que par un médecin ou un psychologue. Le psychanalyste médecin voit donc sa qualité de psychanalyste disparaître derrière celle de médecin. Quant au psychanalyste non médecin, il devient un psychologue au sens de la loi
Dernière mise à jour : mardi 16 décembre 2003
Dr Jean-Michel Thurin