LES RITES THERAPEUTIQUES ET LE PLACEMENT FAMILIAL.
Pierre SANS
Qô
(Avec laimable autorisation des éditions de lHarmattan. Ce texte constitue le troisième chapitre de louvrage intitulé Le placement familial ; ses secrets et ses paradoxes)
1. Définitions et limites.
Nous négligeons trop souvent ce qui nappartient pas au champ particulier de notre pratique et de notre spécialité. Cela est particulièrement évident en psychiatrie, spécialité pourtant relativement ouverte par rapport aux autres branches de la médecine. Népiloguons pas, mais bornons nous à le regretter car un certain nombre de faits, sils étaient analysés dun autre point de vue que celui de la psychiatrie pure nous paraîtraient plus lisibles. Il en est à vrai dire de même dans toutes les disciplines du travail social, chacun ayant tendance à se replier sur ses terres et son ego, surtout en cette période de doute identitaire. Il sagit là dune évidence dont lénonciation confinerait au lieu commun si tout nétait fait pour loublier, le nier, le cacher. La vérité est que nous avons les plus extrêmes réticences à tenir compte des avis, des points de vue et des analyses des praticiens et des chercheurs travaillant dans des disciplines voisines. Nous avons oublié par exemple la proposition de Mauss, sexprimant déjà en 1924, devant les psy de lépoque en ces termes: Il peut paraître, au premier abord, que la sociologie ne peut guère apporter de faits nouveaux de symbolisation psychologique et aussi psychophysiologique, puisque les mécanismes mentaux de la vie collective ne sont pas comme tels, différents de la vie individuelle consciente. Mais tandis que vous ne saisissez ces cas de symbolisme quassez rarement et souvent dans des séries de faits anormaux, nous, nous en saisissons dune façon constante de très nombreux et dans des séries immenses de faits normaux.... Dans toutes les régions de la sociologie, nous pouvons moissonner une large quantité de symboles et jeter la gerbe à vos pieds1. Cette proposition de nous offrir ainsi des gerbes de symboles est malheureusement restée sans effet jusquà ces dernières années, sauf exceptions. Les sociologues restent habituellement extérieurs au fonctionnement des institutions déducation spécialisée et de psychiatrie, denfants ou dadultes. Les choses changent un peu; jen veux pour preuve la montée en puissance de lethnopsychiatrie, dont jespère quelle nest pas simplement leffet dune mode, ce quelle est aussi. Mais que de malentendus encore à son égard ! Dans lesprit de la plupart des personnes qui commencent à sy intéresser, elle ne concerne au pire que les sociétés dau delà les océans, au mieux et grâce notamment actuellement à la médiatisation du travail de Thobie Nathan, les familles immigrées, ce qui est encore fort limitatif. Les études anthropologiques du quotidien, ou de sociologie, ou même de psychologie sociale, ont donc rarement droit de cité au sein du petit monde de la psychiatrie; Devereux, Eliade, Roheim, sans parler de Reik, sont encore trop peu lus. Nous avons un bon exemple de ce désintérêt en observant le quasi-silence entourant la publication de la remarquable étude de Denise Jodelet sur les colonies familiales 2, dont nous ne parlerons jamais assez, qui posait des questions intéressant non seulement les pratiques contemporaines daccueil familial, mais au-delà la réinsertion et la réadaptation des malades. Mais je crois en la matière aussi quon préfère ne pas savoir certaines choses qui sortent du sillon et, nous le verrons, les rites organisant même, à notre insu, notre façon de penser le soin et le travail social. Penser nos pratiques de civilisés en termes de rites? Mais quelle absurdité, nous qui sommes si attentifs à ne rien faire qui nait été discuté en réunion de synthèse ! Ronald Laing pourtant, dès 1971 3, avait mis laccent sur la destruction, dans la schizophrénie, des rituels organisant les contacts interhumains, et donc sur la nécessité, dans un projet thérapeutique, de tenter de les restaurer. Je tente ici de poursuivre ces recherches dans le contexte de laccueil familial thérapeutique en souhaitant quelles soient un modèle pour ce qui concerne lensemble des alternatives à lhospitalisation, notamment celles qui nous amènent à pénétrer au domicile des gens.
Que se passe-t-il donc par exemple lorsquun sujet entre à lhôpital? Cest un malade, certes, qui souffre, et que son entourage aide le moins mal possible. On sait lécouter, tenir compte de son vécu, dune partie de son discours. Mais on ne perçoit pas quun certain nombre de conduites peuvent être décrites chez lui, lentrant, comme chez le personnel soignant laccompagnant. Car comment expliquer le côté stéréotypé de ces comportements, parfois dune rigidité curieuse, que ne justifie aucune règle dhygiène, de salubrité ou de sécurité? Nous y reviendrons, mais posons demblée lhypothèse de travail selon laquelle cela pourrait être un rite profane, conçu comme une série de pratiques à caractère symbolique. Je suivrai pour introduire mon étude la définition que propose Pierre Erny 4, pour lequel, afin de pouvoir parler de rite, il faut que lon se trouve devant:
- une conduite spécifique, individuelle ou collective;
- prenant habituellement le corps comme support;
- liée à des situations et à des règles précises, donc codifiées, même si lon admet quelles puissent avoir une certaine marge dimprovisation;
- répétant quelque chose dune autre conduite et destinée à être répétée;
- ayant un sens vécu et une valeur symbolique, même inconsciente, pour ses acteurs ou pour ses témoins;
- supposant une attitude mentale de lordre de la croyance, voire de la foi, et de ce fait un certain rapport au sacré 5;
- et enfin dotée dune efficacité au moins dordre extra-empirique, qui ne sépuise pas dans lenchaînement apparent des causes et des effets.
Cette définition semble faire lobjet dun consensus de la part des auteurs modernes. Elle se retrouve à peu de choses près dans la synthèse récente de Claude Rivière, Les rites profanes 6. Pour mémoire, je rappelle que les rites ainsi définis se différencient des habitudes (de habitudo: manière dêtre), qui sont considérées comme des comportements stables, de style automatique, acquis par répétition ou apprentissage, et de ce que lon qualifie de routine, qui nest que la mise sous pilote automatique dun certain nombre de conduites. Fondamentalement, les habitudes sont des pratiques individuelles, alors que les rites ne prennent leur sens quà être pratiqués en collectivité, même si celle-ci est la plus petite possible, la famille en loccurence. Jattire également lattention sur la profonde remarque de René Girard 7 pour lequel Les rites nont jamais dautre but que la différence et lordre, mais ils se déroulent toujours comme si le principe (re)générateur de lordre se trouvait dans le désordre lui même, qui nous rapproche de la conception quavait Bataille, on sen souvient, de la société se partageant entre sacré, sphère de la violence, et profane, sphère de la paix, de la rationalité et du labeur. Nous sommes dans ces fonctionnements demblée au coeur du problème qui nous préoccupe et qui justifie au plus haut point que nous le traitions de manière à la fois urgente et relativement exhaustive. Car si la folie est désordre, que promeut la société en y portant remède? Au-delà (ou en deçà) de la dimension de la souffrance, quelles parades, quelles défenses cette société organise-elle pour y mettre fin, pour y mettre bon ordre? Le travail que je présente ici tournera autour de ces questions.
Pour en revenir à la question de la définition des rites, jajoute aux conditions proposées par Erny deux compléments spécifiquement apportés par les thérapeutes familiaux:
- dune part, les rites peuvent ou non être constitués de paroles, mais dans les deux cas ils sont guidés (au sens de Janine Roberts 8 ) par une métaphore;
- dautre part ils peuvent être constitués de parties ouvertesou fermées, selon lheureuse formule de Van der Hart 9. Cet auteur hollandais a en effet introduit cette idée intéressante selon laquelle les rites ou les parties de rites ouvertsdisposeraient dune sorte de fluidité permettant aux participants de les investir en les incorporant, alors que les rites ou les parties de rites fermés seraient plus rigides et garderaient un caractère dextériorité pour les participants, qui, même sils y adhèrent, ne pourront les incorporer. Cela est très important notamment pour comprendre le passage entre rite et représentation, thème que nous étudierons dans le prochain chapitre. Mais avant dentrer dans le vif de notre sujet concernant les rapports entre rites et thérapie, il me reste à développer quelques considérations générales à propos de deux variétés particulièrement intéressantes de rituels.
2. Rites de séparation, rites de passage .
La question de lutilité fonctionnelle des rites doit être discutée plus en détail. Jacques Caseneuve 10 sétait posé lui aussi ce type de questions voici quarante ans. Observant que dans les faits le rite et lacte utile senchevêtrent souvent, il concluait son étude en estimant que le rite est un acte dont lefficacité ne sexerce pas dans lenchaînement empirique des causes et des effets. Un exemple concret autant que banal éclairera cette proposition: jai coutume de réclamer des patients qui désirent entrer en famille daccueil, durant la période dattente, quils me téléphonent tous les mois à la même période, au début, au milieu ou à la fin, afin de donner signe de vie et de confirmer leur demande. Quelle est lutilité de cet ensemble comportemental? Il est est une, de bon sens, à savoir le maintien de la demande. Mais pourquoi une communication téléphonique plutôt quune visite, pourquoi à moi plutôt quau secrétariat, pourquoi une fois par mois, toujours à la même période? Quelle est la fonction empirique de ces détails sinon celle de constituer un ensemble rituel? Je me remémore facilement des malades qui mont téléphoné tous les mois durant deux ans, me posant les mêmes questions, écoutant les mêmes réponses de ma part. On est là dans un au-delà purement utilitaire des comportements. Un point relativement anodin crée du sens par son caractère répétitif, codifié, fortement investi. Il a une action métaphorique au sens de Janine Roberts. On observera que ce rituel est facilement intégré au psychisme des personnes, ce qui en fait un élément ouvert.
Le point de départ de ma réflexion portera donc ici sur les rites de séparation, abondamment traités dans la littérature anthropologique11, et surtout sur un ensemble de leurs variétés, quArnold Van Gennep 12 a nommé les rites de passage. Pour cet auteur indépendant, relativement marginal lui-même (et resté longtemps méconnu dans le mouvement sociologique et anthropologique français), tout individu, même occidental, vivant dans la société dite moderne, connait au long de sa vie des étapes, qui ponctuent ses changements dâge, de situation sociale, mais aussi ses changements de lieux dhabitation ou de travail. Chacune de ces modifications importantes denvironnement est accompagnée de rites, quil a nommé de passage, et quil a articulé à lensemble plus vaste des rites de séparation. Ce qui a centré particulièrement sa recherche a donc été le début et la fin de ces étapes, les types dactions de caractère relativement invariable qui les accompagnent, les ensembles cérémoniels qui les encadrent, et le sens social quils prennent, afin de leur assurer une certaine fonction, dordre éminemment symbolique. Lanalyse de leur structure a permis à Van Gennep dy distinguer trois stades successifs qui sont les rites de séparation (davec lancien milieu), les rites de marge, puis les rites dagrégation (au nouveau milieu). Ces catégories peuvent dun autre point de vue être analysées en termes de rites pré-liminaires (davant le seuil), de rites liminaires (sur le seuil, dans lentre-deux, proches, mais non exactement superposables à la position interstitielle de Mary Douglas), et post-liminaires (daprès le seuil, de réintégration), et faire lobjet de subdivisions. Lindividu est ainsi catégorisé dans des compartiments divers, synchroniquement ou successivement, et, pour passer de lune à lautre, afin de pouvoir se grouper avec des individus catégorisés dans dautres compartiments, obligé de se soumettre du jour de sa naissance à celui de sa mort, à des cérémonies diverses dans leurs formes, semblables dans leurs mécanismes (Van Gennep). Tout un ensemble de périodes de la vie sociale normale est loccasion dobserver ces séries de rites, que Luc de Heusch 13 a complété en les classant en rites cycliques (qui, sopposant au déroulement historique, assureraient le maintien et lhoméostasie des identités individuelles et groupales), en rites occasionnels (qui accompagneraient les incidents et accidents), et en rites transitifs (les rites de passages à proprement parler, scandant des changements en principe irréversibles).
Van Gennep a particulièrement insisté sur des notions qui devraient nous intéresser au plus haut point, nous qui nous préoccupons de placement familial, celles despace, de borne et de limites. Pour lui, il y a toujours une marque matérielle qui identifie le passage entre telle et telle situation sociale. Un changement, parfois irréversible, se produit lorsque lon passe un seuil (limen en latin, doù le mot limite). On franchit ainsi une portion despace correspondant à un statut pour entrer dans une autre portion référée à un autre statut. Ce rite de passage, a-t-il écrit, entre un objet coupé en deux, ou entre deux branches, ou sous quelque chose, est un rite quil faut, dans un certain nombre de cas, interpréter comme un rite direct de passage, lidée étant quon sort dun monde antérieur pour entrer dans un monde nouveau. Il décrit ici particulièrement les rites où laction se déroule sur un seuil, entre un espace et un autre espace. Au travers de ces rites, au moment de la grossesse, de laccouchement, de la puberté, des fiançailles et du mariage, puis de la mort, Van Gennep passe en revue ces étapes symboliques qui doublent les étapes physiologiques de la vie humaine. Ce sont là des variétés très intéressantes de rites de marge en ce quils doivent évoquer immédiatement pour nous le mythe de sainte Dymphne, nodal dans lhistoire de Geel, puis dautres pratiques telles le débrodinoir de Dun, ou les multiples procédures matérielles dabandons denfants (les tours des églises par exemple). Souvenons nous que dans toutes ces pratiques à haute plus-value symbolique, il y a toujours passage sous ou au travers de quelque chose, ou au delà de telle marque ou borne. Ces séries comportementales à forte valeur ajoutée cérémonielle nous réfèrent à la clinique et à la pratique quotidienne. Là est le point important pour nous, celui où nous percevons que mythe, histoire et quotidien se mélangent intimement. Van Gennep le pointait en ces termes: Tout changement dans la situation dun individu comporte des actions et des réactions entre le profane et le sacré, actions et réactions qui doivent être réglementées et surveillées afin que la société générale néprouve ni gêne ni dommage. Cest le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs dune société spéciale à une autre et dune situation sociale à une autre. Nous touchons là une sorte de point de convergence, ou de carrefour conceptuel, de toute une série dapproches aussi bien anthropologiques, que sociologiques et psychopathologiques. Nous y reviendrons par un autre aspect de la question dans le prochain chapitre de ce livre, mais observons ici, je le répète, cette confluence qui fait de lespace, pour lhomme, une matrice créatrice de sens. Cest cet aspect des choses qui doit pouvoir nous offrir des perspectives nouvelles pour mieux comprendre certains aspects de la vie familiale, puis des thérapies prenant la famille comme substrat.
3. Rites et vie familiale.
3.1. Quotidien et ritualité.
Je dois à la vérité reconnaître avoir bien des difficultés à faire admettre cette dimension rituelle de la vie contemporaine, même au sein de mon équipe (ne parlons pas alors de praticiens extérieurs). Il suffit pourtant de regarder autour de soi pour en prendre conscience. Avant dentrer dans le vif du sujet concernant le soin, donnons quelques exemples de rituels familiaux, simples et amusants à observer, dautant que, après tout, il ny a pas de cloisonnements entre les diverses catégories. Étant installé au moment où je rédige ce travail, comme souvent lorsque jécris, dans ma maison de campagne tarnaise, je vois défiler depuis des années des enfants damis, ou des neveux et des nièces. Je suis particulièrement frappé par les rituels du petit déjeuner. Chacun de ces enfants (la même chose peut être dite des adultes, mais ces travaux pratiques sont bien plus drôles à pratiquer avec les jeunes) a, si on lobserve bien, ses propres micro-rituels, articulés à ceux de lensemble familial. Rappelons tout dabord que chaque sujet a son rythme propre, que certains dentre nous sommes du soir, et dautres du matin. Cest sur cette dimension chronobiologique que se greffent des comportements dordre rituel. Jules se lève par exemple tôt, frais et immédiatement dispos. Arrivé souvent le premier de la bande dans la cuisine, il dit bonjour, sourit, raconte volontiers quelque chose, parfois un rêve. Bien quâgé de cinq ans, il va chercher seul son bol et sa serviette. Il sinstalle tranquillement à table, répond tout de suite quand on lui demande ce quil veut ce matin. Oui, il prendra du chocolat, avec deux tartines, bien entendu de telle épaisseur (ah lépaisseur des tartines!). Néanmoins si lune est trop épaisse ou pas assez il la mangera tout de même de bon appétit sans se plaindre. On lui versera dans son bol son chocolat, mais attention!, dabord le chocolat, puis le lait (alors quAlain ne saurait boire que du chocolat versé DANS le lait, préalablement passé soigneusement pour en retirer la si répugnante petite peau!), jusquaux deux tiers du bol, jamais au dessus ou au dessous (ah la hauteur du breuvage matinal dans les bols!). En mangeant il suivra du regard les autres, dun oeil vif, et interviendra dans la conversation. Il déjeunera en dix minutes au maximum, sortira de table, desservira son bol, et commencera immédiatement à jouer ou à caresser le chat ou le chien. Alfred, huit ans, à une toute autre série de rites du petit déjeuner. Il sort assez tard du lit, (il en sort malgré tout car il sait que chez les Sans à Campmarty on ne déjeune plus après dix heures du matin), sinstallera tant bien que mal, toujours de travers sur sa chaise, baillera à sen décrocher la mâchoire, répondra avec retard à mon épouse lui demandant ce quil prend ce matin, re-baillera dix, vingt fois, restera prostré devant son bol, le regard vide et hagard. Il trempera ses tartines, les laissant fondre dans son café au lait (de façon répugnante dira invariablement alors sa mère), répondra par de vagues sons aux essais de conversation, et émergera de son coma peu à peu. Il ne commencera à sanimer quune demi-heure après le lever, dans ses bons jours. Joubliais les séquences du pipi matinal: Jules le fait dans le jardin, comme les mecs, le regard déjà vif; Alfred le fait on ne sait comment, encore plongé dans son coma, sur les recommandations de sa mère, qui évidement se mêle de cette importante affaire. Chacun peut faire naturellement ce genre dobservations à son rythme et à sa guise. Limportant est de noter que ces micro-rituels sont à la fois individuels et communs à toute une famille, mais quils peuvent être articulés et élargis à dautre groupes, soit familiaux plus éloignés, soit de lentourage (les amis), et quen outre ils sinsèrent dans une culture déterminée (il suffit de lever la tête au moment du petit déjeuner dans un hôtel international pour sen apercevoir. Le spectacle est assez amusant et somme toute scientifiquement intéressant). Dune façon générale les rites des repas sont fortement démonstratifs des rites, voire des mythes, qui structurent nos manières de faire et de penser. Ce qui fait dire à Claude Rivière: Moment clé de linteraction familiale et élément darchitecture de la vie sociale, le repas se présente comme une ritualisation du partage de la nourriture, dont les cadres, influencés par des choix religieux, se transmettent à travers les générations, et qui répond à la loi culturelle dalliance et déchange quest la commensalité. Au sein de la famille, il contribue à lapprentissage des rôles, de la solidarité et de la distinction sociale. Au sein du groupe des commensaux, il assure la transmission et la permanence des valeurs culturelles, au moyen de codes et de règles socialement définis, la conformité au modèle exprimant lappartenance au milieu.14. Nous reprendrons cette discussion dans le prochain chapitre, plus spécifiquement à propos des manières-de-faire à la cuisine, chez soi, et examinerons ce quil en est dans les psychoses. Il était au préalable capital de bien poser les problèmes sur le plan de la théorie.
Une difficulté de cette discussion, néanmoins, est la variabilité, la labilité, le manque de fixité des phénomènes que nous décrivons. Car les rites religieux sopposent aux rites profanes par leur rigidité et leur constance, sur de longues périodes. Cela constitue indéniablement une des difficulté dobservation. Mais cette labilité a des avantages en thérapie, nous le verrons. Ce dernier point a fait proposer à Evan Imber-Black, à la suite de Mara Selvini Palazzoli, de distinguer les jours normaux et les jours bizarres (even days et odd days) au sein des familles, notamment des familles à problèmes. Dans cette acception une injonction thérapeutique 15 fait jouer à la famille une vie normale dans les premiers, et une vie un peu folle dans les seconds. Dans les premiers, la famille néprouve pas de besoin de changement, et ne demande rien : les défenses habituelles résistent. Au cours des seconds en revanche, la famille éprouve le besoin que des choses changent et demande de laide : les défenses ont cédé, à léchelle du moins dune journée. Tout cela passe, on le sent, par des séries comportementales, des séries de vécus dordre rituel à forte connotation symbolique. Ce fait a de limportance pour la détermination des phases thérapeutiques, notamment dans la période liminaire où le travail sorganise. Le champ de la recherche clinique est immense en ce domaine. Quittons pour ce faire le cadre strictement familial, que nous retrouverons ultérieurement, pour entrer dans celui des institutions, en particulier hospitalières (si tant est que lon puisse encore conserver ce vocable pour les lieux où, de nos jours, lon est censé soigner, et qui sont tout, sauf hospitaliers).
3.2. Quotidien hospitalier et vie familiale.
Chaque lieu de soins ou déducation spécialisée a ses rituels spécifiques. Nous y reviendrons plus en détail à propos de létude réalisée par Marie-Noëlle Schurmans à la clinique suisse de Bel-Air, et allons ici réfléchir à propos dexemples concrets à la manière dont ils infiltrent le quotidien. Chacun dentre-nous, pour peu quil ait été un jour hospitalisé, aura pu noter que le rituel qui entoure et structure le lever à la clinique ou à lhôpital ne sera jamais le rituel du lever en famille. La chose est dobservation courante. Un exemple: ma fille vient davoir un bébé et a dû passer plusieurs jours à lhôpital, temps au cours duquel elle a découvert cet étrange milieu et lui a donné loccasion de faire quelques observations. Une des choses qui la le plus frappé a été le rituel parfois absurde, en tout cas rien moins que fonctionnel, qui rythmait la matinée. Premier réveil: on entrait dans sa chambre pour lui changer sa carafe deau; puis pour lui demander son choix de menu pour la journée; puis le thermomètre lui était apporté; puis lu et emporté; puis avait lieu le petit déjeuner, servi et desservi en trois fois; puis il était procédé à la toilette; puis avait lieu la visite de la surveillante; puis la première de linterne; puis le ménage de la chambre; puis la visite du chef-de-clinique; puis celle de la stagiaire sage-femme; puis celle du kinésithérapeute; puis avait lieu la grande visite, avec son cérémonial spécifique. Au total en une journée dix-neuf visites étaient observées, chacune accompagnée de son rituel spécifique! En médecine classique, avec un patient ordinaire, cela na quune importance relative, puisque, en dépit de linconfort que ces déambulations et ces discussions parfois oiseuses entraînent, les sujets ont les moyens de se défendre et la souplesse psychique suffisante pour se récupérer. Cela nest pas le cas des personnes âgées que ce rituel totalement artificiel et souvent absurde risque de faire régresser irréversiblement. Un autre exemple familial le démontre à son tour. Mon père voici quelques années a été opéré dune affection digestive bénigne. En quelques jours, les rituels de maternage et de nursing hospitalier lavaient transformé en vieux bébé totalement dépendant. Inutile de parler de régression au sens psychopathologique, il sétait tout simplement soumis au rituel du réveil hospitalier déjà évoqué à propos de ma fille, du toilettage, du nourrissage, accompagnés par les mots et le ton de voix infantilisants employés ordinairement par le personnel en présence dun enfant ou dun papi. Le problème est quà son retour chez lui il continuait dadopter ce comportement infantile. Il ne pouvait ni se lever ni salimenter seul; ma mère lui avait disposé autour du menton une serviette-bavoir; il nécoutait plus rien, ne sintéressait plus à rien sinon à sa maladie; bref il ne pensait plus. Il navait pas de maladie; il était sa maladie! Que faire: le laisser entamer un processus dallure pseudo-démentielle, dont on sait quil est parfois irréversible? Jinventais alors empiriquement un contre-rituel de remise dans le bain familial. Je lui établis donc un programme rigide, impératif, assez arbitraire, et en fait métaphorique:
- réveil à sept heures;
- sa femme lui apporte durant trois jours son petit déjeuner au lit, mais le quatrième jour il le prend à une table (à sa table de malade, cela va de soi, mais durant trois autres jours; après à la table ordinaire!).
- Il ne peut plus ni lire ni écouter sa radio? Bien. Chaque jour, prescription de la lecture du journal; le premier jour pour le lire cinq minutes; le second dix minutes, et ainsi de suite, etc...
Inutile de dire quà la fin de la première semaine mon père agissait normalement, ayant rapidement récupéré ses facultés de se mouvoir et de penser seul, et en ayant raz-le-bolde ce cirque. Un contre-rituel thérapeutique avait agi contre le rituel iatrogène de lhôpital. Dautres ont tenté de formaliser ces observations empiriques que tout un chacun peut faire. À Leeds, Geddes et Chamberlain 16, puis Crosby 17 (ce dernier constituant lui-même avec sa femme une famille daccueil), ont ainsi rapporté un programme de prise en charge en famille daccueil de sujets ayant été victimes daccidents cérébraux et de traumatismes crâniens. Lon a sélectionné dans cette étude deux échantillons randomisés de personnes, dune part celles qui allaient bénéficier de ce programme, dautre part celles qui allaient rentrer directement à leur domicile. Les résultats ont montré que la mise en place dune sorte de sas de décontamination des rituels mortifères hospitaliers par une prise en charge de courte durée en famille daccueil était très bénéfique pour les patients. La dimension de rituel familial remplaçant le fameux rituel hospitalier confortant un statut de malade était prévalente dans les résultat obtenus. Il aurait été intéressant danalyser les choses de ce point de vue. Pour ma part, réalisant depuis quelques années une expérience daccueil familial thérapeutique pour traumatisés crâniens la chose me paraît probable. Jengage à étudier à lavenir ce style de travail. Ces exemple empiriques en tous cas nous introduisent à laspect spécifiquement thérapeutique des rites profanes intra-familiaux.
4. Première approche des rites thérapeutiques.
4.1. Rites et saints thaumaturges au Moyen-Âge. Geel et les débuts du placement familial des aliénés.
Les malades et les maladie mentales ont existé de tout temps. Et de même que dans la Grèce antique des médecins semployaient à les soigner, se posera au Moyen-Âge, les moyens étant limités, linsondable question de la folie et de ses mode de prise en charge par la société. Selon Muriel Laharie 18 des dizaines de saints étaient réputés guérir à, la folie, lidiotie, lépilepsie, entre autres maladies. À côté de saints généralistes, certains étaient spécialisés, notamment saint Antonin, abbé de Sorrente, saint Amateur, évêque dAuxerre, saint Anastase-le-sinaïte, saint Bertaud, sainte Berthe, puis saint Brieuc, saint Colomban, etc, et parmi ceux dont lexistence ou la mort ont donné loccasion de créer des lieux de pèlerinage célèbres, saint Dizier, évêque à Rennes, saint Menoux, dorigine irlandaise qui aurait été évêque de Quimper et fondé labbaye de Saint Menoux dans le Bourbonnais et dont il est encore question à Ainay-le-Château, saint Willibrod, archevêque dUtrecht, sont ceux dont la trace na pas été perdue. Dautres saints thaumaturges étaient réputés pour leur pouvoir spécifique de guérir la folie et lépilepsie. Ainsi, à côté de certains tombés dans loubli, tels saint Adelphe, évêque de Metz, ou sainte Aldegonde, vierge et abbesse de Maubeuge, dautres, tels saint Bruno, fondateur de lordre des chartreux, saint François dAssise, saint Jacques, apôtre et martyr, saint Louis, roi de France, saint Thomas Becket, chancelier du roi dAngleterre et archevêque de Cantorberry, sont plus célèbres et sont entrés dans la postérité et lhistoire. Certains ont donné lieu à des pèlerinages, dont les plus connus se transformeront en sanctuaires. Aux XII et XIII èmes siècles les trois plus célèbres, spécialisés dans la guérison de la folie sont Larchant, Haspres et surtout Geel ou Gheel.
À Larchant, en Gâtinais, est vénéré saint Mathurin, ayant vécu au III ème siècle. Il aurait notamment guéri Théodora, la fille de lempereur Maximien. Cest à partir de ces guérisons que les chanoines de Notre Dame de Paris, devenus propriétaires du lieu, donnent de lextension au pèlerinage qui devient alors très populaire. À partir de cette époque, lHôtel-Dieu de Paris y envoie les déments par groupes entiers. On parle de mal de Saint Mathurin pour désigner la folie. Plus tard, par essaimage des reliques et construction douvrages religieux dédiés à ce saint très spécialisé, Moncontour et Saint-Brieuc en Bretagne, Rouen, notamment, sont des lieux qui attirent à leur tour les aliénés de leur région. À Haspres, dans le nord du royaume de France, les restes de saint Acaire sont eux aussi réputés guérir la folie surtout à partir du XII ème siècle. En 1218 un hôpital est construit. Il recevra de très nombreux malades déments durant tout le Moyen-Âge, la folie étant parfois elle aussi désignée sous le nom de mal de saint Acaire. Geel, en Flandre impériale, restera le plus connu des lieux de pèlerinage et passera à la postérité. La légende qui en est à lorigine est particulièrement intéressante en ce quelle constitue un creuset où sentrecroisent à la fois mythe collectif et mythe à forte tonalité oedipienne. La ritualisation qui en est la suite et fournit la trame au processus thérapeutique, est elle aussi en tous points digne dintérêt. En ce lieu est vénérée sainte Dymphne, dont lhistoire fut rédigée tardivement par Pierre, évêque de saint-Aubert de Cambrais, entre 1238 et 1247. Un retable en bois, disparu lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, mais dont il reste des descriptions précises, en détaillait aussi les principaux faits. Dymphne naît sans doute à la fin du VI ème siècle en Irlande, dun père roi païen et dune mère dune grande beauté qui meurt peu après son accouchement. Son époux, inconsolable, séprend de sa fille qui lui ressemblait si fort, à tel point que celle-ci, convertie au christianisme par Gereberne (ou Guereberne), son confesseur, senfuit pour échapper à ses avances et cherche à se réfugier à Rome avec ce dernier. Après avoir débarqués à Anvers, ils senfoncent en pays flamand et sarrêtent quelques jours près dune chapelle dédiée à saint Martin. Le roi, lancé à leur poursuite les retrouve, tue Gereberne, et devant le refus de Dymphne de lui céder et de le suivre, dans un accès de fureur, la décapite. Deux anges descendent du ciel et recollent la tête sur le corps. Un fou qui se trouvait là, assistant à la scène, recouvre sa propre tête et guérit de son aliénation. La décolation est ainsi aussitôt guérie symboliquement par Dieu, par une sorte de transfert de personne à personne: le tête coupée de Dymphne est recollée par Dieu sur le corps du fou. Les habitants enterrent les corps des martyrs et édifient une chapelle sur cette sépulture, qui, se substituant peu à peu à celle de saint Martin, mettra apparemment de longues décennies pour devenir un lieu de pèlerinage. À la suite de ce miracle, Geel deviendra un lieu réputé guérir la folie et sera à ce titre très fréquenté par les déments et leurs familles. Les visites se déroulent selon un rituel qui se fixe peu à peu.
Une chose est sans doute déterminante pour comprendre lefficacité du processus thérapeutique de ces pèlerinages spécialisés. Au moins du fait de létat des malades, ceux-ci ne sont jamais seuls mais toujours accompagnés, tel Nicolas de Lalaing, atteint de mélancolie, priant à Saint-Denis avec son curé et un groupe damis 19. On retrouve donc là un élément essentiel que les ethnopsychiatres, à linstar dHenry Collomb au Sénégal, ont souvent observé 20. Une participation collective soutient le patient dans ses dévotions et ses prières, lentoure, le guide dans ses différents passages. Nul doute que les accompagnateurs ne participent au processus de parole et à son efficacité symbolique, au titre de ce que nous nommerions de nos jours des co-thérapeutes. La durée du séjour se fixe à partir du XIII ème siècle à neuf jours, cest la neuvaine, éventuellement reconductible, parfois indéfiniment. Dans les pèlerinages importants, du fait de lobligation de surveillance, un hébergement est construit. Cest ainsi quà Geel des chambres pour malades (siecken kammer) sont aménagées dans un pavillon attenant à léglise. Elles sont naturellement pourvues de barreaux et de moyens de contention pour empêcher les déments de séchapper. Les traitements proprement dits mêlent divers éléments, lesquels participent à la fois du sacré, du psychothérapique et du traitement physique. De ce dernier point de vue par exemple, lhydrothérapie et le choc à forte composante neurophysiologique ont souvent la part belle. Une source réputée miraculeuse est, dune manière générale, loccasion dablutions et surtout dabsorption deau. Souvent aussi, le malade est plongé dans leau froide dune source, ou dun cours deau ou dune fontaine, parfois de force comme à Saint-Menoux. Cest que les méthodes sont parfois vigoureuses et contondantes; les flagellations, les coups et bastonnades, souvent infligés publiquement et collectivement par les passants et assistants, ne sont pas rares.
Tout un ensemble comportemental que lon peut rattacher aux rites de passage est fréquemment retrouvé, notamment à Geel, où le malade doit passer tous les jours de la neuvaine sous la châsse contenant les reliques de la sainte, ou sous un sarcophage à Saint-Bonnet et à Saint-Dizier. Proche de ce rituel est lobligation qui est faite au malade de passer la tête dans un trou circulaire creusé dans une tombe, le déberdinoire ou débredinoir (doù est venu le mot bredin par lequel encore à lheure actuelle lon désigne les malades mentaux dans la région), à Saint-Menoux, ou par des orifices présentés par des tombeaux, comme à Saint-Pair-sur-Mer. On peut en rapprocher le casque de Saint Grat ou la tuile de sainte Dymphne que les fous devaient aussi porter à certaines périodes. À cette dimension de passage sajoute, lorsque le sujet doit introduire toute ou partie de son corps dans un orifice, un rite de dépôt de la folie dans un lieu sacré. Le moment où comme à Geel, où comme à Reims le malade devait toucher les reliques est une séquence symbolique fortement chargée de sens.
Cet ensemble de pratiques rituelles, souvent partagé par les amis et parents, ainsi bien sûr que par les autres officiants, se déroule dans un lieu dans lequel une régression psychologique est fortement induite. La durée de la neuvaine, le fait de dormir à côté des reliques, dans un lieu consacré, souvent clôt, dans lobscurité ou du moins la pénombre, en un temps rythmé par les messes, les absorptions et ablutions diverses, auxquelles nous lavons vu sajoutent des moments plus chargés démotion par leur dimension symbolique, tels les divers rites de passage et de dépôt, ne pouvaient que produire des effets, en particulier sur le psychisme fragile des malades mentaux. Aux phases de régression faisaient suite, ou étaient imbriquée à elles, des rituels de renaissance, notamment à travers tout ce qui à trait à leau et aux équivalents de nouveau baptême. Lathmosphère générale qui devait régner en ces lieux collectivement très investis, dans un contexte de voyage et de rupture avec la vie habituelle, ne pouvait elle aussi que contribuer à lefficacité du processus thérapeutique. De ce point de vue encore, la dimension rituelle du passage et de la séparation21 est aussi à prendre en compte dans la compréhension globale des phénomènes. On quittait la vie courante, on abandonnait ses dépouilles anciennes pour un nouveau mode de vie, à la suite dun voyage inévitablement placé sous lordre de linitiation et sous le sceau dune renaissance symbolique, pour ne pas dire de rédemption.
Muriel Laharie, colligeant un certain nombre de travaux dhistoriens, arrive à évaluer à dix pour cent le nombre de guérisons. Encore faut-il y adjoindre celles de paralysies et de troubles sensoriels de nature hystérique, ce qui porte le pourcentage sans doute autour de 20 à 30 %. Les guérisons ont lieu pour la plupart au lieu même du pèlerinage, mais certaines pourront sobserver, tant est grande lefficacité symbolique du saint thaumaturge, avant même que le pèlerinage ne commence, par la simple invocation du nom du saint guérisseur, ou pendant le voyage collectif, ou à son retour. Dans les cas déchec, une poursuite de la mise en contact du malade avec le lieu de pèlerinage, la poursuite des pratiques rituelles, des neuvaines et des processions, des ablutions, aspersions et consommation deau consacrée et deau de source miraculeuse se pratiquait encore. Cela explique pourquoi, à partir du XII ème siècle, les villageois de Geel (et dautre lieux, sans doute, mais dont nous avons perdu la trace et le témoignage) ont peu à peu été amenés à héberger les malades, et, dune certaine façon à participer au processus thérapeutique ainsi mis en place. Une sorte de création diversifiée despaces de soins sobserve ainsi. Car si à Hagetmau les fous sont confinés dans une crypte, à Locminé dans des caveaux, à Geel (et à Larchant), le local daccueil est adossé à léglise, avant le stade où lespace sagrandit et sétend à la paroisse toute entière, voire au cours de siècles suivants aux paroisses voisines, par une sorte de contamination positive de lespace par le sacré véhiculé par le rite. On a là larchétype du passage insensible du sacré au profane à la fois par la dimension spatiale et par la dimension temporelle. Sur le plan spatial, nous lavons vu, des sortes de cercles concentriques se différencient et se déploient, dans un espace placé globalement sous linfluence bénéfique dun saint guérisseur. Ces cercles peu à peu simbriquent à des cercles sociaux moins chargés de valeur sacrée, pour se fondre progressivement dans la sphère du profane. Mais des traces defficacité symbolique, par contact physique, persistent ici ou là. Lespace social est hétérogène. Sur le plan temporel, deux aspects complémentaires doivent être distingués. Parallèlement à la dimension spatiale, léloignement du malade pris en charge chez les villageois, amenait lui aussi une mise à distance temporelle. La participation aux divers rites et aux messes ne pouvait quêtre différée et les officiants perdre de leur assiduité. Par ailleurs, les processus que nous décrivons, allant du martyre de saint Dymphne au VI ème, suivi de lobservation du premier miracle, puis à la construction des chambres pour malades, etc..., se déploient durant des siècles. Nul doute, là encore, que des réorganisations des constructions symbolique ne se soient mises en place par des mécanismes collectifs non conscients. Tout cela se déroule en période médiévale, quil convient de très nettement différencier de la Renaissance et de lère classique, puisque plus tard, dès le XIV siècle, à lhébergement thérapeutique autour des lieux consacrés, aux lisières des espaces profanes, vont succéder lisolement et la mise à distance de la folie et de bien dautres maladies, contagieuses ou non.
Jespère, par cette évocation historique, avoir pu introduire mon étude clinique. Jaborderai celle-ci comme il mest coutumier de le faire, par une de ces zones liminaires et marginales qui autorisent tous les détours, celle concernant justement les situations troubles, peu claires, ambiguës, et Dieu sait si elles sont le pain quotidien de la psychiatrie.
4.2. Marginalité et interstices.
Examinons en effet la situation de ces êtres situés en marge de la psychiatrie, ce qui est fort courant, tant est commune de nos jour lattention portée à nhospitaliser que de vrais malades, sans pour autant chercher à définir ce quest la vraie maladie 22 autrement quen ayant recours à un DSM totalement inadéquat en la circonstance. Voyons comment, en préliminaire, le thème de la marginalité et de la marge peut être ici traité. Mary Douglas, dans son célèbre essai sur la souillure, sest interrogée sur ces êtres marginaux dune certaine classe, ceux qui sont exclus dune manière ou dune autre de lordre social, ceux qui nont pas de place 23. Elle a en particulier étudié le cas de lenfant qui nest pas encore né dans certaines peuplades, les Maoris, les Lelé, les Nyakyasa. Cet être est doté de caractéristiques dangereuses tout en restant vulnérable. Il nest ni humain, ni non-humain, il est dangereux pour les vivants, tout en nétant pas un ancêtre. Cet être est donc aussi un peu sorcier. Plus que partout ailleurs, dans ces sociétés, les rites de naissance ont une importance capitale. Ils ont alors toutes les caractéristiques des rites de passage qui permettent à lindividu qui les franchit dintégrer de plein droit la société des vivants. Douglas a extrapolé cette position à toutes celles où émerge de la compromission, de lambiguïté, associées à celles de danger et dinconnu, quelle a qualifié de positions interstitielles. Celles-ci se situent dans des régions inarticulées et non structurées, doù émanent, écrit-elle, des pouvoirs inconscients qui provoquent les autres à demander que cette ambiguïté soit réduite. Pour elle bien entendu, en bonne anthropologue, la société sorganise autour de points dappuis conscients, articulés, qui protègent le système. Jémet lhypothèse que les représentations que prend la folie se déploient aussi à partir de ces positions interstitielles, sous forme, notamment, de modèles dinconduite. Nous allons tenter de les cerner dans une pratique quotidienne daccueil familial.
La clinique nous confronte en effet souvent à ce genre de situations ambiguës de type interstitiel, dans lesquelles le sujet est en quelque sorte entre-deux statuts, celui de malade avéré et celui de non-malade. Des conduites dangereuses en sont parfois la marque, conduites dautant plus toxiques que les ressorts réels nous en échappent. Examinons le cas de Jean-Claude. Un certain mois de Juin, lassistante sociale dune institution spécialisée dans la prise en charge des handicapés me téléphone en me demandant, en urgence, un séjour en famille daccueil pour un jeune homme quelle me le présente comme un handicapé banal de 25 ans, ayant même travaillé quelques années en Centre dAide par le Travail puis ayant trouvé une activité plus modeste en foyer dit occupationnel. Tolérant mal la promiscuité, il sest marginalisé au sein du groupe et sest de plus en plus isolé. Des comportements agressifs récents sont présentés comme des réactions à cette situation de marginalisation. Il serait demandeur dune famille daccueil, formule quil aurait connu dans sa prime enfance et dont il a gardé un bon souvenir. Bien entendu ses parents ont disparu de son environnement. On me fait valoir que le séjour peut-être réglé financièrement par Jean-Claude, la prise en charge complémentaire par lAide sociale, si besoin était de poursuivre laccueil, ne devant poser aucun problème (en fait elle en posera, mais cela est ici secondaire). Une de mes familles daccueil étant disponible justement à cette période, jaccepte cette urgence. Je déroge à toutes mes habitudes de travail en ne voyant même pas le jeune homme et en organisant laccueil par téléphone. Je transgresse également les traditions de travail de mon service en le faisant installer par lassistante sociale de linstitution demanderesse, au motif du manque de personnel en cette période de vacances estivales; normalement en effet mes collaborateurs se chargent toujours de cette tâche essentielle de passage et daccueil. Le mois daoût se passe sans nouvelles particulières. Septembre arrive; les comportements de Jean-Claude deviennent inquiétants. Il est agressif, a bousculé Mme R. (son assistante en accueil familial) à deux reprises. Par ailleurs un délire est apparu, ce qui est tout aussi surprenant chez ce garçon qui ne se présentait en rien comme un psychotique. Dans la famille R., tout se passe comme sil hallucinait des comportements violents de Monsieur R. à légard de Madame R. Il le voit la battre puis le poursuivre, lui, pour le tuer. Des fantasmes de scène primitive dune extrême violence se déroulent pour Jean-Claude dans la réalité vécue, au sein dun environnement familial que je connais bien et qui est parfaitement paisible, bien loin de cette violence. Mais je continue mes transgressions ; pour une raison ou une autre, je ne vois pas le handicapé en consultation, tout en commençant à le faire suivre dans sa famille daccueil par une collaboratrice. Mais la machine de la folie semballe, tant est forte sa logique interne sur laquelle je nai plus prise. Il faut faire hospitaliser le sujet. Et à lhôpital lambiguïté se poursuit. Il est hospitalisé, mais contre lavis du médecin qui le prend en charge, car il nest pas malade mais seulement handicapé. Dailleurs à lhôpital son comportement se normalise, il redevient simple débile sans aucun élément délirant. Plusieurs semaines de conflit entre Contadour et le service hospitalier seront nécessaires avant de lui faire changer de statut et de lui faire endosser celui de malade avéré, étiqueté, soigné. Jexige en effet de ne le reprendre en famille daccueil quaprès quil ait reçu ladministration dun traitement neuroleptique, ce qui est finalement accepté à vrai dire parce quon est pressé de le voir quitter le service hospitalier. Jean-Claude vit à présent depuis trois années au sein dune autre famille daccueil, paisiblement, avec un statut de malade. Rien de spécial nest à signaler. Cest même à présent un bon malade participant à la vie institutionnelle.
Jai choisi ce cas très ordinaire justement parce que sa banalité le rend exemplaire. On pourra à juste titre me faire observer que, pour que ma démonstration soit scientifiquement complète, jaurais dû me contenter de lui faire administrer un placebo. Des difficultés dordre éthiques men ont naturellement empêché: le laboratoire du clinicien nest pas tout à fait celui de lethnologue. Limportant réside dans ces modèles dinconduite qui font entrer un sujet dans le registre et les représentations de la maladie mentale, et que Daniel Schurmans 24, par exemple, a pointé à juste titre comme rapport de la folie au socius. Dans son étude portant sur quatre ethnies sénégalaises, ce dernier auteur devenu après son séjour chez Collomb, médecin à Lierneux, a décrit quatre représentations de base de la maladie, se superposant au champ de la pathologie occidentale. Partout, écrit-il, la folie modifie le rapport de lhomme aux lieux communs, aux règles structurales de la communication, au système symbolique. Sa soeur, Marie-Noëlle Schurmans, sociologue à Genève, note avec lucidité que cette étude néclaire pas les critères qui distinguent ce quavec Devereux elle nomme le statut du non-normal et du oui-fou. Elle pose ainsi la question de savoir ce qui se produit lorsque lon passe de la santé à la folie, ou plutôt comment seffectue ce passage. Nous ré-envisagerons ultérieurement, lon sen doute, cette question sous langle du passage; pour lheure jen reste à mon thème de linterstitiel. Mary Douglas a en effet, nous lavons vu, et à juste titre, étendu les effets de ces zones que je qualifie de lieux de compromission identitaires, quelle a nommé zones interstitielles, à bien des situations dans lesquelles le socius nadopte pas de statut clair pour certains sujets. Elle précise encore: Quand lindividu na pas sa place dans le système social, quil est, en un mot, marginal, cest aux autres, me semble-t-il, de prendre leurs précautions, de se prémunir contre le danger. Lindividu marginal ne peut rien changer, de lui-même, à sa situation. Dans notre propre société, nous observons une attitude analogue envers les êtres marginaux. Nos assistantes sociales ont du mal à trouver un emploi stable aux anciens détenus; et cette difficulté provient de lattitude de la société dans son ensemble. Tout homme qui a fait un séjour à lombre se voit à jamais refuser une place au soleil dans le système social. Faute dun rite dintroduction qui lui permettrait doccuper une fois pour toutes une certaine place, il restera en marge, en compagnie dautres asociaux ou prétendus tels sur lesquels, dit-on, on ne peut pas compter, auxquels, dit-on, on ne peut rien apprendre, etc. Il en va de même pour les malades mentaux qui subissent un traitement dans une institution spécialisée. Tant quils demeurent chez eux, la société considère leur étrange comportement comme admissible. Elle le déclare intolérable dès quils sont officiellement admis dans la catégorie des anormaux. En dautres termes, nous chercherons avec elle à percevoir une nouvelle façon danalyser les rapports de pouvoir, ce qui on le verra tout au long de cet ouvrage est un thème récurrent. Là où le système social est bien structuré, les pouvoirs articulés échoient aux postes dautorité; là où le système social est mal structuré, les pouvoirs inarticulés échoient aux propagateurs de désordre. Il semble donc que la distinction entre forme et absence de forme environnante ait des influences majeures sur la répartition des pouvoirs symboliques et des pouvoirs psychiques: le symbolisme extérieur soutiendrait les structures sociales explicites, alors que les pouvoirs psychiques intérieurs, informes, les menaceraient par leur aspect non structuré. À la lisière des deux, une nouvelle forme de conflit surgit, dautant plus difficile à traiter quil est mal cernable, lui aussi méritant alors le qualificatif dinterstitiel.
Bref, ici Jean-Claude se trouve typiquement dans une telle situation marginale extérieure à toute forme consensuelle. Il nest donc nulle part! Le fait que cette situation soit banale nen limite pas les conséquences, bien au contraire. Car nous vivons dans un monde comme écrasé par des évidences, le ça-va-de-soi de pure surface, mais dont les ressorts symboliques ne peuvent être perçus, contrairement à ce qui se passe (ou se passait) dans les sociétés traditionnelles, au sein desquelles les gens vivaient plongés, tout naturellement, dans le registre du symbolique. Nous sortirions de notre sujet en reliant cette évolution accélérée en cette fin de siècle à la toute-puissance de limage par rapport au symbole, mais évoquons un instant la question. Le secteur du travail social et de la psychiatrie néchappent évidement pas à cette caractéristique de notre temps. Dès lors, nos actions curatives ne portent, elles aussi, que sur lévident, le semblant, limage, et bientôt le binaire. Jean-Claude durant des années sest situé dans ce monde de lévidence, du cela va de soi, qui en faisait un non-malade, un handicapé, en dépit de ce que la suite nous montrera être une structure psychotique. Mais quelque chose ne va plus entre lui et les autres, se dénoue, et aussitôt un modèle dinconduite remet en cause la place quil occupait jusqualors dans la société. Une prise en charge dans un service de placement familial est envisagée. Mais du fait de tout un ensemble de circonstances, les unes conjoncturelles (lété et sa période de relâchement), les autres plus profondes (les résistances, personnelles et institutionnelles), le cours des choses va lamener durant plusieurs mois à se situer entre deux catégories symboliques, lune concernant la classe du handicap, lautre celle de la maladie mentale, dans une situation de compromission identitaire. Certains sujets basculent franchement, sans tergiversation ni périodes de transition de lune à lautre; dautres hésitent, comme à cheval sur la crête dune vague, louvoient, prennent le chemin des écoliers. Peut-être leur manque-t-il un passeur? On le voit de façon démonstrative chez Jean-Claude puisque même à lhôpital on bute sur la question: Est-il handicapé ou malade?. On le maintient ainsi dans un monde indéfini où ses conduites sont en quelque sorte imposées par lespace symbolique, qui tarde à le coder, à létiqueter, à le désigner. Ce ratage est à interroger, au titre de symptôme de quelque chose de caché. Il ne quittera ses conduites impossible à maîtriser par le socius que lorsque les personnes qui soccupent de lui le feront entrer dans un ensemble rituel. Il se normalisera avec un statut de vrai malade mental lorsque les uns et les autres, aussi bien moi-même que léquipe hospitalière, lui appliqueront les marques rituelles ad hoc, le feront passer.
Les équipes et les praticiens, sur le terrain, ne peuvent le plus souvent percevoir les lignes de force qui animent ce genre de situation. En me remémorant le cas de Jean-Claude, ou des cas semblables, jai moi-même le souvenir dune situation trouble, assez incompréhensible, où je nétais pas à laise, et où au fond la lutte identitaire, voire le conflit (au cours de la séquence de lhospitalisation entre le médecin de lhôpital et moi), donnait loccasion doublier lessentiel, tant il est vrai que le combat et laction sont parfois dexcellentes défenses anti-psychotiques. Javance dailleurs à ce sujet lhypothèse dune attitude contre-transférentielle de linterstice, mais laissons pour le moment la question en suspend. Ma seule chance dy voir un peu clair fut la rapidité de modification du comportement, qui ne pouvait être mise ni sur lefficacité du psychotrope (à moins quelle ne fut miraculeuse), ni sur celle de la nouvelle famille daccueil, et qui mengagea à tenter dy voir dun peu plus près. Et en loccurence, à examiner la sortie de ces zones interstitielles où règne lambiguïté. Ce qui ma en effet souvent frappé est que les modes de sortie et dentrée de ces zones prennent une importance souvent marquante. Cela est particulièrement évident en ce qui concerne le soin des adolescents que nous allons à présent examiner.
4.3. Les rites de passage thérapeutiques des adolescents en famille daccueil.
Aucune classe dâge contemporaine nest à ce point en difficulté, à la fois identitaire, économique, psychopathologique, que celle des adolescents. Et sans doute aucune ne constitue à ce point une sous-culture complexe. La marginalité adolescente notamment, marquée de frustrations imaginaires et de cassures identitaires, de replis narcissiques et de refus citoyens,dessine en creux une exigence de ritualisation et représente la réémergence inattendue de pratiques ou archaïques ou rituelles et sensorielles, note Claude Rivière 25. Je rappelle que pour Van Gennep le sacré na pas une valeur absolue, immanente, mais concrète, il est une valeur qui indique des situations respectives. Selon que lon se place à un endroit ou à un autre de la société générale, il y a déplacement des cercles magiques. La notion spatiale de seuil prend pour nous, dans la pratique quotidienne, une singulière importance dans le domaine du placement familial, ou des soins à domicile dune façon plus générale. Quoi de plus naturel en effet, que dappliquer cette notion au pied de la lettre, en y observant que toujours, en allant chez les gens, on franchit un seuil, de maison ou dappartement, et que ce franchissement induit des effets spécifiques ? La question clinique que je voudrais évoquer à présent est une sorte de vérification quasi expérimentale de cette hypothèse: comment sexpliquer la rapidité avec laquelle, passé le seuil de la maison des accueillants, un adolescent très perturbé, parfois psychotique, change, se transforme presque radicalement, ou manifeste des interrogations nouvelles, ou présente des symptômes nouveaux? Suffit-il de répondre à ces interrogations par lhypothèse simple dun jeu identificatoire, ou par la vertu magique dune parole pleine brusquement libérée, ou par des hypothèses strictement systémiques 26? Tout cela sans être faux me semblerait singulièrement réducteur. Car nous sommes à lorée de la reconnaissance de la valeur heuristique de la notion de passage dans la clinique quotidienne, notamment celle des adolescents, de façon complémentaire à dautres approches conceptuelles.
Prenons lexemple de Sabine, jeune fille de 16 ans confiée à lassociation Contadour, de Nantes, en catastrophe, après un ensemble de rejets familiaux et institutionnels. Son histoire familiale est impressionnante par la lourdeur des traumatismes qui la caractérisent et lui donnent son style dramatique. Alors quelle avait cinq ans, son père, dans un accès mélancolique, tue sa mère, ses beau parents et se suicide, laissant Sabine seule avec ses deux frères, dont lavenir montrera quils sont atteints de myopathie. Toute une symptomatologie psychopathique grave jalonne lenfance et le début de ladolescence de Sabine, et atteint un acmé après lincendie grave quelle provoque intentionnellement dans un foyer daccueil de jeunes en difficulté de la région parisienne. Léquipe de lassociation Contadour lui trouve une famille daccueil, un couple denviron 45 ans avec lequel elle na jamais travaillé et qui est donc totalement inexpérimenté, vierge de tout savoir savant sur la psychopathologie des adolescents. Dès le lendemain de son entrée, on a la surprise de se trouver devant une jeune fille totalement différente de celle que les conversations téléphoniques et le dossier avaient dépeinte. Alors que la personnalité redoutée était de structure perverse, on se trouve avec Sabine devant une solide névrose, enchâssée dans une histoire familiale exceptionnellement délabrante, mais qui semble en voie de se métaboliser. La tentative dincendie donne lieu à la mise en place de signes dévidente culpabilité, permettant que la procédure judiciaire en cours se déroule dans un contexte dacceptation de la sanction, vécue comme juste et salutaire. Sabine entame une psychothérapie avec un analyste chevronné, sy tient, et donne toutes les apparences dun transfert positif. Son comportement, ainsi, se stabilise en quelques jours (pour ne pas dire en quelques heures) puis se normalise. Elle va très bien depuis trois ans.
Valérie, jeune fille de 15 ans vient de vivre elle aussi une histoire impressionnante par la nature et la précocité des blessures qui lui ont été infligées par le milieu familial. Des abus sexuels, sous la forme de relations incestueuses, notamment avec son père, mais aussi avec ses frères, très tôt, ont évolué vers la prostitution (vers 12 ans) et la toxicomanie. Là aussi, toutes sortes de tentatives de prise en charge de la part des éducateurs, des juges pour enfants et des travailleurs sociaux se sont soldées par des échecs, la jeune fille devenant de plus en plus marginalisée et opposée à toute action éducative. Elle est proposée en urgence à mon association. Je laccepte, non sans réticence, mais dans ces situations extrêmes, me dis-je, que risque-t-on? Le lendemain même de son arrivée chez la famille daccueil choisie en urgence, à lintuition pure, elle se présente sous un aspect et avec un comportement nayant plus rien à voir avec son passé. Elle sintègre au mode de vie de la famille, à ses très traditionnelles valeurs, et elle qui, dans les divers foyers traversés refusait toute règle établie, en accepte les contraintes sans rechigner. Elle qui navait vécu quen milieu urbain sadapte parfaitement à la vie rurale. Plus tard elle entrera en relation avec un copain, là aussi sur un mode traditionnel, avec lequel elle échafaudera des projets dune banalité à pleurer! Plus dune année de bon travail se déroulera ainsi, à la suite de ces changements, jusquà ce quune trahison imbécile des adultes (pour des raisons, encore et toujours, dites administratives), remette tout en cause et que Valérie fugue de façon très saine. Nous avons de ses nouvelles par son ancienne famille daccueil, avec laquelle elle est restée en très bon termes, qui nous apprend quelle mène une vie normale avec son copain, et quelle attend un enfant dans dassez bonnes conditions.
Dernier exemple de ces transformations, plus négatif mais tout autant intéressant sur le plan théorique, celui de Mijka, garçon de 17 ans confié lui aussi en catastrophe, après toute une série déchecs institutionnels. Ce jeune vient dêtre difficilement retiré dun milieu familial serbe installé en France depuis quelques années, au sein duquel tous les enfants du clan sont employés à des tâches dune nature bien particulière, les filles à de la prostitution, les garçons au vol et à la mendicité. Tout cela se déroule dans un climat extrêmement brutal et violent, dont je me demande quel est le substrat culturel. Mijka en grande difficulté psychologique, fragilisé en outre par une maladie héréditaire grave ayant nécessité une série dhospitalisations, souvent longues, est de plus ouvertement rejeté et sadisé par ce milieu. Rien dans les informations qui nous sont transmises noriente vers une psychose. Pourtant le jour même où il franchit le seuil de mon bureau pour sa première consultation, il manifeste tous les signes dun délire de type paranoïaque. En franchissant cette marque, ce seuil, je crois quil devient fou. Quoi quil en soit après lentretien avec moi il repart avec sa famille daccueil, et sinstalle chez elle. La psychose sy confirme. Aussitôt passé le seuil de la maison, le garçon jette des regard apeurés sur le téléphone: il a peur que la voix de son père en jaillisse et le sadise. On doit mettre à distance le combiné, représentant de ce Surmoi obscène et féroce, et accepter toute une série de manoeuvres défensives que la famille daccueil institue en partie spontanément, intuitivement, en partie en concertation avec moi. Quelques semaines après je dois prescrire un traitement neuroleptique et le traiter comme un psychotique authentique. Une psychose de type paranoïde sest donc déclenchée en passant le seuil de linstitution. Sans doute était-elle quiéscente, les processus larvés; mais le fait est là. Une bascule dans la psychose sest produite en vingt-quatre heures, pratiquement lors de lentrée dans une nouvelle institution, au travers dun passage. Dans ces trois exemples, se pose la question se savoir comment rendre compte de la rapidité dinstallation des changements de comportement. Parler de traits hystériques, voire pour Mijka de psychose hystérique au sens de mon maître Pankow nest guère satisfaisant. Comment articuler ensemble séparation, rupture existentielle et passage dans un autre lieu? Nest-il pas possible de chercher une entrée épistémologique ailleurs que par les voies académiques? Cest ici ce que je propose.
Dans tous ces exemple, la notion de passage a une importance sans doute déterminante. Or passer est un acte éminemment symbolique. Rappelons-nous que ce terme prend son origine dans le latin populaire passare, traduit en 1265 par Jean de Meung par se contenter de, et par Guillaume de Machaut en 1340 par se passer de, acceptions que lon retrouve déclinées de toutes les façons aussi bien en français que dans langlais to pass. Quand Thierry Goguel dAllondans 27 qui a consacré à ce concept une étude récente souligne quil faut dans laction de passer une once de renoncement, rappelons que mourir se dit aussi passer, aussi bien en français classique quen langage populaire ( par exemple dans passer larme à gauche). Si partir cest mourir un peu, passer cest toujours se séparer beaucoup. Nous lavons largement souligné, si les rites de passage permettent à lindividu de prendre place, et éventuellement sa place dans la société, cest au travers de la séparation, séparation de lenfant davec sa mère, sur le plan du réel comme dans ceux de limaginaire et du symbolique 28, mais aussi dans toutes les étapes de la vie quotidienne, jusquà lultime séparation davec la vie quest ce que nous nommons la mort, ce qui nous fera tout à lheure évoquer Charon. Cela est particulièrement évident dans la prise en charge des adolescents, nous lavons vu. Lonce de renoncement nous introduit de plain-pied dans la problématique propre à ladolescence, fondée sur limpossibilité, ou la difficulté, à assumer un choix identitaire, cest-à-dire du processus qui marque lobligation, pour passer dun état somato-social à un autre, dabandonner quelque chose des anciennes possessions (au sens stratégique du terme, proche de celui auquel Freud a donné le nom de fixations). Lambivalence contemporaine généralisée des adultes par rapport aux adolescents, faute de leur permettre ces choix identitaires, même dans linconfort, les laisse souvent dans linterstice, la marge et lambiguïté, étant bien entendu que la plupart de ce qui pourrait tenir lieu de rite initiatique ne joue plus son rôle. La séparation davec les parents est le plus souvent une fausse séparation, le soi-disant nouveau statut qui leur est proposé ninduisant aucune perte ni renoncement par ailleurs. Par manque de ritualisation, le passage le plus souvent est manqué, le sujet restant sur la même rive. Doù les effet remarquables, quasi miraculeux, lorsque les adultes ou les institutions réussissent un jour à placer ladolescent en position de tenter de passer à nouveau. On peut avec Dolto évoquer à ce niveau de la discussion les notions de castration, orale surtout, mais aussi anale, sans lesquelles la castration phallique sera du semblant. La question reste ouverte : il est probable que cette notion de passage sarticule à celle de castration, étant alors bien entendu que le problème inconscient qui est posé à ladolescent ne se résout pas en un instant, mais quau moins il rencontre un adulte qui accepte de le lui soumettre et de sy tenir, ce qui nest pas rien. De nos jours se pose aussi particulièrement la question de la transmission des valeurs, des interdits et des savoirs. Ladolescent est pour la société contemporaine une énigme dont elle est mal partie pour lui apporter une réponse valable. Pour en revenir à mon thème, je dis toujours au jeune qui vient me voir à la demande des travailleurs sociaux et des juges pour enfants, que, quelle que soit lhistoire et les événements passés, une page se tourne, et que rien ne sera plus comme avant, quitte à paraître naïf. Je délaisse de plus en plus dailleurs tout dossier concernant le cas, non que je lui donne une importance magique, mais que si lon veut donner sa chance à ce type de jeune, psychotique ou non, il faut, comment dire... couper quelque chose, et coder des signifiants qui institueront que lon renonce à savoir et que lon tourne la page. Il faut jouer, en ces circonstances, son rôle de passeur à fond. Cette notion dimpossibilité de retour en arrière a une grande importance dans le rite de passage. Elle nest pas toujours clairement entrevue. Van Gennep déjà notait que dans la société occidentale contemporaine cette exigence était rarement obtenue. Cest dans cet esprit que jai aussi appris limportance de passer le seuil des familles daccueil. Les rites de passage dun lieu 29 à un autre, au travers de la vie quotidienne, permettent de marquer des territoires, de les identifier, de leur donner leur particularité, ces je-ne-sais-quoi qui leur donnent leur saveur et leur aptitude à être habités.
Le travail sur les rites devrait donc représenter une voie dabord privilégiée, notamment nous lavons entrevu pour les soin des adolescents, mais aussi dun autre point de vue, pour celui des psychotiques, ou des toxicomanes. Cette voie dabord est actuellement remarquablement négligée en France. Nous allons à présent examiner cet aspect de la question, appliqué, à proprement parler, à létude de la thérapie.
5. Pour un repérage et une meilleure utilisation
des rituels dans les soins.
5.1. Quelques dimensions rituelles présentes dans les thérapies classiques.
Toutes les thérapies peuvent être examinées sous langle des rites. Les thérapeutes familiaux lont reconnu les premiers, notamment Kobak et Waters 30 en termes de rites de passage. Nous y reviendrons. Mais dans un autre domaine, qui sest soumis à une cure analytique et a exercé comme psychanalyste ne peut quêtre frappé par limportance de cet aspect des choses et du caractère rigide du rituel, qui commence pour le patient par lapproche du cabinet de lanalyste (et même, pour les provinciaux montant à Paris, par la préparation du voyage), se poursuit détape en étape, depuis son installation dans la salle dattente, avant la série comportementale à lintérieur du cabinet, depuis le bonjour toujours chargé de sens, linstallation sur le divan, la séance elle-même, puis le lever du divan, le règlement de la séance, le à la semaine prochaine, le au revoir, jusquau raccompagnement à la porte. Le moindre changement à ce rituel déstabilise le client, donne lieu à interprétations, à rêves, bref à tout un matériel. Toute thérapie est le lieu où se déploie tout un ensemble comportemental dordre rituel, que lon néglige trop souvent, ou que lon considère comme un artefact. Il est donc tout à lhonneur des thérapeutes familiaux davoir attiré notre attention sur ces faits, la question controversée étant de savoir quelle part ces rituels prennent dans le traitement. Il est clair que si lon pose la question à un psychanalyste honnête, il reconnaîtra volontiers lexistence de quelque chose dallure rituelle, mais en le qualifiant de cadre thérapeutique, à lintérieur duquel se déroule la cure dont le moteur est la parole; et il aura bien entendu des arguments à faire valoir. Il nacceptera en revanche jamais de reconnaître à ce rite une valeur thérapeutique sui generis, et encore moins de considérer quil a une valeur primordiale, dont le travail sur la parole ne serait quun adjuvant. Le praticien se dira que, après avoir accusé les psychanalystes davoir remplacé les confesseurs, si lon fait deux de simple officiants, il ne restera pas grand-chose de son art. Je nentrerai pas dans la polémique (ce qui ne veut pas dire bien entendu que je nai pas à cet égard une opinion!) mais me contente de poser le problème 31.
Les rites infiltrent donc, on commence à sen apercevoir, les pratiques les plus classiquement institutionnalisées et les plus banales de notre exercice professionnel. Anne Dutruge, médecin généraliste et anthropologue, vient de publier une bonne étude à ce sujet 32, portant sur des aspects complémentaires à ceux que je tente de mettre ici en évidence. Elle sest en effet attachée à analyser les dimensions rituelles et initiatiques des pratiques médicales contemporaines. La visite médicale est un autre bon exemple de ces rites. Je me souviens pour ma part des visites dans les services traditionnels de médecine et de leur lourd et parfois ridicule déroulement rituel, qui les apparentait parfois à un véritable office. Je fus étonné, lorsque je pris mes fonctions de chef-de-clinique en psychiatrie, de noter lattachement de mon patron à cette visite traditionnelle. Étant assez enclin à accepter les règles du jeu quand ceux qui me les proposent sont respectables, je suivis régulièrement et de bonne grâce ces déambulations matinales, à côté du Professeur, avec leur cérémonial invariable et un peu démodé. Jai toujours été surpris de constater à quel point cela marchait, à lépoque du moins, au-delà de laspect purement utilitaire des choses. Les malades attachaient à ces visites une grande importance, et jai le sentiment quune bonne partie de la thérapie de groupe, que lon pourrait qualifier de sauvage, passait par ce rituel. Il sagissait là en fait dun rite auquel lon croyait! Une articulation se faisait à travers lui entre structure et sens, à la fois au niveau des individus et à celui des groupes. Une liaison se produisait à travers lui entre vie institutionnelle et histoire familiale (puisque lhistoire du malade y était régulièrement évoquée), par la médiation de la visite et par sa fonction de passage. Une analyse plus fine nous montrerait que cette visite rituelle se situait sur le plan de la phase agrégative, selon la terminologie de Van Gennep 33. Par cette série comportementale très codée, au déroulement quasi immuable, lourd de plus dun siècle de grande tradition médicale française, qui dailleurs dans un service de psychiatrie, même dans les années soixante-dix avait un caractère suranné, chaque malade avait le sentiment dintégrer une communauté, celle des malades du professeur B., au sein du service Hospitalo-universitaire qui venait tout juste de se créer et qui jouissait dune incontestable plus-value scientifique et thérapeutique. La contre-visite-du-chef-de-clinique à laquelle je mastreignais le soir, allait elle aussi dans ce sens de lagrégation. Pour poursuivre avec les exemples personnels, je me souviens aussi de mon travail, quelques temps auparavant, comme interne dans un autre service, dont le médecin-chef, je peux le dire à présent, était souvent malade, et qui lors de ses nombreuses périodes dépressives laissait aller tout à vau-leau. Je rappelle quà lépoque les services psychiatriques ordinaires regroupaient plus de deux cents malades et que jétais dans celui que jévoque le seul interne bien sûr, mais aussi le seul médecin tout court en dehors du patron. Je navais trouvé dautre moyen, empiriquement, pour que tout cela fonctionne tant bien que mal, que de faire tous les matins la visite dont jai pris conscience bien après quelle était purement rituelle, de serrer la main ou de faire un sourire, ou un clin doeil, à peu près aux deux cent malades du service (plus les infirmiers), depuis la tentative de suicide entrée la nuit dernière, jusquau vieux paraphrène délirant dans le Pavillon Untel depuis vingt ans. Il me paraît évident, avec du recul, que ma seule action, par cette visite qui durait parfois deux heures, était de maintenir un sorte de cohésion symbolique, un cadre bien sûr, mais au delà une barrière contre lentropie et la déchéance de lasile. Il était par là au moins signifié, métaphoriquement, aux infirmiers et aux malades quil y avait, en dépit des conditions de soins qui nous paraîtraient évidement, de nos jours déplorables, une institution, une communauté de vie et de souffrance humaine, certes enclose derrière les murs de lasile, mais dans laquelle, ne serait-ce quun peu, une envie (et une obligation contractuelle) de soigner se manifestait. Je savais bien que, comme nous le disions souvent à lépoque, je bénissais les malades et les infirmiers. Mais cela était efficace, alors que cela ne le serait sans doute plus de nos jours. Mystères du rite et du sacré! Cette dimension est, entre autres, au premier rang des mécanismes en jeu lors des urgences médicales, surtout la nuit. Je me souviens encore: une heure du matin; la chambre de garde; le téléphone sonne: Monsieur une tentative de suicide. On se lève, on parcourt, en serrant autour de soi la capote bleue, les longs couloirs déserts. On ne fait rien au malade, sinon lui parler un peu. La perfusion est placée. On officie et on accompagne le sujet dans ce passage, dune existence normale à celle marquée du statut de malade psychiatrique. Même sil guérit, rien ne sera plus comme avant. Il est entré dans un univers mental et social autre, quelle que soit par ailleurs son éventuelle pathologie.
5.2. Lemploi des rites en thérapie familiale systémique.
Cette dimension rituelle a été, souvent marginalement il est vrai, une indubitable préoccupation des spécialistes en thérapies familiales. Mais il est courant dobserver que, lorsque les auteurs évoquent la question, dailleurs assez souvent rapidement et sommairement, ils considèrent que cette notion a été introduite en 1963 par Mara Selvini Palazzoli 34, à propos dune observation danorectique pour laquelle elle eut lidée de prescrire des actions répétées, effectuées dans un certain ordre par lensemble de la famille, par exemple le jet de médicaments dans les W. C. En réalité, on peut affirmer que cest à Gregory Bateson quil faut remonter pour trouver la trace de lintuition qui a été à lorigine de lapplication du concept. Il ne faut en effet pas oublier que ce chercheur a été dabord un ethnologue 35, travaillant notamment en Océanie, avec Margareth Mead (sa première épouse). Il a décrit dans ce contexte en 1935 la cérémonie du Naven 36, au cours de laquelle les Iatmul travestissent leur sexe et adoptent les comportements du sexe opposé. Cette pratique se retrouve à présent, parmi dautres, sous la forme dinjonctions thérapeutiques au cours de certains protocoles de thérapies familiales. Cette mise au point historique faite, qui ma permis de rendre à César ce qui lui appartenait, il nen est pas moins vrai que Mara Selvini Palazzoli a réintroduit cette dimension rituelle dans la technique des thérapies familiales. Plusieurs autres rites seront ensuite présentés dans sa publication princeps. Elle poursuit cette piste en 1975 dans Paradosso e controparadosso 37, encore à propos dune thérapie danorectique. Elle y décrit dans un chapitre intitulé les rituels familiaux un certain nombre de conduites organisées autour dun mythe familial dont elle emprunte la définition à Ferreira 38, selon lequel le mythe familial exprime des convictions partagées qui concernent à la fois les membres de la famille et leurs relations. Ces convictions doivent être acceptées à-priori malgré des falsifications flagrantes. Le mythe familial prescrit les rôles et les attributions des membres dans leurs transactions réciproques. Bien que faux et illusoires, ces rôles et attributions sont acceptés par chacun comme une chose sacrée et tabou que personne nose examiner et encore moins défier. Un individu membre peut savoir (et parfois sait) quune grande partie de cette image est fausse, comme un militant peut le savoir de la ligne politique de son parti. Cependant, cette reconnaissance si elle existe, est gardée en soi et cachée. Lindividu, et surtout celui qui souffre le plus du mythe, sopposera de toutes ses forces à son évidence. Mara Selvini Palazzoli prolonge lintuition de Ferreira et livre sa propre définition du rite en thérapie familiale systémiste: Il sagit dune action ou dune série dactions, auxquelles tous les membres de la famille sont tenus de participer... Pour chaque rituel, il est nécessaire que les thérapeutes précisent minutieusement, souvent par écrit, les modalités de lieu, dhoraires, éventuellement le rythme de la répétition. Ils doivent désigner aussi la personne qui prononcera les formules verbales, dans quel ordre, etc... On voit ainsi dans quel esprit est conçu cette notion de rites en thérapie familiale systémique, évidemment de façon un peu plus réductrice que celle que jai mis en exergue par mon long parcours antérieur, mais de façon néanmoins intéressante. Le groupe milanais de Selvini Palazzoli décrira en 1978 un travail spécifique avec des familles de schizophrènes. Parallèlement Van der Hart publie sur le même thème en hollandais, travail qui ne sera traduit en anglais quen 1983 39. La question fera lobjet, en 1988, dun important et fort intéressant ouvrage collectif publié sous la direction de Evan Imbert-Black, Janine Roberts et Richard Whiting 40, auquel je dois une bonne partie de ma documentation sur ce sujet précis, et qui montre que les thérapeutes familiaux états-uniens ont considérablement élargi les conceptions initiales de Selvini Palazzoli. Cest ainsi que Doty 41 a effectué un large tour dhorizon des rites et mythes familiaux et, fait remarquable pour une Américaine, a insisté sur laspect non étroitement fonctionnaliste de ces pratiques sociales, qui en fait articulent structure et sens pour lindividu qui les vit. Wolin et Bennet 42 ont, pour leur part, décrit une typologie des rites familiaux, en distinguant notamment ce quils nomment les pré-ritualisations, les rites rigides, les rites pathologiques, les rites vides, les rites interrompus et ont insisté sur ce quils nomment la flexibilité adaptative aux rituels. Cette série dauteurs américains sait aussi ne pas se confiner dans la vision étroite et rigide de la plupart des commentateurs français, pour lesquels le systémisme se présente comme une série de recettes quil convient dappliquer comme on exécuterait la recette de la choucroute ou du cassoulet 43. Eux sont capables de sélever un minimum au delà de la routine et de travailler sur les dimensions symboliques et anthropologiques de la théorie, en tous cas est-ce mon sentiment, moi qui ne suis pas un bien grand sympathisant de ces pratiques. Les observations présentées par ces auteurs sont en tous cas assez convaincantes et ouvrent dindiscutables perspectives, en ce qui concerne lorganisation de laccueil familial thérapeutique 44.
5.3. Les rites en institution.
Nous venons donc dexaminer ce que les thérapeutes familiaux ont reconnu, grâce aux anthropologues, de lordre des rituels profanes dans un certain nombre de conduites se produisant au sein du groupe familial, et lutilisation qui pouvait en être faite dans un cadre et un projet de soins. Mais le rite a dautres fonctions dans les pratiques plus spécifiquement psychiatriques, comme Goffman la le premier montré, en tous cas avec tout léclat que cette découverte méritait. Rappelons que cet entomologiste du quotidien (Claude Rivière), dont la vogue polémique fut liée à la parution dAsiles en 1968, mais qui vaut bien mieux que le semi-oubli respectueux dans lequel il sest enfoncé, proposa le concept didiome rituel, quil définissait par lensemble des signes du lien dune communauté donné 45. Il en donnait la définition suivante: Le comportement insolite, à lintérieur de cet ensemble apparaîtra comme un signal dalarme soit quil soit, en soi, inquiétant, soit que lobservateur en déduise que la singularité du comportement non menaçante en soi puisse en cacher dautres, dont certaines seraient dangereuses. Ces séries de comportements déclenchent donc des signaux danormalité et/ou de dangerosité, impliquant une dimension communautaire implicite. Cest ainsi quil complète sa définition des rituels: Mélange des dispositifs comportementaux qui inclut des actes considérés comme issus dune personne et des positions écologiques qui impliquent deux ou plusieurs personnes et qui expriment les signes du lien dune communauté donnée. De cet idiome rituel découle selon lui un ordre rituel, qui permet aux membres dune société de participer à des rencontres quil nomme auto-contrôlées. Un troisième concept présente pour nous de lintérêt, celui dactivité cérémonielle: Cette activité, écrit Goffman, aussi simple et séculaire soit-elle, représente leffort que doit faire lindividu pour surveiller et diriger les implications symboliques de ces actes lorsquil se trouve en présence dun objet qui a pour lui une valeur particulière. Lactivité cérémonielle consiste en la pratique des règles cérémonielles, cest-à -dire en ce qui sinscrit dans létiquette, ce qui doit se faire ici et non là, et qui se distingue du code imposé par la loi et la morale, ainsi que du rôle, dont le modèle a été pour notre chercheur celui du théâtre à litalienne. Lun des mérites de Goffman fut, à partir de ces notions, davoir montré que la désignation du malade, puis les pratiques qui en découlaient, en particulier lhospitalisation en psychiatrie, étaient corrélées à un ordre symbolique qui se cachait derrière des alibis, dont ceux de la nomenclature médicale nétait pas un des moindre. Le fou est celui, y compris dans nos sociétés libérales avancées, si tolérantes, qui transgresse les règles, fait surgir linattendu, le numineux. Un des aspects du problème que navait pas prévu Goffman et qui explique peut-être sa désaffection daudience, consiste en la modification apparente des pratiques psychiatriques, et donc des rituels qui ont ainsi changé de forme et de modes de représentation. Une des questions essentielles qui se pose en effet de nos jours, par exemple, est non pas cet internement parfois arbitraire, qui au moins, pour Goffman, servait aux individus à préserver un minimum de dignité humaine, mais lexternement arbitraire, comme le disent les parents de malades, tels lUnion nationale des amis et familles de malades mentaux (UNAFAM). Ce qui nous intéresse ici va être justement de nous demander si, même dans des pratiques réputées novatrices comme laccueil familial, les analyses toujours aussi fondamentalement décapantes de Goffman ne sappliqueraient point. Jy consacrerai tout un chapitre, sous le titre goffmanien des aspects du totalitarisme.
Dautres ont entamé le même type de réflexions sur les institutions. Woodbury, par exemple, dabord à lHôpital Sainte Elizabeth, à Washington, quelques années après Goffman, puis à Paris46, a particulièrement travaillé les notions de territoire, de fiefs et de chefferies, de rôles et structuration spatiale. Charles Amourous, peu après, étudie dans le même esprit Lorganisation de la vie sociale des malades mentaux à lintérieur dun vieux pavillon de chroniques 47, en des termes qui nous paraissent, de nos jours, datés. Il y développe une théorie relativement originale mais à mon avis contestable si on lexamine sérieusement: Il existe, écrit-il, chez les désappropriés que nous abandonnons hors du champ, une vie sociale native. Ces derniers inventent de façon endogène une société naissante, à létat premier, qui règle, organise, échange, ritualise et identifie 48. Ceci est contestable non point du point de vue de lexistence dune vie sociale, même chez les malades de ces anciens pavillons asilaires, mais en ce quAmourous y postule une vision native, certes rousseauiste, mais réellement fort naïve (et nous avons vu, et le réexaminerons, combien peut nous être précieuse la pensée de Rousseau, à la condition de ne pas la réduire à ses clichés). La dimension proprement rituelle my semble en outre traitée de façon un peu approximative.
Bien plus intéressante me paraît être létude que Marie-Noëlle Schurmans a réalisé lors de certaines phases de lhospitalisation des malades de la clinique de Bel-Air 49, en Suisse. Elle y a observé que la première fonction du rite de passage consiste à légitimer et à rendre consensuelle une ligne de démarcation entre maladie mentale et santé mentale. Cette sorte de frontière permet, tout dabord, de réduire lambiguïté existant dans les diversités comportementales, allant du plus adapté au moins adapté, dans le maniement des conduites cérémonielles. Elle implique donc létablissement et la reconnaissance sociale dune discontinuité et entraîne la formation, au niveau des représentations, dun espace symbolique associé à une opération de classement. La catégorie cognitive maladie mentale, selon elle, se forme par lintermédiaire du passage effectué dans un espace matériel durant lequel se produisent et se mettent en oeuvre les représentations mentales et objectales qui donnent à la catégorie force de réalité. Les représentations mentales sont déterminées, dune part, par leffet de nomination qui est produit. Les données présentées démontrent clairement, en effet, que si dans le discours de lhôtesse daccueil lappellation fluctue entre entrant, client patient et malade, elle suniformise progressivement au cours des étapes de ladmission et apparaît, dans le texte de loi réglementant lhospitalisation comme totalement homogène: la loi perçoit et apprécie la nature des droits du malade. Elle note encore que le diagnostic induit et actualise les représentations objectales par lintermédiaire des réunions de présentation: Linscription dans les cadres de la nosologie psychiatrique correspond, avec la période dobservation du nouvel hospitalisé, à lun des rites qui clôturent la phase préliminaire du rite de passage et fondent la pertinence de lhospitalisation. Puis lors de la sortie, du dernier diagnostic psychiatrique posé, qui indique lenregistrement et la stabilisation dun étiquetage qui apparaît comme une donnée identificatoire. Pour Marie-Noëlle Schurmans, en la matière, la fonction du rite lié à lhospitalisation en psychiatrie est donc non seulement de fournir un classement, mais, et cest ce qui nous intéresse ici, de fournir une matrice de perception et dévaluation des situations quotidiennes. Jinsiste sur ce dernier point: ce que cette minutieuse étude à confirmé, est que les rites sont donc présents partout, même au sein des institutions médicales, mais que lon ne sait pas les voir. Car avec Claude Rivière il faut bien reconnaître que si la mise au jour dune série dactes est relativement aisée, la dimension inconsciente et structurante des rites, leur rôle dans la négociation, et leur pouvoir de façonnage des évidences et de renouvellement du lien social lest moins. Cest dire aussi leur importance et leur potentialité thérapeutique.
5.4. Rites et accueil familial thérapeutique.
Ce long parcours à travers le monde méconnu des rites profanes mamène à présent à envisager sous un nouvel éclairage lapproche théorique de laccueil familial thérapeutique. Jen ai déjà donné un aperçu à propos des quatre cas cliniques présentés et en donnerai de nouveaux exemples, ici ou là, dans mes prochains chapitres. Je vais à présent brosser une synthèse de cette nouvelle approche. Nous devrons tout dabord toujours nous demander, comment tel sujet, jeune, adulte ou vieillard, à problèmes, malade, handicapé ou vieux, quitte un lieu. Comment il se sépare (ou comment on le sépare) de ses parents, de ses amis, de son quartier? Sil vient dun établissement comment la-t-il quitté? Quels rites de départ ont été observés ou au contraire nont pas été observés? Quels effets et objets y a-t-il laissé? À quels animaux sétait-il attaché, quil a dû laisser ou non? Comment parle-t-il de cet ancien lieu; comment y parle-t-on de lui? Quelle représentations laisse-t-il derrière lui, celle du malade, du fou, du délinquant, de la jeune sexuellement abusée, etc...? Quelles représentations le (ou la ) suivent dans le nouvel espace quil va habiter? Le cas de Jean-Claude, déjà évoqué, nous révèle comment, lors des ratés institutionnels, des espaces interstitiels peuvent brouiller les pistes, les rôles et les idiomes rituels, annihiler les repérages des activités cérémonielles. Des règles dinconduite apparaissent très vite dans ces espaces mal balisés et délimités. Un encodage, au delà de son aspect arbitraire, réintroduit lêtre en déshérance dans un défilé symbolique: nous lavons vu à propos des trois cas dadolescents. Aussi dramatiques que paraissent être les comportements et le contexte familial et social, le passage dans un autre espace, à la condition de respecter un certain nombre de règles et dobserver des temps de parole, peut produire des effets, souvent positifs, mais parfois négatifs, comme dans lexemple de Mijka. Il ny a jamais de solution miracle et sans risques!
Puis le sujet entre dans les phases liminaires de la marge, où un seuil est franchi. Quel est ce seuil? Est-il franchi, ou contourné, comme dans certains parcours? Comment est-il franchi? Avec qui? Dans quel nouvel espace entre-t-il? Quelles représentations de lui-même lattendent? Quelles représentations a-t-il de ce nouvel espace et des personnes qui lhabitent?
Enfin pour suivre la procédure de lensemble des rites de passage, comment sagrège-t-il au nouveau cercle de famille proposé? Va-t-il, comme dans les colonies familiales, entrer dans le cercle des pensionnaires vivant à coté de la famille, séparée delle par ce que nous verrons dans le prochain chapitre être une métaphore, la barrière à poules, ou va-t-il intégrer réellement la famille et à la limite, comme dans les adoptions, en devenir membre à part entière?
Une autre des séries de questions que lon devrait se poser est de savoir comment ces rites sont institutionnalisés, dans quels registres sociaux ils se situent. Ceux de la délinquance, de la marginalité, de la toxicomanie, du handicap, de la maladie mentale? Ont-ils un caractère ouvert ou fermé? Vont-ils être par conséquent facilement intégrés à lhistoire du sujet ou au contraire lui rester extérieurs et garder un caractère dimposition et de violence?
Des points plus formels pourront être ensuite discutés en fonction des contenus des rites. Par exemple, selon la typologie proposée par Evan Imber-Black 50, nous pourrons être amenés à distinguer des rites dadhésion, de guérison, de croyance, de célébrations et de fêtes, des rites identitaires etc. Une autre variété de rites thérapeutiques a par exemple été remarquablement analysée et expérimentée par Janine Roberts 51. Elle consiste en une reprise du dossier médical par le malade désigné, aidé par les thérapeutes, et par sa réécriture. Lorsque lon connaît limportance de ce dossier, à la fois dans les lieux de soins, dans les procédures de sortie, dans lentrée dans dautres lieux, soit de soins, soit de réinsertion sociale, lorsque lon connaît limportance du contrôle social (ne serait-ce quau travers de lassurance maladie) qui sy exerce, une réapropriation par le biais de rituels ne peut-être que bénéfique. Javoue que lon nest pas prêts en France à admettre ce type de travail, alors que les malades narrivent même pas à obtenir des médecins le nom de leur maladie! Mais voilà de bonnes idées, me semble-t-il, qui de surcroît vont dans le sens de la fameuse citoyenneté dont lon nous rabat les oreilles sans trop savoir quel contenu concret lui donner!
Le déroulement de toute la dimension rituelle sur laquelle je viens dinsister sappuie sur limage du corps. Létude du quotidien nous fait entrer en effet de plain-pied dans ce registre fort complexe, articulant collectif et individuel. À travers son parcours singulier dhomme sain malade ou handicapé, lêtre humain senfonce dans un feutrage symbolique dans lequel les rituels profanes forment comme une trame, structurant et donnant un sens aux actes, aux sentiments, aux opinions, voire aux idéologies. Laccueil et le soin senracinent sur lensemble de ces dimensions. Se donner pour tâche, et pourquoi pas pour profession, daccueillir lautre différent, fou, handicapé, vieux dément, sidéen, nest-il pas fondé sur une pratique du quotidien dans laquelle les rites donnent sens aux gestes qui, au delà et en deçà des mots, introduisent lêtre en difficulté, lêtre de linterstice, de la marge, de la rupture et de la transgression, dans la lignée symbolique des hommes et des femmes citoyens de la cité? Aider à habiter un espace à travers ces rites du quotidien nest-il pas le premier devoir qui devrait simposer aux membres du corps social présumés affectés aux tâches de récupération (voire de recyclage) de notre société, tâches que lon qualifie de thérapeutiques, sans doute au sens hippocratique du terme?
6. Vers une fonction de passeur en accueil familial thérapeutique.
Ainsi se dessinerait peu à peu cette fonction de passeur que jai évoqué ici ou là dans ce chapitre, sur le plan des institutions de soins et déducation spécialisée, comme dune façon générale dans lensemble de la société. Passer, nous lavons vu, marque la séparation. Charon faisant franchir lAcheron séparait lâme morte du monde des vivants, mais en même temps ce passage la maintenait dans la communauté. Rien ne paraît, depuis quelques années, plus nécessaire que ce type dopération symbolique. La société contemporaine semble à la recherche de ces modes de franchissement de phases et despaces, dont la clef paraît égarée. Il y a beaucoup de cela dans la fameuse Demande. Jai un souvenir très aigu des équipes déducateurs qui un jour, au téléphone, me demandèrent les prises en charge des adolescents dont jai évoqué les cas, Sabine, Valérie, Mijka, mais aussi de Jean-Claude, en me brossant des tableaux catastrophiques de leurs situations, et en me sollicitant pour un franchissement despace. Il marrive souvent de recevoir dautres demandes téléphoniques du même ordre. Jai de plus en plus souvent le sentiment dêtre alors une sorte de passeur, à qui on demande de faire franchir métaphoriquement un Achéron imaginaire. Cest aussi ce qui explique à quel point je néglige de plus en plus les dossiers qui accompagnent ces personnes. Jen veux savoir le moins de choses possibles, de peur de ne pas faire réellement passer les sujets, et eux seuls, sans transporter aussi leur bagage. Sans doute cette position, si elle était trop exclusive et extrémiste serait-elle critiquable; je lassume néanmoins.
Létape qui consiste ensuite à recevoir le jeune, ou le malade adulte, ou le vieillard dément, puis à le conduire auprès de sa famille daccueil sinscrit elle aussi, et peut-être encore plus, dans ce processus de passage. Car si dans la phase précédente cest moi qui, au téléphone, déclenche le processus par ma réaction (transférentielle, cela va de soi, mais cela va mieux en le disant) à la demande qui mest faite, là, dans lensemble cérémoniel plus ou moins élaboré qui le mène jusquà sa famille daccueil, cest une personne qui, concrètement, prend lentrant par la main et lintroduit dans un nouvel espace, lui faisant franchir le seuil de sa nouvelle maison.
Cest à dessein que jutilise les termes de prise en charge au pied-de-la-lettre. Il y a bien en effet action de prendre quelquun, de sen charger, et de le transporter 52. Je développerai ultérieurement plus largement dans les derniers chapitres de ce livre le concept de fonction phorique, mais souvenons-nous que Saint Christophe (de Christophoros, porteur du Christ), était aussi un passeur. Jaurai aussi dans le même chapitre loccasion dévoquer Stalker, le film de Tarkovski, à la fois porteur, passeur et possesseur de savoirs redoutables. Ce ne sont ici que des jalons métaphoriques que je place, des repères qui nous serviront ultérieurement dans cette étude. Jalons métaphoriques qui doivent aussi nous servir, entre autres, lors des franchissements de zones conceptuelles interstitielles, des lisières, limitant et séparant les espaces épistémiques traversés.
Dune manière générale, dans les domaines de la psychiatrique et de léducation spécialisée, létude de ces dimensions rituelles profanes, actuellement à peu près totalement négligées, devrait prendre dans lavenir une importance considérable (alors quelles commencent à être étudiées par lEducation nationale 53, par les théoriciens du sport 54, ou de lentreprise 55, cest dire si nous sommes en retard!). Létude de ces étrangetés que sont les colonies familiales, quà la suite de Denise Jodelet, de Marie-Noëlle Schurmans et dEugeen Roosens nous allons à présent explorer, nous fournissent loccasion de nous le confirmer et, surtout, den tirer des enseignements de portée générale pour ce que lon a coutume de nommer les alternatives à lhospitalisation. Car nos vieilles institutions sont bel et bien moribondes, parfois mortes et même enterrées. On a tenté de les remplacer par des effets de discours, dont nous voyons quils ne tiennent pas. Bienheureux, au fond, les naïfs et les aveugles croyant que lemploi magique des termes intégration, réinsertion, réadaptation, réhabilitation, ou dautres qui vont apparaître sur le marché, sans doute en provenance des USA, va structurer durablement nos pratiques. Aux autres la désillusion, voire la dépression, quand ce nest pas le je-men-foutisme le plus cynique. Face à cet effondrement institutionnel, je ne prône certes pas plus à lissue de ces deux premiers chapitres le retour aux rituels religieux que la négation sectaire et réactionnaire de toute notion de progrès, la plongée dans la magie et la croyance aux vertus des tisanes et de lirrationnel. Jen appelle au contraire à lauthentique esprit scientifique, fondé sur lobservation lucide, audacieuse et si besoin anticonformiste, du réel. Ouvrons nos yeux, débouchons nos oreilles, et soyons attentifs à ces rituels et à ces savoirs profanes qui se fondent, entre autres, sur ce que lon nomme non sans dédain le bon sens, et qui constituent une des facettes du fonctionnement de nos sociétés modernes, et sans aucun doute une des clefs de la cité encore à construire. Létude des familles daccueil et du placement familial est de ce point de vue emblématique, en ce quil nous révèle les limites de lélitisme et le nécessaire recours, sans démagogie, à des valeurs réellement et authentiquement populaires.
F/
1 M. MAUSS, Oeuvres, Minuit, Paris, 1968.
2 D. JODELET, Folies et représentations sociales, PUF, Paris, 1989.
3 R. LAING, Ritualisation et comportement anormal, in Le comportement rituel chez lhomme et lanimal, Julian HUXLEY, Gallimard, 1971.
4 P. ERNY, La notion de rite de passage, in rites de passage, sous la direction de Thierry GOQUEL DALLONDANS , Erès,Toulouse, 1994.
5 E. DURKHEIM ayant, de manière décisive, fait déborder le champ du sacré de celui du religieux. Les formes élémentaires de la vie religieuse, Alcan, Paris, 1912.
6 C. RIVIERE, Les rites profanes, PUF, Paris, 1995. Ouvrage dont je nai pris connaissance quaprès avoir rédigé lessentiel de mon propre livre, mais qui a complété ma documentation et ma permit de verifier ma bibliographie.
7 R. GIRARD, La violence et le sacré, Grasset, Paris, 1972.
8 J. ROBERT, Définition, functions, and typologie of rituals, in Rituals in family and family therapy, W. W. Norton, New York, 1988.
9 O. Van der HART, Rituals in psychotherapie; transition and continuity, Irvington publishers inc. New York, 1983 (pour la traduction anglaise).
10 J. CASENEUVE, Les rites et la condition humaine, PUF, Paris, 1958; et Sociologie du rite, PUF, Paris, 1971.
11 Par exemple C. LÉVI-STRAUSS, Le totémisme aujourd'hui, PUF, Paris, 1962; mais aussi A. R. RADCLIFFE-BROWN, Structure and fiction in primitive society, Glencoë, Free press, 1952.; J. R. GOODY, Against ritual, in Secular ritual, MOORE et MYERHOFF, Van Gorcum, Assen and Amsterdam, 1977; Erwin GOFFMAN, Les rites dinteraction, Minuit, Paris, 1977; V. TURNER, Le phénomène rituel, PUF; Paris, 1990, pour lédition la plus récente. Lire aussi les articles de Louis Vincent THOMAS concernant les rites funéraires, par exemple Le cadavre, Complexe, Bruxelles, 1980.
12 A.VAN GENNEP, (1873-1957), les rites de passage. Étude systématique des rites, Noury, Paris, 1909. Voir pour lensemble de son oeuvre, de Nicole BELMONT, Arnold VAN GENNEP, le créateur de lethnographie française, Payot, Paris,1974.
13 L. de HEUSCH, Rites de passage et cosmologie en Afrique noire, in les rites de passage aujourdhui, sous la direction de P. CENTLIVRES et J. HAINARD, Lâge dhomme, Lausanne, 1986.
14 C. RIVIÈRE, Les rites profanes, PUF, Paris, 1995.
15 À noter que cette notion de rites prescrits retrouve empiriquement les recherches étymologiques de BENVENISTE, qui avait mis en évidence leur rapport à la notion dordre donné. Pour lui en effet, rite provient du latin ritus, ordre prescrit, qui se serait associé, sur le plan du sens, à des éléments grecs tels que artus (ordonnance), et ararisko (harmonie, adaptation). E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions européennes, Minuit, Paris, 1969.
16 J.M. GEDDES et M.A. CHAMBERLAIN, The Leeds Placement scheme: an évaluation of its use as rehabilitation ressources, Clinical rehabilitation, 1989.
17 Y. CROSBY, Leeds family placement scheme for rehabilitation of stroke patients, in Rôle et statuts des familles daccueil, Actes du congrès de Strasbourg des 20 et 21 mars 1992, Contadour éditeur, 1992.
18 M. LAHARIE, La folie au moyen âge, Le léopard dor, Paris, 1991.
19les miracles de Saint Louis, Guillaume de saint Pathus (cité par Muriel LAHARIE)
20 Lire les divers numéros de Psychopathologie africaine, surtout au cours des années 60-70.
21 On ne parlait pas encore à cette époque de séjours de rupture, mais le principe y était.
22 Soyons plus précis, pour les lecteurs non spécialistes notamment. Dans notre société de plus en plus dominée par une vision étroitement économique des choses, on cherche à cloisonner et à étiqueter les gens de telle manière que seuls de vrais malades entrent à lhôpital, qui cesserait ainsi dêtre ce quil a toujours été, un lieu dasile. On va même plus loin dans cette chasse effrénée à la rentabilité, en traquant les cas sociaux et en cherchant à les parquer dans des lieux pour eux. Cest ainsi que la bureaucratie lutte contre lexclusion!
23 M. DOUGLAS, De la souillure, études sur la notion de pollution et de tabou, Maspero, Paris, 1971 (pour la traduction française).
24 D. SCHURMANS, Les trois axes de la raison, Psychoanalyse, Revue de lécole belge de psychanalyse, 3, 1985.
25 outre louvrage de C. RIVIERE déjà cité, les rites profanes, PUF, Paris, 1995, lire aussi à ce sujet The use of rituals in families with an adolescent, deWilliam D. LAX et Dario J. LUSSARDI, in Rituals in family and family therapie, Norton, New York, 1988.
26 Dont je ne nie pas ici quelles ne soient, à un certain niveau, porteuses dune certaine part de vérité. Mais à mon sens, dans ces exemples, sur un mode complémentaire au sens de Devereux, et sans doute secondaire. Ces réserves étant faites il nen reste pas moins que des thérapeutes familiaux intelligents et souples peuvent nous apporter beaucoup. Jen veux pour preuve louvrage collectif américain que je cite ici largement et qui ma passablement aidé à mettre en forme mes idées : Rituals in families and family therapy, publié sous la direction de E. IMBER-BLACK, J. ROBERT, R. WHITING, Norton, New York,1988.
27 Sous la direction de T. GOGUEL DALLONDANS, Rites de passage, Erès, Toulouse, 1994.
28 Les familiers de LACAN ne manqueront pas dassocier sur la notion de passe, qui fit de tels ravages dans l'École freudienne de Paris. Il y fut là de toute évidence question de passage au sens initiatique, au travers duquel un certain nombre de psychanalystes y laisseront leur vie, faut-il le rappeler!
29 Le lieu, ce locus des multiples dialectiques vécues (agies), du routinier et de lévénement, C. LALIVE DEPINAY, la vie quotidienne, essai de construction dun concept sociologique et anthropologique, Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXXIV, 1983.
30 R.R. KOBAK and D. B. WATERS, Family therapie as a rite of passage; plays the thing, Family process, 23, 1984.
31 Divine surprise! Je lis ce mois de septembre 1996 larticle de S. ONGENAE, psychiatre et docteur en théologie, intitulé Le sacré au coeur du profane, ou la cure psychanalytique comme équivalent de rite initiatique dans une société sécularisée (LÉvolution psychiatrique,3, 1996). Je la cite: Le dispositif du rituel analytique nest en rien un cadre mort, mais une condition sine qua non deffectuation des potentialités enfouies, tenues camouflées de linconscient, du sacré, qui dans un cadre donné sépanouissent pour créer un espace potentiel de guérison. Nous somme à présent au moins deux à tenir ce genre de propos! Dont un athée et un docteur en théologie!
32 A. DUTRUGE, Rites initiatiques et pratique médicale dans la société française contemporaine, Lharmattan, Paris, 1994.
33 Il me revient dailleurs en mémoire, en écrivant ce texte, que nous avions alors dans le service au titre de stagiaire la belle-soeur de Nicole BELMONT, grande spécialiste de VAN GENNEP, et que nous discutions parfois de cet auteur. Jamais il ne nous est venu en tête dappliquer ses théories au service Hospitalo-universitaire de psychiatrie de Nantes, tant est prégnante et pesante la routine qui infiltre nos façons de faire.
34 M.SELVINI PALAZZOLI, Self Starvation; from the intrapsychics to the transpersonnal approach to anorexia nervosa, Chaucer, London, 1974, ( pour la traduction anglaise et linclusion dans un livre).
35 Une remarque à ce sujet, qui recoupe mes réflexions à propos de la prétention des sciences humaines à singer les sciences dures. On lit et on entend souvent les spécialistes en thérapies familiales affirmer dun ton péremptoire leurs préceptes et assener leurs arguments avec le plus grand sérieux, en considérant ceux qui ne pensent pas comme eux comme des débiles mentaux. Bien. Jusque là rien que de bien naturel! Lamusant est dobserver à quel point lethnologie a infiltré la pensée des grands de la thérapie familiale. BATESON est de ce point de vue un cas caricatural, mais on pourrait en citer dautres. Et même si formellement les praticiens ne sont pas à lorigine des ethnologues, leurs pratiques sont parfois étroitement des transpositions de lethnologie. On peut par exemple citer de ce point de vue lEcole de Ross SPECK, à New York et à Philadelphie, qui développa la notion des réseaux, à travers la convocation de tribus et la mise en évidence de clans citadins! Javance même là une hypothèse de retour du refoulé américain, consécutif à la culpabilité du génocide indien. Quoiquil en soit, on entrevoit par là que les thérapies familiales, si elles furent fondées initialement sur la cybernétique, ont intégré, très pragmatiquement, toutes sortes de fragments théorico-pratiques appartenant à dautres ensembles de pensée. Et tant mieux! Mais il conviendrait de sen souvenir, de temps à autres.
36 G. BATESON,la cérémonie du Naven, éditions de Minuit, Paris (pour lédition française), 1971.
37 M.SELVINI PALAZZOLI et al., traduit en français sous le titre paradoxe et contre-paradoxe, ESF (pour la première édition), Paris, 1978.
38 A. J. FERREIRA, Family myth and homeostasis, Arch. Gen. Psychiatry, n° 9, 1965.
39 O. VAN DER HART, Rituals in psychotherapie; transition and continuity, Irvington publishers, New York, 1983.
40 E. IMBER-BLACK, J. ROBERTS, R. WHITING, Rituals in families and family therapy W.W. Norton, New York, London, 1988.
41 W.G. DOTY, Mythographie: the study of myths and rituals, The University of Alabama Press, 1986.
42 S. .J. WOLIN, L. .A. BENNET, Family rituals, Family process, 23, (3), 1984.
43 Les choses commencent heureusement à changer. Lire, de B. ANDREY, Du mythe au rituel en thérapie familiale systémiste, in La thérapie familiale telle quelle..., présentée par Yvelyne REY, ESF, Paris, 1980, et larticle plus récent de Jacques MIERMONT, A propos des rituels alimentaires et de leurs troubles: considérations etho-anthropologiques, Evol. psy., 60, octobre-decembre 1995.
44 Il sest tenu en 1993 à MAASTRICH un colloque organisé par le GREPFa sur la dimension familialiste de laccueil familial thérapeutique . Si quelques communications nont de ce point de vue pas manqué dintérêt, lensemble me parait avoir été dun niveau assez moyen. Cest bien dommage, car appliquées de manière créative et critique, je le redis, ces théories pourraient beaucoup nous apporter. (Actes publiés chez Erès, Toulouse, sous le titre: interactions en placement familial, 1994.)
45 Plus ou moins rattaché parfois au courant systémiste, en réalité GOFFMAN était un électron libre, capable de faire son miel de telle ou telle théorie, puis de passer à une autre lorsquil en éprouvait le besoin pour sa recherche. Je ne cache pas que cette attitude a ma sympathie. Voir sur ces questions La mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, Paris, 1973.
46 M.A. WOODBURY, Léquipe thérapeutique- Principes de traitement somato-social des psychoses, Linformation Psychiatrique, décembre 1966.
47 in Linformation Psychiatrique, 45, 1, 1969.
48 C. AMOUROUS, Des sociétés natives, Méridiens Klincksieck, Paris, 1995.
49 M.-N. SCHURMANS, Maladie mentale et sens commun, Delachaux & Niestlé, Neuchâtel, 1990.
50 E. IMBERT-BLACK, Ritual themes and family therapie, in ritual in family and family therapie, Norton New York, 1988.
51 J. ROBERTS ,Use of rituals in redocumenting, même références.
52 Voir dans cet esprit louvrage de P. DELION, Prendre un enfant psychotique par la main..., Matrice PI, 1990.
53 Voir le dossier Ces rites qui aident à grandir, lEcole des parents, Décembre 1995; et aussi d A. COURTOIS, De la pertinence du concept de passage lors de la séparation précoce du bébé et de sa famille et lors de lentrée du bébé à la crèche, thèse, Louvain-La-Neuve, 1995.
54 AFIRSE, Anthropologie du sport, ANDSHA, Paris, 1991; J.-M. BROHM, Les meutes sportives, LHarmattan, Paris, 1993.
55 Voir les articles de N. GÉRÔME et de Y. GUIN dans le numéro 14 d Ethnologie française, 1984 et le dossier Initiatives, in Le monde du 6 Janvier 1993, et de C. RIVIÈRE, bien sûr, et à nouveau, Les rites profanes.
Dernière mise à jour : mardi 20 octobre 1998 Dr Jean-Michel Thurin