LASSOCIATION CONTADOUR ET LE PLACEMENT FAMILIAL.
Dr Pierre SANS
Il nest pas question ici de se contenter de régler des comptes qui au fond ne passionneraient pas grand monde, chacun à lheure actuelle ayant à gérer son lot de soucis. Ce qui en revanche, pour les esprits curieux ou ceux qui, de plus en plus nombreux, sintéressent à laccueil familial thérapeutique (ce que lon nommait avant 1990 le placement familial) mérite quun petit texte occupe quelque place dans la toile, est un rapide survol de ce que fut une petite association de 1901, CONTADOUR, de ses aventures, de ses joies et de ses peines, et surtout de ce quelle réalisa. De ce quelle réalisa parce quelle était indépendante sans être marginale, animée dun esprit libertaire, et, quelque soit lambiguité du terme, quelle était foncièrement créative.
Quétait le Placement familial des malades mentaux adultes à la fin des années 70 ? Pas grand chose mis à part les vastes asiles perdus au fin fond de la province quétaient devenues les colonies familiales de Dun-sur-Auron et dAinay-le-chateau. De vieux malades dits chroniques y étaient envoyés par fournées depuis les hôpitaux psychiatriques de la région parisienne. On les y gardait, au calme et au grand air, en attendant quil y deviennent totalement déments et quils se dissolvent, corps et âmes, dans les limbes et les brumes de la France profonde. Un livre terrible de Denise Jodelet en dresse un tableau que je crois objectif, et que lon aurait dû méditer bien plus quon ne la fait, y compris en ce qui concerne dautres pratiques que le placement familial. Mais bref, on passait en fermant les yeux sur ce que tout le monde dans le milieu connaissait. Et puis vers le mitan des années 70 des novateurs du XIII ème arrondissement de Paris, Paumelle et Champion, eurent lidée de recruter des familles daccueil pour y placer, là encore, des chroniques certes, mais au plus proche de la cité.
Et, toute fausse modestie mise à part, jarrive dans ce paysage vers 1978. Je viens de traverser une épreuve qui me laisse dégoûté de lactivisme thérapeutique, et, mon analyse sans doute maidant à une révision déchirante des utopies de lépoque (pas toutes celles de mai 68, non, mais de certaines de leurs scories !) jen finis par me demander : et si on leur foutait un peu la paix, à ces psychotiques ? Et si on leur foutait la paix tout en les soignant, au sens de sen préoccuper, dy penser, de leur aménager un droit à être, tout simplement ? Lidée étrange à lépoque se présente à moi de placer des malades dans des familles daccueil, sur le mode de ce qui se passe avec les enfants chez les assistantes maternelles. Après de longues méditations et sans chercher de références bibliographiques (un peu pour ne pas polluer mon intuition), jen parle aux décideurs locaux, dune part un brave médecin conseil de la Caisse dassurance maladie des pays de la Loire de la vieille école qui est immédiatement séduit par mon idée, dautre part un jeune et assez brillant inspecteur de la DDASS locale. Le reste ira finalement très vite, et en octobre 1980 le premier des psychotiques que javais en tête à lorigine entrait chez la première famille daccueil, le financement étant réalisé grâce à la mise en place dune convention certes bancale et bricolée, mais qui avait le mérite dexister et de permettre à largent des prix de journée de rentrer. Ce montage se passait dans un cadre associatif, celui de CONTADOUR. Au même moment, sachant que ma représentation de linstitution ne serait plus fondamentalement entamée je rendais une visite à Soisy-sur-Seine, lautre service de placement familial thérapeutique. Jy étais reçu avec courtoisie mais avec la morgue et la condescendance que montrent souvent les parisiens pour les provinciaux, toujours un peu des demeurés. Peu importait : javais fait ma BA ! On nétait dailleurs pas sur la même longueur donde ; à Soisy on était fixé sur la prise en charge des chroniques dont on estimait, sans doute à juste titre, quils y seraient mieux hébergés que dans des hôpitaux parisiens, et aussi que dans les colonies familiales.
Mon propre projet ne se situait pas sur le plan de lhébergement. Jétais, et je reste persuadé 20 ans après, que cette forme de prise en charge a une portée réellement thérapeutique, certes à certaines conditions, mais qui sont du même ordre que celles qui font quun hôpital est un affreux asile ou un lieu de soins. Toujours guidé par les grandes idées du mouvement de psychothérapie institutionnelle, bien entendu adaptées à ma sauce, jai prouvé que les familles daccueil avaient des qualités thérapeutiques disons sauvages, des savoirs profanes, des capacités de rencontre, des qualités de coeur, souvent, qui leur permettaient dobtenir des résultats étonnants. Cela paraît de nos jours évident : cela de létait pas à cette époque.
Et le temps a passé. On ma appelé, durant un certain temps à Paris, au ministère. Cela flatte. On a tort de se laisser prendre à ce jeu un tantinet pervers. Mais enfin jai pu ainsi faire passer un certain nombre de mes idées dans larrêté du 1 octobre 1990, par exemple la dénomination daccueil familial thérapeutique à la place de celle de placement ; ou celle dunité daccueil familial thérapeutique ; ou celle de communauté daccueil familial thérapeutique ; ou celles de prises en charge à temps partiel, etc. Mais au même moment se concoctait la loi du 1 er Juillet 1989, qui se trouvait en complète contradiction avec lesprit de larrêté. On ma soudain trouvé trop agressif et pas assez tolérant. Bien. Exit les anciens bons de lassociation CONTADOUR devenus mauvais. Et place à la vendetta.
Car localement lassociation CONTADOUR commençait à irriter. A irriter parce que ses membres étaient passionnés et que lorsquil se présentait une occasion de travailler, parfois un peu en franc-tireur, une opportunité de faire un bricolage pouvant présenter un intérêt pour les malades, ils tentaient de le réaliser. Parfois, et même souvent, au moindre coût. Par exemple, en prenant en charge des traumatisés crâniens en famille daccueil ; alors quau même moment le ministère de la santé pleurait (et pleure encore) sur labsence de structures adaptées. CONTADOUR a effectivement pris en famille daccueil des traumatisés crâniens lourds. Avec la bénédiction officieuse de tout le monde, y compris du ministère de la Santé et de lAssurance maladie. Mais lorsquil sest agi de reconnaître la structure, tout ce joli monde sest défilé, oubliant ses promesses (nest-ce pas monsieur B.?), laissant même les services de lURSSAFF locale tenter de flinguer lassociation coupable davoir réalisé un montage parfaitement légal, dans un système totalement aberrant.
Ou à irriter simplement pour avoir laudace de travailler en free lance. De quoi sagissait-il là ? Du fait que certains départements, notamment de la région parisienne sont envahis de cas lourds dadolescents(es) aux pathologies complexes, quils tentent tant bien que mal dorienter vers de lointains lieux de vie, dont certains ne présentent pas toujours toutes les garanties de sérieux. Alors CONTADOUR a offert ses services ; de plus en plus souvent. Et avec des succès qui se sont répandus par le bouche à oreille. Mais au grand dam des petits chefs de ladministration locale, jaloux de voir leur petit pré carré anarchiquement envahi et pollué par des idées libertaires ! Et qui, au lieu de proposer des procédures raisonnables de contrôle, de supervision, voire de collaboration, ont décidé de casser tout cela, au motif bien entendu de son illégalité. Certes CONTADOUR était en France le seul service daccueil familial thérapeutique (?) ou social (?), (mais que détats dâme chez nos zélés fonctionnaires à cet égard !) capable daccueillir en urgence, sans que ladministration demanderesse y trouve rien à redire, bien au contraire, une jeune fille en situation de détresse, ou un adolescent à la dérive, coincés entre hôpital et prison. Et alors ! Mais, et la question mérite dêtre reposée tant elle est effrayante de stupidité, où était le problème, sinon quil suffisait de discuter tranquillement, sans haine et sans parti-pris, des moyens permettant un contrôle donnant aux institutions doù les jeunes étaient originaires des garanties élémentaires?
Mais un beau jour, le dernier fonctionnaire de haut rang des Pays de Loire protégeant CONTADOUR quittait la Région pour occuper un plus haut poste. La curée alors se déchaînait, les anciennes rancoeurs et les règlements de compte trouvant un terrain dès lors parfaitement dégagé. Contrôles de tous ordres, audits, missions de vérification se multipliaient, usants, épuisants, matériellement et humainement. Aucun, en dépit de leur absence quasi permanente de procédures contradictoires ne révélait danomalie sérieuse, ce qui nempêchait pas les nombreux rapports dêtre parsemés de jugements haineux et subjectifs du style gestion bricolée, ou tendance au non respect de la réglementation. En fin de compte, au bout du rouleau, écoeuré par tant de sottise, conscient que trop de haine était liée à ma personne, jacceptais la suggestion de ladministration de partir avec les solides indemnités auxquelles mon statut me donnait droit (et auxquelles se sont ajoutées celles de ma plus proche collaboratrice en ce qui concerne la gestion, priée elle aussi de partir avec son enveloppe) et que lon me versait sans barguigner. Je laissais au moins derrière moi une institution propre, en bon état de marche, aux finances saines et hyper contrôlées, avec un ensemble de près dune centaine de bonnes familles daccueil, souvent remarquablement formées, une équipe solide, rodée et motivée, de bons dossiers qui ne demandaient quà venir à leur terme.
Un an après mon départ la situation na guère avancé. Les observateurs extérieurs se demandent à juste titre : à quoi bon tout ce désordre? La solution que je préconisais depuis des années, celle visant à constituer un syndicat mixte public-privé est encore à lordre du jour et a des chances daboutir si les conciliabules et les discussions de marchands de tapis qui parasitent laffaire veulent bien se calmer. On aboutirait ainsi à un pool commun de familles daccueil dotées dun statut homogène et à peu près cohérent sil est aligné sur celui de CONTADOUR. Une convention avec le département est elle aussi à létude, ce qui ne donne aucune garantie ; mais du moins ce qui se fait en attendant nest-il pas qualifié dillégal. Javais par ailleurs constitué un service de protection des majeurs relativement spécialisé dans celle des malades mentaux. Là encore, il sest agi de répondre à un besoin, et de le faire dans un esprit de service rendu aux usagers et déthique. Car il est exact que le système daide français aux personnes dites majeurs protégées est obsolète. Nous avons expérimenté des formules entre protection simple et prise en charge psychiatrique. Sans doute avec trop de succès puisque lon a là encore éprouvé le besoin, du côté de ladministration, de changer de dirigeant. Grand bien lui fasse, car ce service continue à travailler.
Pourquoi donc tout ce remue-ménage autour dune petite association de 1901 ? Une première raison saute aux yeux, celle concernant le statut des familles daccueil. Jai réussi à mettre en place dès 1981 pour elles un statut salarial au plein sens du terme. Nos assistants(tes) en accueil familial thérapeutique (ou social) recevaient le SMIC, avaient réellement le droit aux congés payés, bénéficiaient de représentants du personnel, de représentants au comité dentreprise, au conseil dadministration, de droits à la formation permanente, de retraites complémentaires, etc. Pourquoi et comment ce petit miracle a-t-il été accompli ? Il serait trop long de tout raconter en détail. Disons que jai pu bénéficier dès lorigine de conditions favorables, au sein desquelles je me suis engouffré, persuadé, contrairement à ceux qui quelques années après ont tenté la même opération, que pour faire du bon travail les accueillants devaient être décemment payés. Puis, lorsque linepte loi du 10 juillet 1989 a été promulguée, jai réussi à maintenir les avantages acquis. Mais bien entendu, non sans mopposer, me battre, et user de tous les moyens licites pour tétaniser un certain temps les plus veules des petits chefs de certaines administrations. Un certain temps seulement, car ces gens sont patients !
Une seconde raison est plus subtile mais nen est pas moins importante. Ladministration française, depuis ses plus brillants énarques jusquà ses plus modestes scribouillards est profondément jacobine et autoritaire. Si les politiques ont tout le loisir damuser la galerie en regrettant le manque dinitiatives des citoyens, tout en coulisse est fait pour bloquer tout ce qui émerge, innove, se démarque, sort du troupeau. Et surtout, elle ne supporte pas le contradictoire, la discussion égalitaire, quelle qualifie darrogance, ou de tendance systématique à la contestation, ou pire dans la bouche de ces gens, dabsence de volonté de transparence. Ladministration française, globalement, et quelle que soit la qualité des certains de ses membres, se satisferait de travailler demain pour Big brother. Elle hait profondément toute tendance girondine et toute ébauche de manifestation didée libertaire. On le voit bien de nos jours, ladministration a par exemple laissé se mettre en place en Corse un système mafieux car essentiellement fondé sur les rapports autoritaires, machistes et paternalistes, alors quelle est prête à écraser toute pratique de réseaux, déchanges, de micro systèmes dans lesprit rhyzomélique des Deleuze et Guattari.
Rappelons aussi que lassociation CONTADOUR, durant les 18 années passées, a produit un certain nombre de travaux et a organisé plusieurs rencontres scientifiques. Cest ainsi à notre initiative que se sont tenues en 1986 à La Baule les premières rencontres européennes où étaient réunis des praticiens et des équipes travaillant en placement familial pour enfants, pour adultes et personnes âgées, pour toxicomanes, pour cas sociaux ou purs thérapeutiques. Trois ans après cest encore CONTADOUR qui organisait à Angers le premiers Congrès européen sur laccueil familial, selon le même principe fédérateur et le même esprit douverture. Les familles daccueil y étaient invitées, bénéficiant de conditions particulièrement avantageuses. Au total 850 personnes y participaient. Encore trois ans après, en 1992, CONTADOUR réunissait encore 550 congressistes à Strasbourg, autour du thème crucial du rôle et du statut des familles daccueil.
Cinq ouvrages ont été publiés durant la même période :
- Les placements familiaux thérapeutiques en 1987 (épuisé; éditions Fleurus);
- Accueil et placement familial en 1988 (épuisé; éditions Fleurus);
- Soins et placement en famille daccueil en 1990 (éditions de lARC, Montréal et éditions universitaires de Nancy);
- Famille daccueil, un métier en 1991 (épuisé; Bayard presse);
- Le placement familial, ses secrets et ses paradoxes en 1997 (éditions de LHarmattan).
Les mêmes éditions de lHarmattan me confiaient en 1997 encore la direction dune collection entièrement consacrée au placement familial. Trois ouvrages ont été publiés cette année 1998 dans ce cadre, sous ma responsabilité.
Un film vidéo a en outre été tourné par CONTADOUR en 1991, et à la demande de la CEE traduit en des versions anglaises, allemandes, espagnoles et italiennes. Présenté dans plusieurs festivals internationaux, il a été bien accueilli, et constitue de notoriété publique un remarquable outil de formation pour les équipes et les familles daccueil.
Enfin, pour être complets, il convient dévoquer les dizaines de séminaires, de journées de formation, la centaine de communications présentées ici ou là dans des manifestions scientifiques, en France ou à létranger.
Voilà peut-être au total de quoi je suis le plus fier en méditant sans nostalgie, et peut être avec une certaine sérénité, sur le travail réalisé durant ces 20 années consacrées au placement familial au sein de lassociation CONTADOUR : quà côté dun certain activisme non dénué de goût sportif pour la lutte, jai pu, grâce au travail réalisé par mon équipe et les remarquables familles daccueil qui mont fait confiance durant ces épreuves, conserver et développer une certaine capacité de penser, de théoriser, de donner des idées aux autres, sachant que je naurai rien à en attendre en retour ; mais cest la vie. Le rapport de lInspection générale des affaires sociales de Mars 1994 rendait grâce à ce travail en ces termes Tout se passe comme si la mise en place et le développement de laccueil familial thérapeutique à lhôpital sétait effectué sous la pesante présence historique des colonies familiales. Et cest à la fois en réaction contre leur exemple mais aussi contre une certaine image de la psychiatrie quune initiative a vu le jour en 1980 dans un cadre privé : lAssociation CONTADOUR, crée à linitiative du docteur Pierre SANS. Fort de son expérience et, il faut le dire, armé dune grande volonté de convaincre, ce praticien est aujourdhui lun de ceux qui a le plus contribué à faire connaître laccueil familial thérapeutique. Par ailleurs lIgas consacrait un chapitre entier à notre association et en faisait dune certaine façon un modèle sopposant à lhospitalo-centrisme régnant partout ailleurs. Le moins que lon puisse dire est que cet esprit hospitalo-centriste a finit par lemporter.
Que deviendra cette expérience après mon départ ? Il semble que les autorités de tutelle de Loire-atlantique, enfin débarrassées de celui quelles avaient pris en grippe aient décidé de maintenir la structure en létat en larrimant fortement, bien entendu, au service public, dans un esprit je le répète fortement hospitalo-centriste. Mais à leur crédit je reconnais bien volontier quelles ont au moins choisi pour remplacer lancienne équipe dirigeante des personnes de qualité, et que le statut des familles daccueil nest pas pour linstant notablement altéré. Tout se passe comme si, symboliquement, elles avaient considéré que cela était le prix à payer, au delà des sommes stupidement dépensées pour licencier les boucs émissaires don ne sait trop quoi.
D. JODELET, Folies et représentations sociales, PUF, 1989.