LES COLONIES FAMILIALES ET
LACCUEIL FAMILIAL THÉRAPEUTIQUE
Pierre SANS
(Avec laimable autorisation des éditions de lHarmattan. Ce texte constitue le quatrième chapitre dun ouvrage intitulé Le placement familial; ses secrets et ses paradoxes)
1. Le poids des mots.
1.1. Les espaces sauvages.
Accueillir chez soi, dans son intimité familiale un être différent, étranger, surtout si cet être est un handicapé, un malade, un fou, un marginal, est une aventure à la fois simple et complexe. Simple car il suffit douvrir sa porte et de le faire entrer. Complexe car tout le mystère de la rencontre et de laltérité est cristallisé dans ce geste apparemment si anodin. Ceux qui consacrent leur activité professionnelle à cette problématique de laccueil ne comprennent souvent pas grand chose à cette aventure à chaque fois renouvelée. Cela ne dispense pas de tenter de conceptualiser ce qui sy passe, bien au contraire, puisque tout le champ de la psychiatrie, du travail social et de léducation spécialisée peut être étudié sous cet angle. Après avoir balisé le terrain en des termes encore peu usités, ceux des savoirs profanes puis ceux des rituels familiaux, nous allons poursuivre notre route en travaillant le concept de la représentation, tel que les chercheurs en psycho-sociologie lon fait émerger de tout un ensemble de faits sociaux. Je mappuirai ici sur les études réalisée dans ces extraordinaires laboratoires naturels que furent (et que sont encore, mais pour combien de temps?) les colonies familiales. Car après les grandes études dont je ferai ici la synthèse, les colonies familiales se sont un peu modifié, ne serait-ce que par feed-back, mais aussi dune certaine façon se sont un peu plus repliées sur leur opaque fonctionnement. Peu de personnes connaissent en effet réellement ces colonies familiales, ces lieux étranges que sont Dun-sur-Auron et Ainay-le-Château, quelque part dans le centre de la France, ou Geel ou Lierneux en Belgique: et ne parlons pas du reste de lEurope, ou des USA ou du Québec, qui ont totalement perdu la mémoire des débats qui animèrent les sociétés savantes à leur sujet encore au début du XX ème siècle. Quelques émissions télévisée relativement modestes tentent de temps en temps dattirer lattention sur leur fonctionnement en des termes divers, qui vont de la notion de lasile à domicile à celle de lieux un peu mythiques où des fous vivraient en liberté. Les psychiatres pour leur part, comme je lai évoqué dans dans mes livres précédents, ont de tous-temps manifesté la plus extrême ambivalence à leur égard, éprouvant à la fois une sorte de fascination et de défiance, les utilisant parfois (pour ce qui concerne les praticiens des grands hôpitaux parisiens) avec le plus franc cynisme pour vider leurs services de leurs chroniques, tout en les considérant comme des mouroirs. Je souhaite ici, dune part faire le point à leur égard à partir dune position de neutralité et dobjectivité, moi qui croit les connaître assez pour à la fois dénoncer ce qui dans leur fonctionnement reste peu admissible, mais qui dautre part sait aussi en reconnaître les qualités daccueil et de tolérance à la folie souvent étonnantes. Ces attitudes dites naturelles, dont nous étudierons les ressorts en termes de thérapie sauvage, reposant sur ce que nous verrons être des manières dêtre et des savoir-faire, transmis de génération en génération, doivent pouvoir apporter leur contribution à létude des savoirs profanes. Enfin, je souhaite ici montrer ce que ce laboratoire naturel peut apporter à la compréhension de lhomme, à sa peur de lautre, et aux mécanismes de défense quil met en place pour sen prémunir.
Le contexte écologique et historique de cette aventure collective que sont ces colonies est bien particulier. Denise Jodelet 1, avec qui nous cheminerons longuement, évoquait à leur propos un espace sauvage, en marge de la normalité et du contrôle social, où Mary Douglas pointerait avec ses propres appareils conceptuels les émergences de cultes nouveaux. Je tenterai pour ma part de repérer que sy retrouvent aussi des rhizomes de cultes anciens. Après Geel, marqué et infiltré par le mythe de sainte Dymphne et par toute une tradition médiévale, dautres lieux surgissent en effet à lorée du XX ème siècle pour accueillir lincurable, puis le chronique, nouvelles représentations (ou nouveaux cultes) de la folie. Ces lieux se nichent toujours dans des régions agricoles, pauvres, à lécart des grandes voies de communication et des grandes villes, au sein de communautés de paysans rudes et durs au mal, durs avec eux-mêmes, durs avec lautre, habitués à lutter pour survivre dans un milieu hostile, dont la folie nest devenue au fil des siècles quun élément parmi dautres (le froid, la faim, les guerres, les maladies et les sorts). Ces caractéristiques se retrouvent en moins de vingt ans dintervalle à Lierneux (en Wallonie), à Ainay-le-Château et à Dun-sur-Auron, de 1884 à 1900. Jaime à engager notre réflexion par cet aspect de marge sociale, là encore, à propos dun sujet où nous cheminerons toujours à la lisière de pratiques sociales, de théories, de valeurs reconnues, à la lisière de champs détudes relativement académiques. Nous cheminerons donc souvent, nous le verrons, sur les pas de Denise Jodelet, déjà citée, dont le travail na jusquà présent pas été considéré comme il aurait dû lêtre. Les larges emprunts que je ferai à sa recherche me serviront, dune part, à articuler mes plus anciens travaux à une approche psychosociale du placement familial, dautre part, à poursuivre ma réflexion sur les savoirs et les rites profanes, enfin à une possible avancée théorique vers la dimension psychothérapique de laccueil familial. Soyons clairs à cet égard: je nai pas lombre dun scrupule à utiliser un travail qui ne pourra être renouvelé, en dehors même de linvestissement en temps quil représente, pour au moins la bonne raison quil a été réalisé en une époque où ses informateurs étaient largement en activité. De petit scandale en petit scandale (comme disent les médias), denquête IGAS en enquête IGAS, deffort administratif (plus que médical!) en effort administratif pour améliorer limage des colonies familiales, plus de vingt ans après, les mêmes observations, dans leur évidence et leur fraîcheur en tous cas, seraient impossibles. Cette prudence épistémologique ninvalide en rien les études qui ont été faites, bien au contraire, et encore moins les commentaires théoriques qui peuvent en être tirés. Car je puis une nouvelle fois témoigner du fait que Denise Jodelet a mis en lumière des phénomènes que jai moi-même observé, mais à doses homéopathiques, aussi bien dans mes propres enquêtes et visites détablissements, que dans mon propre service daccueil familial. En dautres termes ce que jai recueilli à petites doses à été largement moissonné par Jodelet, pour reprendre la belle métaphore de Marcel Mauss.
Le thème dont je traitererai dans ce chapitre concerne donc le rapport quentretiennent les nourriciers (pour utiliser la terminologie des colonies familiales) avec laltérité, avec lAutre différent, aussi bien en situation daccueil familial à proprement parler quen ses lisières. Serge Moscovici dans sa préface au livre de Denise Jodelet posait demblée le problème en ces termes: Interrogés sur leurs réactions, les villageois passent à leur insu de la continuité du rapport entre civils et bredins, reçus en legs, à la discontinuité des sentiments et du contact avec tel ou tel qui réside sous son toit... En cohabitant, pourquoi ne deviendraient-ils pas similaires? Ny aurait-il pas un désir en ce sens? Mais sils voyaient en ces fous leurs semblables, les habitants des villages alentours les considéreraient eux comme des fous. Mais ce nest pas le seul motif, ni le principal- à creuser le fossé de la différence. Si linceste de lidentité et de la différence, pour reprendre lexpression de Husserl, est à la rigueur possible au niveau individuel, il demeure prohibé au niveau collectif, même sil creuse la morsure du doute et de la culpabilité.. On notera au passage que linvocation par Moscovici de linceste 2 explique la raison pour laquelle je lai moi-même à plusieurs reprise évoquée ici ou là, notamment à propos des travaux récents de Françoise Héritier 3. Mais au delà de ce cas particulier des colonies familiales, cette étude nous servira dintroduction à une approche plus globale qui sappliquera à lensemble du corps social, dont il convient plus que jamais, y compris afin de comprendre les phénomènes dits dexclusion, de se demander si ses capacités à accepter réellement la différence sont ce que lidéal collectif voudraient quelles soient.
1.2. les colonies familiales et leurs nourrices.
Les mots ont un poids spécifique: on ne nomme pas colonies des lieux, en cette fin de XIX ème siècle où elles furent crées, par leffet du hasard. Dautant quà cette époque dautres pratiques sociales visant à lexclusion se manifestent sous dautres formes, telles celles décrites par Danielle Laplaigne 4. Celle-ci a montré en effet que lon a, dans le même temps, déporté massivement les orphelins pauvres et les enfants en mal de famille vers les réelles colonies africaines. De la colonie outre-mer à la colonie intra-muros il ny avait quun pas qui a été vite franchi. La colonie sépare, tranche et retranche. Elle sépare deux espaces, deux races, deux mondes. Elle tranche dans le vif des cartes géographiques, dans le vif de lespèce humaine, quelle dispose de part et dautre non pas de simples frontières, mais de de zones hétérogènes, bordées docéans imaginairement infranchissables, à défaut de lêtre dans le réel. Elle retranche en instituant un nous, les Blancs, les Européens, les Chrétiens, et un non-nous, les Africains, Asiatiques, Indiens, bref les païens et les sauvages. Elle retranche donc du nous les enfants trouvés, les reclus, les parias, puis les fous et de nos jours les chroniques. La fonction de la colonie est civilisatrice, mais dans un sens bien particulier. Elle consiste à nier que lAutre puisse même exister. À tout le moins il faut le réduire et le soumettre, puis lui apprendre les bonnes manières du Blanc, la bonne religion, le bon langage. Toute léducation du XIX ème siècle sest bâtie sur ce phantasme négateur de toute altérité. Aussi bien les éducateurs professionnels que leurs inspirateurs, les hommes et les femmes de lettres héritiers des Lumières en ont été les propagateurs souvent acharnés, tels la comtesse de Segur pour laquelle lenfant est un petit sauvage quil faut civiliser sans quil sen aperçoive. Il en est bien entendu de même pour le fou: il est peu ou prou un sauvage. La métaphore de la colonie fournit dès lors le modèle idéal en cette fin de siècle, apogée de la période coloniale, à toute situation où se rejoue la question de la mise à distance de lautre différent, et donc éventuellement du fou. La réclusion coloniale était facilement transposable dans le contexte de lEurope et de la France. Le fait davoir baptisé Ainay et Dun du terme de colonie en est la preuve. Avoir conservé ce mot jusquà lorée du XXI ème siècle est donc fort révélateur, peut-être plus que bien des rapports officiels ou des projets détablissements.
Il en est de même concernant la dénomination de nourrice, quil nest apparemment venu à lidée de personne de contester dans les colonies familiales. Sans avoir à procéder à une analyse sémantique serrée, il est clair que le mot désigne le fait de nourrir et délever un nourrisson, ou du moins un enfant en bas-âge. Or il na pratiquement été jamais question de placement denfants dans les fameuses colonies. Et de même que le pensionnaire se voyait ramené par certains aspects au statut du sauvage à coloniser, par dautres, et en liaison avec ce vocable et ses variations autour du nourrissage, il se trouvait, et se trouve encore, entraîné dans un processus dinfantilisation. Jirai même plus loin: lécart entre un réel nourrissage et la réalité des faits, où le malade se trouve mis au ban de la vie familiale pour constituer une source de revenus pour les habitants de Dun ou dAinay, vient par sa dérision même en rajouter aux processus dexclusion et dexploitation. Il est un défi lancé à la société, voire une aporie qui pourrait se formuler ainsi: Voilà où nous en sommes, devant une série de questions théorico-pratiques aberrantes, que vous, la société, les divers ministères, les politiques, les dirigeants de la Sécurité sociale, refusez de traiter rationnellement. Alors nous continuons!
1.3. Barrières et seuils.
Jirai en effet ici droit au but, en me tenant au plus près des mots, non pour des raisons moralisantes, mais, tout simplement, pour me faire comprendre. Je me centrerai sur une des observations les plus frappantes faites par Jodelet à Ainay, la découverte de lutilisation qui était faite par certaines nourrices des barrières à poules. Elle a en effet noté plusieurs fois que dans certains placements, une marque matérielle était mise en place pour établir les limites que les pensionnaires ne devaient pas dépasser, grâce notamment à ces barrières à poules que certaines paysannes utilisent encore pour empêcher la volaille de franchir le seuil de leur cuisine. Il sagit là, on le devine, de tout autre chose que dune barrière fonctionnant uniquement dans le registre du réel. Non que le réel ny soit en cause, il lest, mais de façon indirecte, par le biais du symbolique. En suivant Lacan on pourrait ici faire une élégante analyse du processus en utilisant le concept du noeud borrhoméen articulant Réel, Imaginaire et Symbolique. Nous verrions alors que la barrière à poules peut être décrite comme un cercle bien réel, au sens matériel du terme, mais aussi comme un cercle symbolique, au sens où il métaphorise un interdit social, entre lesquels se glisse un cercle imaginaire fonctionnant dans les systèmes psychiques des protagonistes, accueillants et accueillis, et sarticulant à leur histoire personnelle et à leur roman familial, et que, et cela est le propre de ce type de noeuds, si un seul des cercles lâche, cest tout lensemble qui est disjoint. Jy reviendrai ultérieurement mais annonce ici que ce niveau danalyse existe, aussi, superposé aux autres. Mais pour linstant nous nous limiterons au plan social, ou groupal, celui des représentations.
Denise Jodelet la bien observé, il nest pas, dans sa description, simplement question de barrières à poules destinées à empêcher le malade de passer de la cour à la cuisine, comme on le ferait face à une vulgaire volaille, mais de lui signifier des interdits et des règles intangibles à ne jamais transgresser. Tout cela en loccurence sous les espèces de lapprentissage. Car si habituer à ses manières sappelle éduquer lautre, donner une éducation de pensionnaire sous-entend que cet apprentissage sétaye sur une place et un statut spécifiques dont limposition peut contrecarrer certaines attentes ou aspirationsdoù limportance des techniques répressives. Car le pensionnaire doit non seulement se déprendre de ce à quoi il tient et qui contribue à son identité, mais il lui faut aussi faire siennes les règles limitatives du comme si, et vivre dans un porte-à-faux constant entre les droits que lui confère laccomplissement correct de son rôle, et les limites dune position daltérité niée. Doù la rigueur et la vigilance de la nourrice, pour qui rappeler le principe dautorité et maintenir lécart devient une notion éducative aussi importante quinculquer des habitudes. Denise Jodelet aurait été ici bien inspirée de sappuyer sur le concept de rite, notamment de rite profane, au sens où lobjectif à atteindre est surtout, me semble-t-il, de représenter un ordre quil faut exprimer et faire respecter avec des moyens propres, à la condition quils soient suffisamment fiables et reproductibles. Jai déjà évoqué les travaux de Claude Rivière à ce sujet, dans lesquels il insiste aussi sur laspect relationnel et protecteur du rite dont il précise quil met dabord le sujet en rapport avec la collectivité et le délivre de son isolement. Chaque individu ne se connait que dans la dépendance symbolique dun autre, cautionnée par le rite. Ainsi, la tendance à ritualiser montre-t-elle la prévalence du contact.. 5. Il importe en effet pour les accueillants, grâce à cette ritualisation dont janalyserai dans un prochain chapitre laspect violemment totalitaire, de se sentir exister à la fois en tant quindividus, mais aussi en tant que membres à part entière dune communauté. Ces rites profanes, en même temps quil simposent symboliquement aux pensionnaires, les cadrent et les limitent, nouent les unes aux autres lensemble des nourrices, leurs familles, à cette communauté. Ces moyens passent par un ensemble de savoirs et de savoir-faire, transmis de génération en génération, souvent de mère en fille, articulés à des savoirs et à des recettes véhiculées après avoir été expérimentées par telle ou telle voisine, et dune façon générale par une sorte dimprégnation dans le tissu social. Cest pourquoi un double caractère, instrumental mais aussi normatif, encode toutes ces interventions à fin adaptatives. Dualité décelable dès le premier contact à larrivée au placement où, parallèlement à la mise au courant portant sur les détails dinstallation et daménagement pratique, on stipule les règles intransgressibles dont lacceptation est un préalable absolu à toute vie commune (Jodelet). Il est donc question par là de signifier au patient, par une métaphore, de façon claire et comme allant de soi, une ligne de partage entre deux espaces, mais surtout de lui signifier une marque identifiant sa dépendance et sa soumission radicale à un ordre supérieur. On est là en plein dans le type de rituel que Van Gennep a nommé de marge, de limes, instaurant une ligne de séparation entre deux ensembles, dont limportance de laspect matériel, concret, en même temps que symbolique, amènerait Bourdieu à le désigner comme une série de rites dinstitution, puisquil induit un marquage social ayant des implications institutionnelles.
Je ne saurai trop insister en effet sur ce que cet exemple nous dévoile dune structure institutionnelle: la présentation du patient, du pensionnaire à la famille daccueil, commence toujours sur le seuil de la maison. Puis celui-ci est franchi et lensemble du petit groupe constitué les plus souvent par la mère daccueil, lintervenante auprès de la famille et le pensionnaire, auquel se surajoutent parfois le mari et les enfants, sinstalle dans la cuisine ou le séjour. Cest là où on échange des salutations et où on cause. Puis, à partir de ce lieu de halte, ou de réception (souvent la cuisine désignée), lon visite le reste de la maison, et dès le début, une nouvelle délimitation des espaces sinstaure et une cartographie se dessine. Une partie de ce balisage est parlée, mais le plus souvent une large part nest quévoquée et laissée dans le mi-dit sous forme de rapides allusions: ça, cest notre chambre, ici celle de ma fille, là celle de mon fils parti au service militaire, etc... Lessentiel de ces étapes est cependant agi plus que parlé. Car si certaines assistantes en accueil familial disent clairement que tel lieu est commun et que tel autre est privé, dautres, surtout les débutantes, sont plus évasives et marquent moins les différences par le langage. Dautres enfin sont plus idéalistes et pensent que tous les lieux sont identiques et ouverts à tous; elles réviseront toutes plus ou moins vite leur jugement, et finiront par, à partir du seuil, organiser ou laisser sorganiser une configuration spatiale nouvelle, dans laquelle laccueilli a sa place, mais une place limitée, bref un territoire spécifique. Si elles ne le font pas, elles risquent de sombrer plus ou moins rapidement dans lindifférenciation et lindistinction des places et des rôles. Cest donc grâce à ce premier balisage que va se trouver encodé tout un répertoire social, architectural, comportemental, relationnel, tournant autour de lintérieur et de lextérieur, qui va imprégner et structurer la vie future du pensionnaire accueilli. Ainsi ces deux concepts fondamentaux, auquel dailleurs certains psychotiques nont pas accès, le dedans et le dehors, organisent tout accueil, tout soin (au sens anglo-saxon de care). Le seuil est donc la marque principale et première de cette division entre un au-dedans et un au-dehors, et aussi le support, réel, imaginaire et symbolique, des distinctions qui vont sétablir entre un nous et un non-nous. Doù, je le rappelle, son importance dans les rites de passage, qui contribuent à létablissement des cercles magiques, dont nous examinerons ultérieurement en quoi ils constituent aussi les assises qui organisent une sorte dimage du corps de la maison. Cette inscription matérielle tridimensionnelle a aussi une conséquence temporelle, puisquelle sert à baliser un avant et un après. Cela est très clair dans lexemple dun malade allant visiter une hypothétique famille daccueil à partir dun hôpital: après sa visite il parle de son passé hospitalier et de sa vie présente, déjà là, au sein de cette nouvelle famille. Le seuil constitue donc un signifiant-clef, mais aussi un point de capiton au sens de Lacan. Il est le pivot autour duquel les espaces transitionnels vont, plus ou moins, ou parfois pas du tout, se déployer et un espace sécurisant se constituer, une jachère, un lieu dasile. Il est un signifiant majeur dans une conception institutionnelle du soin et de léducation spécialisée. Nous voyons donc que la mise en place de ce type de limites est un phénomène complexe et doué dune extrême ambivalence. Doté de pouvoirs symboliques redoutables, la marque matérielle peut aussi bien signifier reconnaissance de laltérité que, au travers de la métaphore de la barrière à poules, maîtrise, soumission et aliénation. Cest dire aussi, on le perçoit déjà, à quel point la dimension institutionnelle assurant le minimum de contrôle et surtout le minimum de négociation et de contrat social est indispensable, vitale, incontournable. Faute de quoi on peut craindre la bascule soit vers le délire à deux, soit vers le totalitarisme le plus sournois, car passant par le quotidien. Jy reviendrai plus en détail mais crois dès à présent devoir poser les jalons de cette analyse politique des choses.
2. Savoir-faire et altérité: une population face à la peur de la Folie.
2.1. Soumission et emprise.
Lobservation de la barrière à poules et de ses avatars sinscrit donc dans une organisation et une topique des lieux de vie, notamment en famille daccueil. Les conséquences en sont aussi multiples quessentielles à lévaluation du travail accompli. Laissons de côté pour linstant tout un aspect de la question, lassimilation du pensionnaire des colonies familiales à un animal domestique, corollaire de sa valeur marchande et dusage, car nous y reviendrons ultérieurement. Au delà de son aspect caricatural et spectaculaire, la barrière posée sur le seuil de la maison indique, par sa dérision même, mais en même temps par son côté violemment interdicteur, une volonté de soumission et demprise de la part des nourrices à légard de leurs pensionnaires. Nous examinerons dans le chapitre consacré aux processus totalitaires la dimension politique des phénomènes, et nous limiterons ici à la question de savoir pourquoi une telle violence est exercée, presque avec ostentation. Il faut en effet de bien puissants motifs pour que le minimum dinhibition surmoïque ne sexerce pas sur ces pratiques. Denise Jodelet a montré ce contre quoi allait sopposer la barrière à poules et ses avatars : la hardiesse, vocable ayant dans le contexte de la colonie la définition suivante : Comme ce dont elle est lantithèse crainte, autorité, distance , la hardiesse concerne les aspects instrumentaux et normatifs de la relation nourricière-pensionnaire. En donner ou en laisser prendre, cest encourir le risque que le pensionnaire sautorise des libertés incompatibles avec son statut: libertés de langage (répondre), tutoyer, exprimer le mépris ou insulter, etc et libertés de comportementprivautés avec la nourricière, jeux avec les enfants, etc., et sarroge des droits inadmissiblesse faire trop servir ou rentrer dans la maison sans autorisation. En bref, le risque quil ne respecte pas les contraintes et les obligations érigées en loi par la nourricière. Dans une logique du tout ou rien, cette dernière voit dans la hardiesse la perte de son autorité, le renversement du sens de la relation quelle entretient avec le pensionnaire, sa capitulation et son envahissement . La barrière à poules est donc le garde-fou de la hardiesse, et donc le garde-fou de ce que lon nomme plus couramment lautonomie et la recherche didentité. Doù ce paradoxe: on est là, dans la colonie familiale, dans un lieu où le malade mental est apparemment libre, dautant plus libre quil est réputé fou, mais où tout ce qui le concerne dans le quotidien est régi par la volonté de soumission à ceux à qui la société a concédé, en fermage, une parcelle de pouvoir. Les nourriciers possesseurs de ce fragment ténu de pouvoir, pris en sandwich entre les discours médicaux, politiques locaux et la puissance de lÉtat représentée par ladministration locale et celle de lhôpital, sont donc chargés, à travers les rituels du quotidien, de les signifier au pensionnaire et de les mettre en actes. Daniel Schurmans a bien analysé lui aussi ce phénomène à Lierneux, en termes de contrainte sociale, dont il écrit: Lorsque lon cherche à déterminer ensuite la nature du pouvoir de lInstitut sur Nadine 6, on est placé devant un paradoxe: toute puissance dun côté, impuissance de lautre. La toute puissance est dordre administratif, et se manifeste de façon bien réelle lorsquun événement quelconque impose une décision disciplinaire ou médicale.... Mais limpuissance de lInstitut est grande dans le domaine affectif, sauf lorsquil sagit dinterdire ou de censurer.... Le pouvoir de la famille daccueil agit à la source de lévénement et souvent le détermine. La contrainte quelle exerce sur Nadine consiste à lui assigner une position dans le réseau relationnel qui est le sien, à lui donner une fonction sociale (instrumentale) et un rôle social (affectif). Il y a en effet lutte continuelle en placement familial notamment colonial, entre la hardiesse du pensionnaire signifiant revendication dune certaine forme dautonomie, et volonté que nous verrons ailleurs être en partie de nature défensive, de soumission et demprise de la part des accueillants. Deux pouvoirs sont donc en présence, lun qui sappuie sur les signifiants en rapport avec la maladie, lautre qui se fonde sur un consensus social de maîtrise, sur la propriété et lusage des lieux 7.
Une analyse politique (au sens de la polis, la vie de la cité) de ces processus est donc, on le voit, indispensable. Notons dès à présent que tout ce qui sépare, tout ce qui établit des barrières, va conforter cette lutte paradoxale et en quelque sorte la pacifier en la ritualisant, et en la rendant par là même non pensable. Paradoxe en effet dune pratique sociale qui se veut intégrative et que lanalyse un tant soi peu attentive révèle être fondée sur la séparation et lexclusion. Une telle barrière de lécart doit donc être mise en relation, à la fois métaphorique, mais aussi métonymique, avec la barrière à poules. Il serait utile et à mon sens urgent de rechercher dans tous les lieux de soins et déducation spécialisée, dans les lieux de vie et autre appartements ou hébergements dits thérapeutiques, les barrières à poules locales et les situations paradoxales qui en découlent. Tant il est vrai que ces barrières sont sans doute, structurellement, inévitables, mais quil faut, avec ténacité, les repérer et les dénoncer. Une des questions étant non de les entourer de processus défensifs doccultation et de dénégation, de mécanismes contre-phobiques, de conduites magiques ou conjuratoires, mais de les penser un tant soit peu et de les dialectiser par la parole. Bref, il sagit de les faire entrer dans le logos plutôt que de les laisser errer dans un non-dit social ou sa traduction dans la langue de bois psychologisante.
Entendons-nous bien: je ne nie pas que certaines personnes ne soient capables de vivre totalement en osmose avec lAutre différent, et que tout doive être contrôlé et faire lobjet dune suspicion a priori. Lexemple de la famille A., que je connais assez bien, et sur laquelle il a été possible de voir récemment un reportage télévisuel, me vient à lesprit à ce sujet. On a là un couple ayant eu un certain nombre denfants qui paraissent bien se porter, mais qui avait décidé, dès les premiers temps du mariage den adopter un certain nombre dautres. Ils en adopteront donc un, puis deux, etc.. puis un petit noir, puis une asiatique etc, puis un premier trisomique, puis un second, etc. Lorsquon visite la maison des A 8, et dans les limites de ce que lon peut constater superficiellement, sans attitude trop inquisitoriale ni trop intrusive, dans les limites de la bienséance et de létiquette, on observe un ensemble denfants de tous âges parfaitement égaux (aussi égaux que dans toutes les familles), sans barrière entre les faits maison (sic) et les autres. Passons sur ce cas qui est assez exceptionnel et qui ouvre par ailleurs quelques perspectives sur la préoccupation maternelle primaire. Nen retenons quune chose, à savoir que jai vu dans ma carrière suffisamment de familles daccueil (car les A. travaillent en outre pour moi à ce titre) pour reconnaître que toutes les attitudes, tous les extrêmes peuvent sobserver autour de lintégration, de la mise à distance ou de lexclusion, au sein dun milieu daccueil. On peut tout voir en ce domaine, le pire comme le meilleur. Notons seulement que chez les A. il y a aussi, à côté de laccueil mercenaire, adoption vraie, légale, des enfants, ce qui est capital. Les jeunes adultes que jai eu loccasion de leur confier, eux, ne sont que des accueillis, contre rémunération tout à fait, elle aussi, légale et normale. Mais même dans des cas extraordinaires comme celui de la famille A., lon note la manière dont sont respectés les rites de passage avec leurs trois stades principaux, séparation, marge, agrégation. En lespèce, ils sont respectés à lextrême du stade de lagrégation par linstauration du processus dadoption qui en est comme la métaphore. Voyons comment cela se passe dans la famille A. en période de crise. Une certaine année, je confie au couple une jeune fille en très mauvais état psychologique pour une période de prise en charge de trois mois, à renouveler éventuellement si la greffe prend. Bien entendu elle prendra dans un tel milieu privilégié. Normalement le couple aurait donc dû poursuivre cet accueil. Cela lui était devenu entre-temps impossible car au même moment leur petit dernier (adopté, bien sûr) est affecté par une complication grave de son handicap et mourra peu de temps après à lhôpital. Le couple se sépare donc de la jeune fille à lissue des trois premiers mois, comme si pour maintenir le cercle familial, cest à dire le cercle de lagrégation, celui du nous, au même moment, un tel effort libidinal était nécessaire quaucun excès dénergie ne pouvait être soustrait à ce qui allait en fait se clore par un deuil et son travail de cicatrisation 9. Un autre travail, celui de la séparation, accompagné de son propre rituel, se met donc en place pour permettre à la jeune fille de poursuivre sa route (ce qui autorisera au demeurant une excellente intégration chez un autre couple de mes familles daccueil, preuve que les rites de séparation ont été efficacement respectés). Ce nouvel exemple montre donc que même chez des personnes hors du commun, les limites existent, la différence sétablit, laltérité est maintenue entre un nous et un non-nous, entre un intérieur et un extérieur familial.
Cette longue digression sur la famille A. na bien entendu pour but que de rappeler que les exceptions ne démentent pas les règles, mais au contraire les confortent. Il y a, dans toute famille, comme dans toute institution, établissement de cadres, de limites, de barrières, certaines étant dune rigidité dangereuse, cest le cas des différents avatars des barrières à poules, mais dautres étant plus subtiles et sournoises car moins spectaculaires. Aucune famille, et au delà aucune institution, qui nexerce son pouvoir et sa volonté demprise sur lAutre, qui ne cherche à établir des limites, qui ne dresse des barrières, parfois des murs, voire des murailles, en vue de préserver son identité et son homéostasie. Ces pratiques de séparation en partie rituelles vont retenir à présent notre attention, sous langle de leur rôle et de leur fonction, nous ramenant aussi au thème récurrent et cyclique de la souillure profane.
2.2. Peur de la contamination et rites de séparation.
Aucun dentre nous, y compris les médecins, néchappons à ces archétypes tels qua pu les décrire non sans humour Roland Barthes 10, et au-delà aux structures anthropologiques de limaginaire au sens de Georges Durand 11. Rappelons-nous les plaisanteries de salle de garde à propos des schizocoques et leurs risques de transmission. Lon plaisantait, bien sûr: Je sais bien, mais quand même! (Octave Mannoni). Le sens commun lui, persiste à considérer que les psychiatres et le personnel soignant sont des gens un peu fous, et que la maladie mentale a déteint sur eux. Et il est vrai, également, que ceux parmi nous qui avons connu toute une génération de vieux Médecins des hôpitaux, vivant à lintérieur des asiles, parfois vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, avons été frappés par une sorte de contamination comportementale qui les faisait parfois ressembler à de vieux schizos. Bref, une évocation rapide et non exhaustive de la question nous engage à méditer sur les représentations archétypales de la maladie mentale. Denise Jodelet a aussi investigué cet aspect des choses. Il convient donc de reprendre ici le cours de son étude. Elle a en effet, presque subrepticement, été amenée à relever des techniques bien particulières de séparation des eaux aussi bien à propos de la vaisselle que du lavage des vêtements. Elle a ainsi observé que si les techniques de séparation étaient institutionnalisées et faisaient lobjet de la transmission dun savoir et dun savoir-faire par linstauration de règles de lécart, les règles de la séparation des eaux elles, nétaient pas normatives. Elles nétaient donc pas, ou pas encore, instituées. Elles opéraient en effet presque au contact des corps, dans un entre-deux, dans un espace où réel et imaginaire étaient intimement mêlés, presque sans médiation sociale, sans interposition du symbolique, en tous cas sans médiation par la parole. Elle nomme cela lopacité, notion que jai déjà utilisé dans un autre travail pour désigner linnommable et le terrifiant (notions proches de celle du numineux de Rudolf Otto 12). Nous nous rapprochons elle et moi également dans la mesure où nous faisons de cette opacité un obstacle à la communication (pour elle dans le sens social, pour moi davantage dans un sens trans-individuel). Mais autre chose dune extrême importance pointe dans son étude. Laissons lui à nouveau la parole: Tout se passe comme si les conduites dhygiène ressortissaient à un domaine secret, indéchiffrable voire inconscient. Leur caractère secret ne tient pas seulement à ce quelles ne furent jamais mentionnées spontanément au cours de lenquête, comme cela a déjà été dit, mais aussi à ce que leurs raisons furent très difficilement livrées. La plupart du temps, les nourricières énoncèrent le fait brut de leur usage sans vouloir sétendre plus sur ce chapitre, dans une démarche et une attitude qui rappellent le refus de parler de la maladie mentale ou den connaître. (Denise Jodelet). Ainsi le contact souille. Le contact avec ce qua touché un malade doit donc être dépollué au travers des actes du quotidien, sous peine de risques graves de contamination. Mais là aussi pas nimporte comment; grâce à des rituels, tels ceux qui vont structurer les divers lavages, de la vaisselle et du linge. Deux types de partage des eaux sont ainsi mis en évidence, lun concernant la vaisselle, lautre le linge 13. Leur différenciation présente un grand intérêt. À propos de la lessive, un certain nombre de nourrices séparent le linge des pensionnaires et celui des membres de la famille. En effet, il leur paraît naturel que les pensionnaires aient une odeur et une transpiration spéciales, dont une rationalisation récente nous dit quelle proviendrait de labsorption des médicaments. Lodeur sancre dans le tissu, disent-elles, ce qui fait que même passé à la machine, le linge sent! La substance volatile responsable de cette odeur spéciale peut même diffuser par contact au cours de létendage. Tout un ensemble de techniques se déploie donc chez elles pour lutter contre ça. Chez certaines autres on ne mélange rien. Chez dautres enfin on fait le blanc ensemble, puisque ça va à la javel. Elles mêlent alors les effets des hommes, cest-à-dire du mari et des pensionnaires, alors que les affaires des femmes et des enfants font lobjet dune stricte séparation. Chaque rituel familial témoigne ainsi dune représentation spécifique et mythique de la folie, même si larchétype est bien celui de quelque chose qui se transmet, ou risque de se transmettre, ce qui est pire, car opaque, latent et non-dit. À noter que ce qui risque de se transmettre tient plus dun principe odorant, volatil, qui simprègne, que dune substance matérielle, solide, la saleté ordinaire. Si celle-ci était simplement en cause, un surcroît de lavage y pourvoirait. Là non: de même qu'Omo bout plus blanc, il existe une saleté plus sale que les autres ! Il ne faut donc pas les mélanger. Ce qui explique aussi lhorreur que peut inspirer à certaine nourrices lidée même que le pensionnaire pourrait simplement toucher au linge. Le malade non seulement nenlèverait pas la saleté, mais y ajouterait sa propre souillure. On a là une extraordinaire survivance de lhorreur du Mal tel quil transparaît depuis le Moyen-Âge, sous les espèces de la peste et surtout de la lèpre. Il convient ici de se souvenir de larticulation historique entre soin et isolement des lépreux et soin et isolement des fous pour en mesurer lintensité, et aussi sur lintérêt de garder en mémoire les notions de savoirs profanes. On a là en effet quelque chose qui prend le nom de maladie, qui se transmet par un principe en partie volatil, et qui bien entendu est incurable. Peu importe par ailleurs ce qui se dit, ce qui se sait, concernant les savoir médicaux vulgarisés, ou le bon sens, et la constatation que des patient saméliorent, ou guérissent; le mal est à éviter par des mesures dhygiène rigoureuse, et pas seulement chez des nourrices atteintes de névrose obsessionnelle. Les rituels du quotidien, collectifs, articulés aux rituels obsessionnels (au sens Freudien) qua tout-un-chacun en lui, viennent ici faire office de défense contre le Mal, dont la valence archétypale sacrée est indispensable pour comprendre langoisse quil suscite, même chez des personnes habituées, théoriquement, à tolérer la folie et la déviance. Preuve de ce que cette tolérance nest dune part jamais acquise, et surtout quelle est toujours superficielle, fragile, quelle est comme une mince pellicule de glace sous laquelle court le torrent de langoisse.
2.3. Allergie et force.
Au cours de son enquête, Denise Jodelet a été confrontée au concept dallergie, mais une séquence, et une seule, lui a paru hautement significative du fonctionnement mental archétypal de base. Mais il convient auparavant de rappeler une autre de ses interrogations. Elle constatait en effet régulièrement quun autre type de peur existait chez les nourrices dAinay, qui les amenait à traiter spécifiquement les sécrétions, notamment à travers les techniques de séparation des eaux de la vaisselle. Elle mit très vite en évidence, en premier lieu, le fait que les pensionnaires disposaient dune vaisselle dite à eux. Cela avait parfois un aspect caricatural; ainsi chez une telle qui lui fit visiter avec fierté sa maison neuve équipée des perfectionnements ménagers les plus modernes, mais chez laquelle, près de la porte dentrée, souvrait un petit réduit où elle entreposait la platerie dantan. Bien entendu, elle était réservée aux malades qui disposaient ainsi de leurs écuelles de terre et de leurs cuillères de bois comme chez maman dit la nourrice. Jodelet commente cette découverte dans le droit fil des barrières établies entre civils et bredins, et donc comme une mesure devant maintenir la différence et lécart. Jy ajoute pour ma part linterprétation selon laquelle le pensionnaire est relié par cette pratique à un ancien rituel qui rassure, pacifie le numineux, et relie le présent angoissant à un passé fantasmatiquement sécurisant, puisque les générations précédentes, de maman, à la maman de maman, y ont survécu. Par létablissement de limites matérielles réelles, la séparation des eaux et des ustensiles de cuisine nen est pas moins caricaturale. Mais un nouveau pas est franchi. Car cette platerie à droit à un traitement spécial. Cétait dailleurs une constatation courante en ces années soixante-dix (car les choses ont depuis changé... un peu), que de noter que de nombreux milieux nourriciers disposaient dune vaisselle réservée aux pensionnaires. Une pratique était la règle, celle des verres réservés aux patients, parfois pour satisfaire au fait qu'ils aiment avoir leur affaires à eux, dautre fois plus lucidement ou moins hypocritement au motif que leur salive ne devait pas se mêler pas à celle de la famille, en particulier à celle des enfants, plus fragiles que les adultes et moins à même de résister à la force maligne du pensionnaire. Ces sécrétions salivaires qui selon Gagnon 14, un folkloriste sétant intéressé aux recettes médicales locales, font partie des sécrétions vives, actives, redoutables. Je ne reprendrai pas ici tout ce qua apporté à la compréhension anthropologique de ces notions Mary Douglas, notre maître ès souillures, mais souvenons-nous en. De même que lodeur et la transpiration, la salive, qui nest pas elle non plus tout à fait de la saleté, est le véhicule de la contamination possible par la maladie mentale. Pour confirmer la dimension cachée de cette croyance, pourtant si répandue à Ainay, Jodelet nous dit navoir assisté quune seule fois à un récit témoignant directement de la chose. Un jour une nourrice lui raconte quelle sétait entaillée le doigt, puis quelle avait fait la lessive dun pensionnaire ayant lhabitude liée à sa maladie de faire des sortes de noeuds avec son mouchoir. Il roulait son mouchoir, et il le roulait... et sa saleté simprégnait dans le tissu. Cette nourrice attrapa peu après un panaris. Le mal (dans ce cas celui des nerfs) sétait transmis à elle, car elle sétait alors aperçue quelle avait négligé les règles dhygiène de séparation des eaux. Le mal dailleurs sétait transmué, preuve quil était mystérieux et dangereux! Il avait tourné en panaris. On est là en pleine théorie hippocratique des humeurs. Mais aussi dans une autre théorie profane, non moins archétypale et représentative des structures anthropologiques de limaginaire, celle de la maladie mentale, force, fluide immatériel, qui se transmet par contact, par corps-à-corps ou par lintermédiaire dun objet interposé, ou par excreta ou souillure malencontreusement absorbés ou mis au contact du corps des personnes saines. On est donc ici très près de la force de lenvoûtement, telle quelle a été mise en évidence par Jeanne Favret-Saada, ou des pratiques plus exotiques de sorcellerie. Je lai déjà évoqué dans mon premier chapitre, rappelons-nous ici la proximité des phénomènes évoqués : la maladie mentale, le sorcier, et au-delà lautre, létranger, le nomade, le roulant, celui doutre-mer, le non-nous, sont connotés, stigmatisés, par la force mauvaise. Le chamanisme sancre lui aussi sur cette croyance : on sait que ce sont souvent les individus qui avaient, dans un groupe social, la particularité davoir subi un épisode psychotique qui étaient réputés disposer dune force, souvent à double valence, bonne et mauvaise, dont ils perfectionnaient lutilisation non seulement à la suite dun apprentissage, mais aussi après un voyage, souvent de type initiatique, qui en outre ou en corollaire leur faisait aussi parcourir un cycle, celui de lerrance et du contact avec linconnu. Il y a donc dans cet ensemble apparemment disparate une cohérence et une logique structurale, un ensemble de formes que prennent ici ou là les représentations archétypales de la force et de la folie. Voici donc évoqué une autre facette des savoirs profanes, sur laquelle il ne sert à rien de porter un jugement strictement moral, mais qui doit être repérée, étudiée, respectée comme un fait de société qui fait lien, et qui au-delà sert de système de défense pour les individus démunis face à des phénomènes qui les dépassent. La question étant de savoir à partir de quand ce système de défense devient totalitaire et exerce une violence inacceptable.
2.4. Comment se prémunir contre la folie?
Au-delà du truisme populaire, fort vivace au demeurant, selon lequel on risque de devenir fou au contact des fous, jai largement insisté dans cet ouvrage sur la peur de la contamination par la folie que ressent la population en général et celle des colonies familiales en particulier. Toute famille daccueil (et tout soignant), sest posée un jour ou lautre la question dune contamination imaginaire. Deux aspects sont à examiner à cet égard : dune part celui, effectivement, dune peur de la contamination, et celui, dautre part, des mesures sy opposant, que lon peut qualifier de défenses. Nest-on pas là devant une société, ou des groupes, devenus fous, ou phobiques-de-la-folie? Georges Devereux 15 est sans doute celui qui sest le mieux posé ces questions, après les premiers travaux de Bain et de Burrow, pour supposer que par introjection, les membres dun société déviante pouvaient en intérioriser le fonctionnement et les normes. Dès lors, ce seraient les déviants à ces normes qui deviendraient les normaux, les autres occupant la place de déviants, des non-normaux. Dans cette optique toute forme dorganisation sociale oppressive, totalitaire, telle lAllemagne nazie, demande à ses membres une telle soumission, de telle frustrations, que la simple adaptation à ces impératifs constituerait déjà une névrose quasi expérimentale. Ont été largement décrit non seulement les traits de caractère mais aussi souvent les comportements et les façons de penser paranoïaques des maîtres de ces États ou de ces groupes, qui amènent à se poser la question, souvent débattue, dune société psychotique. La Roumanie de Ceusescu a été de ce point de vue exemplaire : elle a laissé fabriquer des enfants autistes et/ou atteints dhospitalisme par idéalisme, pour satisfaire les fantasmes du Maître. Devereux est resté très prudent dans ces discussions fort délicates, et sest montré partisan dune psychopathologie résolument individuelle, le groupe se contentant damplifier, ou de déformer, les tendances morbides de ses membres les plus fragiles. Mais même en conservant cette légitime prudence, il convient me semble-t-il dévoquer le problème. Je lai souvent fait, dans un registre proche, en termes de risques du métier16.
Lautre versant de cette discussion concerne les mesures défensives élaborées contre la peur de la contamination, notamment dans le cadre des colonies familiales, étant bien entendu que celles-ci nont pas lapanage de cette crainte, mais quelle y est en revanche observable sur une grande échelle. Est-on en droit, devant certaines observations, dévoquer des mesures contre-phobiques et obsessionnelles, et une névrose groupale? Thomas Feuch (cité par Roger Bastide 17) donna une réponse de principe prudente à ce type de question, en supposant que des conditions névrotisantes ne peuvent développer des agrégats de conduites névrotiques que par addition dindividus, contrairement à la position classique dune Ruth Bénédict qui nhésita pas à parler de sociétés névrosées. Roger Bastide pencha lui aussi en fin de compte pour la prudence en la matière, se montrant des plus circonspects pour parler de psychopathologie de groupe. Cest aussi mon point de vue. Cest dans ce contexte que je me situe dans ce livre. Ces remarques faites posons comme hypothèse de travail que le savoir psychiatrique, Denise Jodelet la mis en évidence à Ainay, est fantasmatiquement dangereux pour les populations locales vivant au contact des malades.
Ce savoir, en effet, en plaçant des mots sur du non-dit, peut à la fois avoir un effet sécurisant en faisant entrer des pensées aux modes de représentation interstitielles dans le logos, mais aussi, paradoxalement, peut produire du trouble, de linquiétude, voire de langoisse. Ce qui nous amène à nous poser la question du pouvoir imaginaire spécifique du savoir médical.
2.5. Le savoir médical contamine-t-il?
Je lai évoqué dans mon chapitre consacré aux savoir populaires et je le développerai dans ma conclusion, la mise en contact avec un savoir spécialisé ne produit pas nécessairement un travail de métabolisation mentale, délaboration et de secondarisation, chez les accueillants. À devenir si proche, ce savoir den-haut libérerait une sorte de pouvoir dinquiétude, de dangerosité latente et sournoise. La parole fonctionne ici sur un mode phatique, et par une sorte de contamination, elle risque elle aussi de transmettre quelque chose du mystère de la folie. Comme Favret-Saada à propos de la sorcellerie, Jodelet note quelle a été souvent obligée dans sa recherche de contourner lobstacle, de ruser, pour aborder le thème du savoir sur les maladies. En parler, simplement, était risqué! Bien sûr en première approche cette défense rigide révèle une dimension de classe: il y a ceux den haut, les maîtres, les médecins et les directeurs, les infirmiers à un niveau intermédiaire, et celles den bas, les nourrices. Certes, cet aspect des choses est indéniable. Mais il ne suffit pas à tout expliquer. Une réelle peur existe. Une peur den savoir trop, de saffronter à une nuisance tapie chez le malade, toujours prête à surgir sous le double visage du délit ou de la crise (Jodelet). Il est en effet remarquable que la dimension de la criminalité surgisse très rapidement lors des entretiens. Je lai moi-même souvent entendu, notamment avec les familles daccueil débutantes: Vous êtes sûr quil ne récidivera pas?, et bien sûr: Y a pas de danger?. Mais là où ma pratique diffère presque radicalement sur ce point de ce qui a été largement noté à Geel, Lierneux et Ainay, est que mes familles daccueil veulent quon ne leur cache pas le passé de leur pensionnaire, pour savoir, alors que dans les colonies, le mystère sur son passé préserve la relation avec le malade, écartant de la conscience les menaces quon lui prête, note Denise Jodelet, qui poursuit :Parler de la maladie cest la rendre présente, symboliquement, mais aussi provoquer, par le détour de la remémoration, sa résurgence. Je partage ce point de vue de Jodelet, mais le considère comme encore insuffisant, tant il est vrai quune réaction de type phobique entoure ce savoir sur le contenu du dossier médical. Un risque de contamination par les mots est présent. Pourquoi, ou plutôt comment? On sait depuis Freud que la pensée magique infantile infiltre certains de nos comportements dadultes, sy organisant parfois en névrose. On sait aussi que le contact avec la folie, et notamment avec la psychose, met en jeu des mécanismes mentaux bien particuliers. Wolfson la montré de façon décisive, les mots charrient une matière certes volatile, mais qui laisse une trace dans les corps en les souillant fantasmatiquement. Le psychotique emploie les mots comme des choses. Mais des mécanismes identiques peuvent affecter le fonctionnement mental de tout un chacun plongé dans un milieu hostile. Jodelet en a une intuition fugace lorsquelle écrit: Que traduit ce discours sans cesse répété, sinon le caractère substantiel et irrémédiable de la maladie mentale?. Dans cette acception, où lirrémédiable se profile, les malades sont en effet irrécupérables. Il y a à la base de leur maladie un fait de nature qui affecte leur être, mais aussi qui imprègne leur corps et les marque, les stigmatise, et va jusqua leur donner une odeur spéciale. Nous le verrons dans le prochain chapitre, si je ne récuse évidement pas la dimension de la représentation en tant que médiatrice dans les interactions en jeu, elle me semble insuffisante à expliquer à elle seule lensemble des faits observés. Les choses sont ici bien plus complexes, mêlant étroitement les niveaux collectifs et individuels, le réel social et les fantasmes personnels. Comment dénouer lécheveau?
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2.6. Comment se construisent les fantasmes collectifs ?
Limage du corps est elle aussi décisivement impliquée dans ces processus. Elle affleure, ici ou là, dans les représentations flottants dans lespace social. Lorsque Jodelet note ainsi au cours dun entretien avec une nourrice que, Ben, ils sont pas comme tout le monde. Ils ont tous quelque chose, ils ont ben tous quelque chose, ils sont tous anormaux plus ou moins..., cela a en effet à voir avec un fait de discours conscient. Mais lorsquelle observe ensuite que: Cest tous des gars qui ont été drogués, qui ont subi des traitements, qui ont eu des ponctions lombaires. Ils ont tous quelque chose, on entre dans une autre sphère, celle où le corps est directement affecté, fantasmatiquement infecté, dailleurs tout à fait en accord avec ce que nous avons vu à propos de la crainte de la contamination et de la souillure. La maladie se transmet par le sang, observe Jodelet, qui note, à propos dun malade des nerfs: Lui était né dun sang tranché. Quand sa mère est venue dans lâge critique, le sang ça la tournée. Elle a pas duré... Vous avez des familles, le père cest un ivrogne eh ben le gamin il a un oeil de travers, cest nerveux, cest chétif. Cest pas que la mère leur fait pas à manger, mais que le sang, le sang qui est là, y a rien à faire. Cest une pièce danthologie qui se déploie ici, dans laquelle apparaît le fantasme du mélange des sangs, avec sa connotation dangereuse (la notion de tranchement, qui signifie ici mélange et en même temps, coupure et agressivité), mais aussi avec quelque chose qui se tourne, et qui explique que loeil soit de travers. Il faut suivre ces raisonnements à la lettre, comme dans une séance danalyse, et surtout ne pas hésiter à associer pour en extraire le jus; car leur simple examen sur un seul plan ne suffit pas. Il faut être multiréférentiels et complémentaristes, suivant le conseil de Devereux. Il y a ainsi dans ce matériel une réelle recherche empirique et une tentative pathétique de compréhension de laction curative écologique, par lenvironnement, qui, sil ne peut rien contre les sangs tranchés, agit par lintermédiaire de la nature, du bon air et dune vie paisible qui calment les nerfs. Mais une recherche empirique qui produit des fantasmes.
Poursuivons notre périple Ainois par ce témoignage formidable qua recueilli Denise Jodelet, véritable rêve éveillé, dans lequel réalité et phantasmes se mêlent, sous le sceau de la peur de la folie: À léglise, rapporte une de ses informatrices, ils mettaient les bancs des pensionnaires sous les cloches à côté des gamins. Un jour des rameaux, y en a un qui est tombé, il écumait tellement, moi la frousse ma pris... Après on a mangé du pot-au-feu, jai pris un dégoût de pot-au-feu, jai repris du bouillon gras que pour le gamin que jattendais. Je me suis figuré que cétait le malade, celui de léglise qui sétait trouvé décumer. De quelle façon commenter un récit si riche? En voici une tentative, qui ne vaut quà la condition dassocier à peu près librement. Tout le monde sait quun bouillon de pot-au-feu cela sécume; voici donc le chaînon associatif donnant la clef de lensemble de la séance, le signifiant-clef. Le fou écumait; et le pot-au-feu écume; le bouillon gras est bon notamment pour lêtre attendu, lenfant; mais lécume de la folie se surimpose à lécume du bon bouillon gras ! Une double série de représentations antagonistes et violemment opposées se superposent sur le même support langagier. Lhorreur est ici, au fond de lassiette. On voit surgir la représentation du fou, là où devait apparaître limage, en filigrane, du bébé joufflu attendu. Jinsiste encore, tant cela me semble important: il y a ici travail du jeu des représentations concernant le mal, la folie, lalimentation, le soin au gamin que la mère porte, mais aussi, par le biais des signifiants et du discours inconscient, articulation à limage du corps, à la fois individuel et familial. On a donc là un matériel traduisant, comme à ciel ouvert, le fonctionnement inconscient des nourrices. Ce qui nous importe est de bien mesurer la dimension dangoisse sous-jacente, essentiellement inconsciente, dans laquelle se déroule laccueil de la folie au sein dune population pourtant préparée par la tradition à cette épreuve. La peur, lhorreur, le numineux, peuvent apparaître au détours dun chemin, ou pire au fond dune assiette, chez-soi, au travers des gestes du quotidien. Comment sen défendre, sen prémunir, alors que la folie, sous les espèces de la maladie, permet pourtant à une population peu argentée de survivre, ou de payer les études des enfants afin quils puissent échapper à la condition de leurs parents, ou de changer de voiture, bref de mieux vivre? Où la population va-t-elle chercher les ressources pour dépasser ces contradictions, notamment inconscientes, le plus souvent sans la moindre aide des médecins du lieu, qui je le précise et cela a été souligné par dautres que moi 18 , se sont contentés durant des décennies de gérer le flot des malades en attendant, le plus souvent, leur nomination dans un hôpital plus reluisant que les colonies familiales, qui nont jamais été des plus recherchées sur un curriculum vitae?
2.7. La tradition gardienne des fous.
On est donc là dans un domaine où pointent des phénomènes à lénoncé non-dit, tacites autant que consensuels, décisifs pour une société qui perd peu à peu les balises rassurantes de la coutume, de la religion, des relations hiérarchiques fortes qui jadis et naguère lui traçaient la voie et ordonnaient le quotidien. On est en effet sans doute là au coeur de ce que Marie-Noëlle Schurmans a nommé un des fondements anthropologiques organisant, en une sorte de capital pensé dhomo sapiens, les représentations de la folie, de la déviance, de laltérité peut-être, en tout cas un archétype particulièrement éclairant des savoirs profanes qui nous gouvernent, à notre insu. Résumons-nous: nous voyons, chez les accueillants, se disposer devant nous divers signifiants, unis par une sorte de révélateur qui consiste en létablissement de barrières matérielles délimitant, dans les demeures, des zones autorisées et des zones interdites. Ces signifiants sont, je le rappelle :
-la croyance en une force, principe mystérieux mais fondamental, originel, de la folie;
-la peur de la contamination de la maladie mentale par lintermédiaire des contacts entre corps de civils et corps de bredins, ou par sécrétions, voire par des mots-choses interposés. Rappelons nous ici que partout la souillure risque de sinsinuer;
-lexigence de sen défendre, par des rites ou des savoir-faire transmis de génération en génération.
Croyance, peur, défenses, maîtres-mots qui révèlent la gravité des mécanismes psychologiques et sociaux en cause et, une nouvelle fois, la tâche immense de pensée qui est exigée de la part des familles daccueil, et la gravité de lacte de placement familial. Il ne suffit pas de se gargariser de la notion à la mode daccueil familial thérapeutique, ou de lieux communs sur le consensus daccueil, sur lintégration, la réadaptation ou je ne sais quoi de ce style, que jai entendu si souvent, mais de se souvenir quà la base de tout, des soignants ou des travailleurs sociaux décident de placer quelquun, jeune, adulte ou vieillard, dans un milieu qui la déjà rejeté par prétérition. Et de le placer en un lieu habité par des humains qui vont devoir adopter des stratégies perceptives, relationnelles et comportementales face à un étranger à leur famille, et face à un étranger porteur de ce qui fait le plus peur, le Mal, en ce quil a dabsolu, et qui risque de se transmettre à lensemble familial et au delà à la cité, et de polluer lun et lautre. La dimension symbolique, transindividuelle, transgrouple, soffre aux sujets pour trouver des réponses aux questions confuses, opaques, que ces situations socialement mal balisées posent. Mais poursuivons nos réflexions à présent en examinant le cas de Geel, qui va nous apporter un éclairage nouveau sur ces problématiques.
Je me suis souvent interrogé sur les raisons pour lesquelles les chercheurs sétaient autant désintéressés de phénomènes humains aussi passionnants et étranges que ceux des colonies familiales, préférant parler dethnopsychiatrie et aller étudier des populations exotiques. Jy perçois à mon tour une défense non dite du milieu universitaire, qui, on le voit, participe aussi inconsciemment à lidéologie et surtout aux systèmes de défense organisés autour des archétypes dont nous parlons ici. Un exemple est caricatural, celui de Geel. Voilà un lieu exceptionnel, à tous points de vue, ayant donné loccasion de produire un nombre impressionnant de thèses et darticles, de films, de reportages, dun niveau il faut bien lavouer souvent affligeant sur le plan scientifique, ce qui est déjà en soi un signe. Au début des années soixante, une armada de chercheurs et de scientifiques de Louvain, dOxford, de la Columbia University, débarqua à Geel. Sous la direction de Léo Srole on investit donc la Campine Belge et on y travailla durant plusieurs années. Pour quel résultat? Plus de trente ans après on attend toujours la mise en forme dun matériel présumé considérable, qui, si lon en croit la légende Geeloise, emplirait un wagon de chemin de fer! Mise en forme si problématique quelle a valu un procès à Eugeen Roosens, coupable davoir publié sous le titre Des fous dans la ville? 19 une partie des travaux, dune manière fort conventionnelle et gentille, mais sans la bénédiction des notables universitaires du Gheel Family Care Research Project. De temps en temps, on apprend que le serpent de mer de la publication en est au neuvième ou au dixième volume. Mais rien ne vient. Examinons donc, tels quils sont, avec leurs limites, le témoignage et la synthèse de Roosens. Dune manière générale ils vont dans le même sens que ce que nous avons vu précédemment, quoique de façon plus superficielle et moins fouillée. Mais il apporte par ailleurs des informations assez spécifiques. Prenons comme exemple lattitude des habitants de la région de la colonie réunis en associations sportives ou culturelles. Une chose y est frappante, lexclusion totale dont les malades sont lobjet. Le cas particulier des associations dites à but humanitaire est encore plus frappant par son aspect caricatural. Car on découvre que même celles ayant pour but daider les handicapés à se réinsérer dans la société navaient pas pensé aux patients de Geel! Un des responsables de lune de ces associations caritatives, culpabilisé à posteriori par cet occultation massive, nhésita pas à comparer, non sans raison, la situation à celle de lapartheid. Il apparut ainsi aux enquêteurs que, je les cite:
-Les malades de lEtablissement sont considérés par tous comme une catégorie à part. Ils en sont profondément marqués.
-Même si leurs capacités mentales sont comparables à celles de certaines personnes «normales», cela nefface pas létiquette: «Ils sont enregistrés.»
-Pour toute activité sociale en dehors de la famille, on ne peut prendre les patients « au sérieux » sans friser le ridicule.
-Presque aucun patient nest capable dêtre membre dune association.
-Dans le cadre dune association, les patients échapperaient au contrôle.
-Létablissement ne semble ni souhaiter, ni encourager la participation des patients aux associations.
-Létablissement a tout prévu pour les patients, il soccupe de les distraire, etc. Les gens de Gheel nont pas à sen occuper.
Presque tous les dirigeants dassociations ont, dune manière ou dune autre, exprimé le voeu que, si les patients assistaient aux réunions à titre dessai, ils y soient accompagnés par leur «nourricier», car ils appréhendaient des incidents ou bien quils se fassent remarquer écrit Roosens. Et encore plus significativement, plus avant dans létude: Mais le fait de ne pas insérer les patients dans les associations semble dicté par une raison encore plus fondamentale. Accepter des patients dans une association où lon traite de choses sérieuses signifierait, dans le contexte global, effacer les limites entre malades et gens sains, alors que tout le système de Gheel repose sur le principe du maintien de cette limite en toutes circonstances... Chaque association subordonne linscription de nouveaux membres à un certain nombre de conditions qui doivent, précisément maintenir cette égalité entre les membres. Si les habitants acceptaient les malades dans les associations ils porteraient atteinte au principe basal de séparation, et donc, par conséquent, remettraient fortement en cause la distinction entre patients et normaux. Doù les réactions des dirigeants quand on leur demande ce quils pensent de lacceptation éventuelle de patients parmi leurs membres: On ne peut les prendre au sérieux; On dévaluerait lorganisation aux yeux des autres membres en acceptant des patients, même si ceux-ci étaient capables de suivre et de comprendre ce qui sy passe; Avec des patients, on ne serait plus entre soi. Et enfin, formule que je place en exergue tant elle est lourde de sens: Lassociation sadresse à une certaine catégorie de personne et les patients nappartiennent à aucune catégorie. Les patients sont dans un interstice institutionnalisé, ce qui napparaissait pas à Ainay (non plus quà Lierneux, selon létude réalisée par Marie-Noëlle Schurmans).
Un paradoxe surgit alors : à propos de ce qui est LA référence quasi mythique depuis des siècles de toute pratique libérale envers les malades mentaux, dès quon creuse les situations et que lon ne se contente pas du discours lénifiant et autosatisfait tenus par les soignants, les psy et les administrateurs du lieu, ou de celui des visiteurs dun jour, ou de celui des hommes politiques locaux dont la colonie est le fond de commerce, la crudité et la brutalité des mécanismes dexclusion saute aux yeux. Lévocation de la similitude avec lapartheid est intéressante à plus dun titre, et me semble tout à fait justifiée. La notion de limites permanentes, existant à un niveau symbolique, structurant le réel et limaginaire, y est claire. La population, et en son sein ses membres aux motivations humanitaires les plus développées - pour les autres - y est dans lincapacité de percevoir les pensionnaires de létablissement en des termes leur permettant dêtre lobjet du minimum de compassion. On rabat les oreilles du visiteur sur la tradition Geeloise dintégration des malades à la population et on constate que pour celle-ci, le pensionnaire est un autre tellement éloigné quil en devient soit transparent, soit une entité abstraite: un autre-zombi, sans réalité matérielle et corporelle, bref un être hors de la catégorie du pensable. Les barrières à poules y sont devenues inutiles, la tradition a amélioré le système : chacun a sa propre barrière mentale à sa disposition, soigneusement disposée dés quun pensionnaire croise son chemin. La dimension symbolique offre de lautre, du fou, du déviant, un modèle tellement stéréotypé que les mécanismes défensifs que Denise Jodelet avait mis en évidence à Ainay ny sont même plus nécessaires. Paradoxe de la tradition. La tradition devenue défense contre la différence et laltérité. La tradition devenue gardienne des fous!
2.8. Laltérité niée.
Au point ou nous en sommes de nos connaissances sur Geel, et avant la publication hypothétique du Gheel Family Care Research Project, cest-à-dire en nous fondant dune part sur la large littérature existant, en particulier le livre fort honnête de Roosens, dautre part sur les témoignages que jai pu moi-même recueillir auprès de soignants et de familles nourricières, il semble bien quon puisse établir des distinctions entre Geel et les autre colonies familiales. Jaborderai ailleurs laspect violemment totalitaire du système, et entraînerai le lecteur dans une réflexion dordre éthique, car il ne faut pas exagérer, on a le droit dêtre chercheur et davoir un minimum de morale (et de bon sens!); je me limiterai ici à la dimension purement fonctionnelle des choses en examinant quelques-uns des mécanismes défensifs mis en place par la population pour nier la folie ou la tenir à distance. De laveu même de Roosens, il apparaît en effet que les gens de Gheel suivent, dans une certaine mesure, leur pensionnaire dans son univers mental imaginaire en lui donnant raison ou en se taisant, mais ce petit jeu nest jamais pris au sérieux. Ils ont résolument adopté le point de vue selon lequel, dans leur déviance, les patients ne sont pas seulement autres, mais en outre inférieurs; et cette infériorité simpose comme une évidence. Celle-ci sappuie dailleurs sur un fait : le système particulier que les patients ont développé autour de la réalité ne produit jamais rien de viable à quoi les autres pourraient accéder, ou une base sur laquelle on pourrait édifier quoi que ce soit. Voilà pourquoi leurs comportements déviants ne sont pas seulement autres, mais également tout à fait dépourvus de valeur, ou presque. Cela a au moins le mérité de la clarté. On est à Geel devant un système ritualisé qui maintient, fondamentalement, les malades en état de différence radicale par apport aux normaux, et les situe en situation dinfériorité, mais aussi de transparence. Point nest besoin dinsister sur les termes employés pour désigner les malades, mais citons les principaux qualificatifs rapportés par Roosens: Les gens de lÉtablissement, les cinglés, ceux qui viennent de sous les grands arbres, ceux qui déraillent, qui sont des mules, qui font des caprices, etc, tout à fait comparables à la terminologie ainoise : les cinglés, les mabouls, les gars de cabanon etc, rapportée par Jodelet. Ces qualificatifs assez terribles par leur violence dévalorisante sont à considérer comme signifiant la différence radicale de statut. On nest plus chez les blancs, chez les civilisés!
Les enquêteurs du Gheel Family Care Research Project ont par ailleurs observé soigneusement les bars, cafés et bordels plus ou moins déclarés du lieu: la façon dont les malades y sont traités est elle aussi éloquente. Dans un nombre important dentre eux on y remarque une limite physique (selon le principe de la barrière à poules) entre normaux et gens de létablissement. Dans les plus tolérants, au mieux, les malades sont admis dans une plus grande proximité physique mais toujours dans un contexte relationnel dévalorisant, que Roosens nomme relation de plaisanterie, cest-à-dire dans lequel le patient nest jamais pris au sérieux. Dès quil est concerné par une situation ou une conversation, tout ce quil dit est tourné massivement et continuellement en dérision. Le consensus à Geel est donc de ne jamais faire entrer le malade dans le nous de la communauté des gens sains et normaux. Cela concerne aussi, je lai rappelé en préambule, les personnes les plus imprégnées de préoccupations humanitaires, les responsables dassociations ou les prêtres. La dimension rituelle, pourtant fort peu étudiée par Roosens est ici importante, on le constate. Une codification et un marquage social rigides, sont apposés sur un grand nombre de situations du quotidien, de telle manière quaussi peu dentre elles que possible donnent lieu à de limprovisation. Chaque bar a son propre rite de séparation du pensionnaire par rapport aux autres, aux normaux. Chaque rituel propre à chaque bar est lui même relié au rituel général des bars et cafés de la région Geeloise. Dans lordre des rites dagrégation, une seule manifestation donne lieu à un possible contact entre population normale et pensionnaires, la fête des Rois (dont on se souviendra quelle est aussi une variante de la fête de Fous), ainsi, nous le verrons ultérieurement, quau cinéma. Mais si les malades y sont naturellement admis, cest à la condition dêtre inclus dans la classe comportementale spécifique des enfants, qui vont chanter de maison en maison pour récolter quelques sous. Si ce rôle parait évidement assez humiliant pour un observateur extérieur, les gens de Geel nen prennent même pas conscience, tout entiers persuadés quil sagit là dun bien mince prix à payer pour le service millénairequils rendent à la société.
2.9. Limposture du mythe de la folie libérée.
Pour donner un autre exemple de la sophistication et de la précision des places et des rôles assignés par le rite, il faut lire les scènes soigneusement décrites par Roosens au cinéma, scènes qui valent le détours. Les pensionnaires de Geel nont le droit daller au cinéma que le dimanche après-midi, à la séance dite des enfants; encore faut-il préciser que même dans cette salle et à cette séance les enfants sont placés en haut, les patients en bas, et quhommes et femmes sont séparés. Une fois ce rituel de séparation des classes dâge, de sexes et de statuts respecté, les bornes disposées, les espaces balisés, les codes comportementaux, les règles de conduite et létiquette coulent de source : des comportements fous et déviants, ou simplement gênants, peuvent être non seulement tolérés, mais en lisant les comptes rendus, on a même limpression quils sont favorisés, comme sils entérinaient et confortaient ainsi lattitude globale de la population: Dans le bas de la salle, réservée aux patients et dont lentrée est gratuite, cest un vacarme épouvantable. Deux enfants seulement sont assis en bas. On bavarde à-qui-mieux-mieux, on va et vient et les transistors produisent une cacophonie infernale. Après qua commencé lavant-film (Robin des Bois, cette fois), le bruit est à peine moins élevé. Il ne sarrête quaux moments de tension sur lécran: quand on se bat ou quand on va se battre. Chaque fois que les méchants essuient une défaite morale ou physique, toute la salle réagit avec éclat. (Roosens).
Ainsi se déroule la vie quotidienne dans ce qui fut (ou reste, pour certains naïfs ou cyniques!) le modèle de la psychiatrie ouverte. Les malades y sont maintenus dans une catégorie inférieure à celle des humains normaux, voire même hors-catégorie, dans linterstice, où ils ne sont même pas vus; ils sont devenus transparents! Roosens note que dans les manifestations où les participants ont un rôle passif (les processions et les offices religieux), les distinctions napparaîssent pas; mais quen revanche, dès quun minimum dautonomie est requise, les processus de séparation se mettent immédiatement en place, par consensus. Cest dire que la dimension agrégative existe pour lensemble de la population, normale ou malade, en situation où le dépassement des barrières ne risque pas de porter atteinte aux processus de pensée, et où par conséquent le problème de laltérité ne se pose même pas. Sinon lagrégation sétablit sur le dos des malades. Je reprendrai bien entendu cette discussion, à propos du totalitarisme et de la violence institutionnelle.
Résumons-nous : nous sommes à Geel dans un lieu hautement marqué symboliquement, à la fois par le mythe de sainte Dymphne et par celui du traitement révolutionnaire des fous qui le relaie et lenglobe, tout à la fois. Une tradition en découle, par lintermédiaire dun savoir-faire et dun savoir-se-comporter en tous lieux et toutes circonstances. Voilà la distinction essentielle par rapport à ce qua observé Denise Jodelet : à Ainay un savoir profane sest mis peu à peu en place, des recettes se sont transmises en quelques générations, de mère en fille, de bouche à oreille; à Geel, les savoirs se situent dans la sphère comportementale, infra-langagière. À Geel le savoir-faire, aussi, prime sur le savoir-penser. Nous pourrions dire que le poids des rituels du quotidien y occupe par vicariance la place de lespace de la pensée. Lune des manifestations de cette prégnance symbolique attribuant à chaque participant, normal ou malade, sa place, son rôle, le savoir sur létiquette à respecter pour rester intégré. Cest cela qui donne à Geel ce je-ne-sais-quoi qui a à ce point fasciné ou révulsé ses innombrables visiteurs, depuis des siècles, notamment depuis les Lumières. Tout y semble naturel! Car selon le point de vue auquel on donne la priorité et selon, il faut bien le dire aussi, ses a priori, sa morale intime, ses intérêts, ce lieu peut être soit un havre de liberté pour les malades, soit un asile. À mon sens il est sans doute un peu les deux, et en tous cas le modèle dune certaine forme dirresponsabilité scientiste, sans même, pour une fois, avoir à charger ladministration qui ne fait, comme à son habitude, que gérer le gardiennage au moindre coût.
Mais pour ne pas uniquement se contenter de prises de positions morales ou passionnelles, il nous faut continuer notre discussion théorique. Denise Jodelet fonde son étude sur le corpus organisé autour du concept de représentation. Nous allons encore un instant poursuivre notre route avec elle sur ce terrain, mais aussi, commencer à pointer notre différence, en introduisant plus profondément quelle ne la fait la référence au corps et à son image.
3. Représentations,
corps et idéologie du placement familial.
3.1. Du corps individuel au corps social.
Nous avons perçu, à la suite des travaux de Denise Jodelet, dEugeen Roosens et de Marie-Noëlle Schurmans 20, à quel point les phénomènes observés dans les colonies familiales ne peuvent donner lieu à un minimum de compréhension quà la condition dêtre replacés dans leur contexte, ce qui signifie un réel effort de synthèse, tant de nombreuses pratiques paraîssent singulières et ouvrir sur des espaces hétérogènes, des univers multiples dirait Nathan. Nous avons laissé Jodelet à un stade décisif de son étude, celui où elle venait de mettre en évidence de manière convaincante, chez les nourriciers dAinay, la mise en place diversifiée mais constante, de mécanismes de défense contre la peur de la contagion par la maladie mentale, elle-même en rapport avec une force immatérielle, fluidique, pouvant affecter le corps individuel avant de sattaquer au corps familial et au corps social. Notons quelle pointe ici à juste titre la dimension sexuelle des phénomènes, à laquelle je joindrai les observations de Roosens à Geel, et que je relie au travail de Françoise Héritier qui élargit le concept dinceste (quelle nomme du deuxième type) dans une direction qui peut ici nous intéresser. Puis, à partir de là, Jodelet poursuit son analyse en critiquant la position de Mary Douglas concernant le couple souillure-rituelle/souillure-séculière. Elle relève à juste titre quadmettre avec Mary Douglas, que certaines pollutions servent danalogie pour exprimer une idée générale de lordre social, et que ces pollutions sont lexpression symbolique des relations entre différents éléments de la société, comme le reflet dune organisation hiérarchique ou symétrique qui vaut pour lensemble du système social, ne dit rien sur le comment du passage individu-groupe. Douglas énonce bien que chaque groupe social puise dans le symbolisme corporel des thèmes présentant à un moment donné une dangerosité pour lui, ce qui est indubitablement évocateur sur le plan métaphorique, mais qui soulève de graves objections dès quon désire en faire un modèle comportemental. Jodelet qualifie cette conception dintellectualiste. Car elle remarque que Mary Douglas élimine ainsi, par exemple, la fonction sociale du rite dans la réalisation des rôles, des sentiments sociaux, et de la solidarité magique du groupe que Jeanne Favret-Saada a montré, nous lavons vu, encore active dans certains contextes. Bref, quelle fait ainsi une sorte dimpasse sur la représentation, après avoir fourni des éléments capitaux pour la développer 21.
Denise Jodelet met en premier lieu en évidence la construction dun ensemble de représentations, dans un espace social déterminé, représentations que sapproprierait puis véhiculerait une population, par transmission langagière ou infra-langagière, afin de construire, de génération en génération, un système de pensée canalisant la peur, ou dune façon plus générale structurant à la fois un vécu et les données de lexpérience objective. Jusque là nous pouvons la suivre sans peine. Nous observons une autre forme de ces constructions représentatives, en quelque sorte plus archaïque, brute, moins défensive, aussi, à Geel. Elle remarque ensuite à quel point le groupe est soudé autour dune manière commune de transmettre, et ici entièrement par lintermédiaire du langage, cette conception particulière de la maladie, et par conséquent de la manière de se conduire avec les bredins et de les différencier des civils, attitude consensuelle que lon retrouve là aussi en Campine. On la suit aussi sans réticence lorsquelle distingue des classes de malades et de maladies fondées sur des systèmes naïfs dagencements de représentations. Cette partie de son travail est fort originale. On en arrive ensuite à ce quelle nomme la constitution dun dépôt où sancrent les composants des champs de représentation de la maladie et des malades. La suite de son analyse va ensuite nous retenir et, pour résumer mon sentiment, elle my paraît moins à son aise, de même que Marie-Noëlle Schurmans à lissue de son travail sur les concepts de maladie mentale et de sens commun. La comparaison entre ces deux embarras pourra nous éclairer, en nous incitant à nous engager dans une autre voie que celle offerte par loutil psycho-sociologique qui montre ici ses limites.
Le premier point où je diverge sensiblement des conclusions de Denise Jodelet concerne les procédures qui amènent linstitutionnel et le social à établir des séries de diagnostics, départageant dune part la bonne maladie de naissance (cérébrale), dautre part la mauvaise (nerveuse), avec les connotations déjà évoquées concernant leur contagiosité. Car alors que la société, dune façon générale, relie cette culpabilité au degré dautonomie qua un individu par rapport à un acte (il est responsable ou non responsable de ses actes, ou il a sa marge de manoeuvre), à Ainay, chez les nourriciers, cest par rapport à une norme locale que la mesure seffectue. Pour une communauté qui ressent la proximité de la folie et la présence de malades mentaux comme une menace pour son équilibre et son intégrité, Lassomption de ses propres valeurs est un moyen de réaffirmer son identité et de projeter hors delle-même dans les contre-valeurs dun monde qui lui est étranger, Le risque dengendrer la folie. Dans une étiologie de la maladie mentale où lendogène est maintenu corrélativement avec lexogène, la césure du substrat organique est une première manière de séparer le bien, représenté par linnocuité dun déficit qui laisse prise à la socialisation, du mal, impliqué par la dégénérescence du sang, la force négative dune altérité de nature écrit-elle. Le mécanisme intime qui permettrait à une population vierge de toute autre système de défenses de conserver une certaine harmonie avec la folie, serait alors dexpulser le mal par ce quelle nomme la fermeture identitaire (en quoi elle retrouve le mécanisme intime du racisme). Mais elle est bien peu avancée, en fin de compte, par rapport à Douglas lorsque celle-ci écrivait: Toutes les marges sont dangereuses. En les tirant dans tel ou tel sens, on modifie la forme de lexpérience fondamentale. Toute structure didées est vulnérable à ses confins. Je dirais même que peu après Mary Douglas avance une hypothèse qui, en tant que psychanalyste ayant été élève de Gisela Pankow me séduit beaucoup par son aspect visionnaire, et qui na jamais, à ma connaissance, dans les nombreux ouvrages qui citent ses travaux, été relevé par les commentateurs. Elle écrit en effet: Il est logique que les orifices du corps symbolisent les points les plus vulnérables. La matière issue de ces orifices est de toute évidence marginale. Crachats, sang, lait, urine, excréments, larmes, dépassent les limites du corps, du fait même de leur sécrétion. De même les déchets corporels comme la peau, les ongles, les cheveux coupés et la sueur. Lerreur serait de considérer les confins du corps comme différents des autres marges. Il ny a pas de raison de supposer que lexpérience corporelle et émotionnelle de lindividu lemporte sur son expérience culturelle et sociale. On a là une intuition fort aiguisée sur un point théorique très important autour duquel dans son propre ouvrage tourne Jodelet, un peu en vain, et on le comprend, car elle reste prisonnière des outils de la psycho-sociologie, et notamment de la science des représentations. En quelques phrases, Douglas nous introduit donc au sein de larticulation entre corps individuel (les orifices du corps), et corps social (les marges, les confins), glissant entre des blocs densembles représentatifs. Comment, à ce moment précis dun délicat cheminement conceptuel, articuler individuel et collectif?
3.2. Représentations et techniques du corps.
Linvocation du corps est ici tout à fait pertinente, mais sans doute à la condition de sortir du registre purement représentatif. Rappelons à ce sujet que Mauss, entre autre intuitions, avait déjà, à travers la notion de techniques du corps, imaginé que la manière dont un groupe et une société déployaient leurs manières de faire et leurs savoir-faire dans un espace, par la médiation dune activité corporelle, obéissait à un code bien défini, à une sémantique, à une échelle de valeurs. On doit donc à mon sens reprendre ici cette intuition, en posant comme hypothèse de travail le fait que la dimension rituelle, au sens où je lai auparavant définie, sappuie sur ces techniques du corps. La manière dont les nourriciers, ou dune façon générale les membres des familles daccueil laissés seuls au contact de la folie, agissent, se meuvent, se nourrissent, pratiquent lhygiène au contact de leurs pensionnaires, sont à la fois des techniques du corps au sens de Mauss et des exercices dun rituel collectif dont le fondement anthropologique sexprime, prioritairement, par des rites de séparation. Ceux-ci permettent, même dans les plus élémentaires actes de la vie familiale ou individuelle, de maintenir une sorte de ligne de démarcation entre les non-malades-mentaux, auxquels sont associées les valorisations positives et gratifiantes du groupe, et les oui-malades-mentaux, repérables par un statut de non-être associé à labsence de ces valorisations positives.
Si nous voulons poursuivre notre chemin dans ce sens, que tout confirme, y compris dans une certaine mesure les observations de Roosens à Geel, et comprendre comment le symbolique peut primer sur limaginaire et lui imposer ses normes, ses codes et ses valeurs, et infiltrer ainsi, dans le réel, les actes individuels les plus intimes au travers de lhabitus, il nous faut penser cet infime mais capital espace entre le je et le nous. On ne peut se contenter de décrèter que les représentations passent du groupe à lindividu, et vice-versa, par simple action en miroir. Le débat sur ce point est dépassé depuis longtemps. Et cest là où les psychanalystes ont encore quelque chose à apporter, sur le concept dimage du corps.
La clinique, notamment le commerce quotidien avec les handicapés, nous montre les limites sociales du respect de laltérité, et comment celle-ci taraude et mine limage du corps de tout un chacun. Cette action dépasse le pur système des représentations. Elle va aussi plus vite, se joue dans linstant, dans le moment fugace des ajustements identitaires. David Le Breton la bien exprimé dans son récent ouvrage 22 : Par sa seule présence, lhomme qui a un handicap moteur ou sensoriel engendre une gêne, un flottement dans linteraction. La dialectique fluide de la parole et du corps se crispe soudain, se heurte à lopacité réelle ou imagée du corps de lautre, engendre le questionnement sur ce quil convient de faire ou non de faire avec lui. Et le malaise est dautant plus vif que les attributs physiques favorisent moins lidentification. Le miroir est brisé, et il ne renvoie plus quune image morcelée. Cest cette image, ce morcellement, que nous allons à présent explorer dans une visée à la fois anthropologique, sociologique et clinique. Nous allons devoir, là encore, traverser des domaines souvent hétérogènes, pour ne pas dire étanches et imperméables les uns aux autres. On comprendra par cet élargissement des perspectives, que je cherche autant à approfondir létude des phénomènes se déroulant au sein de la famille, que de lélargir à ce quils produisent, dans le réseau social.
Nous avons laissé au terme de son irremplaçable étude Denise Jodelet comme engluée dans la pure problématique des représentations. Nous avons aussi laissés, à sa suite, les familles nourricières des colonies familiales plongées dans un monde rempli de situations paradoxales où elles devaient, avant tout, survivre, livrées à elles-mêmes. Nous lavons vu, le seul système défensif solide qui soffrait à elles, dans une structure fondamentalement dominée par la peur et langoisse de lautre, était dinstaurer un nouvel équilibre qui les amenait à vivre avec la folie, ou plus précisément au risque de son contact, mais en lexcluant symboliquement, grâce à la mise en place dun jeu doppositions distinctives au sein desquelles une ligne de démarcation passait par la crainte de la souillure et de la contamination. Autrement dit, se posait à elles la question: comment être là tout en nétant pas là, dans cette proximité avec le Mal, réduit à ses racines fondamentales de mauvaiseté absolue? Comment rendre compte, puis analyser cette symbolique paradoxale de défense et de réparation? Nous verrons que cest à la faveur de quelques changements de registre, par des détours producteurs de sens, que je tenterai de répondre à cette question. Car nous allons à présent essayer dexplorer les relations dialectiques concrètes sétablissant entre lenvironnement et limage du corps, notamment à travers la manière dhabiter un logis, un quartier, la cité. Il nous faudra ici tenter dy parvenir par un saut conceptuel, par une brusque décentration du regard et de lécoute.
4. Habiter la cité et existence psychotique.
4.1. Habiter.
Car comment introduire le sujet, et nous dégager de ces pratiques ancestrales qui confinent le malade, le jeune paumé, le sujet handicapé dans un espace social figé par des processus de pensée dont je montrerai dans mon prochain chapitre laspect totalitaire? Jai fait un choix, dont je conçois quil puisse déconcerter, mais il me semblait nécessaire de sortir du ronron habituel. Michel De Certeau, Pierre Mayol et Luce Giard nous fournissent en effet des pistes pour nous repérer dans ce foisonnement de la vie, où lon ne sait quelle direction prendre, quelle approche conceptuelle privilégier. Leurs deux tomes de réflexions, danalyses et détudes regroupées sous le titre de Linvention du quotidien 23, fourmillent dobservations et dannotations anticonformistes qui nous permettront davancer vers la problématique posée en préambule à cet essai. Une remarque méthodologique tout dabord simpose: il ma fallu, pour maider à mettre en forme les faits, choisir dans lénormité de la littérature contemporaine consacrée au quotidien 24 , moi qui ne suis ni anthropologue, ni historien, ni sociologue, ni philosophe, mais un amateur dans ces disciplines, et un modeste praticien du quotidien des malades mentaux 25. Jassume bien volontiers la critique de ne pas être exhaustif dans ma documentation, de biaiser mon choix, 26 et donc dorienter, dès à présent, mon développement futur. Car je cheminerai à la lisière, je lai déjà dit et je le répète, de systèmes, de discours, de théories, de pratiques aussi, voire de manières dêtre. Intimement persuadé de la véracité du principe dincertitude même dans le domaine des sciences humaines, je ne suis en relative confiance quavec ceux qui agissent et pensent en même temps. Je suis donc du côté des voyageurs, au moins de la pensée, et plus particulièrement des voyageurs de la lisière. Michel De Certeau en est ici un bel exemple, et il me convient bien par sa volonté délaborer une science pratique du singulier, par un retournement du regard. Suivons le donc, avec ses élèves et collaborateurs.
Posons nous tout dabord la question de savoir où se déroule laccueil dit thérapeutique ? De toute évidence, et en premier lieu, dans la maison familiale, notion que nous retrouverons dans mon ultime chapitre. Voilà le cadre de base, ou la pierre angulaire de tout lédifice .Tout ce qui va se passer dans un lieu dépend de la manière dont on lhabite. À partir de là, posons nous donc avec Heidegger la question de lhabiter, quil a si brillamment étudié dans Bâtir, habiter, penser 27. Habiter, disait-il, est le trait fondamental de la condition humaine : lhomme EST, pour autant quil habite ; et habiter cest être présent à un monde, à un lieu. Cela signifie donc quhabiter ne se résume pas à la simple occupation dun logis, cest-à-dire à une série définie de comportements. Habiter est un trait structural qui fait de lhomme ce quil est. Tout se passe comme si, disait Heidegger, nous nhabitons pas parce que nous avons bâti, mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons, cest-à-dire que nous sommes les habitants et sommes comme tels. Il allait même plus loin dans le dévoilement de notions que nous percevons habituellement intuitivement: Habiter, cest être mis en sûreté, ce qui veut dire: rester enclos dans ce qui est parent (in das frye), cest-à-dire dans ce qui est libre (in das freie) et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de lhabitation est ce ménagement. La seconde question que nous pouvons ensuite nous poser est de nous demander si ce qui symbolise le mieux laccueil familial nest pas ce qui ménage, ce qui invite à dériver vers laménagement, le management, notions qui sont si proches aussi de celles de fostering, foster care, foster-families, etc, qui sont les expressions anglo-saxonnes employées pour signifier ce que nous nommons placement, accueil familial, familles daccueil ? Ce ménagement, ce nest rien dautre que cette articulation du sujet à son Umvelt, cest à dire à son environnement humain. Voilà le premier cadre, fondamental, préliminaire à toute pratique daccueil familial : on tente de rendre un lieu habitable. Cela est aussi le fondement de toute approche écologique du soin. Dans ce contexte la formation des familles daccueil, je le pointe ici avant dy revenir plus en détail, devrait consister avant tout à mettre en forme, à délimiter une gestalt, grâce à laquelle se construira un cadre, lieu du ménagement, lieu du cultiver, de lenclore et du soigner. Voilà une des choses qui choquent le plus, ou, sur le plan éthique, une des choses les plus anti-thérapeutique qui transpirent de létude de Jodelet sur les colonies familiales: la maison de nourriciers est certes habitable pour eux et leur famille, mais pas pour leurs pensionnaires, qui ny sont admis que séparés, hors du cadre familial. Il y est même frappant dobserver la fréquence avec laquelle certaines maisons sont dédoublées: une, la vraie pour la famille; lautre, celle du rapport, pour les pensionnaires! Le clivage est ainsi devenu architectural. Or larchitecture agit sur les conditions écologiques non seulement de vie, mais aussi de pensée.
Nous examinerons ultérieurement les rapports intimes quétablissent les patients psychotiques avec lespace habité, par lintermédiaire du concept dimage du corps. Je vais poursuivre ici mes réflexions en abordant les entours immédiats de la maison. Le quartier est le premier espace auquel ont à faire face les malades lorsquils quittent tout dabord lhôpital ou linstitution de soins, puis la famille (daccueil ou la famille naturelle). Et cela même sils vivent à la campagne, car ne nous y trompons pas, la plupart des patients ont un mode de vie citadin, comme la plupart de habitants des campagnes dailleurs qui ne sont plus des paysans. Hormis ces derniers, la grande majorité des actifs vivant dans les campagnes sont en réalité des travailleurs ou des cadres des entreprises des villes, des fonctionnaires, etc. Sils sont retraités, ils le sont aussi après avoir vécu dans les villes. Autant dire que la notion de quartier à envahi le monde rural, qui ne conserve plus que de minces enclaves rétrécissant comme une peau de chagrin. Enfin, la réinsertion se faisant sauf exceptions dans la ville, même si un malade est placé chez des cultivateurs, une approche du village voire de la ferme isolée en termes de quartier citadin doit être incluse dans le travail. Cest en tous cas ainsi que les choses se passent dans mon propre service daccueil familial, qui me sert à présent de fil conducteur, après avoir longuement travaillé sur le matériel des colonies.
4.4.2. Vie de quartier, dedans, dehors.
Un quartier, ou je le répète un village à valeur de quartier, a deux fonctions essentielles : dune part, celle de fournir un réceptacle à une certaine catégorie de comportements, dautre part, de leur procurer une plus-value symbolique sous forme de reconnaissance sociale. Larticulation entre ces deux niveaux nous donnera loccasion de développer le concept de convenance, cest à dire le savoir se tenir, notion capitale là aussi dans le champ de la réinsertion des malades, et qui nous amènera à refaire quelques incursions dans le monde dAinay. Quest ce qui centre le concept de quartier? Cest la marche, nous propose Mayol 28, cest-à-dire lespace qui soffre à celui qui par ce moyen, peut en baliser le tracé en un temps socialement raisonnable. Dix minutes dans un sens, dix dans lautre, voilà mon quartier! Cest dire quil se définit ainsi par lusage matériel et corporel que jen ai. Face à un espace urbain envahi, saturé de signes, de codes plus ou moins indéchiffrables, le quartier simplifie et familiarise les choses, en les humanisant, en les narrativisant. Un signe indéchiffrable reste un sujet de perception opaque qui peut faire partie des bruits (Morin) de la vie, ce qui pour un malade peut être le motif dune angoisse extrême. Je me souviens dun psychotique dont javais réussi quil vienne me consulter depuis le domicile de sa famille daccueil jusquà mon bureau. Mais un mois il arrivait très en retard, un autre mois il ne venait pas. Une fois jappris quil était bien arrivé à Nantes mais quil en était reparti sans venir me voir. Je me résolus à en avoir le coeur net et me postais, le jour de sa visite suivante, sur son trajet. Nous parcourûmes, lun à la suite de lautre, quelques centaines de mètres, sans problèmes particuliers. Soudain je le vis arrêté sur un trottoir. Il essayait davancer, sarrêtait, effectuait quelques pas sur le côté, revenait en arrière, etc. Je mapprochais et vis quil était comme à larrêt devant un trou dans le trottoir denviron un mètre carré, creusé par des employés de la voirie pour avoir accès à je ne sais quelle canalisation. Le malade ne pouvait ni le franchir, ni le contourner. Un désordre dans la disposition de lespace devenait pour lui source dune angoisse telle quil ne pouvait quen être sidéré et reculer, puis fuir. Car il allait repartir vers larrêt des autocars et retourner chez sa famille daccueil sans même me consulter. Le quartier venait de perdre pour lui toute familiarité. Il lui était devenu impossible de franchir un obstacle sans aide. Du simple fait dun signe doù jaillissait langoisse il perdait lusage dun quartier. Cette perte dusage allait enclencher là aussi un modèle dinconduite, une conduite folle, aberrante, puisquelle le faisait repartir dans son village. Nous voyons dans cette séquence comment la perte de sens induite par leffondrement de lusage de lespace social du quartier, crée une déstabilisation chez le malade. Venu non sans mal en ville pour me consulter, il se retrouvait dans un temps et un espace hors normes, non codé, étranger, dangereux.
Le quartier résulte donc de lappropriation que fait tel ou tel sujet de lespace urbain. Une appropriation singulière, qui se fait pour lenfant par un apprentissage progressif, avec de brusques poussées cognitives lors de son entrée en maternelle ou à école, ou à loccasion de telle ou telle sortie avec ladulte, la main dans la main. Car cette appropriation se fait à laune du corps, beaucoup plus quà celle des organes sensoriels. Or la maladie, physique ou mentale, entraîne des modifications dans cette territorialisation imaginaire personnelle, le plus souvent une régression dans sa distribution. Lon voit dailleurs à cette occasion que le clivage entre physique et mental perd toute légitimité, puisque toute maladie dite physique ou sensorielle passe par la mentalisation, et a contrario que toute maladie mentale est elle aussi engagée dans un procès entre corps et espace social. Dans lexemple que jai donné précédemment, cest bien dans le rapport au corps et à sa représentation que ce psychotique se cabre devant un signe, celui des travaux sur la voie publique, signifiant pour lui perte de ses repères et risques deffondrement de lensemble de son monde. Lutilisation des transports en commun sinsère dans ces mécanismes complexes. Je me souviens dune autre malade schizophrène qui un jour, en arrivant dans mon bureau, me demanda si lhôpital Saint-Jacques (hôpital psychiatrique nantais où elle avait passé plusieurs années de sa vie) était détruit. Je métonnais de sa question et lui répondis pour la rassurer que je ne croyais pas, et lui demandais la raison dun tel sentiment. Elle me répondit, comme allant de soi, quelle venait de voir, en circulant en autobus, de très ordinaires travaux de démolition. Cela signifiait donc pour elle que lhôpital était, par contiguïté, lui aussi démoli. On peut tirer de ces deux exemples plusieurs enseignements sur la manière dont les psychotiques investissent un quartier. La marche, comme chez tout un chacun, est le moyen primordial pour en mesurer lespace et le baliser. Le transport en commun sy greffe, en augmente la richesse mais aussi les risques de rencontre avec linconnu. Certains événements y prennent valeur de mini-catastrophe, de numineux. Point nest besoin dune explosion dusine pour angoisser certains sujets, encore moins dune guerre civile; un trou dans la chaussée peut signifier effondrement dun monde. Le fonctionnent mental particulier du psychotique peut établir des relations singulières, par contiguïté, entre tel événement et tel lieu particulier. À la limite, une ville entière peut se voir menacée danéantissement par lextension dun effondrement très localisé pour tout un chacun, mais qui pour certains représente le Tout. Nous voyons déjà là poindre une question que je développerai prochainement, celle de lorganisation de limage du corps, laquelle, à partir dun élément, donne accès à lensemble de tout un espace mental, non point simplement par le jeu des représentations, mais par un dispositif qui a à voir avec la structure du sujet. À partir de son enveloppe corporelle et de son histoire personnelle, lhabitant dune ville ou dun village, quil soit normal ou malade, explore le monde extérieur. Par le quartier, progressivement, il balise ainsi lespace, y repère des limites, des bornes, à la fois matérielles mais aussi par certains aspects immatérielles, souvent mouvantes, entre un dedans et un dehors. À lintérieur se trouve préférentiellement le nous; à lextérieur le non-nous, et partant, létranger.
Le noyau dur du dedans reste pour tout un chacun, hormis lors des périodes de crise, lespace privé du lieu habité, de lappartement, de la maison. Mais des trajectoires variées en rayonnent, dessinent une cartographie singulière, y repèrent des marques, des empreintes visuelles et sonores (olfactives ou gustatives plus rarement, et encore...). Des marges, des banlieues, des no mans land sinterposent entre lieux du dedans et lieux du dehors, de même que, nous lavons vu à propos des savoirs profanes, des déploiements topographiques sinterposent entre centre des villes, proche du sacré, et zones périphériques sen éloignant de plus en plus. Des lieux vides, ou inconnus, soffrent ainsi à lexploration future, ou à la phantasmatisation de lieux un peu vierges à explorer ou dans lesquels trouver refuge 29. Au total, un quartier finit par soffrir à lhabiter, comme une maison ou un appartement, y compris dans sa dimension historique. Une dialectique subtile sétablit ainsi entre le plus profond de lhomme et son lieu dhabitation, la ville le plus souvent. De telle façon que, comme lui, elle a sa vie propre, à la fois singulière et commune. Comme Julien Gracq la lumineusement décrit dans La forme dune ville 30, cette ville de son enfance où je vis quotidiennement, Nantes, suit les fins linéaments du temps et de lhistorial : Je croissais, écrit-il, et la ville avec moi changeait et se remodelait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée-forme complaisante à toutes les poussées de lavenir, seule façon dêtre en moi et dêtre vraiment elle même-elle nen finit pas de changer. Certes la modernité détruit cette familiarité du quartier; mais celui-ci se défend. Une contre-modernité se construit sous nos yeux, sans même que nous en prenions conscience. Ces mouvements se produisent de manière inconsciente en nous, mêlés aux mouvements et aux représentations de la société. Cela est lune des voies dabord pour une approche écologique des maladies mentales et au-delà, pour la compréhension de ces pratiques de psychiatrie ouverte et déducation en milieu ouvert vers lesquelles tout nous mène.
5. Écologie et quotidien.
5.1. Écologie générale des maladies mentales.
Un patient en famille daccueil est plongé lui aussi dans ces problématiques. Certes, durant un temps plus ou moins long il sera protégé du monde extérieur, comme dans un cocon, par le cadre du logis familial, comme lest le petit enfant. Mais inévitablement, un jour, il devra en sortir et affronter la vie de la cité, se confronter aux espaces étrangers, au quartier. Nous devons donc évoquer à présent la question de la place du sujet malade, handicapé ou marginal dans la cité, et celle de son interférence en psychopathologie. LÉcole de Chicago, à la suite des travaux de Faris et Dunham dès les années trente, a tenté détablir des corrélations entre maladies mentales et typologies de quartier. Les conclusions de ces travaux et de ceux qui les ont relayés, dans diverses villes américaines notamment sont, selon lexpression même de Roger Bastide 31 chaotiques. On en retire néanmoins lidée générale selon laquelle certaines relations de causalité existent entre les deux ensembles de phénomènes, mais quelles sont sans doute trop complexes pour être exposées en termes de science dures, doù découleraient des règles universelles, intangibles et définitives. En France, Marie-José Chombart De Lauwe a inauguré dès 1956, puis dans son étude sur la Psychopathologie sociale de lenfant inadapté 32, ce type de recherche. Elle a notamment été amenée à observer que limpossibilité dans laquelle se trouve lhabitant dune grande cité de se situer dans un espace concret, nest pas lune des moindres causes du déséquilibre de notre société. Dans létude des rapports entre les formes matérielles dune société et ses représentations et aspirations, nous voyons apparaître un troisième élément de lespace social, qui est lidée même que sen font les groupes et les personnes qui y évoluent. Ainsi un quartier urbain nest pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques, mais par les représentations que ses habitants sen font. Il faut bien avouer que ce genre de remarque a été durant des décennies plus ou moins mis sous léteignoir au motif didéalisme par une Université pour lessentiel toute acquise à une approche étroitement marxisante et matérialiste des phénomènes sociaux, en vertu de laquelle limportant devait être linfrastructure économique, primant sur les superstructures plus ou moins idéologiques, donc suspectes de subjectivité petite-bourgeoise. Ces approches retrouvent à présent une nouvelle actualité.
Le quartier se pose donc comme un espace social, où lon sort non seulement pour aller vers sa subsistance, mais pour rencontrer les marques de lexistence des autres, à travers les signes quils y laissent et les représentations que le sujet sen fait. Sortir dans son quartier est donc un acte essentiellement culturel. Rien ne devrait être plus évident pour ceux qui soccupent de malades ou de handicapés, chez lesquels latrophie du rapport à lautre se manifeste préférentiellement dans les Presque-riens du quotidien. Voilà qui est malheureusement presque toujours opaque aux yeux des soignants et des travailleurs sociaux, et à ceux qui prennent la responsabilité de mettre en forme et de réfléchir à ces pratiques : tout habitant, y compris un malade ou un handicapé, dès lors quil sort dans un quartier, sengage dans un espace culturel qui lui préexiste et qui est tout entier feutré dun réseau fort dense de signes par où laltérité se manifeste. Cest ce qui explique, par exemple chez certains schizophrènes, ces phases de réclusion durant lesquelles ils restent enfermés à leur domicile, en obstruant toutes les issues, se calfeutrant, se plaçant parfois des boules quiès dans les oreilles. Que cela signifie-t-il sinon un refus de lautre, rendu présent (par projection et identification projective) dans un monde devenu tout entier hostile et persécuteur? Cest également ce qui explique ces suicides de malades même pas déprimés, reclus dans un espace qui se rétrécit jusquà en devenir insupportable. Il ne sagit souvent dailleurs pas là de vrais suicides, mais dune mort par impossibilité à effectuer les petits gestes permettant de salimenter et de prendre soin de soi. Voilà aussi ce qui na pas été mis en évidence à Ainay, la problématique étant apparemment centrée autour du mode de vie rural des nourriciers. Certes les malades, les bredins, y sont par certains aspects reclus dans, il faut bien le dire, un asile par bien des aspects pire que le pire des hôpitaux psychiatriques. Mais lon na pas bien vu quil sagissait là aussi dun asile, au sens primitif dun lieu dasile, cest-à-dire dun refuge. Et quil est indiscutable que pour certains malades, cette réclusion asilaire est une défense naturelle absolument vitale. Vu sous cet angle lon aurait pu noter quils y entraînent, souvent, leur famille daccueil, par ce que jai montré ailleurs être des phénomènes contre-transférentiels. Une dialectique dévitement de la vie de la cité amène donc parfois les accueillants comme les accueillis à senfermer dans cet asile pour se protéger, pour se couper de la vie communautaire, et par conséquent dune certaine façon pour tenter de sy soigner spontanément. Jai précédemment fait observer que ce qui unifiait les diverses colonies familiales, françaises et belges était ce côté marginal aux grandes voies de communication, qui favorisait les phénomènes dexclusion sociale dans ce quils ont de défensif, mais aussi de relativement positif car protecteur. Les premiers promoteurs du renouveau des colonies familiales, à la fin du siècle dernier, le disaient clairement: la vie à la campagne, au grand air, au sein dune population saine, était en soi thérapeutique, par la mise à distance de linfluence pernicieuse des grandes villes. On avait là une vision de lécologie du soin certes naïve, mais concrète, et probablement non dénuée defficacité symbolique.
5.2. Convenance et altérité.
Linsertion dans lespace des villes et des villages, relève donc dune tactique qui na pour lieu que celui de lautre. Linvestissement et la possession de ce quartier sont lenjeu de la subtile dialectique établie entre la manière dentrer en contact avec lautre et de vérifier la validité des manières de faire, prolongement des techniques du corps. Ce dernier point me donne loccasion de poursuivre notre étude vers la notion de convenance. Le quartier se définit ainsi, nous lavons vu, comme la somme indéfinie des trajectoires individuelles de ses habitants. Il est aussi comme le lieu de déploiement de situations paradoxales. Sortir dans son quartier implique en effet dy rencontrer obligatoirement quelquun, ou des gens, parfois connus, parfois inconnus, et par conséquent frappés du sceau du potentiel. Cela implique que ce rapport entre dun part lobligation de la rencontre, et dautre part son contenu aléatoire, conduit le sujet à une sorte de tension, qui lamène à être sur ses gardes à lintérieur de codes sociaux marqués par la reconnaissance mutuelle. Le quartier impose un savoir-faire de la co-existence indécidable et inévitable tout à la fois: les voisins sont là, sur mon palier, dans ma rue; impossible de les éviter toujours; il faut faire avec, trouver un équilibre entre la proximité imposée par la configuration publique des lieux, et la distance nécessaire pour sauvegarder sa vie privée (Pierre Mayol). Lexclusion se situe en partie dans ce cadre et ces problématiques. La traiter uniquement sous langle moral ne fait guère avancer les choses. Et de ce point de vue il serait sans doute plus utile dobserver que les mécanismes qui régissent lexclusion des étrangers, des vieux et des fous, sont à peu près identiques. Cest dans la vie de quartier quotidienne que se joue le match départageant léquipe des nous et celle des non-nous. Les non-nous sont ceux qui ne réussissent pas à trouver la bonne distance, qui ne jouent pas le jeu. Trouver cette bonne distance sévalue à laune de la projection sur la surface sociale des repères corporel de chaque individu, complémentaires de ceux qui balisent le quartier. On comprend donc que toute lésion, tout handicap, affectera cette unité de mesure, et perturbera par conséquent cette accession au quartier, et au delà à la cité. Tout handicap place ainsi le sujet qui en est porteur en situation radicale daltérité, non seulement sur le terrain des représentations, mais aussi sur un plan agi, vécu, infra-langagier, celui du corps, des techniques du corps, de cette relation concrète qui précède et entoure tout échange de paroles. Le Breton lécrit excellemment: Le corps doit être gommé, dilué dans la familiarité des signes. Mais cette régulation fluide de la communication, le handicapé physique ou le fou vont involontairement la perturber, la priver de son poids dévidence. Le corps surgit à la conscience avec lampleur dun retour du refoulé. Il se pose non sans raison ensuite la question de savoir si les étiquettes corporelles qui sont de mise dans les différents moments de la sociabilité ne sont pas des rituels dévitement? Considéré sous cet aspect défensif, létiquette, la face, les divers rituels sociaux réglant lentrée en relation dans la rue, les commerces, les bars, sont des manières de se protéger contre langoisse soulevée par la perception de laltérité, et de ses implications identitaires, au sens de limage du corps.
Car, depuis Merleau-Ponty nous savons que rien nest moins désincarné que cette affaire. Sortir dans la rue, cest en permanence risquer dêtre reconnu, identifié. Reconnaissance ou non-reconnaissance qui vont sapprécier à partir dun habitus et de comportements, cest-à-dire de marques corporelles, dont une part est fixe, ce sont les images à proprement parler que les autres ont de moi, alors que dautres sont mobiles, telle la façon de faire que les autres perçoivent. Le corps, comme le notait lui aussi Sartre, est le médiat de toute entrée en contact avec lautre, en particulier dans la rue et le quartier. Il est là question dune science de la représentation, à travers les techniques du corps, que Mayol, je lai déjà évoqué, a donc désigné sous le terme de convenance. Il importe ici dobserver que cette convenance simpose au sujet, quelle implique une dimension normative, pour ne pas dire coercitive. Rien de moins libertaire que le rapport que jai avec mes voisins, quils soient voisins de palier, ou de village et de quartier à proprement parler. À tous les niveaux simpose à nous tous une loi implicite, qui rend strictement impossible dy faire nimporte quoi, et mieux, qui impose un style de vie, voire de pensée. Une série de répressions minuscules aboutit à filtrer les comportements, les manières de se tenir ici ou là, les manières de vivre, et forge aussi, les opinions. Cela est particulièrement évident, aux débuts du placement dans une famille daccueil, en particulier si le pensionnaire est un handicapé physique, ou que, par sa psychose, des éléments corporels le désignent comme autre33. Puis un équilibre se constitue, et le quartier sadapte en même temps que le sujet modifie insensiblement son habitus pour se couler, peu à peu, dans la forme ainsi construite. Et ainsi se constitue la fameuse chronicisation, contre laquelle, souvent absurdement, luttent frontalement les équipes, alors quelle nest que ladaptation réciproque de laccueilli et de son milieu, et au fond, quune certaine forme naturelle et efficace de se défendre contre louvert du monde.
5.3. Les rituels de quartier.
On comprend donc limportance capitale que la prise en considération de cette dimension groupale et sociale prend en ce qui concerne laccueil au sein de la communauté des malades mentaux et des handicapés. Car, jy reviendrai, il faut de temps à autre cesser dêtre naïfs et aveugles. La société na aucune raison de tolérer la déviance; elle a au contraire toutes les raisons de léliminer pour maintenir son équilibre et son homéostasie, dont sont bannies toutes les formes de souillure. Les répressions minuscules et quotidiennes visent à cacher tout ce qui dépasse de la norme du quartier et du village. Ainsi dans les colonies familiales, à travers des règles implicites et rigides, des valeurs normatives simposent, même dans ces milieux au sein desquels la déviance parait, dune certaine façon, harmonieusement intégrée au fonctionnement du groupe. Car cette intégration ne prend pas nimporte quelle forme (au sens dune gestalt). Elle prend obligatoirement celle admise en tel ou tel lieu, après avoir été métabolisée par le groupe et transformée en codes de conduite balisés par des rituels, puis remaniée par des manières de la percevoir, et enfin gauchie par les théories locales sur la maladie du cerveau, ou des nerfs. Jobserve depuis vingt ans le sort des malades vivant en appartement thérapeutique ou associatif, ou protégé; aucune intégration vraie à la vie du quartier ne fait léconomie du respect des règles locales de la convenance, de la face, du savoir-vivre-avec. Leur non-respect aboutit soit à la constitution dun ghetto, soit un jour ou lautre à lélimination et lexpulsion du gêneur, cest-à-dire à la réaction quasi physiologique de type corps étranger qui est encapsulé, clivé des tissus sains par un ensemble protecteur et séparateur. Sous couvert du respect de ces règles, tout le monde peut être intégré, aussi délirant soit-on. Jai vu dans certaines boutiques ou débits de boissons, soit de mes malades, soit dans une ville étrangère des malades que je ne connaissais pas, être remarquablement bien admis par tel ou tel commerçant, non pas par un don du ciel, par une tolérance particulière, encore que toutes les dispositions individuelles aient bien entendu leur importance, mais en vertu du respect des règles locales de la convenance. Un tel sait se tenir ! Entre multiples anecdotes et exemples qui me viennent à lesprit, je pense à Monsieur D., vieux schizophrène à forts traits paranoïaques, souvent délirant, encore plus souvent désagréable, râleur impénitent, invivable, destructeur pour son entourage immédiat, que je vis souvent remarquablement intégré dans son quartier. Il y était un Monsieur, toujours poli, bien vêtu, avec une recherche de bon aloi, fréquentant régulièrement les cafés du quartier. Il mest arrivé daller prendre un pot avec lui : il était vouvoyé et traité avec respect et déférence. Ce cher vieux complice décèda malheureusement voici quelques années. Le jour de son enterrement, une gerbe de fleurs fut envoyée par la pharmacienne! (sans doute en était-il un bon client, mais reconnaissons que cela ne suffisait sans doute pas). La gerbe de la pharmacienne, qui sexcusa de ne pouvoir venir aux funérailles, représentait et symbolisait tout un quartier qui avait accepté et intégré en son sein un vrai fou. Ce rituel de passage que sont des funérailles classiques montrait, en dautres termes, que Monsieur D. avait parfaitement réussi son agrégation au quartier. Pour rester usager de celui-ci et pouvoir y bénéficier du stock relationnel que lon a, au cours des ans recueilli, il convient donc de ne pas sy faire remarquer. Il faut rester dans la couleur locale, sauf à devenir étranger, visiteur, touriste, envahisseur, autre, non-nous. Tout écart porte atteinte à lintégrité imaginaire et symbolique du groupe. La convenance et le respect de la face font partie des rites dagrégation et dinstitution du quartier. Je le répète, on peut être fou à lier si lon respecte lordre et les règles implicites ou explicites, dites ou non-dites. On en est exclu, souvent irrémédiablement, en transgressant ces dites règles du jeu, que lon soit fou ou non. On en est séparé, à travers là aussi un rituel précis, puis réintégré dans un autre espace, à moins que tout ne se fige dans des interstices. Roosens le montre bien à Geel : les malades, quels que soient leurs symptômes et leur pathologie, sont, sans que la population en ait même conscience, sous surveillance constante, pour ne pas dire sous emprise et sous influence. Il est avéré que tout le monde, sur le territoire Geellois, sait que tout patient sortant de la norme sera soit rappelé à lordre (notamment dans les débits de boissons et autre lieux publics), soit momentanément ou définitivement exclu des milieux nourricier et placé ailleurs, sous les grands arbres (cest à dire hospitalisé), ou enfin renvoyé dans les limbes non du Pacifique, mais de lasile. La folie et le handicap dans cette acception peuvent donc être parfaitement admis, mais à certaines conditions impératives: respect de la convenance, maintien de la face, transparence. Tout cela nest pas uniquement négatif, privateur de libertés; le gain en est lintégration au sein dune communauté humaine. Le bénéfice symbolique nen est donc pas négligeable. Là encore, observons que le corps est en première ligne. Tout passe par lui, par le donner à voir, par limage quil offre à lautre. Il nous faut donc insister sur lensemble des concepts qui sy articulent. Toute la vie quotidienne en famille daccueil se fonde aussi sur le substrat corporel, entendu sur le plan organique, réel, mais aussi sur les plans imaginaires et symboliques.
Qô
5.4. Pour une clinique du quotidien.
Une clinique du quotidien, encore à bâtir 34, et dont aucun DSM ne parlera jamais, devrait décrire la manière dont tel ou tel type de malade est, y compris dans la cuisine. Jai tenté de le faire: cest étonnamment difficile. Il ne faut jamais être pressé, jamais activiste, laisser venir, observer sans prendre parti. Cest ainsi que jécris ce texte alors que mon épouse et moi partageons pour quelque temps le quotidien dune amie psychotique, qui vit en permanence dans ce monde de létrange, qui nest pas tout à fait celui de létranger, mais plutôt dun présent paradoxal, à la fois proche, ici et maintenant, et lointain en ce quil évoque justement ce roman familial enfoui, inconscient. Tout, y compris le geste le plus anodin, la plonge dans une histoire personnelle terrifiante et morcelante, où il nest question que dune mère qui veut sa mort par gavage dun amour pervers et mortifère, et dun beau-père nazi qui cherche sans arrêt à la nier et à la détruire. Dautres personnages, envahisseurs, violeurs, les salauds, la poussent à la folie, voire aux idées de suicide. La moindre de ses actions, remplir une casserole deau pour y faire cuire des oeufs durs par exemple, est pour elle une épreuve existentielle ! Elle ne peut déterminer la taille du récipient et la quantité deau à utiliser car cette simple action lui renvoie la question du contenant et du contenu, et donc sa position de contenu humain individuel dans un contenant familial, etc. Remplir une casserole deau la plonge par conséquent dans le phantasme de destruction de son être par sa mère et son beau père. Cest chez elle comme si toute action du quotidien, et notamment dans la cuisine, et surtout à propos des aliments, était infiltrée de signes ambivalents et paradoxaux impossibles à penser, impossibles à contenir dans sa psyché. Il faut, je le répète, prendre son temps pour pénétrer dans ce monde (avec dailleurs des risques intrusifs non négligeables), un temps dont les soignants, ou les familles naturelles souvent aussi dailleurs, ne disposent plus. Ceci est une question fort importante à laquelle je consacrerai un temps de réflexion. Il faut faire preuve de ce que nous nommons avec Maldiney la transpassiblité. Faute de ce temps perdu, lobservation par immersion dans le milieu ne se fait plus. Et lon passe à côté de la compréhension des faits et des modes de pensée psychotiques. On dit par exemple du psychotique dit chronique quil se laisse aller à lincurie, avec une connotation morale du style: il ne fait rien. Mais rien nest plus faux! Le psychotique narrête pas dagir et de penser! Mais le monde pèse sur ses épaules dun poids immense. Remplir une simple casserole, nous lavons vu, lui pose un problème existentiel: qui remplit cette casserole? Pourquoi? Où ça va? Doù ça vient? Il ny a plus de Pro-jet, au sens de Husserl, mais simplement Pro-tension, cest-à-dire mise en forme élémentaire dun futur qui nen est pas un, dun futur à peine décollé du présent. Il ny a plus danticipation possible. Le sens du possible même est tari. Et puis quest ce que la proportion à respecter: une verre deau est-il contenu dans la casserole ou, puisque lamour signifie la haine, la casserole est-elle contenue dans le verre? Toute la vie des psychotiques finit par nêtre constituée que de tels paradoxes. Autant le normosé vit ces moments sur le mode du cela-va-de-soi, autant le psychotique vit ces choses anodines de telle façon quelles constituent pour lui des obstacles infranchissables. Cest encore et toujours sur les techniques du corps que lon aboutit : comment me servir de ça, de ce bout de mon corps, pense le psychotique? Et ça lépuise, et il en crève. Car sil ne sait plus se servir de son corps, rien ne coule plus de source, plus rien ne va-de-soi. Certes, mon amie psychotique à perdu la convenance, mais plus fondamentalement, elle a perdu lusage de son corps et de la façon de lutiliser comme un instrument-vers-le-monde. Ou son corps est à la rigueur peut-être un instrument, mais pas un instrument vers autrui, puisque cet autrui la dépossède delle-même, la dépèce, la vide de son contenu. Cest la raison pour laquelle ce corps se minéralise, devient pur instrument, pure machine. Les schizophrènes notamment, éprouvent une angoisse intense à sentir leur corps devenir cet élément médiateur entre un moi qui leur échappe sans cesse et les autres, même et surtout les autres familiaux, leurs familiers, rendus encore plus dangereux par leur proximité. On ne perçoit que rarement, sauf dans les approches phénoménologiques, la dimension existentielle et défensive de ce type de comportements. Je me refuse à effectuer ces gestes, car ce rituel de la cuisine me déposséderait de ce corps, donc dun bout de moi, que jai déjà tant de mal à rassembler pense le psychotique. À partir de cette situation dramatique et quotidienne affectant tous les instants de lexistence, tout un ensemble dattitudes des malades peut se déchiffrer. Celles reliées à la cuisine cependant sont particulièrement démonstratives puisque tout à fait vitales. Les équipes de secteur 35, notamment les infirmiers faisant les visites à domicile le savent bien, il leur arrive de retrouver des malades apparemment bien installées dans leur appartement, mais totalement dénutris, leur réfrigérateur plein de denrées pourrissantes, affamés mais en même temps transis dangoisse à lidée dêtre vidés de leur substance par les actes mêmes de lalimentation. Nul mieux que Louis Wolfson 36 na décrit cette problématique du corps qui ne peut se remplir de nourriture quà la suite dun combat titanesque et quotidien avec sa mauvaise mère, destructrice, dont la malheureuse femme dailleurs na eu aucunement conscience. Je ninsiste pas ici sur lenseignement que nous a transmis cet auteur si particulier, mais me contente de rappeler quil nous montre à travers son auto-observation comment, aussi, le moindre des actes du quotidien peut déclencher une intense angoisse de destruction par vidage, par vidange, par éclatement, etc :La mère du schizophrène retournait dhabitude de ses tours demplettes hebdomadaires en tirant derrière elle sa petite charrette remplie daliments. Dordinaire, tandis quelle rangeait ceux-ci dans les divers placards et armoires, elle montrait à son fils aliéné, sans doute pour stimuler son appétit, deux ou trois mets attrayants... Elle ne lui portait quun contenant à la fois dans le cabinet de travail où il était assis devant son grand bureau dacajou et elle lagitait devant son visage, à lui, dirigé vers le livre quil lisait au moment tout en ayant chaque oreille bouchée dun doigt pour ne pas écouter sa mère si elle parlerait en lidiome douloureux à lui... Terrible affrontement sur le champ de bataille du quotidien!
6. Introduction à une psychopathologie de laccueil familial thérapeutique.
Tout cela me permet de revenir sur le sort des malades placés en famille daccueil, et de réfléchir à la dimension thérapeutique de ces pratiques. Car nous devons nous interroger en effet sur le rôle des accueillants et des nourrices dans leurs rapports concrets aux malades qui leur sont confiés. Ce rôle a ceci de particulier quil est plus souvent agi que parlé. Chaque lieu dexistence à sa trame intime, sa logique, son discours inconscient, latent, éléments structuraux qui agissent fortement sur les manières de faire et de penser, et bien sûr, sur la manière dhabiter, au sens heideggerien du terme. Nous étudierons dans un prochain chapitre comment cette dialectique infiltre, au travers du contact, les manières dentrer en relation avec lAutre, et en quoi elle contribue à laction thérapeutique sauvage des familles daccueil. Ainsi donc, les rites entourant les techniques du corps en famille daccueil, telles celles présidant à lalimentation, sont une voie dabord royale pour comprendre ce qui se passe en leur sein, dans leur cadre (notion que je commence ici à avancer et que je développerai progressivement). Chez certaines dentre-elles le malade est demblée mis à lécart, et naura jamais tout à fait le droit de pénétrer dans ce territoire féminin; une barrière à poules, parfois invisible, lui en barrera laccès. La plupart du temps néanmoins les familles daccueil sentent bien, intuitivement, que la cuisine, en particulier, est un lieu de rencontre et un creuset relationnel de première importance. La préparation du repas, avec les malades femmes notamment, donne loccasion de partager des instants de vie, et, à travers des petits rien, déchanger des mots tout simples, grâce auxquels des bribes de lhistorial vont affleurer. Ce que les adeptes des lieux de vie ont qualifié de vivre avec nest rien dautre que cela: le partage des presque-rien du quotidien qui révèlent le je-ne-sais-quoi par où le sujet, au delà de sa face et des rites défensifs, se montre tel quil est, dévoile son être; cest pourquoi je leur consacrerai un temps danalyse.
Jai tenté ici de donner un aperçu des phénomènes auxquels on ne porte pas assez dintérêt, avec les moyens limités qui étaient les miens; jai été bien incomplet, à la fois par mes conditions matérielles détude, et par le fait que, moi aussi plongé dans la pratique quotidienne, je manque parfois de temps pour me laisser imprégner par ce parfum de lêtre (Jankélevitch) si nécessaire à leur appréhension. Par ailleurs jadmet aussi les limites de mon bagage conceptuel et technique et le répète: je suis un anthropologue et un sociologue tout à fait amateur. Mais au moins avec Michel De Certeau et Luce Giard, suis-je capable de reconnaître que Nos catégories du savoir sont encore trop rustiques, nos modèles danalyse trop peu élaborés pour nous permettre de penser le foisonnement inventif des pratiques quotidiennes. Cest là notre regret. Quil nous reste tant à comprendre les ruses innombrables des héros obscurs de léphémère, marcheurs dans la ville, habitants des quartiers, liseurs et rêveurs, peuple obscur des cuisines, cela nous émerveille. On ne saurait en effet mieux dire, à la condition de rajouter à cette liste les marginaux de tous poils, les schizophrènes et les autistes, dont le placement dans des familles daccueil fournit tant de matériel dobservation et de méditation sur la condition humaine.
Les applications de ces avancées théoriques apparemment éloignées de notre sujet nous seront précieuses pour mieux nous représenter comment fonctionne laccueil familial thérapeutique. Je donnerai des exemples, dans les chapitres 6 et 7, de la manière dont lespace familial, délimité par ce que jai nommé la premier contenant psychique, est investi par les productions mentales, les représentations, la parole des malades et comment aussi, il est un lieu de désir, de vie et/ou de mort, et enfin comment il est le contenant de phénomènes matériels et non dentités abstraites et de purs Signifiants. Lespace humain ainsi créé dans la micro-institution quest une famille daccueil, dans un cadre qui le déborde et le contient, est un lieu paradoxal: il est comme un support, un écran de projection, mais en même temps un représentant des fantasmes, du désir, et, dans le domaine clinique, des phénomènes psychotiques. Cest en ce sens de lieu paradoxal quil est aussi, souvent, un espace potentiel au sens de Winnicott. Les situations paradoxales constitutives de laccueil, que jai évoqué dans les toutes premières lignes de ce chapitre, perdent leur nocivité et leur toxicité à partir du moment où elles se déploient dans un espace où le paradoxe est toléré et se laisse infiltrer par dautres paradoxes: on pourrait dire que des paradoxes contiennent, comme des poupées gigognes, dautres paradoxes. Les représentations magiques des nourriciers des antiques colonies familiales, ou des assistants en accueil familial des services contemporains, sont intégrées à un appareil psychique tridimensionnel que jexposerai ultérieurement. Mais résumons-nous :
- Les représentations sintègrent à lhistoire personnelle et familiale des malades accueillis.
- Cette intégration se fait autour dune forme, au sens dune gestalt, dune image du corps, mise en actes par les techniques du corps du quotidien.
- Celle-ci ouvre sur cette dimension historiale qui seule donne accès à un réel processus de changement, au travers des phénomènes transférentiels.
- Ce travail passe enfin, cela est fondamental, par le langage, au sens ou, aussi, le langage est inconscient, ou préconscient, ou gestuel 37. Cest dans cette acception que laccueil familial peut-être qualifié de thérapeutique, nous en discuterons dans un prochain chapitre.
Mais auparavant, il faut nous faut poser la question de savoir ce que nous faisons pour le malade ? Car celui-ci nous paraît de plus en plus enchâssé dans des systèmes inter-subjectifs relativement rigides. Ce faisant ne décrivons-nous pas là de nouvelles formes de laliénation? Car Geel et les autres colonies familiales, depuis des siècles, ne font que cela, soigner, ou accueillir la folie, les corps et les âmes malades. Doù provient donc la gêne que nous éprouvons, et ce sentiment selon lequel cette manière de concevoir ces phénomènes nest plus recevable ? Est-ce du fait de la simple appellation de colonie apposée à ces lieux ? Probablement pas uniquement. Car si cette dénomination colle à la peau de ces institutions, cela nest pas, je lai évoqué, par hasard ou simplement par paresse intellectuelle, routine et immobilisme administratif: il y a sans doute quelque chose de lordre de la structure qui réunit ces organisations au concept de colonie doutre-mer et à celui du racisme. Il faut être lucides, cette thérapie multiséculaire sappuie aussi sur des processus fondés sur la maîtrise de lAutre, sur sa négation en tant quindividu, sur sa mise à lécart du cercle des citoyens, sur sa réduction, souvent, à sa simple valeur marchande. Cela mérite un minimum dattention, en cette trouble fin de millénaire qui semble jouer à se faire peur avec les démons totalitaires et fascistes. Avant de nous faire plaisir en discutant des dimensions psychopathologiques de laccueil familial à proprement parler, je crois donc nécessaire daller jusquau bout de lanalyse de ces mécanismes totalitaires que nous avons croisé en chemin, quitte à beaucoup déplaire. Et de mettre en cette occasion en cause nos pratiques les plus novatrices et soi-disant les plus révolutionnaires. Je lannonce pour les âmes sensibles, nous allons pénétrer un peu plus avant dans un monde bien étrange, et qui peut nous interpeller sur ce que labandon des structures classiques, des asiles et des grandes institutions pour enfants, a eu comme conséquence: souvent la reconstitution, dans la cité, de micro-asiles. Je propose à cet égard, au titre dhypothèse de travail, lidée selon laquelle ce nest pas en employant magiquement de nouveaux vocables, tel celui daccueil familial thérapeutique, ou dhébergement dit thérapeutique que les pratiques aliénantes seront jugulées, mais par un double effort, à la fois de rigueur intellectuelle, fondée sur lobservation honnête des faits, et de préoccupation éthique et politique, cherchant à poser les questions en termes de processus de pensée et de liberté dexpression. Lanalyse, certes dérangeante à laquelle je vais tenter de me livrer, est en réalité un modèle pour toute pratique de type alternative à lhospitalisation, ou dans le domaine de léducation spécialisée pour ces pratiques ouvertes vers lesquelles tout nous mène. Lenfer esr pavé de bonnes intentions ! Le consensus imbécile et béat à propos de ces pratiques dans lequel nous baignons nest quun leurre. Seule la prise en considération critique des dimensions paradoxales de lexistence humaine peut nous donner les moyens de dépasser à la fois les mortifères forces dinertie et lactivisme négateur daltérité.
F/
1 Denise JODELET, Folies et représentations sociales, PUF, Paris, 1989.
2 Que RACAMIER nommerait ici lincestuel.
3 Françoise HÉRITIER,Les deux soeurs et leur mère, Odile JACOB, Paris, 1994.
4 Danielle LAPLAIGNE, Sans famille à Paris, orphelins et enfants abandonnés de la Seine au XIX éme siècle, Centurion, Paris, 1989.
5 Claude RIVIÈRE, Les rites profanes, PUF, Paris, 1995.
6 Le cas de la malade étudié par Daniel SCHURMANS, Jeux de paroles, enjeux de terres, in Les placements familiaux thérapeutiques, Fleurus, Paris, 1987.
7 Cest une des raisons pour lesquelles jai dénoncé le caractère particulièrement absurde de la loi du 10 Juillet 1989 concernant laccueil par des particuliers des personnes âgées et des handicapés. Le contrat daccueil sarticule dans ce texte autour dune relation de gré à gré qui fait de laccueilli lemployeur de sa famille daccueil, laquelle, on vient de le voir, non seulement possède la maison, mais en possède aussi la maîtrise par de subtiles relations demprise.
8 Inutile de dire quils sont le cauchemar des services sociaux du département dans lequel ils résident, soucieux quils sont de vérifier régulièrement si ces gens ne sont pas trop fous, ou de répondre à la question de savoir quelles fautes inconscientes ils ont à se faire pardonner, etc..
9 Cet exemple me donne loccasion dévoquer une manipulation de plus en plus courante dans les milieux des placements familiaux dits thérapeutiques, lhabitude de traiter les périodes suivant le retrait du départ du pensionnaire accueilli en termes de deuil. Les familles daccueil auxquelles on veut faire croire que ce qui se passe alors est du même ordre quà la suite dun véritable deuil sentent de plus en plus quon veut les prendre pour des imbéciles comme elles disent. Et je partage leur point de vue. Ces procédés où le blabla psy sert à camoufler le fait que gérer le plein emploi des accueillants est difficile me semble scandaleux, et en dit long sur la soumission des médecins et des psychologues de ces lieux à lordre administratif. Il faut cesser de dire nimporte quoi: chez les A, danc cet exemple, il y a bien deuil. Quand un enfant ou un adulte placé quitte une famille daccueil il ny a aucunement deuil, mais autre chose, peut-être unpassage.
10 Roland BARTHES, Mythologies, Seuil, Paris, 1957.
11 Georges DURAND, Les structures anthropologiques de limaginaire, Bordas, Paris, 1969.
12 Rudolph OTTO, Le sacré, Payot, Paris,1949.
13 Voir sur ce thème les contributions du n° 3 de Mars 1992 de la revue Autrement, Technologies du quotidien, en particulier celle de Jean-Claude KAUFMANN Les deux mondes de la vaisselle, et de Sylvette DENÈFLE Le lave-linge ou le propre du sale.
14 Claude GAGNON, Le folklore bourbonnais, A. Pottier, Moulins,1972.
15 Georges DEVEREUX, Essais dethnopsychiatrie générale, Gallimard, Paris, 1970; Ethnopsychanalyse complémentariste, Flammarion, Paris, 1972; De langoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Flammarion, Paris, 1980.
16 C.f. un chapitre spécial de mon livre famille daccueil, un métier, Centurion-Bayard, Paris, 1990..
17 Roger BASTIDE, Sociologie des maladies mentales, Flammarion, Paris, 1965.
18 Pierre MINEAU, André MANDET, Les fondements historiques de la colonisation des malades mentaux en milieu familial, Rev. Prat. Psychol. de la Vie Soc. et dHyg. Mentale, 2, 1980.
19 Eugeen ROOSENS, Des fous dans la ville. Gheel et sa thérapie multi-séculaire, PUF, Paris, 1984.
20 Marie-Noëlle SCHURMANS, Des coucous et des fous, mémoire de sociologie, Genève, 1980; puis Maladie mentale et sens commun, Delachaux & Niestlé, Lausanne, 1990.
21 On ma fait ici remarquer à ce stade de la discussion quelque chose que javais bien entendu noté très tôt au cours de la rédaction de cet ouvrage, à savoir limportance des femmes dans ce champ des recherches dont je fais la synthèse. Oui, force est de constater quil y a bien là, en ce domaine, comment dire, de clair-obscur conceptuel, et de rapport étroit à la fois au concret, au corporel, et à lesprit, une pensée féminine. Certes les hommes sont présents aussi, mais presque à la marge de lessentiel, et plus au niveau synthétique quanalytique. Lire à ce sujet La pensée et le féminin, de Vladimir GRANOFF, Minuit, Paris,1975.
22 David LE BRETON,Anthropologie du corps et modernité, PUF, 1992.
23 Michel De CERTEAU, Luce GIARD, Pierre MAYOL, Linvention du quotidien, en deux volumes, Gallimard, Paris, 1994 (pour la seconde édition).
24 Voir par exemple pour une première approche du thème, Technologies du quotidien, Autrement, n° 3, Mars 1992.
25 Il va de soit que je suis aussi redevable aux travaux, sur ce thème en particulier, de BOURDIEU, PASSERON, BAUDRILLARD, en particulier, à côté des grands américains, tels GOFFMAN, que jai par ailleurs largement cité.
26 Entendons-nous bien aussi: je rend hommage, bien entendu à loeuvre des BONNAFÉ et SIVADON et à la suite de celui-ci aux travaux du laboratoire deco-éthologie humaine mis en place par Claude LEROY, et, encore et toujours à celle de TOSQUELLES. La question pour moi, face à loubli de ces travaux commencés voici à présent un demi-siècle, et devant la pauvreté conceptuelle des parutions récentes consacrées par exemple aux hébergements thérapeutiques, est de revenir sur ce thème, par une autre approche, plus conforme à son objet.
27 Martin HEIDEGGER, Bâtir, habiter, penser, in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1986 (pour la plus récente édition française).
28 Pierre MAYOL,Linvention du quotidien, Gallimard, Paris,1994.
29 problématique remarquablement mise en lumière dans loeuvre de Paul AUSTER, en particulier dans La trilogie new-yorkaise et Moon Palace (Actes Sud).
30 Julien GRACQ, La forme dune ville, José Corti, Paris, 1971.
31 Roger BASTIDE ,Sociologie des maladies mentales, Flammarion, Paris, 1965.
32 Marie-José CHOMBART DE LAUWE, Éditions du CNRS, Paris, 1965. Voir aussi les premiers travaux du Cercle dethnologie sociale et de psychopathologie, notamment les recherches de Paul-Henry CHOMBART DE LAUWE, à partir de 1956.
33 Une certaine façon de marcher, par exemple, si typique de certains schizophrènes et autistes.
34 Mais à laquelle les équipes psychiatriques commencent à sintéresser: en témoigne les journées dAngers des 12 et 13 Décembre 1996, intitulées Psychose, vie quotidienne et psychothérapie institutionnelle.
35 et certains vieux et classiques routiers du soin des psychotiques. Par exemple P.C. RACAMIER dont je partage ici le point de vue: Car il est deux choses parmi les plus indispensables que les schizophrènes ,eux, ne savent pas faire: cest sautoproteger et de sautoalimenter. (Cette double inaptitude à protéger son moi et à se nourrir pourrait nous procurer une définition supplémentaire de létat schizophrénique). in Existe-t-il un diagnostic de schizophrénie? Linformation psychiatrique, n°5, mai 1995.
36 Louis WOLFSON , Le Schizo et les langues, Gallimard, Paris, 1970.
37 Voir les travaux de Ray BIRDWHISTEL, dont une bonne synthèse a été réalisée par Yves WINKIN, Points Seuil, Paris, 1984.
Dernière mise à jour : mardi 20 octobre 1998 Dr Jean-Michel Thurin