1. Premières difficultés: comment baliser mon étude?
On demandait un jour à Einstein pourquoi il continuait à fixer de lail sur la porte de sa maison de campagne pour éloigner les chauves-souris, lui limmense scientifique, le parangon du rationalisme. On dit quil répondit: Il paraît que ça marche même si lon ny croit pas! Cette anecdote me permet dintroduire sur le mode de lhumour un problème sérieux, celui des savoirs profanes. On le verra, il y a à sa base un paradoxe fondamental: comment approcher rationnellement le non-rationnel, sans le détruire en le réduisant à ses présupposés. Cette question a pour moi une particulière importance, sur le plan pratique bien sûr, mais aussi sur celui de léthique, nous le verrons en conclusion, à la fois à cet essai, mais aussi à ce livre. Je ne cesse en effet depuis des années, de tenter de montrer aux équipes et aux personnels administratifs, entre autres, que les familles daccueil ont des outils de travail qui sont autre chose que leur simple gentillesse populaire ou leur sens inné de laccueil, ou je ne sais quelque mythique et magique convivialité naturelle. Je vais ici tenter de clarifier ces données, afin den finir avec les lieux communs qui plombent toute discussion sérieuse sur ce sujet encore peu connu. Je donne à ce dernier le qualificatif de savoirs profanes, que je vais opposer dialectiquement aux savoirs savants, dont font partie les savoirs techniques et les savoirs médicaux. Je naurai pas de prétention à lexhaustivité (qui pourrait lavoir?). Lessentiel est pour moi de questionner des pratiques incroyablement routinières, de bousculer un peu les parti pris et les idées reçues, de faire méditer et associer. Je naurai aucun scrupule à puiser largement dans des travaux antérieurs ou parallèles aux miens, considérant que chacun, dans son domaine, a pu avancer de façon décisive, et estimant au contraire être parfois fautif de ne pas mieux les utiliser.
Cest dans ce contexte de décloisonnement que je vais aussi étudier ultérieurement les rituels du quotidien, et particulièrement ceux auxquels la vie au jour le jour des familles daccueil donne accès. Jaurais pu choisir de traiter cette question des rites profanes en même temps que celle des savoirs profanes. Jai préféré, dans un esprit de clarification, distinguer les deux séries de concepts. Lon verra néanmoins quils senchevêtrent et se mêlent, dans un rapport, parfois, de complémentarité. Tous deux sont au fond centrés sur cette observation qua bien exprimé Georges Balandier1 lorsquil écrit: Les sociétés ne sont jamais ce quelles paraissent être ou ce quelles prétendent être, elles sexpriment à deux niveaux au moins; lun superficiel, présente les structures officielles, lautre, profond, ouvre laccés aux rapports réels les plus fondamentaux et aux pratiques révélatrices de la dynamique du système social. Car cest bien là où réside le sujet principal de mon étude, qui est daccèder au plus fondamental du fonctionnement dune famille daccueil, chez laquelle se réalise un travail mystérieux. Travail dautant plus intéressant quil intègre en effet des dynamiques de plus en plus sollicitées par les bouleversements du soin et de léducation spécialisée, et dont ne rendent que peu compte, pour linstant du moins, les théories dites savantes. On se posera par ailleurs sans doute à la lecture de ce chapitre, et plus avant dans le décours de ce livre, la question de savoir si ce que je cherche à démontrer nest pas linanité du progrès scientifique et la validité des discours et des pratiques anti-scientifiques, ou a-scientifique, et si, au fond, je ne suis pas un nouvel adepte dune forme de new-âge et de néo-mysticisme. La question est dimportance, et, si elle est récurrente dans lhistoire des idées, il nen est pas moins urgent de la traiter dans létat de déliquescence des idéologies où nous avons le sentiment den être rendus. Sans que cela me dispense davoir à me poser régulièrement cette question, je le dis tout net en préambule : rien nest plus éloigné de mes intentions. Je suis profondément athée, pour ne pas dire anticlérical cool, rationaliste et carrément militant anti-secte. Une autre façon de se poser la question, sur un plan politique, est de se demander si je nadopte pas, en valorisant les savoirs profanes et en relativisant les savoirs savants, une position populiste, dont on sait quelle fait partie des ingrédients du fascisme, et en tout cas quelle fait le lit du lepennisme. Je reconnais quil y a bien là un écueil, quune lecture parcellaire de ce travail peut laisser affleurer. Jen appelle à lintégrité intellectuelle du lecteur et au maintien du propos dans son contexte. Je ne suis pas insensible par ailleurs aux thèses de Luc Ferry 2 interpellant non sans rudesse, et parfois non sans la roublardise du sophiste professionnel, les thèmes de lécologie profonde et leurs appels à lanti-modernité. Je suis bien conscient des risques de jeter le bébé avec leau du bain en contestant les notions de modernité, de progrès, de rationalité et de science. Mais ce risque mérite dêtre couru. Je le souligne une nouvelle fois, je traite ici de situations paradoxales, dont lapproche honnête induit parfois des raisonnements eux-mêmes paradoxaux, ou du moins surprenants.
Pour être plus concret, médecin et fier de lêtre, je suis reconnaissant à mes bons maîtres de mavoir transmis leur savoir, tout en sachant que la manière dont ils lont fait valait peut-être mieux que le contenu, en soi, de leur enseignement. Car ce dont je suis sûr, est que ce savoir était fondamentalement, radicalement et désespérément relatif. Et aussi, quils ne mont jamais transmis quun beau et noble savoir sur des organes et des fonctions malades, et non sur la manière dentrer en relation avec les personnes, que jai appris, comme tous les médecins, au lit du malade, à son domicile, aux urgences, dans la rue, puis lors de mon analyse, de mes rêves, de mes contrôles. Parallèlement, plus je vis professionnellement plongé dans le monde de la folie, moins jai rencontré de certitudes, et plus je me suis heurté à de faux savoirs, arrogants, parfois simplement imbéciles, souvent inutiles et néfastes. Et plus je me pénétrais de cette évidence, et plus je mapercevais que des gens simples, sans connaissances médicales, savaient quelque chose qui leur permettait souvent dêtre plus à lécoute, réellement, profondément, de la souffrance mentale, que les possesseurs dun savoir reconnu, estampillé, validé par la Faculté et les enseignements classiques. Je me suis donc posé, peu à peu, la question de savoir ce quétait ce quelque chose que tout praticien travaillant avec des familles daccueil na pas pu ne pas évoquer un jour. Dès le début des années soixante-dix, pourtant, jy étais déjà sensibilisé: cest ainsi quen 1976 lorsque jeus loccasion de fonder un atelier-foyer pour malades mentaux (latelier-foyer de la Chicotière, dans la banlieue nantaise), je pris la liberté dinclure dans léquipe des gens sans savoir professionnel de type infirmier ou éducateur 3. Je me souviens avoir recruté un ancien métallurgiste, son épouse ouvrière, une autre, couturière, qui non seulement sintégrèrent vite et bien dans un fonctionnement institutionnel psychiatrique délicat, mais encore, je puis à présent le dire, furent parmi les meilleurs à leur poste, les plus sûrs, les plus sérieux lorsquun coup dur se présentait. Déjà à cette époque je ne pouvais me satisfaire de lexplication selon laquelle ce quelque chose était un don, une sorte de fluide que certains posséderaient, et dautres non. Cest donc poussé par lobligation de penser ces phénomènes mystérieux que jai été contraint de faire appel à la notion de savoirs profanes.
Je ne traiterai ici que de ce qui peut intéresser mon sujet principal détude, qui est laccueil familial thérapeutique. Je laisserai donc dans lombre dautres dimensions anthropologiques de laccueil familial, telles celles dont Anne Cadoret par exemple a pu faire état récemment dans son Parenté plurielle, anthropologie du placement familial 4. Ce bon travail montre les liens de filiation naturels, adoptifs ou mercenaires noués dans une des régions les plus traditionnellement vouées à laccueil des enfants de la DASS. Il révèle aussi toute une dimension des savoirs cachés dans la population sur ces filiations occultes. Sa recherche se situe dans la ligne des études dYvonne Verdier et des folkloristes français, et on pourra la placer en parallèle à la mienne. Bien que balayant largement mon sujet, je suis donc bien conscient de laisser à dautres lapproche anthropologique despaces épistémiques voisins.
2. Le sacré, le profane.
2.1. Définitions élémentaires.
Parler de savoirs profanes nous invite tout dabord à prendre un peu de hauteur par rapport à lessentiel de mon sujet, et à réfléchir sur lopposition princeps entre profane et sacré. Certes cela nous fait effectuer un large détour, mais il ne ma pas semblé possible de faire limpasse sur cette opération, sauf à nous complaire en des fonctionnement platement métaphoriques que nous ne sommes que trop sollicités à employer en sciences humaines. Et puis nous retrouverons à plusieurs reprises les notions que je travaille ici, en particulier lorsque jévoquerai lespace, aussi bien celui de la cité que celui de la maison des familles daccueil. Que signifie donc profane? On peut affirmer sans peine dêtre démenti que le profane est par définition le contraire du sacré, qui lui donne, même étymologiquement, son sens. Car le pro-fanum était ce qui se trouvait placé devant lenceinte, le sacré (du latin sancire) désignant ce qui est délimité, entouré, sanctifié et réservé à lexécution des rites religieux. Le profane est ce qui doit rester étranger au sacré sous peine de lui enlever de sa force et de sa substance. Traditionnellement, seul le prêtre pénétrait dans le lieu consacré et touchait les objets du culte. En Australie les non initiés étaient même ignorants de lendroit exact où ces objets étaient déposés. Ailleurs chez les Maoris, les femmes par leur seule présence détruisaient la sainteté; ainsi si lune delles pénétrait dans lenceinte où se construisait une pirogue sacrée, celle-ci ne tiendrait pas la mer. La contamination par le profane détruit en effet, comme lavait noté Durkheim, la nature propre du sacré (doù le terme profaner). Mais si négatif quil soit, le profane nen est pas moins nécessaire au sacré; il en est comme lécrivait René Hertz 5 un néant actif, une opposition certes, mais créatrice de sens, et au fond une opposition distinctive. Dans un esprit voisin Georges Bataille avait avancé la bonne idée selon laquelle le couple du sacré et du profane étaient les deux sphères fondamentales structurant lhumanité, le premier terme étant soumis aux forces repoussantes et fascinantes, où la violence pouvait se déchaîner, alors que le second était celui des forces pacificatrices, soumises à la rationalité et permettant le labeur humain.
Par ailleurs notons dès à présent, car nous retrouverons tantôt lusage de cette notion, que le mode de circulation du sacré est de nature essentiellement fluidique. Il est avant tout une force (le mana des polynésiens), face au chaos du monde quil ordonne, organise, hiérarchise. Dans sa forme élémentaire, le sacré représente une énergie parfois dangereuse, quil convient de canaliser, de dompter ou dapprivoiser. Pas dalternative pour lhomme: le chaos ou lénergie dominatrice. Le simple profane ne saurait avoir accès à cette maîtrise de lénergie, sinon par lentremise du consacré et de ses servants. Par cette force, de plus en plus enrichie et diversifiée par le groupe, qualifiée dordre du numineux par Rudolph Otto 6, des représentations profanes se trouvent ensuite investies, et de nouveaux espaces infiltrés de pouvoirs supra-humains. Cette dimension fluidique, cette force, sont constamment présentes dans les discours profanes, aussi bien en ce qui concerne lenvoûtement quen ce qui infiltre les manières de penser et de dire le folie. Pour comprendre ce qui va nous servir ultérieurement, à la fois dans cet essai, mais aussi plus tard dans ce livre, il nous faudra en effet nous souvenir que, comme le profane est un monde de substances (comme lavait soutenu Roger Caillois 7), le sacré est un monde de forces. Ceci a une conséquence quasi clinique : celle de donner à ce monde des caractéristiques de mobilité, puisque la force, ou toute autre dénomination par laquelle se désigne lénergie qui lui est liée, se déplace dun lieu à un autre, dun être ou dun animal à un autre. Ainsi, par ce trait spécifique, cette force a aussi un aspect de virtualité et dambiguïté qui la rend plus difficile à cerner, et la possession encore plus aléatoire, tout autant que désirée et recherchée. Ceci a une conséquence : le nouveau couple ainsi défini, celui du pur et de limpur, dispose, face au monde profane, dune série davantages redoutables imposant prudence et respect.
Mais les choses ne peuvent rester éternellement cloisonnées chez les humains, condamnés à évoluer pour survivre, cest-à-dire à dépasser leurs propres contradictions. Couple antinomique et inséparable, le sacré et le profane sont séparés par des barrières, apparemment rigides et infranchissables, mais que la contagion rend peu à peu poreuses. Là réside une des fonctions du rite, qui est de régler et de cloisonner leur rapports mutuels. Avant de traiter plus spécifiquement dans le prochain chapitre des rites profanes, je vais ici introduire le sujet en me limitant au jeu des oppositions distinctives sacré-profane. Deux grands types de rituels se dégagent de lensemble et lordonnent: dune part les rites de consécration qui transmuent le sacré en profane, afin dy déverser sa force; dautre part les rites de désacralisation ou dexpiation qui rétablissent des frontières provisoires en rendant un objet ou une personne impure au profane. Le tabou polynésien est le modèle type de ces formes interdictrices, qui selon Durkheim avaient pour fonction de prévenir les dangereux effets dune contagion magique en empêchant tout contact entre la chose ou une catégorie de choses, où est censé résider un principe surnaturel, et dautres qui nont pas ce caractère ou qui ne lont pas au même degré 8. On se souviendra à cet égard des travaux de Mauss sur les peuples polynésiens et de ses observations de thanatomanie (ou de mort psychogène aiguë comme préférait les nommer Ellenberger) quil a décrit et identifié comme des transgressions de règles des tabous. Et aussi, que des points dancrage concrets permettent une articulation entre les deux registres. Spencer et Gillen 9 par exemple, lors de leurs travaux sur une tribu Arunta, ont observé que chez ses membres lêtre divin avait cosmisé le monde en plantant et en façonnant un poteau, autour duquel le chaos sorganisait, et par lequel un lien entre la divinité et les humains était maintenu. Les totems contiennent souvent aussi cette notion de symbole de nombril du monde. Le monde ne devient habitable quaprès lintervention directe et naturelle de Dieu ou de lêtre divin, reconnu comme tel par le groupe. Dans lexemple des Aruntas, la tribu lorsquelle changeait de territoire, emportait avec elle son poteau, sans lequel, plongée dans un monde de non-sens, elle aurait perdu son énergie vitale et vu ses membres mourir par manque détayage symbolique (de nombreuses tribus et nations indiennes ont disparu sur ce mode, plus que par une extermination directe des blancs). Ainsi le champ du sacré déborde donc de plus en plus largement le domaine du religieux et lenceinte consacrée.
2.2. Le pur et limpur.
Ces termes, sacré et profane ainsi posés, dérivons-en des séries oppositionnelles, et en premier lieu les couples pur/impur, et voyons comment apparaît dès lors la notion de souillure. Pour quitter sans danger le registre du sacré, les divers rites dexpiation permettent à celui qui a transgressé les règles, notamment par infiltration et contamination par la souillure, de réintégrer à nouveau le monde profane en se dé-sacrant. Toute une dynamique, voire même une dialectique de lentrée et de la sortie se dessinent ainsi (notions que nous retrouverons à propos des rites de passage). Pour entrer dans le registre du sacré, le profane doit, dans les cas extrêmes, symboliquement mourir pour renaître 10. Des rites imposent souvent de quitter des vêtements, ou des parties de la vêture (les chaussures notamment) avant dentrer dans le lieu consacré. Mauss et Hubert 11 ont les premiers mis laccent sur ces rites dentrée et de sortie et sur leur aspect sacrificiel: pour passer du monde du profane à celui du sacré, il faut renoncer à quelque chose de soi, pour dire, pour représenter, pour symboliser ce à quoi ce rattache cette perte, cest-à-dire en dernier recours à la vie. On voit donc que sont ainsi ordonnés les deux pôles du sacré: celui du pur et celui de limpur, auxquels correspondent deux forces dégales importance qui peuvent être utilisées par des êtres à part, les officiants, soit officiels et déclarés comme tels, soit officieux, cachés, et dautant plus redoutables, tels les guérisseurs et sorciers dont nous évoquerons le cas ultérieurement. Mais certaines circonstances de la vie font courir des risques particuliers à la communauté, lieu de déploiement du profane par excellence. La mort dun individu, bien sûr 12, en est un bon exemple, mais aussi la femme en couches, ou la jeune fille lors de sa puberté. Dans les cas extrêmes, celle-ci était tenue à lécart du groupe, jusquà ce que des rites purificateurs laient fait entrer dans le cercle du non-impur et du non-souillé. Ses habits, sa vaisselle parfois, devaient être détruits et enterrés. Globalement, si tout ce que touche un être consacré le pare de la vertu du sacré, tout ce qui touche à limpur en est souillé. Des barrières (dont nous ferons ultérieurement un usage littéral, sous les espèces de la barrières à poules) en limitent donc les contours, en dressent une cartographie, base dune architectonie, voire dune architecture, dune manière, pour lensemble dune communauté, dhabiter lespace.
Car il y a une localisation et une topique du pur et de limpur. Au centre, et autour du mât et du totem, tels le poteau Arunta par exemple, se concentre la qualité du sacré; autour, en cercles concentriques, se dispose et se dilue progressivement le profane. Nous qui allons tout au long de cet ouvrage étudier la manière dont lhomme malade mental ou handicapé vit dans la cité, devons ici faire une série dobservations qui devraient servir de préambule à certaines constatations cliniques. La configuration des villes contemporaines garde les traces de cette distribution topographique du pur et de limpur et des deux pôles du sacré : au centre se dressent léglise ou la cathédrale, entourées des bâtiments officiels, Palais de justice et Hôtel de ville, puis du cercle des musées, monuments aux morts, théâtres, avenues et places commémorant les ancêtres glorieux, tous largement éclairés la nuit. Autour simbriquent et se déploient les quartiers de plus en plus socialement défavorisés au fur et à mesure que lon séloigne du centre, jusquaux quartiers louches, mal famés, mal éclairés (ou trop éclairés, comme par des miradors dans des camps de concentration), où se mêlent pauvreté, marginalité et crime, cimetières, abattoirs, rocades et autoroutes, usines polluantes et asiles de fous 13. Dune façon très générale, nous lavons vu à propos du cas des Aruntas, mais qui ne représente quun archétype que lon a retrouvé dans tous les continents, notamment en Europe (chez les Celtes par exemple), le monde habité sorganise autour dun centre, dun nombril. Les villes ne dérogent pas à cette vision topique dune cosmogonie structurant lespace habité autour dun centre saturé de sacré, doù, par zones et cercles concentriques, le profane se déploie, jusquà des limites au delà desquelles commence non seulement le danger objectif lié naguère à la présence des bêtes fauves ou des ennemis, mais aussi des démons et des âmes maléfiques, et de nos jours du monde de la marginalité, de la violence et de la Haine. Les murs des citadelles et des cités doccident étaient consacrées, et étaient destinées à mettre à distance conjointement lennemi, les démons, le Mal, la Mort. Cette conception se retrouve, Mircéa Eliade le rappelle, dans ces expressions courantes, selon lesquelles notre monde serait en proie aux risques de désordre et de chaos, devrait faire face à des ténèbres, témoignant de la vision dun espace social fortement organisé luttant continuellement contre un état fluidique, amorphe, chaotique, qui présente des caractéristiques bien spécifiques, notamment celles de risquer de sinsinuer subrepticement dans lOrdre et le Civilisation 14 pour les détruire. Mais, à un certain niveau, toute institution fonctionne aussi selon ce modèle. À lhôpital par exemple, autour dun lieu sacré, le bureau du médecin-chef le plus souvent, se concentre la force, le mana du lieu et du groupe; autour se déploie en cercles concentriques le reste des activités et des personnes, à travers le bureau du surveillant, puis des salles dopération ou des salles de soins infirmiers, puis des chambres des malades, avec toute la stratification et la hiérarchisation propre à ces espaces. Il en de même dans une famille. Il y a toujours dans cette institution quest une famille un centre, ou unventre, ou un cerveau (métaphores dun même signifiant), dans lesquels quelque chose dencore sacré sest caché. Cest parfois la représentation dun ombilic qui semble plus adaptée à la réalité archétypale du lieu. Mais lessentiel est là : les espaces sorganisent inconsciemment sur le mode de lopposition sacré-profane, et structurent des systèmes de défense contre tout changement et au delà, contre tout risque de destruction par lanomie et le chaos. Ce qui justifie, nous le verrons, ma thèse des rites initiatiques applicables à lentrée dans certain lieux, les habitations des psychotiques en particulier, et la notion du passage et des rites spécifiques qui leur sont liés.
2.3. Souillure et exclusion.
Dune façon générale, le pur et le sacré se localisent et vont dans le sens de lorganisé et du structuré, alors que par la catégorie du souillé, le mal et limpur tendent à se disséminer et à sinsinuer dans la société. Les êtres qui sont censés en être les vecteurs, comme les sorciers et les chamans, vivent souvent en marge des cadres sociaux et hors des lieux dhabitation, dans les interstices du monde civilisé. Cest le plus souvent dans la brousse ou dans des forêts inhospitalières que se fait leur initiation, souvent à la suite dun rêve, dune expérience délirante ou hallucinatoire, accidentelle ou provoquée. Le magicien ou le sorcier qui reviennent ensuite vers la civilisation, ainsi initiés et détenteurs de cette force, se trouvent à la fois exclus du groupe et devenus nécessaires à celui-ci, par leur effet répulsif et distinctif, afin de maintenir sa cohésion. Par leur seule présence ils créent du sens. Tout un ensemble de qualités ou de défauts sorganisent et se déploient donc autour des couples antinomiques du sacré et du profane, du pur et de limpur, du souillé et du non-souillé. À la catégorie du pur correspondent, dans une communauté, la bonne santé, lordre et la prospérité; à celle de limpur correspondent le désordre, les calamités et la mauvaise santé, physique ou mentale. On comprendra sans peine que la folie entre ainsi dans cette catégorie du souillé et de limpur, et que dès lors, le groupe ressente, pour maintenir sa cohésion, un fort besoin de se défendre par des contre-mesures, dont le modèle est lexclusion, la mise à distance et lisolement. Lasile a servi à cet isolement et à ce mécanisme de défense sociale.
La difficulté, la contradiction, et surtout le paradoxe, dans le cas du placement familial, nous le réexaminerons plus en détail à propos des colonies familiales, consiste en ce que lexclusion doit se faire dans le même espace occupé par le reste de la population, et que lespace symbolique du pur sy entremêle à celui de limpur et du souillé, le nous-sains avec le non-nous-malades. Dans ce contexte très particulier, mais qui constitue de ce point de vue un modèle pour lensemble de laccueil familial thérapeutique, les contraires sont amenés à cohabiter, ou du moins à faire comme si. La peur de la contamination des normaux par les malades, par la folie et le mal, va donc être omniprésente en même temps que refoulée. Des équilibres fragiles seront trouvés. Mais peu de choses peut les déstabiliser et risquer de faire surgir à nouveau le chaos. Par exemple à Lierneux où Marie-Noëlle Schurmans 15, ayant observé quun nouveau groupe dinternés venait dapparaître, celui que je qualifierai dinterstitiel, celui des non malades, en déduit ceci: Ces internés sont dun autre type: il sagit, grosso modo, de drogués, de jeunes, de délinquants dont lorigine est spécifiquement liée à la ville, source de contamination, à lailleurs envahissant et polluant. La méfiance, la peur reviennent devant ces gens là; le spectre de la contagion réapparaît. Passerait-on du fou pollution, tel quil est apparu dans les entretiens, rejeté par la ville et recyclé par la campagne, de la même façon que le rural recycle le touriste, au personnage du fou polluant dont le jeu entre producteur, consommateur et décomposeur ne résorbe plus lexcédent?. Ces problématiques complexes, vitales pour la survie dune communauté, que cette fort opportune observation soulignent, expliquent la sophistication des mesures défensives, et en quelque sorte leur imprégnation dans les actes de la vie quotidienne. Cela est aussi une des caractéristiques du quotidien dont nous nous approchons, qui faisait observer à Caillois que Le domaine du profane se présente comme celui de lusage commun. Cela est capital à saisir : la peur de lAutre, en touchant au sacré, ne peut se métaboliser quau travers des faires et des manières de faire, dans lusage commun, le bon gros bon sens, fondement des approches naïves et profanes de la maladie mentale. Nous y reviendrons, mais pointons là la complexité de ce quil nous est donné dentrevoir.
Les procédures mises en place pour permettre au groupe et à la société de se protéger sont donc extrêmement subtiles. Nous venons de lévoquer, la notion de souillure en est souvent le pivot, comme Mary Douglas 16, en compagnie de laquelle nous cheminerons souvent, la très remarquablement étudié sur le plan anthropologique. Cest dans les interstices du système social que la sorcellerie comme la souillure, y compris celle de la folie, se logent; cest là quil importe de se livrer à des rites de purification, positifs ou négatifs, pour sy adonner ou sen délivrer. Les interdits, en sinterposant contre les risques de contagion par la souillure, protègent donc la santé morale du corps social, conservant en quelque sorte son unité imaginaire, parfois au nom du propre et du non-propre 17. Douglas a brillamment montré que la saleté profane et la souillure sacrée, toujours définies avec le même arbitraire, contribuent à la constitution dun ordre symbolique, cest-à-dire logique, procédant par des exclusions et des inclusions. La saleté nest donc jamais un phénomène unique, isolé. Là où il y a saleté il y a système. La saleté est le sous-produit dune organisation et dune classification de la matière, dans la mesure où toute mise en ordre entraîne le rejet déléments non appropriés. Cette interprétation de la saleté nous maintient dans le registre du symbolique. Mais qui dit risques datteintes à la pureté dit en effet risques de mélanges, ce qua analysé de manière originale Françoise Héritier 18. Ce dernier élément manquant à notre puzzle conceptuel, sorganisant autour du sacré et du profane, est celui qui découle naturellement de la notion de souillure et de saleté, puisquau fond, il est également, ici, question de mélange de fluides ou déléments matériels à valence symbolique. La plupart des interdits en vigueur dans les sociétés dites primitives étaient en effet avant tout des interdits de mélange. Et en premier lieu de mélanges concernant les deux sexes, ce quelle a particulièrement étudié sous le nom de linceste du deuxième type. Au-delà de ce cas de figure, tout ce qui dans la vie communautaire présente des risques de mélange, est donc potentiellement source dinterdits. Cest ainsi que tout ce qui plus ou moins naturellement soppose, en constituant des couples antinomiques, tend à créer des catégories quil est fondamental de maintenir séparées, limitées, encloses, afin de garantir lordre général du groupe. Il en est de même dans les domaines sociaux, parfois nettement divisés à effet de créer un couple. Les tribus australiennes étaient ainsi divisées en deux fratrie ; pour chasser, lune devait emprunter les armes de lautre. Le podium où était exposé un mort dune fratrie devait être construit par lautre, et ainsi de suite. Cest quen effet le mélange touche à lessence même des choses, et donc à lordre du monde. Tout contact entre des éléments opposés est une souillure, qui porte atteinte à cet ordre et risque de déclencher des catastrophes, mettant en péril le groupe, la vie et le bonheur de ses membres. Les choses ont donc, au delà de leurs qualités objectives, réelles, matérielles, des qualités imaginaires 19 qui les rendent contagieuses. Leur rapprochement spatial, je le répète, leur proximité, augmente considérablement le risque de les faire se mélanger. Tout rapprochement doit donc être lui aussi réglé par le rite collectif ou à défaut par une ritualisation intime, familière 20. Une règle prévaut à ce niveau : la prééminence du privatif: on ne fait pas; cela ne se fait pas. Un plus ou moins grand nombre de prohibitions règle la vie quotidienne, qui, ainsi, nous le voyons insensiblement se profiler à lhorizon, est porteuse de valeurs à haute plus-value symbolique. Ceci nous amène donc, par ces détours, rendus nécessaires par la complexité du sujet, à la notion de sens commun, de bon sens, danodin, de quotidien. Et nous entraîne aussi à entrevoir les peurs archétypales suscitées par laltérité, notamment ici par la peur des mélanges entre malades, handicapés, marginaux, et nous, les gens sains et normaux. Les discours sur la science et sur la médecine sinscrivent aussi, que nous le voulions ou non, dans ce contexte.
3 De la relativité des savoirs médicaux.
3.1. Rappels de quelques doctes théories médicales.
Je vais ici non pas présenter une étude exhaustive, bien entendu, sur la question des savoirs médicaux et dune façon plus générale des savoirs scientifiques, mais rappeler quelques notions simples et de bon sens. Il sagira donc plutôt de présenter des exemples, parfois un peu provocateurs (mais on les prendra avec, je lespère, un peu dhumour, sinon tant pis pour les grincheux!), plutôt que de démontrer des hypothèses de manière rigoureuse. En en appelant à un peu de relativité et de modestie, je rappellerai que chaque époque a eu ses croyances, souvent extravagantes, en ses découvertes scientifiques, et que tout porte à croire que nos descendants porteront le même jugement sur nos propres certitudes contemporaines. Cest ici lessentiel de mon ambition : que lon ne men fasse surtout pas dire plus.
Les discours dits savants ont connu en occident, tout au long des millénaires de notre histoire, de considérables variations; cest un truisme et un lieu commun de le rappeler. Ce qui caractérise cette évolution, à mon sens, est dune part les relents de certitude qui imprègnent chaque stade historique, qui indique quenfin, la Vérité vraie est à portée de main, celle avec un grand V, et que les prédécesseurs nétaient que des ignorants, des obscurantistes, des tenants du back to the trees!, et dautre part la toute même certitude que, quelques temps après, ces formidables découvertes seront à leur tour remises en cause, toujours pour daussi bonnes raisons. Cela na jamais cessé, et ne croyant pas à la fin de lhistoire, je ne vois aucune raison pour que cela sinterrompe. Je vais donc ici rappeler des notions qui ont largement dit le droit scientifique au cours de quelques périodes historiques passées, avant de me centrer sur les savoirs savants concernant la maladie mentale à proprement parler.
Partons, à tout seigneur tout honneur, de lexemple illustre dHippocrate, pour lequel quatre humeurs se partageraient le corps animal, le sang, la bile, le phlegme et leau. La production lactée était ainsi due pour lui à la pression de la matrice sur lestomac qui, faisant refluer la nourriture vers les seins, la ferait se transformer en lait. Un moment arrive où sang et lait se mélangeraient, avec les problèmes de vases communiquants que lon imagine sans peine: La plupart du temps, il arrive que ces femmes qui ont peu de règles naient pas de lait: elles sont trop sèches et ont la chair trop ferme observait-il. Autre savant illustre, Galien poursuit, avec le plus grand sérieux cette oeuvre, en y instillant la notion de cuisson, de coction. Celle-ci se produit dans les mamelles, qui sont le lieu dune véritable cuisine. Toute la scolastique en découlera, jusquà Molière qui sen régalera en la tournant en ridicule. Combien de Diafoirus ont défendu avec gravité et assurance les savoirs savants les plus surprenants, savoirs qui nous paraîtraient de nos jours complètement délirants? Mais mobjectera-t-on, la Vraie science sest constituée au XIX et surtout au XX ème siècle. Bien sûr! Mais que constate-t-on souvent, sinon quaussi bien, les discours scientistes les plus extravagants se sont manifestés toujours avec la même ridicule assurance, dont laffaire de la vache folle donne de nos jours un nouvel exemple. Le mouvement ne se ralentit en effet quà peine à lère moderne. Pour en rester à un domaine que nous avons commencé à étudier précédemment, Françoise Héritier, dans son étude sur linceste du deuxième type, rappelle par exemple quun certain nombre de découvertes scientifiques étaient censées avoir établi que la femme faisait physiologiquement partie intégrante de son mari, mais non linverse. Lune et lautre formeraient une seule chair, moins parce que les deux partenaires deviendraient mutuellement la chair de lautre, que parce que lépouse serait, elle, physiologiquement, la chair de son mari. Ces découvertes montraient de façon indubitable et irréfutable, que si un homme a des enfants de femmes différentes, chacun deux naura dapport que de ses deux parents, alors que si une femme a des enfants de plusieurs maris, ceux quelle a du second pourraient avoir certains traits du premier.
Nous pourrions poursuivre indéfiniment ces exemples, que je donne, je le rappelle, uniquement pour en appeler à un peu de modestie en ce qui concerne les découvertes scientifiques, et aussi, mais cela nous entraînerait trop loin (dautant que cela a été à ma connaissance encore peu étudié), quelles étaient et sont parfois encore infiltrées elles-mêmes de savoirs populaires dont sont porteurs à leur insu les fameux savants. Ce qui est intéressant à plus dun titre en effet, est ce que ces théories savantes ont pu emprunter aux savoirs populaires en les enveloppant dune phraséologie docte et pompeuse, mais aussi en quoi elles ont pu laisser des traces dans les savoirs populaires contemporains. Mystérieuse alchimie des discours et des institutions! Jai cité loeuvre dHippocrate et de Galien concernant la lactation, dont on comprend limportance dans le cadre de mon sujet principal détude, le placement familial, notamment celui des enfants placés en nourrice (nous verrons également que les accueillantes des colonies familiales sont encore dénommées nourrices; cest dire la prégnance du concept). Lait et sang sont donc deux formes de la même humeur. Simon de Vallembert 21 au milieu de XVI ème siècle, affirme par exemple que cest Dieu qui dans sa grande sagesse à simplement voulu ne point effrayer les spectateurs de lallaitement en transformant le du sang en couleur blanche. Deux grands axes vont samalgamer au thème de la lactation, selon les auteurs et sans doute leurs phantasmes et leur inconscient, mais aussi selon les modes; laxe sexuel et laxe anal. La mère nest après tout quune femme, cest-à-dire fondamentalement une créature plus accessible à loeuvre du Démon que lhomme. Si Ambroise Paré sétait situé avec modération en tant que médecin dans létablissement des qualités idéales de la bonne nourrice, décrivant néanmoins avec complaisance son âge, sa taille, son teint, préférant par exemple les brunettes..., de température plus chaude que les blanches, partant la chaleur digère et cuit mieux laliment, donc le lait est rendu beaucoup meilleur, poussant un peu plus la recherche anatomo-érotique, elle se doit davoir selon Levret, des tétons juteux mais non charnus, qualificatif réservé à celles qui peuvent sacrifier à Venus. En témoigne aussi linterdiction relative des relations sexuelles durant lallaitement, maintes fois réaffirmée par les plus éminents médecins des meilleures Facultés. Toute la politique que jai ailleurs largement décrite, de séparation (pour ne pas dire dabandon) des enfants davec leur milieu familial, à lère classique, sexplique en partie par cette problématique de cloisonnement des fonctions sexuelles et des fonctions de reproduction. Le grand Linné, parmi bien dautres savants atteste, par plusieurs observations, que la nourrice luxurieuse transmettra ses vices à ses nourrissons. La chose est constante, plus ou moins relativisée selon que les moeurs du moment permettent ou non à lhomme de se satisfaire avec dautres que sa légitime compagne. La dimension anale est elle aussi largement impliquée dans les théories savantes sur la lactation. Pour Simon de Vallembert encore, le lait est le reflet du contenu du corps plus excrémentiel chez la femme que chez lhomme. Plus tard un certain docteur Hecquet, par ailleurs farouchement opposé à laccouchement réalisé par des hommes, sinterroge sur la présence chez les mâles de traces de mamelles, dès la naissance. Il conclut de ses recherches que cela est dû à leur fonction excrétrice in-utero, servant à dépurer dans la sorte dégout que constitue le corps de la mère, les sucs nourriciers superflus. On retrouvera toute cette problématique anale dans les théories savantes sur la valeur soit toxique, à certaines époques, soit anti-toxique à dautres, du lait et des ses dérivés. Le lait est dans lensemble, au XIX ème siècle et de nos jours, envisagé sous langle de la médication, du bienfait, du fortifiant. Toujours bien-entendu sous la tutelle médicale la plus sourcilleuse.
Tout mon propos précédent sur la valeur imaginaire et symbolique du lait me permet, une nouvelle fois, de rappeler que chaque ensemble de faits doit être resitué dans son contexte social, culturel, historique, et de souligner dun simple trait quune distinction fine devrait en toute logique être établie entre savoirs profanes et savoirs populaires. Je ne puis entrer dans ces détails sous peine de rédiger un ouvrage entier consacré à ce sujet, et vais ici me contenter den donner une illustration, elle aussi tirée de létude de Françoise Héritier sur linceste du deuxième type. Elle sappuie elle-même sur le travail réalisé par Soraya Altorki 22 sur la parenté de lait dans le monde musulman. Cet auteur rappelle au passage que si lislam a codifié cette pratique, elle existait, dans lusage, bien avant lui. Qua fait le Prophète en la matière? Désirant épouser la femme de son fils adoptif, Saïd, et ne sachant comment procéder, il eut la révélation, forcément divine, que seule la paternité biologique fondait la filiation ouvrant notamment droit à héritage. Après lavoir inscrit dans la Loi, et quainsi la femme en question nait plus été lépouse de son fils, il ne restait plus à celui-ci quà la répudier et à la laisser à Mahomet. Mais lhistoire ne se termine pas là. La Loi montrant ses défauts, un certain Salim vint se plaindre au Prophète du fait que la nouvelle règle le privait dhéritage, après quil eut été avant son instauration adopté par un couple sans enfants. Quà cela ne tienne: le Prophète commandait à la mère qui nen était évidemment plus une, de donner cinq fois le sein de suite (bien que nétant plus en âge elle-même de lallaiter) à Salim. Ainsi celui-ci était réintroduit dans la lignée de ses bienfaiteurs, par cette nouvelle parenté de lait. Depuis lors cette règle implique, dans le monde musulman, des prohibitions dalliance en rapport avec la consanguinité de lait. Nentrons pas plus avant dans les détails et les conséquences de ces phénomènes, que je laisse découvrir dans le remarquable ouvrage de Françoise Héritier. Tirons-en simplement comme conclusion que des savoirs populaires, ou lusage, se voient souvent, pour des raisons diverses, introduites dans la, ou les, loi(s), pour être ensuite plus ou moins légitimées par la science, avant de repasser éventuellement dans les domaines du profane et du populaire.
3.2. Diaphoirus et les théories sur la maladie mentale.
Mais revenons à nos savants en nous recentrant sur un domaine spécifique, la conception que loccidental se fait de la maladie mentale. Hippocrate est sans doute à lorigine là aussi du premier regard scientifique porté sur la folie, quil intègre à sa théorie humorale du fonctionnement du corps. Aux quatre humeurs corporelles fondamentales, correspondaient, dans le registre de la folie, quatre ensembles nosographiques : la phrénitis, la léthargie, la manie et la mélancolie. Grâce à lui le lieu des fonctionnements mentaux est reconnu comme étant le cerveau. Les traitements de la folie sont également définis comme pouvant être soit physiques (allothérapeutiques), soit mécaniques (la marche à pied), soit psychothérapiques (le dialogue). Une très nette différenciation du médical et du magique se structure à loccasion de la construction de cette théorie, les soins étant du domaine des médecins profanes, alors que les prêtres se cantonnent désormais à celui des rites et de la religion pure. La médecine arabe prolonge la tradition hippocratique, en la perfectionnant dans le sens de la systématisation, qui se traduit par la rédaction de ces traités qui permettront le passage de ces savoirs dans le monde non musulman du Moyen-Âge. Ce dernier se saisit de ces théories et les reproduit, quasi sans modifications, durant des siècles. Le principal changement observable à la fin de ce Moyen-Âge est un retour en force de la magie et de la religion, contraires pourtant au projet dHippocrate. Le surnaturel comme cause de folie apparaît de plus en plus, ainsi que les exercices censés lutter contre ces forces maléfiques. Un retour du balancier fait que le savoir sur la folie est donc réintégré dans la sphère du sacré et tend à quitter celle du profane. Le quinzième siècle, celui de la Renaissance italienne, est en revanche celui dun début de reprise en mains par les médecins de lobjet folie, qui de siècle en siècle, deviendra maladie. Je renvoie ici à létude qua fait des discours médicaux Marie-Noëlle Schurmans 23, dans une perspective qui convient à notre propos, celui de sa comparaison avec le sens commun. En résumé, je rappellerai quelle a effectué un long périple, à la suite de Calmeil 24, à travers quatre siècles de savoir médical sur la folie. Outre un considérable travail de compilation qui lui permet une synthèse des idées européennes, Calmeil présente pour nous en effet lavantage de fournir un remarquable exemple de pensée positiviste sur les maladies mentales. Il montre, dans son traité, que le quinzième siècle a permit au savoir de quitter les ténèbres obscurantistes de ce fameux Moyen-Âge (qui est si utile de ce point de vue, en servant de repoussoir), pour accéder à un début de lumière par lexercice de la raison. Il rappelle par exemple quau cours du seul règne de François 1er, cent mille personnes furent déférées à la justice pour crimes de démonolâtrie. Même Ambroise Paré ne se défait pas totalement dune vision des phénomènes pathologiques où se mêlent médecine et oeuvre du démon. Le XVI ème est du point de vue de lavancement de la science réellement fondateur, non sans luttes et batailles perdues. Le siècle suivant verra la reddition des tenants des causes surnaturelles des maladies mentales, et les progrès du physiologique, notamment à travers labandon des théories humorales au profit des théories neurologiques. La science triomphe écrit encore Marie-Noëlle Schurmans! Calmeil, pour le XIX ème siècle, conclu par un Te Deum: le mode de pensée scientifique sest imposé et la folie est constituée en objet de la connaissance positive ! Le sujet-héros a abouti et Calmeil sassocie à lui pour restituer à la société, à la science, ce qui déjà lui appartenait implicitement de tous temps : la folie maladie est un fait... Les médecins sont chargés par la société du devoir de savoir et dagir, ainsi que du devoir de faire savoir à la fois leur compétence en la matière et le statut de maladie des aliénations. On sait ce quil est advenu de la psychiatrie après ce bulletin de victoire. Les asiles se sont emplis sans discontinuer jusquà la dernière guerre mondiale, soit encore durant un siècle. De nos jours les malades sont dans la rue, à tous points de vue ! Mais sont-ils guéris ? Les polémiques font rage, par exemple au sujet de lautisme, à tel point que lÉtat est conduit à rétablir un semblant de paix au travers des conférences de consensus, sortes de pow-wow où les tribus ennemies fument le calumet de la paix. La lecture dune revue aussi sérieuse et estimable que LEvolution Psychiatrique nous offre régulièrement le spectacle de la coexistence, dans un même volume, de théories sur la schizophrénie aussi radicalement opposées quune fondée sur la psychanalyse, une autre sur la systémique, et une autre enfin appuyée sur une approche purement mécaniste et scannérophile. Cela au moins nest pas la Bosnie, on ne va pas (encore) à Genève, mais tout de même, où sont les certitudes que devait nous apporter la Vraie Science ? Comment ne pas douter, devant ce foisonnement didées lumineuses, de théories séduisantes (surtout lorsquelles nous viennent des USA ou de sa zone dinfluence), de preuves tout autant irréfutables les unes que les autres, présentées avec presque toujours autant de morgue arrogante et imbécile, dintolérance quasi criminelle à toute pensée un peu différente? Certes, si lon est optimistes, on peut avoir globalement le sentiment que quelque chose pouvant être qualifié de progrès se manifeste, mais reconnaissons au moins quil se fait plutôt en zigzag. Je partage bien entendu le point de vue de Michel Audisio, Michelle Cadoret, Olivier Douville et Anne Gotman25 pour lesquels Nombre de rencontres scientifiques ne sont plus que des formes darmistices stériles où des visées pluri-épistémiques purement additives en finissent par préconiser de se partager la réalité par fractionnement avant dopérer des synthèses fallacieuses. Le risque de scientisme est bien réel dans le champ multiforme des sciences humaines, reconnaissent-ils avec moi. Soulignant les risques de modélisations et de totalisations défensives, ils proposent de faire venir une autre discipline, en recensant autrement les traversés daltérités perturbatrices et fécondes. Découvrant ce texte pratiquement au moment de conclure mon livre, je me fais un plaisir den citer cette dernière phrase, qui centre aussi ma propre recherche. Mais au-delà de ces discussions épistémiques, nous allons à présent examiner quelques unes des conséquences que les dérives scientistes contemporaines occasionnent, notamment au niveau des usagers.
3.3. Paradoxes à propos des savants-médecins.
Tous les exemples précédemment évoqués nous amènent aussi à une constatation : il ne faut plus nous voiler la face, la médecine dite classique est fortement contestée de nos jours 26 . Il sagit là dune lame de fond, qui saccompagne paradoxalement, et cest ce qui en cache limportance, dune demande toujours plus exigeante de technique et dexploits, pour ne pas dire de records du monde, notamment dans le domaine chirurgical, ainsi que de lobligation de résultats sans risques. Les médecins payent un lourd tribut, et ils nont pas fini de le faire, à leur aveuglement devant le fait anthropologique. Le malade nest pas seulement un ensemble dorganes à réparer. Voilà ce que la Faculté, en dépit defforts louables mais ô combien insuffisants, a été incapable même de faire comprendre un tant soit peu à ceux qui en son sein ont la mission denseigner la médecine aux jeunes générations. Il ne faut donc pas sétonner si Anne Dutruge, elle-même médecin généraliste et chercheur en ethnologie, pose ce diagnostic accablant: Il est difficile de croire que médecins hospitaliers et médecins généralistes exercent le même type de pratique. Le discours des uns et des autres montrent bien quil existe en France deux médecines avec des préoccupations totalement différentes.27 Cela est particulièrement grave, si lon y ajoute le fait que le discours dominant et le pouvoir théorique appartiennent aux premiers, alors que les soins au quotidien du peuple sont réalisés par les seconds. Un très sérieux clivage est ainsi quasi institutionnalisé. Bref, nous le verrons plus en détail dans le chapitre consacré à limage du corps, un individu ne sera jamais la construction machinique fantasmée par le médecin sortant des facultés de médecine. Comment voudrait-on que le fossé ne se creuse pas entre lui et le malade? Il suffit pour sen convaincre de voir le nombre sans cesse croissant de patients faisant appel dune part aux guérisseurs, aux voyants et cartomanciens divers, dautre part aux médecines douces, pour en mesurer lampleur. Que lon objecte à ceux dentre-nous qui tenons ce discours, que les deux ensembles ne sont pas identiques ne peut satisfaire lesprit. Je nentrerai pas ici dans la polémique consistant à se demander si le fait que les iridiothérapies, les mésothérapies et autres ostéopathies, et bien sûr lhoméopathie, soient parfois pratiquées par des médecins diplômés, ne les rendrait pas légitimes, sur le plan des savoirs savants. Il faut être un peu honnêtes en la matière et ne pas dire nimporte quoi ! Si leur efficacité symbolique gagne sans doute à avoir été annexée par les médecins, il faut bien admettre que leur pouvoir reste toujours aussi mystérieux et fait sourire tout homme de laboratoire normalement constitué, comme disent nos savants. Lexemple type de ces occasions perdues par la médecine pour se rapprocher de lanthropologie me semble être le domaine des effets placebo. Car voilà un ensemble de pratiques concernant à peu près toutes les spécialités de la médecine, qui aurait donc pu de ce fait recueillir un large consensus à relativement peu de frais, si elles navaient été traitées sans volonté réelle de recherche. Que détudes pourtant ont été menées sur cette dimension thérapeutique, véritable figure imposée à lindustrie pharmaceutique, qui nont débouché sur presque-rien qui sorte du schéma cartésien de recherche des liens de causalité classiques 28 ? On ne veut pas voir là, le plus souvent, la plus-value symbolique, ou le supplément dâme, qui, sappliquant à tout acte médical, lui donne un sens et le réintègre dans le logos, ou en dautres termes dans la communauté des hommes. Si cette dimension avait pu sans réserves être pensée et étudiée avec un réel goût du risque et une volonté créative, on aurait pu voir là,, à la suite de lenseignement de Balint, que la manière de prescrire vaut autant que ce que lon prescrit.
Ainsi dès lors, le clivage perdure, entre ce qui est du ressort de la Raison, entendue au sens des Lumières, et ce qui est de celui des Croyances, de lIgnorance, de lIrrationnel, de la pensée pré-logique, bref des Ténèbres. Par où lon rejoint ce que nous allons tout à lheure étudier à propos de la sorcellerie dans le Bocage, avec Jeanne Favret-Saada, et ce quont analysé Léon Chertok et Isabelle Stengers à propos de lhypnose et de Mesmer 29. La même condescendance, le même mépris sappliquent aussi bien à ce qui est du domaine des fait de sorcellerie que des faits de type placebo.Tout est dans la tête ! Et oui, et alors? Tout rapport à ce qui aurait à voir avec lefficacité symbolique paraît assez irréductiblement étranger au raisonnement médical, malgré les efforts minoritaires de certains médecins généralistes, aux pouvoirs à peu près nuls sur le plan de la recherche et de lenseignement.
3.4. Recours refoulés à la contre-modernité, chamanisme et psychanalyse.
Dans les zones rurales surtout, mais pas uniquement, les savoirs traditionnels sur la maladie et les malades perdurent sous des formes variées, rhizoméliques et souterraines, mais bien vivaces. Mais que de malentendus à leur égard, que de mépris, de volonté de nier laltérité, que de racisme, même! Et pourtant, malgré la force du discours dominant, ces savoirs débordent de nos jours dans les villes, y compris dans les beaux quartiers et chez les intellectuels. La crise de confiance qui affecte la médecine classique et la science en général, et encore plus depuis laffaire du sang contaminé, suivi de celle de lamiante, et alors que pointe à lhorizon un autre scandale, celui de la vache folle, draine vers ces pratiques nommées encore irrationnelles, magiques, rétrogrades, de plus en plus de déçus des certitudes scientistes. Cette sourde résistance, nommée par Balandier le recours à la contre-modernité, fait souvent reprendre au citadin le chemin inverse de celui des ses parents. Est ce un bien ou un mal? Suffit-il de discréditer cette démarche en la qualifiant de réactionnaire, voire pourquoi pas de fascisante? Bien malin qui peut répondre à ces questions. Cest en tous cas le symptôme dune crise de confiance profonde et sans doute durable, que favorisent les excès du positivisme et du scientisme, et quamplifient la fuite en avant vers plus de technique, plus de records du monde chirurgicaux, plus de pseudo-transparence, de communication, de publicité et de vedettariat. Que les résultats dits objectifs de ces autres approches thérapeutiques soient incertains nest pas le problème; les médecins en général ne veulent pas entendre que leur efficacité symbolique est souvent plus à prendre en compte que la sacro-sainte reproductivité des expérimentations. Ces recours obscurs et tortueux à ces pratiques, cette contre-modernité, constituent une réserve de sens où puise limaginaire du patient ou du futur patient pour calmer leur angoisse devant un monde qui leur éclate au visage et les laisse seuls, avec leur autonomie à la petite semaine et leur ego rétréci. La recherche dun sujet supposé savoir au sens de Lacan, cest-à-dire dune vérité sur la subjectivité, pour essayer de démêler tout cela, est réservée à une élite. Aux autres de se contenter dun bricolage du pauvre. À tous se pose la question, reprise ici, dune confrontations des niveaux et dune topique des savoirs 30. À tous se pose aussi la question de savoir comment, au-delà de la technique, les liens sociaux sont concernés par les pratiques à visée thérapeutique. Cest ici notamment, où lanthropologie pourrait éclairer notre chemin, à la condition de lui demander non des modèles, mais de occasions de penser autrement, et donc de créer du sens. La littérature anthropologique classique mérite donc dêtre lue, ou relue, dans cet esprit.
Victor Turner a décrit, par exemple 31, le cas dun malade qui présentait des palpitations, une baisse de létat général et des douleurs dorsales. Persuadé que les autres villageois lui voulaient du mal, il sétait retiré et isolé de la communauté. Le chaman consulté décide alors de lui appliquer des ventouses et de lui extraire une dent. Mais auparavant il sinforme de lhistoire du village, des relations plus récentes, de tout le contentieux existant entre le malade désigné et son entourage. Il organise des palabres au cours desquelles les gens exposeront les griefs quils avaient à formuler à lencontre de leur voisin, puis au cours desquelles ils auront à sautocritiquer. Finalement auront lieu les actions curatives, dabord la pose des ventouses dans une atmosphère dramatique, avec une forte participation de groupe, puis lextraction de la dent. Celle-ci donne loccasion elle aussi à une forte participation collective, dans une ambiance dexcitation qui atteint son acmé lorsque le malade sévanouit. À son éveil il sera félicité pour sa guérison, et tous de se réjouir, soulagés de constater que les mauvaises relations qui pesaient sur lambiance générale avaient été elles-aussi dissoutes par laction thérapeutique du docteur. Les réels fauteurs de troubles quitteront peu après le village et tout rentrera dans lordre. Tout se passera comme si le malaise social avait lui aussi été extirpé par lextraction de la dent. Cest à une forme de maïeutique que lon assiste là. Car ainsi, une analyse des relations, des fausses et vraies exclusions, avait été réalisée autour dun symptôme individuel et dun malade désigné, en réalité porteur dun dysfonctionnement de groupe. En conclusion à son observation Turner écrira: Dépouillée de ses dehors surnaturels, la thérapie Ndembu pourrait bien servir de leçon aux cliniciens occidentaux. Bien des névrosés pourraient être soulagés si tous ceux qui sont compris dans leur réseau social pouvaient se rencontrer et confesser publiquement leur antipathie pour le malade et supporter à leur tour lexposé des griefs de ce dernier. Mais il semble que seules des sanctions rituelles et la foi en le pouvoir mystique du médecin puissent favoriser pareille humilité et obliger les intéressés à se montrer charitables envers leur semblable qui souffre. Turner a bien étudié cette dimension cathartique groupale qui souvent, à travers les rituels profanes, contribue à agir comme anxiolytique (pour reprendre lexpression hardie de Claude Rivière 32) dans les périodes de life-crisis. Mais au-delà on observera que lon a là, dans cette description, une forme naturelle de thérapie en réseau.
Claude Lévi-Strauss analysera lui aussi une guérison chamanique du même type chez les Cuna 33, en allant un peu plus loin que Turner, notamment en étudiant le cas de Quésalid, jeune sceptique qui sengage sans y croire dans une formation de chaman pour en dénoncer la fausseté mais qui, découvrant que ses tours sont efficaces, deviendra lui-même un guérisseur, et parmi les plus grands. Le scepticisme et lincrédulité néliminent donc en rien lefficacité symbolique. En conclusion à son travail il écrira dailleurs que La cure consisterait donc à rendre pensable une situation fondée dabord en termes affectifs et acceptables pour lesprit, des douleurs que le corps refuse de tolérer. Voilà qui complète lapproche purement anthropologique du thème ici abordé, et ouvre des perspectives de rapprochement avec la psychanalyse, en dépit de la position défensive rigide et hautaine de Lévi-Strauss en sa dernière période, et des réticences de bien des psychanalystes, oubliant quun des leurs, Georges Devereux, les exhortait à plus dhumilité lorsquil considérait que loin dêtre un affront à la psychanalyse, ce rapprochement est une contribution majeure à lintelligence du processus thérapeutique34. Devereux savait que du transfert existe sur le terrain, et lie 35 entre-eux anthropologues, informateurs et populations étudiées. Nous retrouverions ces liens, si javais le temps de les développer, à propos des recherches sur la sorcellerie de Jeanne Favret-Saada, que nous allons bientôt suivre dans le Bocage. Si une bonne synthèse de ces liens épistémiques peut être lue dans un numéro récent du Journal des anthropologues 36, Bion, dont on sait quil fût aussi un remarquable psychothérapeute de groupe, nous avait appris que le schéma mental et groupal décrit par Turner et Lévi-Strauss était fondamentalement aussi celui de la psychanalyse et de toute pratique psychothérapique, lorsquil a avancé les termes de fonction alpha et bêta. Nous y reviendrons, bien sûr, plus avant dans cet ouvrage. Le principe du processus, dans cette acception, est de rendre les choses vécues dans la souffrance et langoisse, pensables dans un cadre, dans un système, cest-à-dire dans un réseau de relations mentales, et donc aussi de relations sociales. Ces rappels devraient nous amener à mettre en cause plus souvent que nous le faisons nos attitudes et nos croyances concernant les faits de sorcellerie et denvoûtement, si présents dans lambiance dans laquelle se déploient les savoirs profanes. Nous allons à présent tenter de nous poser ces questions, non pour assimiler vraie science et fausse croyance, ou les renvoyer dos-à-dos, mais pour rappeler quil ny a pas de vérité absolue, notamment dans le champ de la psychologie et de la sociologie, et quelles constituent deux versants dune même volonté de lhomme de comprendre lunivers.
4. Les savants et le folklore paysan.
4.1. À propos de la sorcellerie.
Relire Les mots, la mort, les sorts, de Jeanne Favret-Saada37 me ravit toujours. Non que ce quelle y décrit soit particulièrement réjouissant, mais, tout dabord, que son style et son anticonformisme rompent avec cette langue de bois scientiste que jabomine. Écoutons-la se présenter :Soit une ethnographe: elle choisi denquêter sur la sorcellerie contemporaine dans le Bocage de lOuest... Préparant son départ sur le terrain, elle examine la littérature scientifique et moins scientifique... Elle trouve ceci: Des paysans crédules et arriérés, imperméables à la causalité, expliquent leurs malheurs par la jalousie qui aurait poussé leur voisin à leur jeter un sort; ils sadressent à un désenvoûteur (lequel est généralement un charlatan, plus rarement un naïf), qui les protège de leur agresseur imaginaire en utilisant des rituels secrets, dénués de sens et venus dun autre âge... Soit une ethnographe. Elle a passé plus de trente mois dans le Bocage mayennais à étudier la sorcellerie. Voilà qui parait excitant, dangereux, extraordinaire... Racontez-nous des histoires de sorciers lui demande-t-on sans fin lorsquelle revient à la ville. Comme on dirait: racontez nous des histoires dogres, ou de loups, le Petit Chaperon Rouge ? Terrifiez-nous, mais quon sente bien que cest juste une histoire; ou que ce sont juste des paysans: crédules, arriérés, marginaux.
Favret-Saada poursuit son introduction dans la même veine, avec verve, alacrité et élégance. Elle rappelle que les études sur la sorcellerie partent du principe selon lequel tout ce qui est dit est faux et ne recèle pas la moindre trace de vérité. Les questions que se posent les chercheurs ne tournent jamais autour de la mise en forme de quelque chose qui ne peut se dire autrement, mais autour du mensonge. Elles se résument à linterrogation: Quest ce quils nous cachent?. Les savants indigènes ne dérogent pas à cette attitude. Le psychiatre local assène un: Je fais ici de la médecine vétérinaire !, au mieux il parlera Dimpossibilité à symboliser sil a une vague culture lacanienne, et tout sera dit. Lhypothèse de base de Favret-Saada au cours de sa recherche, fut donc de questionner les faits en renversant le raisonnement habituel, et en se demandant si la sorcellerie, est-ce que cest inconnaissable, ou est-ce que ceux qui le prétendent ont besoin de nen rien savoir pour soutenir leur propre cohérence intellectuelle? En dautres termes, en quoi un savant ou un moderne ont besoin, pour conforter leur identité, du mythe dun paysan crédule et arriéré? Ces questions sont celles que je me pose moi aussi depuis une quinzaine dannées à loccasion de mon travail avec les familles daccueil. Cest en quoi, au delà de ma curiosité intellectuelle, elles mintéressent pour ma propre recherche clinique. Nous le verrons, les familles daccueil et leurs savoirs profanes se situent souvent dans la même problématique quétudie ici Favret-Saada à propos des savoirs populaires touchant au domaine de la sorcellerie. Et je me suis moi aussi souvent demandé, pourquoi les hommes ou les femmes qui faisaient ce travail daccueil et de soins (au sens de langlais care) des enfants à problèmes, des adolescent ou des adultes dits handicapés, avaient ainsi besoin dêtre étiquetés incultes,naïfs, voire arriérés? Et paradoxalement, pourquoi les équipes qui reconnaissaient bien volontiers que ce travail était difficile, accentuaient encore cet aspect des choses? Nous nous reposerons ces questions ultérieurement. Mais pour lheure, suivons notre auteur. Dans lesprit que je viens de résumer elle règle durement son compte à un chercheur fort respectable, et à qui elle reconnaît la valeur de ses études 38 sur les rites de passage, le grand Arnold Van Gennep lui-même. Mais qui aime bien châtie bien, pour nous introduire à la sagesse populaire par un de ses adages les plus usités!
4.2. Paysannerie, superstitions et civilisation.
Dans son roboratif essai intitulé le métier dignorant, Favret-Saada rappelle donc la position de Van Gennep, lincontesté chef de file des folkloristes contemporains. Pour lui en effet, reprenant les concept de Lévy-Brühl à propos de la mentalité prélogique, le paysan raisonne comme un enfant. Voici ce que cela donne sous sa plume: La mentalité populaire névolue pas dans le même plan que la mentalité scientifique parce quelle utilise en majeure partie le raisonnement analogique et le raisonnement par participation qui sont à la base des symboles, des croyances et des rites, comme la bien montré Lucien Lévy-Brühl. Et plus loin, à propos du peuple, si arriéré: Il est dautant plus difficile dobtenir des renseignements précis que les personnes quon étudie sont elles mêmes frustes, alors que, du coté du savant: il faut aussi une grande prudence, parce que les civilisés (sic) que nous sommes éprouvent beaucoup de difficulté à penser dune participationniste ou associative, à se mettre, comme on dit, dans la peau dautrui, à éliminer ce quils savent, à se rendre à nouveau ignorants, tout au moins dans certains domaines 39. Van Gennep nous montre alors, pour nous faire comprendre la démarche que devrait suivre le savant, quil faut fonctionner au comme si, celui des enfants qui se disent cest comme si, auquel est immanquablement accolé le... mais quand même, qui ne manque pas de rappeler le beau travail dOctave Mannoni. Avec le paysan arriéré donc il faut faire comme si on le croyait, et débusquer le mensonge ou la fausse croyance. On pourrait ici dériver, non sans raison (et jouissance intellectuelle), vers la dimension de recherche inquisitoriale de la Faute et de son aveu, mais cela nous entraînerait dans un détours supplémentaire et peut-être superfétatoire.
Après avoir réglé son compte à une certaine conception de la scientificité, ou plutôt à celle du scientisme, fût-ce au détriment de Van Gennep, père incontesté et créateur de lethnographie française40, elle traite très pacifiquement et salutairement au lance-flamme symbolique les psy de Laval et Mayenne (ou de Paris!). Lallusion à une étudiante psychologue faisant sa thèse, sur les recommandations de Lagache, sur le mage Robert Brault me troue de rire, puisque, après avoir exposé ses idées devant les membres éclairés du Rotary Club local (à moins que ce ne soit son concurrent, les Lyon s Club, écrit Favret-Saada, en tous cas des civilisés) la MemSahib reçut des menaces de mort de la part des indigènes, décidément bien sauvages. Dans cet ordre didées, et pour nous détendre, je ne puis résister au plaisir de citer quelques phrases dune certaine Joséphine Babin (mère dun des ensorcelés) à propos du psychiatre qui linterrogea, et que Favret-Saada place en exergue à son article: Il a dit quil fallait être malade mental pour croire dans les sorts. Parce que dans ltemps, y dit, les gens étaient tellement arriérés! mais maintenant, y nfaut point croire là-dedans. Nous autres, médecins, y dit, on est tellement plus forts, la médecine est plus forte. Nous, la science, elle est tellement plus moderne et elle est capable pour toutes les maladies... Mais pour redevenir sérieux, dans un autre essai intitulé LAune de vérité, notre chercheur commence opportunément par rappeler quil nexiste pas de discours scientifique sur la sorcellerie, mais simplement une idéologie qui se donne des airs de science. Puis elle conclue son analyse en étudiant la position des psychiatres : Plus un texte est idéologique, et plus il installe demblée une infranchissable distance entre, dune part, le corps médical et le savoir dont il sautorise ..., et dautre part, lhumble cohorte des malades (...). Elle rappelle par exemple que Whal 41 décrivît en 1923 une variété nouvelle de psychose alcoolique, les délires archaïques, puisant leurs thèmes dans le fond délirant commun du milieu paysan. Voici en quels termes il introduisit cette nouvelle forme de psychose: Dans ces régions archaïques, lévolution continuelle de la civilisation semble sêtre complètement arrêtée depuis une époque difficile à apprécier, mais en tous cas fort longue. Poursuivant dans la même veine, qui, je le souligne, voit réapparaître la catégorie du sale et du souillé, en tant que sopposant au pur et au moderne, nous pouvons méditer ces phrases terrifiantes : Vous pensez bien que dans un tel milieu- où les maisons sont des taudis et des masures, où tout est vétuste, placé sans aucun ordre et malpropre et fangeux -, sorte de témoins du Moyen-Âge, où les idées modernes ne pénètrent pas... dautant que, pendant quil y est, en rajoutant une nouvelle couche, notre défunt collègue écrivait: Ces intelligences inférieures, ou non encore développées normalement, sont incapables de comprendre lexplication scientifique moderne des phénomènes physiques, chimiques, biologiques ou sociaux. Laptitude à croire sans contrôle est déjà dans cette acception prédisposition: en quelque sorte sont des malades potentiels ceux qui croient aux sorts et aux sorciers. Lévy-Valensi et le grand Delay poursuivent la recherche scientifique dans cette voie en publiant dans les Annales médico-psychologiques de mai 1934 un article intitulé: Délire archaïque: astrologie, envoûtement... magnétisme. À propos dun cas clinique, comme il est si courant dans nos hautes sphères scientifiques (il suffit de prendre au hasard nimporte quel numéro de nimporte quelle revue de psychiatrie pour vérifier que ces bonnes habitudes consistant à faire de la science à propos dune seule observation restent courantes !), nos savants amalgament le concept de délire archaïque avec celui de mentalité prélogique (quavait dailleurs entre-temps renié son auteur, Lévy-Brühl, mais quimporte, on nen est pas à cela près, quand on tient à écrire un article !). Cette malade qui présente toutes les incarnations des superstitions à travers le temps a la même imperméabilité à lexpérience sensible, la même foi aveugle et exclusive dans la seule expérience mystique entraînant, comme chez les primitifs, une logique spéciale, la prélogique de Lévy-Brühl régie par la loi de la participation. La notion de délires collectifs, dont la sorcellerie est un des thèmes des plus courants, donne aux psychiatres loccasion de poursuivre loeuvre de Legrand Du Saule, de Lasègue et Falret puis celle de De Clérambault. Ainsi Heuyer et ses élèves écrivent, à propos dUn cas de délire à cinq 42: Pour nous psychiatres, le critère dune psychose individuelle ou dune psychose collective est le même. Il ne peut être que social. Il consiste en limpossibilité provoquée par les éléments affectifs, instinctifs ou passionnels de la psychose à sintégrer dans lorganisation rationnelle dune société. Favret-Saada analyse avec une délicieuse perfidie cette observation si exceptionnelle, en faisant remarquer que les délirants ne sont pas cinq mais quatre, puisque le, ou plutôt la cinquième est, naturellement, une solide paysanne, mais qui comme de bien entendu, nul nétant parfait, est restée puérile et suggestive, dune famille qui croît aux envoûtements, et na fait quinterpréter en termes de sorcellerie la croyance de ses employeurs dêtre possédés. Les quatre autres délirants seront traités énergiquement, comme on savait le faire encore à cette époque, sans états dâme : Il a suffit de maintenir nos malades quelques jours en observation à lInfirmerie Spéciale, puis de les interner, pour les rappeler brusquement et un peu rudement à la réalité et pour réduire leurs convictions passagères. (Voilà, Môssieur, comme lon guérissait les fous, de notre temps !). La paysanne elle, malgré lapplication du même traitement, résiste et persiste dans sa conviction délirante. Sans doute le poids de son milieu arriéré, bien sûr! Et Heuyer de conclure par une admirable tirade : Guérisseurs, hypnotiseurs, magnétiseurs, occultistes, spirites, radiesthésistes, astrologues, auxquels se joignent les psychanalystes-psychothérapeutes travaillant sans contrôle médical 43, tous attirant les malades et les malheureux par des affirmations sans contrôle ni preuves, sont des animateurs de petites chapelles qui constituent autant de centres de psychoses collectives 44. Il faudra attendre la thèse dAlain Peron 45, acceptant de sortir de lhôpital et de sa vision étriquée et psychiatrocentriste de la vie sociale (à la suite des travaux de Jean-Marie Leger 46) pour quun médecin accepte lidée selon laquelle sorcellerie néquivaut pas à délire, et savoirs populaires à prédisposition pathologique. Mais que de séquelles se retrouvent encore de nos jours dans la vision traditionnelle de notre classe psy en la matière! Et pourtant, on a là une chance daccéder à des fonctionnements mentaux qui nous en apprendraient plus sur nos pratiques que bien de ces études nombriliques qui sétalent à longueur de revue ou de rayon de librairie, fondées sur le principe de Moi-Je, ou du Mon Dieu que cest dur de communiquer!
Il ma paru utile dévoquer le thème de la sorcellerie chez nous, les civilisés, même si nous ne vivons pas tous dans le Bocage, et celui des savoirs populaires qui lui sont liés, car lun et les autres me semblent avoir détroits rapports avec les savoirs profanes. Ils font tous partie dun stock de représentations commun à toute une population. Même les hommes dits de science, et les médecins notamment, adoptent à leur égard des attitudes parfois tellement ambiguës et paradoxales quil est aisé de les identifier comme des défenses (une autre question étant de savoir contre quoi?). En outre, la sorcellerie fait déborder les frontières du corps individuel vers le corps social, conçu comme un réseau, un tissu relationnel. Le champs de la force englobe en effet, outre lindividu, sa famille, ses proches, son village, sa communauté. Comment ne pas comprendre que se plonger avec Jeanne Favret-Saada dans le monde de la sorcellerie, cest aussi sengager, non dans celui de la maladie, mais dans celui de la psychose, au sens où celui qui ne peut trouver dautre solution aux questions qui un jour se posent (inconsciemment) à lui sest sengagé dans ce fonctionnement paradoxal de la psyché? Favret-Saada la à mon avis aussi fort bien entrevu, quoiquelle ne soit pas très explicite sur ce point dans son livre. Ce qui est particulièrement frappant en lisant Les mots, la mort, les sorts, est que les deux série de concepts, sorcellerie et psychose, ne sont bien sûr pas identiques, mais entretiennent entre-eux des relations dialectiques. Il sagit en effet de prendre conscience du fait que lon est là devant deux univers qui se chevauchent, sentrecroisent et sentremêlent.
Jespère nous avoir ainsi amenés, détape en étape, jusquà une croisée de chemins où nous sommes amenés à nous poser la question de la modernité et de la contre-modernité. Je vais donc poursuivre ma route en pénétrant plus avant dans cette voie, par lintermédiaire du concept dimage du corps. Nous avons vu en effet quaussi bien dans mon chapitre sur les savoirs savants et les savoirs médicaux, que dans celui où nous avons traités de la sorcellerie, beaucoup de choses passent par le corps. Nous aurons ultérieurement loccasion dy revenir plus longuement. Pour linstant, contentons-nous dune première approche de cette notion.
5. Les savoirs profanes et la modernité.
5.1. Première approche de la notion dimage du corps.
Nous allons donc dans ce chapitre examiner la question du rapport quentretient limage du corps avec la modernité. Je ne pourrai ici encore que relativement survoler le sujet, mais je le ferai en prenant mon temps, et en mappuyant sur le bon travail de David Le Breton, auquel je renvoie le lecteur désireux dapprofondir ses connaissances en la matière. Cet auteur écrit dans Anthropologie du corps et modernité 47 : Nos conceptions actuelles du corps sont liées à la montée de lindividualisme en tant que structure sociale, à lémergence dune pensée rationnelle positive et laïque sur la nature, au recul progressif des traditions populaires locales, liées aussi à lhistoire de la médecine qui incarne dans nos sociétés un savoir en quelque sorte officiel du corps 48 Il est vrai que dans les sociétés rurales africaines, la personne nétait pas limitée par les contours de son corps, enfermée dans son soi. Elle était un noeud de relations. Dans lexemple classique des Dogons, le corps de ce que nous nommons la Personne, est constituée dau moins quatre plans: celui du corps matériel qui nest que le pôle dattraction des principes spirituels; celui des huit graines symboliques localisées dans les clavicules, qui marquent sa filiation; celui de la force vitale, sanguine, transindividuelle car transmise par le père et la mère de lindividu en question, ainsi que par lancêtre qui renaît en lui; celui des huit kikinu enfin, principes spirituels de la personne et fondement de sa psychologie. Le corps matériel lui-même est en relation immanente avec le cosmos, ses constituants nen étant quune parcelle infime; sa compréhension et son sens sont donc situés dans ce cosmos qui le déborde et le contient. Ces conceptions sont certes exotiques. Mais elles sont actives souterrainement, de manière rhizomélique 49 dans nos cultures, notamment populaires, et affleurent dans certains délires et vécus psychotiques, qui à leur niveau, véhiculent une part de vérité (voyons lexemple classique du président Schreber). Elles sont pour nous tous une porte daccès au monde de la folie. À la condition de nous doter des bonnes clefs, qui sont tout simplement celles de la réelle attitude scientifique, celles de lesprit douverture et de laptitude à la découverte de la différence: celles dune certaine naïveté aussi. Isabelle Stengers parle aussi en ce domaine de goût du risque 50.
Nous qui nous échinons à tenter de réinsérer les malades dans le tissus social, oublions trop souvent que les savoirs populaire soffrent à nous comme modèle à un certain type de mise en relation déléments humains. Le corps humain est dans les traditions populaires le vecteur dune inclusion, non le motif dune exclusion (au sens où le corps va définir lindividu et le séparer des autres, mais aussi du monde); il est le relieur de lhomme à toutes les énergies visibles et invisibles qui parcourent le monde, écrit encore fort opportunément Le Breton à cet égard. Tout le battage actuel autour de lexclusion, dont on aurait en effet bien lieu de sinquiéter, mais au fond, et non en surface, néglige les ressorts de cette mise à lécart de tous ceux qui sécartent un tant soi peu du droit chemin et du sillon du conformisme. Lindividualisme, qui ressemble de plus en plus à une atomisation de la société avec mouvements browniens de ses éléments, est bien autre chose quune affaire de simple morale.La fluidité dun monde où rien nest strictement délimité, où les être eux -mêmes, perdant leurs frontières, changent en un clin doeil, sans provoquer autrement dobjection, de forme, daspect, de dimension, voire de règne 51 écrit Lucien Febvre dans cet esprit. Il nous faut donc tenter de retrouver les fondements de ce qui crée du lien social et qui, peut-être, perdure dans les savoirs et les rites profanes.
5.2. Traditions populaires et savoirs sur le corps et la maladie.
Nous allons dans le prochain chapitre évoquer, à propos de Geel et de sainte Dymphne, limportance, au Moyen-Âge, des pèlerinages effectués autour des reliques. Il faut ici préciser, à cette occasion, que ces actions populaires qui mettaient en branle dinnombrables foules et qui les amenaient au pied de fragments de corps ou de vêture de tel ou tel saint, navaient pas la valence de croyance un peu ridicule que lhomme contemporain leur voit de nos jours. Il sagissait là de bien autre chose que de superstition et de raisonnements pré-logiques, infantiles, ou naïfs, voire natifs52 comme la pensée moderne les identifie. Je partage en cette matière le point de vue de Thobie Nathan lorsquil parle des objets actifs obligeant à penser par leur contenu même. Lhomme du Moyen-Âge voyait dans la relique en réalité bien autre chose quun fragment dos, de suaire ou de de crosse et de mitre 53. Il savait, sans lavoir appris, que lespace qui lentourait était en quelque sorte un peu plus dense que le reste de lespace, et quà travers lui il était relié aux force cosmiques, dont Dieu était lapex. Par le pèlerinage, dont laboutissement était le contact physique avec la relique, lindividu se reliait aux générations qui lavaient précédé et à celles qui le suivraient, et se mettait par cette action collective un peu plus à lunisson de lensemble de ses contemporains. Il joignait dans ce geste dadoration collectif ses maigres forces, non au sens physique, mais au sens symbolique, métaphysique, à celles de la communauté. Voilà ce que signifiait fondamentalement cette action qui le jetait sur les routes, lui faisant prendre des risques souvent considérables, et privant sa famille et le village de sa force de travail, à une époque où chacune de ses parcelles était utile. Son image du corps sengageait dialectiquement dans un travail inconscient qui lagrégeait, par le rituel, à celle des autres, à celles du nous. Je consacrerai ultérieurement un chapitre à cette question des rituels dagrégation qui me semble essentielle à mon propos. Pour lheure poursuivons. Des représentations non conscientes de lespace ont bien entendu eu, tout au long des siècles, pour fonction essentielle de contribuer à bâtir une image du corps sensiblement différente de celle dont nous disposons de nos jours; liconographie et la statuaire nous en donnent une idée (voir à ce sujet notamment les travaux de Muriel Laharie 54, dont la recherche sur le Psaume 52 de la Bible est saisissante). Comme en négatif, nous sentons intuitivement, à défaut den être assurés scientifiquement, que le Moyen-Âge avait de limage du corps un ensemble de représentations proches de celles des sociétés rurales africaines, ou océaniennes, au travers desquelles les limites de lindividu se fondaient dans ce que lon pourrait nommer, avec des précautions, le corps social. On le sait, les choses ont radicalement changé à la Renaissance, qui a projeté en avant les notions de personne et dindividuation, au travers notamment, on laura remarqué, de la peinture et de la statuaire, avant laction de la science proprement dite, qui nest quun des aspects de ce travail. Mais qui peut dire que, souterrainement, rhizoméliquement, les anciens savoirs et les antiques représentations nont pas perduré, ne se sont pas adaptées aussi, aux nouveaux mots dordre des classes dirigeantes et possédantes? Qui peut dire que ces anciennes représentations ne correspondaient pas mieux que les nouvelles aux contraintes de la vie rurale ou, ce qui est à noter, de certains groupes sociaux contemporains plus ou moins marginaux ? On serait bien surpris des résultats dune étude de limage du corps quont ces agrégats de pauméset dexclus qui sédimentent dans les interstices et les no mans land de nos sociétés. Des strates et des courants, issus des anciennes représentations, notamment de celles reliées à ce qui organisait les pèlerinages du Moyen-Âge, peuvent ainsi être retrouvés, ici ou là, dans les savoirs populaires et profanes, sous forme rhizomélique, infiltrant, sadaptant à des micro-sociétées.
Le Breton nous dit encore à ce sujet: Les savoirs sur le corps repèrables dans les traditions populaires sont multiples, souvent assez flous 55. Ils reposent sur des savoir-faire ou des savoir-être qui dessinent en creux une certaine image du corps. Dans le même ordre didées Yvonne Verdier 56 a réalisé une étude devenue classique, dans un sens autre que celui du folkloriste classique dans un village de Bourgogne, sur les traditions populaires restées toujours actives. Elle a notamment bien mis en valeur tout ce qui reliait la physiologie féminine au fonctionnement social, familial plus particulièrement, mais aussi communautaire. Une femme ne peut, cela est bien connu, réussir une mayonnaise durant ses règles, ni monter des blancs en neige (blanc/rouge, neige/boue, légèreté/gluant-du blanc doeuf, pureté/souillure, virginité/règles, voilà une série doppositions distinctives évoquées par cette prohibition). Elle ne doit jamais descendre dans la cave, notamment en période de confection du vin, non plus qualler au saloir; dune certaine façon elle gâterait irrémédiablement les aliments quelle toucherait (on sait aussi en sorcellerie lutilisation que font ceux qui savent et qui ont la force, du sang menstruel). Des liens symboliques relient ainsi les femmes, dans les savoirs populaires, à leur environnement. Ces actions passent par une sorte de contamination, de souillure au sens que leur donne Mary Douglas. Là aussi, comme une densité différente de lespace entourant le corps des femmes produit des effets sur lenvironnement. Pendant leurs règles, elles-mêmes nétant pas fertiles à ce moment là, les femmes entraveraient tout processus de transformation rappelant une fécondation: pensons aux oeufs en neige, aux crèmes, aux émulsions, aux sauces, au lard, à tout ce qui doit prendre. Leur présence ferait avorter toutes ces lentes gestations que figurent le lard dans le saloir, le miel dans la ruche (Yvonne Verdier).
Par lintermédiaire du corps, le sujet est donc articulé à un savoir, non-mentalisé, non-conscient, non-savant, bien sûr non-écrit (nous y reviendrons), fait essentiellement de savoir-être et de savoir-faire, qui le rattachent à une communauté de vie, de pensée et à son histoire, par delà les générations. Certes cette communauté, depuis la Renaissance et le siècle des Lumières, est attaquée, démembrée, dévalorisée par les discours dominants, mais en partie souterrainement et dans la pénombre, avec de brusques résurgence lors des explosions libertaires, de mai 1968 par exemple, ou à loccasion des poussée écologiques, en partie à la pleine lumière, elle se maintient. Fait-elle de la résistance ou constitue-t-elle une pièce intangible et peut-être essentielle dans la structure sociale? Javoue bien volontiers ne pas le savoir; au moins faut-il se poser la question. Ce qui est assuré est que, notamment dans les campagnes, ce savoir, même fragmentaire, même démembré, perdure, souvent étonnamment vivace, parfois créatif. Et puis, lequel de nous, même en ville, na acheté tel shampooing, au tilleul, à lortie ou je ne sais à quelle plante, ou nimporte quoi dautre du même acabit? Il y a là comme un fond commun à nos sociétés modernes, qui perdure, un stock signifiant où chacun puise journellement de quoi alimenter sa pensée, son imaginaire, mais aussi son habitus (Bourdieu). De même, si dans la société rurale traditionnelle et encore en Afrique, lintégration de lhomme dans une vision cosmique, holistique (au sens de Louis Dumont) de sa vie, se marque par le contact ou le passage dans, sous, devant, certains lieux déterminés, pierres, sources, fontaines, carrefours, monts, etc, lequel dentre nous na pas été soit sensible à lathmosphère des vieilles pierres de tel ou tel château ou église, que nexplique pas à lui seul son intérêt pour lhistoire, ou lequel dentre nous na pas gravé son nom, seul ou avec celui de son amie, sur le tronc dun arbre, du moellon dune ruine, etc.? Mircéa Eliade a pu parler à ce sujet de comportements cryptoreligieux de lhomme profane 57. La liste de ces actions serait infinie à établir; qui peut en évaluer limportance pour notre vie psychique, familiale, sociétale? Comme dans un oignon, des strates de savoir se superposent donc en chacun de nous, selon une hiérarchie variable, sensible aux pressions et répressions sociales et au travail inconscient du refoulement individuel. Mais qui peut réellement dire celle qui structure le plus, ou le mieux, notre inconscient? Quen disent nos rêves? Écoutons à ce sujet les poètes, les peintres, les fous. Eux expriment bien, souvent, ce savoir caché. David Le Breton a là encore tenté dexprimer cette complexité en oeuvre en chacun de nous: Lhomme du commun projette sur son corps un savoir composite qui ressemble à un manteau dArlequin, un savoir fait de zones dombre, dimprécisions, de confusions, de connaissances plus ou moins abstraites auxquelles il prête un certain relief... Sa liberté dindividu, sa créativité se nourrissent de ces incertitudes, de la permanente recherche dun corps perdu, qui est en fait celle dune communauté perdue. Jy ajouterai quand à moi lidée de Paradis perdu, tant est vivace aussi la nostalgie des anciens temps, mais cela est un autre problème.
Nous allons à présent, après ces longs détours, revenir à la clinique psychiatrique, notamment à celle de la psychose. Nous voici en effet parvenus à un stade où la mise en cause de nos pseudo-savoirs scientistes, monolithiques, totalisants, voire potentiellement totalitaires, nous place devant une certaine forme dincertitude, attitude qui seule sied, jose ici laffirmer, à qui vit, un plus ou moins un long temps au contact des faits et des pensées psychotiques, et qui a la prétention de les comprendre un tant soi peu, avec authenticité et humilité, afin de saisir, de lintérieur, ce que cela fait aux parents et aux familles daccueil, de vivre avec un psychotique.
6. Premières applications cliniques de la recherche sur les savoirs profanes.
6.1. Rencontre, psychose et croyance.
Combien de fois, devant un malade, un psychotique notamment, ne me suis-je senti totalement démuni, démuni de tout savoir, de tout savoir faire; il ne me restait que du savoir-être, cest-à-dire de cette faculté paradoxale de me sentir comme nu, ou naïf, face à lui. Oury a écrit à propos de ces instants de doute: Qui na pas senti cette hébétude, cette imbécillité manifeste de soi-même, cet esseullement, ce désarimage dans la rencontre avec un psychotique, ne peut guère parler de psychothérapie institutionnelle58. Voilà donc ce qui me permet de me recentrer sur le travail clinique, thérapeutique, avec les familles daccueil, qui sont en première ligne face au fait psychotique. Tout part de cette constatation qua lumineusement exprimé Oury, cette imbécillité, qui nous fait poser la question: quest ce que je fais là? que je reprendrai à mon compte dans un chapitre suivant. Rien nest à retrancher dans ce texte superbe de 1973; pas de gras, aucun pathos! Si, entre autres propos dOury je tombe sur celui-là, cest quil y posait, quelques années après 68, le problème de lobscurantisme qui fleurissait alors, et qui louait la folie, libératrice, opposée à la maladie, oeuvre, imposture des médecins: Dogmatisme de lidéologie anencéphale, tissé de méconnaissances massives, dignorance militante, didées fixes stéréotypées. Désespérance devant les assauts ravageurs de sectateurs dun nouveau naturisme qui part en guerre contre les médicaments, les traitements biologiques, assimilant pêle-mêle les psychiatres, les fliciâtres, les analystes et les manipulateurs de toute espèce. Cest tout cela qui est au coeur de mon travail présent. Je tente de rendre leur place aux savoirs profanes, aux savoirs populaires. Mais suis-je ici en train, ce-faisant, et paradoxalement, de prôner un recours à la sorcellerie ou aux médecines dites douces pour soigner un psychotique, comme semble le suggérer parfois Thobie Nathan? Tel nest pas, on le comprendra vite, mon credo ! Jutilise moi aussi les neuroleptiques-retard, et les ordinateurs, et je parle, parfois, cramiste. Mais ce que je cherche avant tout, avec ce psychotique, diffèrent de tel autre, cest à le rencontrer, ce qui ne veut pas nécessairement dire chercher à communiquer avec lui, jy reviendrai. Comment rencontrer quelquun? Question qui est sous-jacente à tout mon travail. Comment rester maître de son savoir technique, médical ou autre, cest-à-dire comment le mettre à distance, sil le faut, pour laisser advenir ces moments, rares et fragiles, où quelque chose se passe?
Comment rencontrer monsieur et madame L. ce jour de lannée 1992 où je les reçois dans mon bureau? (Je retranscris mes notes de lépoque.):
Monsieur et Madame L., madame A; (la psychologue).
Aussitôt assis après les présentations et les salutations dusage, monsieur L à propos de son fils Sébastien: Sébastien, je sais ce quil a, on a vu ça à la télé, cest de lautis.
Moi: de lautisme, vous voulez dire, une psychose infantile?
Monsieur L.: non, non, je sais ce que cest, cest de lautis, on a vu ça à la télé. Des fois cest incurable, des fois ça guérît...
Lentretient se poursuit dans un mauvais climat, fait de suspicion et dagressivité.
Monsieur L: on sait ben ce que cest tout ça, on sait que tout est prêt pour quil retourne à lhôpital malgré ce quils nous ont dit. Et puis le docteur P. est complice.
Moi: comment ça complice?
Monsieur L.: je sais ben ce que j dis.
Madame L.: oui oui, cest vrai tout ça!
Nous poursuivons durant un certain temps cet échange, rempli de sous-entendus.
monsieur L.: oui oui, on sait ben tout ça, mais y a des choses bizarres, toutes ces histoires de quotas, vous nallez pas croire que cest un hasard? On a compris que le docteur P. était un complice: la dernière fois quon a été le voir à la fin, y avait pas de rapport, pourquoi y nous a parlé de quotas? Ca a bien un rapport tout ça. On narrête pas dêtre emmerdés avec ces quotas. Les vaches crèvent. Ca prouve bien quil est leur complice ! Pis tenez dhabitude on paye notre téléphone à Rennes, ben cette fois-ci pourquoi quon a reçu une note de téléphone venant de Nantes? Hein? Cest pas un hasard tout ça, vous voyez ben!
Moi: bien oui, il y a donc quelque chose?
Monsieur et madame, en choeur: ah oui bien sûr, y a quelque chose!
Moi: et vous LE connaissez?
Monsieur et madame, en choeur: ben oui, on le connait, cest quelquun dimportant. Oui on sait doù cest, on sait bien doù ça vient!
Moi: ah oui, cest quelquun qui vous en veut?
Monsieur et madame, avec des mimiques entendues: Oui, mais ça finira mal.
Moi: mais que vient faire le docteur P. dans tout ça?
Monsieur L. ben vous voyez! Il est leur complice: ça vient de là!
Madame L.: tout de même toutes mes brûlures dans les bras, dans les mains, tous ces tremblements, javais jamais eu ça avant. Pis vous savez bien ce que jai eu à lhôpital?
Moi: Non, que cest-il passé?
Madame L.: ben tenez jai été opérée de la vésicule!
Monsieur L.: ça prouve ben que le docteur P. létait ben complice, sinon ça se serait pas passé comme ça.
Madame L.: regardez, cest la preuve, cétait pendant le remplacement du docteur S. Son remplaçant, un jeune, y vient à la maison et y me dit, madame L. ça naurait jamais du se passer. Tout ça cest pas normal, il faut vous opérer. Ben jai été opérée, je suis guérie.
Monsieur L. ben vous voyez bien, même le docteur P. létait complice. Tout ça cest sûr, on était truqué!
Moi: bien oui, ça men a tout lair. etc...
( Le couple L. déménagera. Quatre ans après cet entretien, il ne va pas mal; en tous cas personne ne sest décompensé.)
Quest ce que jai fait là? Peut-on dire que je me suis trouvé ce jour là devant une sorte de carrefour: où aller? Vers quelle voie diriger mes pas, celle de la psychiatrie ou celle de la croyance59? Ces interrogations durent quelques secondes. Instant de la décision, dit Oury, comme lorsque, interne aux urgences, on se trouve devant un malade déroutant, un enfant sans fièvre mais avec la nuque un peu raide, ou un homme de 50 ans sans précordialgies mais avec une chute tensionnelle. Il mest revenu le jour de cet entretien en mémoire la substantifique moelle du livre de Favret-Saada, et cela a suffit. À quoi? À établir les conditions dune rencontre. Je suis entré dans une voie symbolique, avec monsieur et madame L. où il sest passé quelque chose, une connivence, peut-être une alliance contre la psychologue (devenue un peu la Mem Sahib ?) Lutte épuisante contre tous les mécanismes de fermeture écrivait Oury dans ce texte, maintenir ouvert ce chemin,... cette voie qui va vers le dire, voila ce jai fait là, en croyant ce que le couple me disait ce jour là, quil y avait une force qui lui nuisait, et que cette force avait à voir avec celle qui empêchait leur fils de parler. Jai laissé entrouverte la porte. Je sais que ce jour là je suis un peu sorti du sillon: je le voyais bien aux coups doeil que me lançait la psychologue! Mais tant pis. Nous avons ce jour là partagé les parents L. et moi, quelque chose dun savoir; mais sur quoi? Sur un mélange de savoirs médicaux sur lautisme, sur la représentation que le couple en avait, quils nommaient autis, sur le fait quils se croyaient ensorcelés et que des forces mauvaises les possédaient, eux, leurs bêtes et leur fils. Bref un espace commun de pensée sest établi là, fait de pièces, de bribes et de trucs divers, appartenant à des univers hétérogènes.
Soyons clairs: que mimportait ce jour là la question de savoir si lun ou les deux éléments du couple de naïfs et crédules paysans était délirant? Ils nétaient pas venus me consulter pour eux-mêmes, et il ny avait nulle urgence à établir un diagnostic sur leur état mental. En revanche, je savais que jétais le médecin de leur enfant, autiste, placé en famille daccueil 60. La seule chose qui mimportait, dans ce cadre, dans la stratégie thérapeutique, consistait à tenter de nouer une alliance saine avec les parents, et à leur parler en confiance. Les L. en cet instant, au delà de la question du délire possible, ont pu partager avec moi un espace mental commun, dans un même cadre de pensée (notion que je traiterai dans le chapitre 7). Nous avons admis ce jour les mêmes repères mentaux, dans le même cadre culturel, avons suivi un temps les mêmes associations, nous sommes soumis au même rituel langagier consistant à ne pas dire certaines choses, à ne pas nommer, à parler par sous-entendus, etc. Cela nous a permis de ne pas nous heurter de part et dautre des barrières bêta (Bion), mais au contraire délaborer ensemble un discours en échangeant des éléments alpha. Si je navais pas pu ce jour-là, avec sincérité (car sinon nous nous serions situés dans le registre de la manipulation), choisir la voie du dedans, de ladhésion en la croyance en lenvoûtement des L., le couple se heurtait à une barrière de non-communication, à un renvoi brutal et destructeur de sa tentative de mentalisation dune situation qui le dépassait et langoissait. Je le coupais ainsi un peu plus des autres, je lenfonçais dans un processus de type lui même autistique, en le renvoyant à son isolement social et mental. Ce faisant jétablissais ainsi avec le couple la première étape du processus de négation de laltérité que je développerai ultérieurement autour de la métaphore de la barrière à poules. Le fait de partager des pensées avec monsieur et madame L. en cet instant, me fit entrer dans leur monde, autorisa les éléments bêta à être incorporés, métabolisés, dans un espace du dire. Nest-ce pas là un objectif minimum dans le soin de lautisme? Lentrée dans le monde où se situent les phénomènes dont nous avons à nous occuper nimpose-t-elle pas de nos jours, dans la situation de glissement de terrain social dans laquelle nous sommes, de repenser assez radicalement nos façons de faire? Dans une société qui perd ses points de repère, y compris dans nos professions, ny a-t-il pas urgence à renouer les fils de la parole et de la pensée entre humains, pendant quil en est encore temps, et avant que la Tour de Babel ne seffondre? Même sil faut parfois relativiser (je dis bien de relativiser) notre croyance en la science et en le progrès.
6.2. État de nature, écriture et niveaux dauthenticité.
Voilà le type de question qui nous fait croiser déjà Jean-Jacques Rousseau, bien sûr à propos dun état de nature, mais aussi à propos du lien social, ce qui me permet de conclure par lévocation dune autre difficulté, celle qui se pose lorsque lon aborde les rapports entre parole et écriture et que nous retrouverons ici ou là dans cet ouvrage. On sait que ce qui caractérise le travail des familles daccueil est quil passe essentiellement par le langage, le-dit, le mi-dit ou le non-dit, et pratiquement jamais par lécriture. Or, on remarque aussi que cest pourtant par lécriture quune société sapproprie, élabore, intègre, remanie le savoir scientifique, puis recrée un matériau que peuvent étudier à nouveau les savants, en un cycle sans fin. Cela a des conséquences politiques sur lesquelles je ne veux pas insister ici, mais aussi pour la formation des équipes de santé mentale, déducation spécialisée, pour les familles daccueil, pour les malades et leurs propres familles. Pour être plus précis, aucune formation des familles daccueil ne devrait faire léconomie de ce travail délaboration qui transformerait chaque séance en un véritable expérimentation, dans lequel se mêleraient en de subtiles proportions, tenant au tour de main des artisans qui y officieraient, savoirs populaires, profanes, et savoirs savants. Que lon est loin de cette vision des choses! Les enjeux de mes propositions sont importants et dépassent le simple niveau épistémologique, puisquils constituent les bases dune éthique, et pourquoi pas dune morale. Claude Lévi-Strauss sétait déjà penché sur ce problème en 1958, en méditant, dans ses Tristes tropiques 61, en ces termes: Lavenir jugera sans doute que la plus importante contribution de lanthropologie aux sciences sociales est davoir introduit (dailleurs inconsciemment) cette distinction capitale entre deux modes dexistence sociale: un genre de vie perçu à lorigine comme traditionnel et archaïque, qui est avant tout celui des sociétés authentiques; et des formes dapparition plus récentes, dont le premier type nest certainement pas absent, mais où des groupes imparfaitement et incomplètement authentiques se retrouvent organisés au sein dun ensemble plus vaste, lui-même frappé dinauthenticité. Lévi-Strauss indiquait que pour lui, et sans renier ce quavaient pu apporter de bienfaits à lhumanité la découverte et la diffusion de lécriture, le passage de loral à lécrit marquait ce quil nommait une phase dinauthenticité. Jacques Derrida commentant en 1966 62 ces thèses, les plaçait en relation avec celles de Rousseau: Uni au mépris de lécriture, cette éloge de la portée de la voix est donc commun à Rousseau et à Lévi-Strauss... Cette valeur dinauthenticité sociale est lun des deux pôles indispensables dans la structure de la moralité en général. La parole pleine (disons aussi authentique, en ce quelle est plus ou moins éloignée de la langue de bois, pour imager mon propos) soppose dune certaine manière à lécriture. Et pourtant, et ce que jécris en témoigne, lécriture est indispensable ! À la condition, comme lévoquait Derrida, de lui conserver ses racines, sa fonction enracinante. Pour les praticiens et les équipes, les racines de lécriture sont la pratique quotidienne, qui leur sert de boussole éthique, ce dont manquent dramatiquement les technocrates et administratifs qui les jugent et les gouvernent, et dont les racines sont un corpus pervers. Doù les dramatiques malentendus existant et encore à venir.
Si à lissue de ma réflexion sur les savoirs profanes je me trouve donc amené, inévitablement, à invoquer la pensée de Rousseau et dun certain point de vue celle de son continuateur Lévi-Strauss (celui surtout des Tristes tropiques), et à rappeler lopposition parole-écriture, peut-être dernier avatar des oppositions distinctives qui ont jalonné jusquà présent mon travail, cest que ce-faisant je plonge les racines de ma recherche dans la clinique du quotidien, qui nest jamais très éloignée de la théorie. Quelques exemples concrets illustreront mon propos et la difficulté à situer les niveaux dauthenticité. Cest ainsi que lassociation Contadour est en train de passer une nouvelle convention avec la DASS locale afin de réorganiser ses règles de fonctionnement. Comme il est coutumier dans ce genre de travail diverses versions du texte circulent et font lobjet de discussions. Un point de la convention est par exemple visé par ces négociations et concerne ce qui devrait être joint par écrit au contrat daccueil établi avec les familles daccueil. En résumé, alors que ma conception du travail est que lon doit dire des choses aux familles daccueil, mais que les figer systématiquement dans un texte est aussi malaisé que dangereux, la proposition de la DASS stipule que lors de laccueil de chaque nouveau malade, une annexe au contrat indique le contenu du projet thérapeutique retenu et toutes dispositions particulières quil induit. Or sur ce point je suis obligé dêtre intransigeant, au nom de tout ce que je viens décrire, cest-à-dire au nom dune éthique, dune morale de lauthentique. Que se passe-t-il donc là? De nos jours, ce que je ne peux mieux désigner que comme des machins, ont une valeur sacrée: dans le domaine des soins psychiatriques, de la médecine en général, la notion de projet thérapeutique, au delà de sa valeur intrinsèque que je ne nie pas intégralement, est devenu un véritable objet de culte! Rien ne peut se faire sans ce rituel qui consiste à glisser soit dans une synthèse (une sorte de messe, bien souvent! 63), soit dans un projet quelconque (une sorte de missel!), ce sacro-saint machin. Mais à la limite pourquoi pas, tant que cela ne gêne pas. Le problème est que dans lexemple qui nous intéresse cela nous gêne. Car même si la parole pleine est dun certain point de vue un leurre, elle est un leurre nécessaire dans lespèce humaine. On ne pourra en effet tout réduire à lécriture, sauf à entrer dans un monde totalitaire à la 1984, nous y reviendrons.
Un espace et un temps de liberté sont indispensables à la Rencontre, à la créativité, à ce quun sens puisse être donné au quotidien et au vécu. Il y a dans la vie des moments où de laléatoire, du hasard, de limpromtu, de la surprise, avec ce quils supposent de risques de malentendus, de lapsus, de ratés, sont absolument vitaux. Même si en ces moments de non-écriture, de non-codification, de non-contrat, des relents des croyances, des préjugés, de la naïveté populaire, voire de la pensée pré-logique ou native viennent à la place des beaux savoirs scientifiques et de leur supports écrits dont jai dit ce que jen pensais. Comment faire comprendre aux détenteurs de pouvoir que, même avec de bonnes intentions conscientes, le fait de tout rabattre sur le contrat écrit et le projet thérapeutique, est, dune certaine façon, une forme de violence, qui écrase non seulement la parole, mais qui écrase aussi ce quelle seule peut véhiculer des savoirs profanes, et au-delà dauthenticité? On le voit bien dans ce dernier exemple: on veut par limposition dun savoir médical organisé sous les espèces du projet thérapeutique, structurer un cadre. Mais ce cadre ne se décrète pas; il se construit, jour après jour, en une sorte dalchimie du quotidien qui mêle à lor pur des savoirs dits savants le plomb (ou le cuivre) des savoirs populaires. Et tout le savoir-faire des praticiens devrait être de veiller à laisser se faire cette cuisine complexe, au lieu de vouloir fabriquer un brouet standard, sorte de Mac-Do du travail social et médical. Standardisation dont lapplication veule et bornée des sacro-saints textes réglementaires donne souvent loccasion, largument et la seule justification.
Je me sens obligé, dans ce contexte, de pousser plus avant mon analyse, et davancer une hypothèse, je lavoue, encore une fois un brin iconoclaste. Il faut le reconnaître, le discours psychanalytique domine largement la théorisation sur laccueil familial thérapeutique, du moins en France. Tout se passe comme si, plus le domaine dapplication était complexe et hétérogène, et plus les élites pensantes se croyaient contraintes de senfermer dans des discours abscons, dont elles étaient au moins sûres dune chose, cest que les familles daccueil ne les y suivraient pas. Il y a là un sérieux motif de méditation. Pour ces penseurs, sentêter à jargonner lacanien (par exemple), est une manière de maintenir un écart infranchissable entre eux et le peuple, ou dun autre point de vue, de maintenir lécart entre niveaux dauthenticité et niveaux dinauthenticité, et de rendre ainsi dautant plus improbable toute analyse de la dimension institutionnelle du soin et de léducation 64.
6.3. Familles daccueil, écriture et savoirs populaires.
Voici un autre exemple, plutôt cocasse, de cette violence sournoisement exercée par le biais de lécriture à lencontre des familles daccueil, notamment par les administrations. Je présentais ces idées en octobre 1995 dans le cadre du symposium de Vichy sur laccueil familial thérapeutique, et animais le lendemain une table ronde en présence des familles daccueil. Cela donna loccasion à une assistante sociale de la Réunion de me faire part de ce que mon exposé lui avait rappelé, à propos de son travail avec le service daccueil familial qui venait de se créer dans son île. Un Règlement intérieur venait dêtre rédigé pour les familles daccueil, naturellement sans avoir demandé à aucune dentre-elles de donner son avis. En revanche, les services économiques de lhôpital sestimaient suffisamment compétents pour déterminer ce qui devait organiser les accueils, au nom bien entendu de textes réglementaires considérés comme parole dEvangile, puis le Conseil dadministration de même, crut tout autant normal de décider en sa sagesse immanente ce qui devait constituer la Loi du service. De quoi accoucha ce mécanisme institutionnel, au demeurant des plus banal? Dune quarantaine de pages à remettre impérativement aux familles daccueil, avec consigne den faire respecter scrupuleusement le contenu. Le problème est que la moitié des dites familles daccueil employées par cet hôpital est analphabète (pour des raisons bien entendu culturelles). La direction ny avait même pas songé ! On est là au coeur du problème, y compris dans ses implications politiques. Pour les directions hospitalières et la majorité des équipes de soins qui se soumettent à leur toute-puissance, les familles daccueil sont un lumpen-prolétariat, ou de braves paysannes, des gardiennes de fous et de vieux déments, qui nont besoin que davoir des instructions claires (le fameux contrat), de sy tenir, de le respecter et de remercier leurs maîtres. Et pourtant, si dans mon exemple les fameux services économiques avaient un tant soit peu écouté les assistantes en accueil familial, ils auraient découvert par exemple, quinscrire dans ce règlement intérieur des obligations relatives au chauffage, à la Réunion, où la température ne descend pas au dessous de 18 ° C, était totalement absurde et ils auraient ainsi évité de perdre définitivement la face. Mais non, la machine à soumettre et à décerveller doit fonctionner, même de façon absurde. Plus le contenu est incohérent et plus il joue son rôle de dictât, doukase, et plus il détruit toute dimension thérapeutique, éducative, humaine. On a là, dans cet exemple Réunionnais (mais javais fait des observations comparables à la Martinique, où javais été surpris du racisme rampant des cadres locaux vis-à-vis de leurs accueillantes, pourtant remarquables), une caricature de ce que le non-respect du savoir oral et populaire des familles daccueil indigènes (!) peut entraîner comme violence institutionnelle, négatrice des différences, de laltérité, du minimum de respect humain. On aura intérêt à se souvenir, tout au long de cet ouvrage, de ce que mon travail sur les savoirs profanes, aussi incomplet, insatisfaisant et délicat à cerner soit-il, ouvre vers les mécanismes du racisme, de lexclusion et du rejet de lAutre, parfois ouvertement au nom de la civilisation, dautres fois plus sournoisement au nom de je-ne-sais quel obscur et arbitraire texte réglementaire. Que ce soit par une imposition de règlements intérieurs, de projets thérapeutiques, de contrats daccueil, ou autres textes médiatisés par lécriture, quelque chose de lordre de lauthenticité au sens que lui donnait Lévi-Strauss, est détruit. La parole pleine ne peut résister, en rase campagne, à lécriture, outil, ou arme, des maîtres. Elle ne peut quentrer en résistance, senterrer, pousser des rhizomes, sinvestir dans les savoirs profanes, les croyances, et parfois, sinon souvent, dans des impasses, qui renforcent par feed-back la perversion du système.
6.4. Conclusion provisoire.
Voici donc selon moi exposés quelques uns des éléments qui permettent de cerner le problème de la rencontre et de larticulation entre savoirs profanes, savoirs savants et médicaux. Ce fil rouge se retrouvera régulièrement évoqué dans cet ouvrage, sous une forme ou sous une autre. Au fond, lensemble tourne et sorganise autour de lui. Pour structurer un tant soi peu les développements à venir et faire le point, je résumerai ainsi les types de savoirs concernés. Trois niveaux dialectiques de savoirs profanes se présentent à nous:
- celui des savoirs-être;
- celui des savoirs-faire;
- celui auxquels je ne trouve pas dautre appellation logique que celle des savoirs-tout-court.
Du savoir-être il sera question dans les chapitres où je me poserais la question des qualités thérapeutiques sauvages des familles daccueil.
Du savoir-faire il sera plus particulièrement question dans les deux chapitres suivants, où, de la notion de rituels à celle de la représentation et de limage du corps, nous nous appuierons sur les techniques du corps (Mauss).
Du savoir-tout-court il a été question dès lintroduction de cet ouvrage. Ce dernier niveau, qui sur un mode dialectique contient les deux autres, grâce à la parole, est celui qui ne peut se constituer réellement quà lintérieur du psychisme du lecteur, au travers de son langage intérieur, dautant quil affecte sa propre problématique familiale et son système de représentations. Je le laisse donc se débrouiller avec. Car ce qui est travaillé là dépasse le simple thème de laccueil et du placement familial. Il concerne lensemble du champ des connaissances. Je partage totalement sur ce point lavis de Serge Moscovici tel quil lexprimait dans sa préface au livre de Denise Jodelet consacré au sort des nourrices des colonies familiales: Comment décrire et expliquer ce malheur, voilà ce qui occupe une bonne part des réflexions et à quoi on utilise le savoir recueilli sur le matériel récalcitrant et difficile à manier de la folie... Ces théories, nommées du sens commun, sont-elles moins élaborées ou moins valides que celles des scientifiques et des experts? Sagissant de psychiatrie, je ne me hasarderai pas à formuler un jugement... Lessentiel est que, si nous voulons faire la science des phénomènes mentaux dans la société, il nous faut identifier la connaissance produite en commun et reconnaître le bien-fondé de ses propriétés eu égard à la théorie. Voilà où je veux moi-même en venir. La science de laboratoire est une chose; celle se fabriquant hors du laboratoire en est une autre, tout autant importante, et combien plus ardue à mettre en oeuvre. Dans son champ ne se déroule pas le principe din-certitude, mais plutôt celui ex-certitude. Les certitudes du savant se trouvent projetées dans une extériorité qui les dissout et en même temps les contraint à se rassembler. Il est là pourtant question de ce fameux lien social que nous nous épuisons tous à tenter de renouer. Face à la désorganisation et aux tendances anomiques des sociétés contemporaines, la priorité ne consiste-t-elle pas à redonner la parole aux gens, même si elle prend des formes éloignées de celle des élites, à reconnaître la part de vérité qui sy glisse, plutôt quà létouffer sous un amoncellement de lois et de règlements, ainsi que sous les contrôles administratifs qui, le plus souvent, aggravent le désordre par leur excès, leur absurdité et parfois leur pure et simple sottise ? Voilà la question que ma pratique quotidienne mamène à me poser régulièrement, notamment autour de mes réflexions sur les savoirs profanes de ceux et de celles qui exercent le difficile métier de famille daccueil.
Jespère avoir ainsi ouvert quelques perspectives permettant dentrevoir les raisons pour lesquelles cette question des savoirs profanes est à ce point refoulée. Cest quelle touche à la fois à des archétypes de portée universelle et à des points aveugles plus spécifiques des inconscients occidentaux. Ainsi sexpliquent les fortes résistances à les faire entendre et reconnaître par les praticiens, les équipes et les théoriciens. Plutôt quà un rigoureux développement en ligne droite, jai utilisé, pour tenter dy parvenir,une progression par petits sauts, à la limite, parfois, du labyrinthique. Jessayerai, dans mon prochain chapitre consacré aux rites, de resserrer mon propos, tout en insistant sur le fait que la notion du profane sy retrouvera sans cesse sous-entendue, comme en filigrane.
Dernière mise à jour : mardi 20 octobre 1998 Dr Jean-Michel Thurin