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TOTALITARISME ET ALTÉRITÉ
EN PLACEMENT FAMILIAL
Pierre SANS
(Avec laimable autorisation des éditions de lHarmattan. Ce texte constitue le cinquième chapitre de louvrage intitulé Le placement familial ; ses secrets et ses paradoxes)
1. Pourquoi ce chapitre?
Nous venons de conclure le chapitre précédent par la mise en évidence dun nouveau paradoxe: certes, le placement familial thérapeutique est une pratique considérée comme multiséculaire qui soigne naturellement les malades mentaux, les handicapés et les marginaux; mais en même temps il les place dans des situations de dépendance souvent redoutables. Je vais ici être amené à étudier ce paradoxe afin, peut-être, den tirer un enseignement à portée générale. Je me poserai en effet de manière plus aiguë la question de savoir sil ne se reconstitue, pas à travers le placement familial et les familles daccueil, un asile comparable à celui qui était traditionnellement représenté par la figure emblématique des anciens asiles de fous? Le problème nétant pas de le prouver, cela me semble trop évident depuis des années, mais de le dégager avec un maximum de cohérence et de lucidité. Jutiliserai donc largement les travaux réalisés dans trois des quatre principales colonies familiales européennes, non sans garder en ligne de mire ma propre pratique.
Une des difficultés de mon propos réside en lapproche farouchement non dogmatique qui est la mienne depuis le début. Il y a également quelque danger à passer dun registre que lon peut considérer comme relativement scientifique à un registre éthique, voire moral. Cela semble pourtant être légitime. Thomas Szasz 1 sy était en son temps exercé, avec des résultats mitigés. Car son étude sur les présupposées à la base de la représentation dominante du concept de maladie mentale, en lui donnant en effet locccasion de révéler laspect toujours réducteur, souvent aléatoire, parfois arbitraire du diagnostic psychiatrique, lui a certes permis de dénoncer les pratiques totalitaires du monde asilaire, mais, en effectuant tant dallers-retours entre son approche sociologique et ses interprétations morales, son discours en a perdu, me semble-t-il, de sa force. Le pouvoir psychiatrique dominant la ainsi rapidement circonscris et totalement neutralisé, dautant que son analyse était souvent outrancière et trop peu nuancée. Qui tient encore compte de ses travaux, de nos jours? On se contente seulement de le citer comme une référence datée des années 68, guère plus. Les mêmes critiques valent, bien que dans une moins grande mesure, pour Goffman 2, le premier à avoir décrit les pratiques psychiatriques en termes de totalitarisme. Foucault3 a sans doute été plus heureux en étudiant lhistoire de lenfermement psychiatrique, en montrant comment le pouvoir médical avait utilisé à son bénéfice la peur de la folie et abouti, grâce à la construction dun véritable appareillage idéologique, par légitimer lexclusion des déviants sociaux et notamment des fous, leur ségrégation dans les asiles, et par imposer dune certaine façon, un nouvel ordre moral. Mais même en tenant compte de la relative acceptation des idées de Foucault par le pouvoir et la classe dominante, lentreprise visant à critiquer le ça-va-de-soi des pratiques psychiatriques est malaisée, et ne peut seffectuer sans quelques précautions. Cette critique est pourtant toujours nécessaire.
Prenons un exemple concret qui est au coeur de cet ouvrage: je suis frappé, en méditant la remarquable thèse de Denise Jodelet, par ses implications morales contrastant avec lobjectivité et la relative froideur de la manière avec laquelle elle présente et développe son travail. Certes Moscovici dans la préface quil lui consacre nous avertit bien que par ce livre, un scandale arrive, mais après lavoir refermé le lecteur peu informé se demande si tout cela nest pas un mauvais rêve, si lauteur na pas exagéré, et si au fond tout cela ne se déroule pas dans un autre temps, en dautres lieux, dans un autre pays que la doulce France, et à propos dautres pratiques que celles, si à la mode, de laccueil familial thérapeutique. Et pourtant non, cela nest pas un rêve, nous ne sommes pas dans un pays exotique, madame Jodelet na sans doute pas exagéré, son étude bien que datée des années 70 sest bien déroulée dans le département de lAllier, France, et concerne bien les placements familiaux, dans leur ensemble. Doù vient donc ce doute? Et en quoi son livre a-t-il fait scandale? Qui en parle en ces termes ? Je sais bien que lon commence à en avoir plus quassez des affaires, mais tout de même! Il ne manquerait pas de journalistes bien intentionnés, prêts à le porter à la connaissance du public si ce sujet pouvait faire recette 4 Le scandale est pourtant toujours là, moins évident peut être que par le passé, mais peu de choses ont réellement évolué. Lorsque le ministre de la Santé de lépoque ma demandé en 1988 un rapport sur létat du placement familial, jai fait un certain nombre de propositions sur les colonies, lesquelles sont restées lettre morte. Or de son propre aveu, lorsque le nouveau directeur dAinay a pris ses fonctions au début des années quatre-vingt-dix, il a effectué le tour de ses quelque 700 familles nourricières, et a considéré quau moins la moitié noffraient pas le minimum des conditions élémentaires daccueil, soit sur le plan matériel, soit sur le plan humain. Un nombre non négligeable de situations étaient telles que lon pouvait, par exemple, se demander qui gardait lautre, du pensionnaire ou de la famille 5? On a découvert, tout récemment, des pensionnaires vivant dans une bergerie, à même la terre battue. On connaît le cas de cette maison de nourriciers dotée de tout le confort moderne, notamment en ce qui concerne les sanitaires, mais dont la vieille pensionnaire, vivant dans lancienne demeure, devait utiliser les latrines au fond du jardin ! Je sais aussi que lune des pratiques parmi les plus choquantes décrites par Jodelet, lutilisation dune platerie spéciale pour les bredins, est toujours dactualité chez certaines familles dites daccueil. À Dun, en dépit de laction militante dune association de famille daccueil salariées, à peu près rien ne bouge, hormis les tracasseries et les pressions quexerce la direction sur les membres les plus actifs de ce groupe, afin de réduire leurs revendications et de tenter de les soumettre à sa conception du bon ordre. Les politiciens locaux au lieu de réagir positivement sempêtrent dans leurs intérêts contradictoires. Les manifestations et les rencontres dites scientifiques se consacrent à la théorie des interactions en placement familial, en oubliant lessentiel: les conditions concrètes dexistence des malades au sein des familles daccueil. Les pontifes parisiens de la psychiatrie publique pérorent à la tribune des congrès sur les malheurs de la politique de secteur, mais sont les complices de la déportation des malades de leurs services dans des lieux à la pratique asilaire dun autre âge. Voilà la réalité! Voilà qui mériterait un minimum dattention et de préoccupation éthique. Cest ce qui va ici nous retenir. À tout seigneur tout honneur, nous examinerons en premier lieu le cas emblèmatique de Geel.
2. Les colonies familiales: une caricature des processus daliénation?
2.1. Lexploitation des malades placés.
Car Geel est un lieu où se déroule un ensemble de pratiques qui ont souvent soit fasciné, soit révulsé ses visiteurs. Je ne reviens pas sur ce qui dans le passé est la démonstration de ce paradoxe, je lai détaillé dans les textes où je traite de lhistoire du placement familial. Ce que nous allons rappeler ici est laspect violemment aliénant du lien que la population y tisse avec les patients, en complément de ce que jai évoqué dans le chapitre précédent. Roosens commence par étudier dans son ouvrage le cas de Bel, lun des hameaux constituant la colonie de Geel. Voici cinquante ans, nous explique-t-il, ses habitants les plus aisés considéraient avec une certain dédain les Geelois typiques, contraints demployer la main-doeuvre gratuite constituée par les pensionnaires valides de la colonie pour équilibrer les comptes de leurs fermes. Mais progressivement les exploitations agricoles de Bel se trouvèrent à leur tour en difficulté, du fait de leur obstination à refuser demployer les engrais artificiels. Cette baisse relative de rentabilité de leurs terres les obligea à leur tour à faire appel aux pensionnaires de la colonie. À lheure actuelle on constate une corrélation entre la présence de malades hébergés et les conditions de vie des accueillants. La majorité de la population active de Bel est constituée demployés et douvriers, vivant dans des maisons modernes, sans la présence de malades; en revanche les cultivateurs accueillants les pensionnaires de la colonie vivent dans des fermes assez pauvres. Roosens présente ces constatations avec un certain malaise, sans les commenter. Il y a pourtant là mise en évidence dun processus de paupérisation, à la fois dune population locale et dune population importée de malades. Il ne faut plus se cacher les faits, même sils gênent la vision idyllique dun Geel quasi miraculeux, havre de tolérance et de concorde, vision que des intellectuels de renom et réputés pour leur philanthropie (comme lon disait au siècle dernier) ont véhiculé sans examen approfondi. Il est clairement établi en effet que lexploitation des malades a été depuis toujours manifeste, omniprésente, traditionnelle, structurelle. Aux yeux des Geelois, le système de la colonie durera autant quil rapportera aux accueillants et séteindra de lui-même lorsquil ne sera daucun rapport. Cela est clair.
Il est tout aussi évident que dès le début des colonies familiales françaises, de nombreux artisans et paysans ont pu, grâce elles, résister à lexode rural. Lanalyse fine du recrutement des accueillants le démontre amplement. Cest ainsi que les nourriciers sy recruteront jusquau lendemain de la dernière guerre surtout parmi les petits agriculteurs, dont la crise est localement retardée, alors que dans les années cinquante les plus gros exploitants, eux aussi, deviendront nourriciers, voyant là un moyen dobtenir une main-doeuvre quasi gratuite à défaut dêtre bien productive. Depuis le début de la crise économique, la plupart des couches sociales sont demandeuses à leur tour de personnes à accueillir, à Ainay comme à Dun. La valeur économique de ces placements varie: pour certains il est une ressource accessoire qui procure une petite rentrée dargent et permet à la femme de rester à la maison et de soccuper. Pour dautres, notamment ceux chez lesquels trois ou quatre malades sont placés, il sagit dun réel moyen de subsistance, dun ultime recours contre le chômage, la pauvreté et lexclusion. On assiste en effet à présent à Geel comme à Dun et à Ainay, à un changement des mentalités, étroitement dépendant des changements sociologiques contemporains. Car alors quau cours des dernières décennies il fut, à Geel, possible à un médecin ou à un notaire de prendre chez lui un pensionnaire sans déroger à son rang et sans perdre la face, à présent la chose serait malaisée, tout accueil étant considéré uniquement sous langle du rapport et de la nécessité économique. Plus la crise économique saccentue et plus cet aspect étroitement mercantile et réducteur de laccueil des malades saccroit. Roosens observe que quelques exceptions existent, mais que par leur aspect bizarre, elles viennent confirmer la règle.
Denise Jodelet, au delà de ces constatations, nous livre des éléments plus révélateurs de la structure des colonies. Certaines de ses observations parmi les plus impressionnantes, montrent la brutalité et la crudité des processus dexploitation. Il est clair pour elle que ceux-ci rapprochent le statut du pensionnaire de celui de lanimal de ferme. Cest ainsi, écrit-elle notamment, que dès leur transfert de Paris, ces derniers (les patients) ne sont ni simplement des malades auxquels on applique une nouvelle formule de vie, ni tout simplement des internés auxquels on ouvre des portes. Ils sont aussi, et déjà, le rouage dun système déchange entre lhôpital et la population. Dès leur placement, pivot du mécanisme par lequel la prospérité sobtient contre des services, ils tiennent une qualité de produit, de matière première des échanges. Ce statut impersonnel de marchandises se traduit à travers les représentations et les pratiques. Tout un vocabulaire est réservé à leur circulation ou leur installation dans les placements: un transfert sappelle un arrivageou une livraison de malades comme pour les bestiaux; dans les placements, on dira quon est servi ou monté; quand on enlève un pensionnaire, on est démonté; quand on en installe de nouveaux, on se remonte. Une véritable valeur déchange des pensionnaires est ainsi déterminée à partir de leur valeur dusage. Toute une échelle dévaluation de la qualité du produit sest mise en place chez les nourriciers, très loin de la classification de létablissement médical et bien entendu de la nosographie psychiatrique. Il y a de bons et de mauvais pensionnaires selon, nous lavons vu, quils se laissent mener, mais aussi selon leurs qualités économiques. Il convient dêtre lucides et de constater que cette échelle de classification fait aussi fait partie des savoirs profanes du lieu. Il est pour moi temps de rappeler que je ne suis pas un défenseur angélique de ces formes de savoirs et de pratiques populaires. Elles recèlent elles-aussi leur envers du décor, fait de mesquinerie et dappât du maigre gain. Car cela est une règle générale: plus les gens sont exploités et plus ils chercheront à exploiter lautre, notamment celui qui est sans défense. Pointons là déjà que ces contradictions ne se dépassent quà la condition daborder la dimension institutionnelle, ce que nous ferons dans de prochains chapitres, et quelles rendent nécessaire un minimum de préoccupation éthique.
2.2. Les phénomènes de corruption.
Tout aussi démonstrative du processus dexploitation des malades est lévocation des phénomènes de corruption, dont on sait quils accompagnent toujours la mécanique totalitaire. Jodelet par exemple fait état du témoignage suivant: Cétait la tradition des cadeaux, il y avait le troc. Si la nourricière arrivait à satisfaire linfirmier avec ses poulets, ses canards de barbarie, ou avec elle-même, elle était bien servie. Mais si elle ny arrivait pas, elle avait toujours son malade, mais moins bon. Manifestement Roosens évoque les choses avec plus de gêne lorsquil écrit: Certaines nourricières plus âgées et qui, nétant plus directement concernées sexpriment plus librement, nous ont laissé entendre quautrefois lattribution des patients était entourée de manoeuvres frauduleuses et de favoritisme. Certains infirmiers visiteurs fournissaient de bons patients en échange dun denier de Dieu.. Plus loin il complète son témoignage: Plus récemment, nous avons eu connaissance du cas dune exploitation doù le patient fut retiré par lEtablissement parce que lentreprise avait à tel point changé de nature quelle nétait plus compatible avec lhébergement. La famille nourricière prétend avoir payé quinze mille francs à linfirmier pour obtenir un bon patient et elle menace de porter plainte parce que celui-ci lui a été retiré. Un malade, cité par un Geelois a résumé la situation en ces termes à lhumour grinçant: Un bon malade est celui qui donne 25 litres de lait, pond 2 oeufs par jour et ne demande aucun salaire au bout de la semaine. Tout cela fait dire à Roosens en guise de conclusion que personne ne peut dire jusquoù peut aller cette exploitation des malades et cest dailleurs impossible à vérifier, mais le fait est quelle a toujours existé et existe encore de nos jours.
Il apparaît par ailleurs que selon une tradition locale, si les familles accueillaient des malades, leurs enfants réussiraient à faire des études, notamment des études dinfirmier en psychiatrie, voyant en cette profession un débouché naturel au labeur familial, conférant de surcroît à ceux qui sy consacraient une plus-value de pouvoir sur le commun des mortels, à la fois des accueillants et des autres infirmiers non issus du cru On voyait aussi des infirmiers visiter des placements chez leurs propres parents, ou chez eux-mêmes, leur épouse ou leurs enfants étant, pour ladministration, les accueillants officiels. On peut évidement douter de lobjectivité de leur travail et du fait quils se servaient sans doute au mieux de leurs intérêts.
Dans un registre voisin, il faut aussi signaler laspect électoral et clientèliste des colonies familiales, pour les communes, les départements et les provinces où elles ont leur siège. À Geel nous lavons vu, la présence des patients est un appoint économique pour les classes modestes; à Dun et Ainay ils sont la première industrie dont peuvent se prévaloir les édiles locaux dans leurs programmes électoraux. Doù des enjeux politiques qui compliquent les choses et pervertissent les possibilités évolutives pourtant indispensables, pour qui examine la situation avec un minimum de bon sens. Car il y a toujours un groupe de pression pouvant faire agir un politicien local au nom de la défense de lemploi de la région. Dautant plus quil a lui aussi des chances davoir connu dans sa famille des pensionnaires, et de conserver une nostalgie de lancien temps qui lui rappelle sa jeunesse. Rien nest simple dans un tel milieu, qui na pu perdurer au long des décennies ou, pour Geel, des siècles, quà la condition davoir trouvé des mécanismes dauto-conservation des plus sophistiqués. Cette résistance contre vents et marées, a constitué à la fois la force des colonies et leur faiblesse, puisquelles ne peuvent plus évoluer sans risquer de sautodétruire, du moins fantasmatiquement par atteinte à leurs représentations symboliques.
Ces constatations faites ne doivent pas clore la question, ni jeter définitivement lopprobe sur les familles daccueil des colonies. Elles ne font que lengager sur des bases saines. Plus de quinze années de travail avec des familles daccueil me permettent affirmer que je crois en elles, que je continue à défendre leur capacités thérapeutiques sauvages et spontanées 6, tout en militant pour leur réelle formation à partir de leurs savoirs profanes. Ce faisant, et en tentant de défendre leurs réelles qualités soignantes, je me heurte très souvent à de nombreuses équipes et administrations pour lesquelles elles ne sont peu ou prou que des gardiennes de fous et denfants à problèmes. Je crois donc être peu suspect de mauvaises intentions et de volonté de dénigrement à leur égard. Et pourtant tout ce que jai rappelé est une réalité dont il faut tenir compte, même en la relativisant et en la replaçant dans son contexte. Comment concilier ces positions sinon par la lucidité, le pragmatisme et la recherche dune certaine objectivité ? Cette réalité que nous étudions à travers laccueil familial thérapeutique et les colonies familiales est complexe et multiréférentielle, et il ne sert à rien de la réduire par des formules simplificatrices et incantatoires.
3. Le totalitarisme du quotidien.
3.1. Des malades sous influence.
Aujourdhui comme naguère, les fous circulent donc librement à Geel. Ils délirent dans la rue, font leurs petites extravagances dans les commerces, libres dès lors quils acceptent de rester confinés dans des normes étroitement codifiées: il y a une manière, et une seule, dêtre aliéné et libre en ce lieu. Les activités où ils côtoient les gens normaux, telles que la fréquentation du cinéma, par exemple, nous lavons vu, fournissent une bonne occasion dobserver ces conditions auxquelles ils doivent se soumettre pour rester intégrés. Les pensionnaires de Geel ont le droit dêtre fous au cinéma, mais à la condition de le fréquenter à certaine heures, le Dimanche après-midi, dy voir des films pour enfants, et daccepter linstauration des barrières à poules locales, eux en bas, les enfants en haut, les hommes à droite, les femmes à gauche. Les fous sont dans la ville certes, mais, Roosens le reconnaît, dune manière bien spéciale: Bien que lon ne puisse jamais dénoter une forme quelconque de racisme affiché à légard des patients, la distinction entre habitants et gens de létablissement saffirme en toutes circonstances de manière subtile. Une seule manifestation permet à la population des fous et à celle des non-fous de se mélanger: la fête des Rois. Encore convient-il de se souvenir des significations profondes de ces fêtes traditionnelles dues à leur substrat païen: toute fête a toujours quelque chose à voir avec un renversement rituel des valeurs, une façon de mélanger les contraires une fois lan, sans dangers pour la société, dans un temps et un espace balisés, codés, dont la fête des fous était jadis lexemple le plus évident. Ce jour là le fou devenait le héros de la cité, et élire son roi était une manière de conjurer en même temps le Mal et le Pouvoir, en ridiculisant lun et lautre. Le jour de la fête des rois à Geel les malades sen vont chanter, tout comme les enfants, écrit Roosens. La population les autorise alors, grâce à leur statut qui les assimile à des mineurs, à circuler partout, à chanter et à quêter. Mais tout le reste de lannée, les malades sont assignés à une position de présents-absents de la vie sociale. Jai déjà évoqué la limitation daccès aux débits de boisson des villes et villages Geelois. Il est rare que cette limitation prenne la forme dune interdiction pure et simple. Le plus souvent elle se manifeste soit par une interdiction partielle, relative, acceptable par le Surmoi des habitants, concernant surtout la consommation dalcool, soit par une limitation daccès à certaine heures, soit encore sous la forme dune sortie discrète lorsque le patron ou un de ses employés considèrent que les patients gênent, par leur simple présence, leurs clients normaux. Plutôt que derrière de grandes manifestations dinterdiction, un système subtil de petites vexations sest au cours des siècles mis en place pour signifier aux patients leurs limites et les contraintes de leur rôle social. Lenquêteur du Geel Family Care Rechearch Project auquel se réfère Roosens, un chercheur dOxford, en donne des exemples édifiants. Ainsi transcrivant les propos dun patron de café il écrit: Ici du matin au soir, cétait plein de ces clients-là! Cétait trop! Et il ajouta en riant: Oui, on a fini par se débarrasser de nos petits fous.... Ailleurs, les patients se font dévisager de manière si offensante quils sen vont... Le troisième type dinteraction ressemble au précédent en ce sens que lon se moque ouvertement du patient. Sans doute veut-on que ce manège serve un peu dattraction pour les visiteurs étrangers. Naturellement il est aussi rappelé que les pensionnaires de Geel sont interdits de séjour dans les bordels et les bars à passes. Leur sexualité est bien entendu étroitement contrôlée, afin déviter tout mélange, et comme dans les autres colonies, léventuel couple mixte compromis dans des relations interdites naurait dautre alternative que de vivre dans une opprobre insupportable ou de quitter les communes du territoire. Globalement donc, les attitudes discriminatoires se déroulent toujours sans esclandre ni scandale, de manière rassurante, feutrée, avec naturel. Chacun à Geel connaît son rôle, sa place et les règles de convenance qui correspondent à son statut social. La conclusion de Roosens est quil ressort de ce qui précède que, dans les cafés, une limite très nette distingue les malades des gens sains. En dehors des cas où lon évite les patients, cette limite napparaît pas comme une forme de discrimination dans lespace, mais elle sexprime dans un discours et dans des attitudes spéciales des patients. Cette limite nest pas nécessairement présente en permanence; il suffit quelle soit soulignée en temps opportun. Les seuls moments de doute concernent les personnages nouveaux et un peu en marge, soit par leur attitude, soit par leur habitus. Denise Jodelet raconte à ce sujet une anecdote amusante: un jour à Ainay un nouvel arrivant se voit servir dans un débit de boisson ce qui est vendu aux bredins lorsquils demandent un soit-disant café. À chaquune de ses visite, ce nouveau personnage boit le même breuvage détestable, sans sourciller, durant plusieurs semaines, jusquà ce que lon apprenne quils sagit là du dernier interne en psychiatrie arrivé à la colonie!
3.2. Multiplicité des figures de lexclusion.
Jai déjà évoqué la question de lexclusion des patients de Geel de laction des associations caritatives et de solidarité sociale. Devant ce qui fit office de révélation, lun des responsables dune association sétait même exclamé que cette situation était de lapartheid. Suivons donc Roosens dans ce registre, notamment sur la question de la participation à la vie religieuse, qui a une si grande importance en Flandres. Il a en premier lieu observé que les pensionnaires étaient relativement présents dans les Ligues du Sacré Coeur, très anciens regroupements de fidèles à forte dominante rurale, et dont le mode de participation est essentiellement passif. Mais ces ligues tombent en désuétude et sont peu à peu remplacées par des groupes de fidèles participant plus activement à la vie religieuse, notamment dans lesprit de Vatican II. De nouveaux Centres de discussion théologique ont donc vu le jour et sont devenus des lieux de commentaire des textes, et surtout des lieux de réorganisation de la vie sociale selon les nouveaux préceptes de lEglise. On note que les pensionnaires de la colonie en sont absents: ces nouveaux groupements ont encore accru le fossé entre fous et non-fous, comme si seule la passivité des malades leur avait auparavant permis doccuper une place acceptable par le groupe des normaux.
Létude de Denise Jodelet, elle-même manifestement plus indépendante que ne létait le chercheur de Louvain, confirme cet ostracisme foncier. Reprenant lanalyse dun concept courant parmi les nourriciers, celui de la hardiesse des pensionnaires, source pour eux de tous les débordements possibles si on ne la canalise et ne la sanctionne pas très vite, elle en dit: Car si habituer à ses manières sappelle éduquer lautre,donner une éducation de pensionnaire sous-entend que cet apprentissage sétaye sur une place et un statut spécifiques dont limposition peut contrecarrer certaines attentes ou aspirations, doù limportance des techniques répressives. Non seulement le pensionnaire va devoir se déprendre de ce à quoi il tient, mais il lui faudra faire sienne les règles limitatives du comme si, vivre dans un porte-à-faux inconfortable entre les droits que lui confère laccomplissement correct de son rôle et les barrières dune imposition approchante. Tout un ensemble de règles de conduite, de délimitation despaces de vie, de promenade, de déambulation (la barrière à poules), de prescriptions impératives quant aux horaires à respecter, encadrent la vie des pensionnaires, dans un au-delà du fonctionnel et du relationnel. La règle de lécart mesure tout, balise tout, interdit ici ou autorise là. Limportant est de briser grâce à elle toute marque dautonomie, source de tous les désordres possible. Tuer dans loeuf toute manifestation marquant laltérité, nous lavons déjà examiné, telle est la conséquence de ces conduites qui infiltrent la vie des nourriciers comme de leurs pensionnaires. Tout doit être comme ça!. Et tout doit être comme-si cela était naturel et allait-de-soi.
À Geel comme à Lierneux, à Ainay et comme à Dun, on réserve donc aux malades mentaux et aux handicapés le sort classique du Nègre dans les défuntes colonies africaines ou dans le Sud profond des USA, comme le reconnaît Daniel Schurmans, lancien directeur médical du placement familial de Lierneux 7. Les processus dexclusion sont beaucoup moins évidents en accueil familial nouveau style, dans lequel la préoccupation majeure est non seulement une tolérance, parfois à vrai dire de pure façade, mais aussi une volonté de réelle intégration sociale. Mais ne nous faisons aucune illusion: la lutte contre ces mécanismes totalitaires est de tous les instants. Au-delà des processus de défense des familles daccueil contre la folie, que nous étudierons ultérieurement, avec leurs conséquences aliénantes sur le plan individuel comme groupal, il convient de témoigner du fait que les populations ne font aucun cadeau aux déviants, notamment aux malades mentaux, quelles que soient les préoccupations dites humanitaires affichées. Une anecdote personnelle le rappellera. Monsieur et madame D. travaillent à Contadour depuis de longues années. Ils ont accueilli plusieurs patients difficiles, notamment des psychotiques. Lun des plus spectaculaires parmi ceux-ci avait la spécialité de se clochardiser, non seulement en salissant et en transformant ses vêtements en loques en quelques heures, mais aussi en mendiant de la nourriture et en se plaignant de mauvais traitements imaginaires, non sans une bonne dose de perversité. Il y avait dans son comportement un peu de délire et beaucoup de manipulation, les deux nétant pas incompatibles. Ce qui navait pas bien été évalué par léquipe spécifique de placement, était que ces scènes allaient laisser des traces dans la population du village. Le dernier psychotique accueilli, tout autant remarquable, est un schizophrène très délirant, mais qui reste toléré par le couple et donc par lentourage immédiat. Mais des rumeurs circulent, parfois propagées par des travailleurs sociaux, selon lesquelles les pensionnaires seraient exploités, mal nourris, abandonnés à eux-mêmes pendant que monsieur D. rendrait des visites dun style particulier à une voisine ! Une action en justice est entamée par monsieur et madame D. pour mettre fin à ces propos qui visent manifestement à leur nuire. Lon sera surpris de lire dans le dossier présenté par la partie adverse du couple, des dizaines de témoignages émanant de membres dassociations locales catholiques, caritatives et de bienfaisance, bref des associations représentatives des bien-pensants du lieu. Bien entendu les D. ont gagné leur procès et obtenu une réparation symbolique, cette affaire étant dailleurs le point dorgue dun certain nombre dautres similaires, toutes situées dans le même ensemble de communes. Cet exemple assez banal montre que faire tolérer des malades et des handicapés par une population est une lutte de tous les instants, et dépasse toute bonne volonté affichée. Abandonnée à ses soi-disant bons sentiments, à la bienséance et à la bienfaisance, une population a bien plus de chances dexclure les êtres marginaux que de les accueillir, tels quils sont et non tels quils devraient être. Le bon village, dans lequel, en un ancien temps, le fou local aurait vécu en harmonie avec les normaux nest quun mythe qui permet à un groupe social de se construire une bonne image de son passé, de ses aïeux, de sa lignée, de son terroir. Le placement familial véhicule singulièrement ce type de représentations-écran. Il est de notre devoir de ne pas en être dupe. Mais poursuivons à présent notre voyage dans cet univers dérangeant, en posant le problème sous un angle plus politique, au sens de la vie de la cité.
4. Les risques de dérive totalitaire
chez les familles daccueil.
4.1. Comment une société civile peut-elle devenir totalitaire?
Denise Jodelet évoquait, en se posant à juste titre dans son ouvrage cette question, dune part la gêne dont témoignait selon elle le fait de ne pas vouloir dévoiler les résultats du Gheel Family Care Rechearch Project, dautre part les miroitements rassurants des descriptions données par Roosens sur la vie publique Geeloise dans son livre. Outre le fait que sa publication a valu à son auteur un procès, ce qui a été rendu public devait rester manifestement secret (ou peut-être traduit en langage scientiste inodore, incolore et sans saveur). Je le répète, le sujet est dimportance, puisque le totalitarisme du quotidien sinstalle et se développe siècle après siècle, à la suite et sur les traces dune structure religieuse qui lui donnait jadis un sens éminemment symbolique. Comment se déroulent donc ces mécanismes doublement aliénants?
La première constatation que lon peut faire est que les quatre colonies familiales sont des lieux en marge des grandes voies de communication, et se sont déployées dans des espaces sauvages, dans des zones interstitielles aux asiles psychiatriques qui en centrent lactivité. Les colonies familiales sont elles-mêmes marginales, de même que, dans un registre moins archaïque, les familles daccueil ont tendance à se marginaliser si lon ny prête pas garde. Bien des lieux de vie, en France ou dans dautres pays, ont eu à faire face à ce processus de marginalisation, de rejet social et dostracisme, qui structure la situation et la fige, souvent sans possibilité de retour à des conditions normales de vie. La deuxième constatation consiste à vérifier que partout il y a de bons et de mauvais malades. Les bons sont ceux qui acceptent avant tout de se dépouiller de leur personnalité, de leur indépendance et de se couler dans le moule préconstruit de la famille nourricière. Dès le début en effet, lors de la séance de déshabillage devant linfirmier, celui jauge si le nouveau va faire preuve de la docilité annonciatrice de cette soumission qui va lui faire accepter lensemble de ces contraintes, et cette emprise sur sa vie qui vont structurer son séjour. Car de la discipline est avant tout nécessaire, dans ce contexte. Cest elle qui va lui faire respecter les horaires de repas, du coucher, souvent strictement et rigidement établis afin ne pas perturber la vie familiale. Il ne faut en effet pas oublier que dans les colonies familiales les pensionnaires vivent le plus souvent à côté de la famille, séparés delle par tout un ensemble cérémoniel que jai décrit sous les espèces de la barrière à poules. La propreté du malade est ensuite un critère essentiel de qualité du produit: propreté sur lui, propreté de ses effets (quoique lincontinence urinaire ou fécale donne lieu à lattribution dune prime, et soit donc de ce fait mieux tolérée, voire recherchée pour le surcroît de revenu quelle procure). Lobligation de surveillance sur ce point de la propreté est extrême (dans le prolongement dailleurs des qualités dites féminines de la bonne ménagère), amenant ainsi, par toute une série de contraintes, les pensionnaires à être absents de leurs chambres la majeure partie de la journée. Denise Jodelet remarque alors que lon fait ainsi dune pierre deux coups: Le placement reste net et lon évite tout contact, selon ses informatrices. On a là une remarquable application des observations de Mary Douglas sur le lien établi entre analité corporelle et marginalité sociale. Tout se passe ainsi comme si le contrôle de la propreté de la maison contrôlait aussi la folie, ou du moins la limitait dans un cadre acceptable. Dans le prolongement de ces observations, la possibilité de rogner sur les maigres indemnités allouées pour entretenir le pensionnaire en faisant un bénéfice est une qualité appréciée, sans doute là encore sur deux plans, celui du réel, bien sûr, mais aussi celui, imaginaire, du contrôle de lanalité. Le malade ne doit pas trop coûter, ni en chauffage ni en nourriture. Car si ce point est de nos jours controversé, il fut un temps peu éloigné de nous où les bredins avaient droit à une nourriture spéciale, de même que dans les estaminets ils buvaient un breuvage spécial qualifié de café. Dune façon générale, dans toutes les communes de Geel, de Lierneux, de Dun ou dAinay, ils étaient traités dans les commerces dune façon particulièrement ritualisée. Ils passaient par exemple toujours après les autres clients, quel que soit leur rang darrivée dans le magasin. On demandait ainsi couramment si les légumes ou la viande, étaient pour la famille ou pour les pensionnaires?. Il semble que les choses aient de ce point de vue un peu évolué. De toutes les façons, les plus jeunes des nourrices ne supportaient plus ces discriminations tout de même un peu gênantes dans le contexte contemporain. Déjà du temps de lenquête de Denise Jodelet on avançait que lattribution systématique de sous-produits de boucherie aux pensionnaires ne se faisait plus. Notre chercheur paraît dubitative. Je sais pour ma part que lon continue de pratiquer une discrimination alimentaire sans doute très atténuée par rapport à celle qui se faisait jadis, mais qui choque et qui témoigne quelle est très profondément enracinée dans le milieu nourricier.
Par ailleurs le bon pensionnaire était celui aussi qui travaillait ou rendait des services. Les choses depuis la mécanisation de lagriculture ont là aussi bien changé, mais cette qualité est encore recherchée, notamment avec des malades femmes, dont il ne serait pas exagéré de dire que dans les colonies, elles jouent parfois le rôle demployées de maison à très bon prix, puisquon est payé pour les accueillir, et quen plus on peut les faire travailler, ce qui de surcroît est valorisé au nom de la réinsertion et de la réhabilitation par le travail. Dune façon générale, le bon pensionnaire, même sil ne produit plus 25 litres de lait et 2 oeufs par jour, est celui qui obéit, coûte peu, et surtout ne se plaint pas auprès de linfirmier visiteur. Le mauvais est celui qui présente le négatif de ce que je viens de décrire, mais surtout qui fait preuve de hardiesse, qui répond, cest-à-dire qui, au delà de ses traits de personnalité, manifeste quelque chose qui a valeur dans les colonies de dangerosité potentielle, à savoir un certain goût pour lindépendance. Ce qua montré Denise Jodelet par rapport à tout ce qui était écrit jusqualors à propos des colonies, est que cette peur se traduit par une volonté de maîtrise, de contrôle, voire de contrainte et de soumission, contre laquelle linstitution de soins ne parvient pas à opposer une réelle éthique de travail 8. Au delà des thèmes récurrents de la saleté et de la contagion, tout ce qui de près ou de loin rapproche le pensionnaire du reste de la famille et marque son identité et son altérité est redouté, nié, puis contrôlé, dirigé et asservi.
La troisième constatation est que les nombreuses pratiques demprise et de soumission se transmettent de génération en génération dans les colonies familiales, au titre dun savoir-faire technique. La surveillance, pour leur bonne exécution, ne se relâche jamais. À Geel, nous lavons vu, elle est presque autant collective quindividuelle. À Ainay, elle est surtout le lot de la nourricière: On vit avec, ils sont avec nous tout le temps. On voit sils sont dangereux, pas dangereux; il faut quand même les surveiller. On a une surveillance. Quand il y a quinze jours, trois semaines, on voit ce quils peuvent, ce quils sont... On est toujours en contact avec eux. Et dès quils sont malades, on les envoie à la Colonie qui viennent les chercher (Jodelet). Ce qui permet de voir quand il faut intervenir pour rappeler lordre: Il faut arriver à les dresser, y pas, faut les dresser. Comme avec les bêtes, la discipline est affaire de dressage plus que de compréhension. À la limite on parle déducation, mais déducation de pensionnaire. Il faut savoir le prendre,par la crainte ou la douceur disent les informatrices. Tout un ensemble de recettes et de savoirs-faire seront là des plus utiles afin de ne pas en venir au recours ultime,à ceux den haut, à ceux de la Colonie, qui savent et qui ont le Pouvoir. Il y a ceux malgré tout sur qui on na pas barre, les méchants, les fortes têtes, les indociles absolus. Ceux là seront rejetés. Ils ne sont pas récupérables. Un autre placement sera peut-être tenté, souvent en pure perte, puisque la structure les a déjà expulsés, symboliquement. Ils seront dès lors repoussés dans le dernier cercle, celui de lasile.
4.2. Comment une famille daccueil peut devenir totalitaire.
Les familiers du placement familial thérapeutique penseront que décidément, je suis un curieux défenseur de cette pratique et que, chez eux, où lon fait vraiment de laccueil, et non du vulgaire placement, on ne voit jamais ce que Denise Jodelet, Eugeen Roosens, Marie-Noëlle et Daniel Schurmans ont décrit avec une lucidité et un courage dignes déloges. À ceux-là je dis quils manquent singulièrement, soit de présence auprès de leurs familles daccueil, soit dobjectvité, pour ne pas dire dhonnêteté intellectuelle. Car bien sûr ces phénomènes répressifs et demprise ne sont pas aussi évidents, mais ils sont potentiellement partout présents. Il convient donc, pour les percevoir, dexercer à leur endroit une vigilance constante, accompagnée surtout dune permanente remise en cause personnelle et institutionnelle. On peut souvent les retrouver en grattant un peu la mince pellicule du vernis coutumier.
À Contadour ces phénomènes sont parfois visibles, même compte tenu de la présence dun Surmoi et dun idéal institutionnels qui tendraient à les refouler, notamment dans les espaces interstitiels laissés vacants par les ratés qui jouent ainsi le rôle danalyseurs. En voici un exemple: il sagit ici du compte rendu écrit rédigé par un de mes psychologues, en un moment où javais laissé un malade sans suivi autre que médical durant une année, pour des raisons peu claires. Lon avait donc là une vérification quasi expérimentale de ce quun placement réalisé sans encadrement institutionnel sérieux entraîne, inévitablement, chez des accueillants de base, que lon pourrait qualifier de moyens. Mais laissons la parole au psychologue:
Première visite chez monsieur et madame B. pour le suivi de monsieur André P. Je rencontre cette famille pour la première fois. Après les salutations dusage, demblée monsieur B. annonce quil parle le premier car il a beaucoup de choses à dire. Un long monologue commence alors et au moindre signe dAndré pour participer monsieur B. linterromp en martelant: je parle... tu me laisse dire... après tu pourra parler!
Actuellement après un an et demi de séjour chez les B., André est sous le contrôle externe de tous ses comportements. Pour monsieur B. il est même actuellement incapable de sortir seul. À lénoncé du mot incapable il ose marmonner cest un peu gros!, ce qui est immédiatement repris par monsieur B. qui réaffirme quil est bien incapable!, jusquà lécrasement et à lacceptation du mot de la part dAndré (ce quil fait en résistant, puis en redevenant silencieux).
Larrivée de madame B. pendant lentretien vient renforcer la charge déjà lourde. Elle dit haut et fort que le fait dêtre chez eux pour le pensionnaire ne lui donne le droit que de penser et de dire ce quelle veut, elle! Et quil lui faut avant tout se soumettre! Et quelle est garante de la libre expression... pour elle! Elle recommence alors la litanie de plaintes déjà déroulée par son mari, ponctuée par des faut que tu fasse tes preuves et après tu pourra être libre.
Comme preuve des incapacités dAndré à se gouverner, elle dit quun nuit dinsomnie elle la surpris au lit devant la télé allumée, endormi! Depuis André doit regarder sa télé assis sur une chaise jusquà 23 heures et si elle le retrouve endormi ce sera 22 heures! Dailleurs elle pense aussi quil regarde trop la T.V. et ses programmes bêtifiants, alors quelle a acheté pour lui des jeux de société.
Les deux pensionnaires prennent leur repas du soir dans leur chambre, sur un plateau. Lété ils peuvent manger dehors sur une table que lon a acheté spécialement pour eux. Sils sont pas heureux après tout ce que lon fait pour eux!.
Madame B. gère totalement largent dAndré, achetant ses cigarettes, refusant même quil ait de largent dans sa chambre: ça pourrait lui donner des idées...!
Ce compte rendu se passe de commentaires superflus. Certes il y a pire, mais dans sa simplicité et dans sa sobriété il est évocateur des mécanismes demprise totalitaire que la famille B., plutôt répertoriée par moi dans la catégorie des bonnes familles, bien motivée et dont les deux membres sont intelligents, a mis progressivement en place, uniquement parce que je lavais laissée seule et que le travail dencadrement et de suivi à son domicile navait pas été mis en place. Nous examinerons ultérieurement la dimension institutionnelle du travail, seule garante et garde-fou de la qualité de laccueil, qui ici ne mérite pas ce nom, mais plutôt celui de gardiennage, bien que les bons sentiments soient présents et que la qualité des personnes, à un certain niveau, donne le change. Une observation ici me semble nécessaire. Que fallait-il faire de ces personnes? Les licencier? Et bien non! Car le fautif, et faute il y eu, cest bien moi qui avait laissé, surtout en sachant ce que je sais en la matière, ce couple senfoncer dans ces pratiques aliénantes. Tel un chirurgien qui réintervient sur une plaie mal suturée, jai dû, par conséquent, reintervenir, reprendre les choses en mains, avec les psychologues, avec le moins de dégâts possible, en douceur. Car il faut dans ces situations, nous le reverrons dans le prochain chapitre, se souvenir que langoisse est à la base de tout, et que, si lon agit dans la précipitation, sans possibilités pour les défenses de se réaménager, on reproduit du symptôme ou on le déplace. Et aussi que lon répond à un processus totalitaire par une autre action, en réaction, tout autant totalitaire, et qui naboutit quà établir un cercle vicieux.
4.3. Placement familial, totalitarisme et politique.
Une dernière série de remarques de portée générale peut à présent être faite. Le fou est celui qui se définit non seulement dans la sphère daction du privatif, mais aussi dans celle du négatif. À côté de ses carences et de ses incapacités à se lever, se laver, salimenter, il ne sait pas gérer son argent, le dépenser à bon escient, travailler, exécuter des ordres, en donner, etc. Il est selon la bonne formule de Marie-Noëlle Schurmans, le négatif de lindividu utilitariste qui sautoreprésente comme librement agissant et choisissant, sur un marché transparent, de concurrence parfaite, et à la recherche de son profit. Durant des siècles, ne nous leurrons pas, les tâches queffectuèrent les pensionnaires hommes des colonies furent celles du plus dur labeur paysan, le moins qualifié, sous la férule du chef dexploitation, et pour les femmes laide aux tâches ménagères des fermes. Devant les bouleversements du mode de vie rural, les malades ne sont plus que des improductifs, sauf au titre, eux-mêmes, de ressource et de produit à exploiter. Leurs allocations et pensions diverses représentent en effet, à léchelle des communes entourant les colonies, un pouvoir dachat qui fait souvent dire aux observateurs que le placement familial est la première industrie de ces lieux. Les malades, par leur présence, sont à la base de transactions financières et dune circulation de valeurs sociales. Ces valeurs sont dune nature bien particulière, à la fois économiques et marchandes, mais aussi morales. Il sagit du bien se conduire, du bien se comporter en public, du bien-être, bref du bien social généralisé, même si en même temps des opinions contraires circulent aussi en sens inverse. La famille daccueil de ce point de vue est toujours la représentante des valeurs et des critères moraux et économiques de lensemble de la société dans laquelle elle sinscrit, quelles que soient ses opinions politiques. Elle en est à la fois le pivot et la courroie de transmission. Par sa structure de cadre, elle organise et cristallise lidéologie dominante, et transmet aussi ses valeurs quelle fait entrer dans des circuits déchanges. Jai toujours été frappé par exemple par la forte réprobation qui se manifestait lorsque jemployais des familles aux modes de vie non traditionnels. Jévoquerai prochainement le témoignage de Gilbert, retiré depuis les années 68 dans un village de la Montagne Noire, chez lequel jai régulièrement loccasion denvoyer durant les congés payés de ses accueillants habituels un jeune homme réellement difficile, à la pathologie border-line, et qui a avec lui une très bonne relation. Cela est un genre de situation qui suscite souvent une certaine forme de jalousie et denvie du côté de la famille daccueil habituelle, mais qui nose que se mi-dire. Dans ce cas particulier la famille daccueil exprima un jour, très clairement, sa rancoeur: Comment pouvez vous employer un type comme ça? Un vrai gauchiste! Un marginal, un homme qui reçoit des femmes! 9. Il semblait à la famille daccueil habituelle que cet accueillant, par son mode de vie un peu en marge des circuits sociaux traditionnels, ne pouvait donner léducation et transmettre les valeurs nécessaires à une bonne réinsertion sociale, et venait détruire, ou du moins remettre en cause, sa propre conception de la vie et ses propres représentations. Jai de temps à autres aussi à défendre mes familles daccueil face à ladministration chargée de leurs agréments. Un très fort courant sexprime chez ceux qui en sont les vecteurs, travailleurs sociaux, médecins, administratifs, allant dans le sens dun ensemble de valeurs tournant autour de limage idéale de la famille. Il est souvent question de termes du style un mode de vie de famille traditionnelle, une famille équilibrée, des relations stables, des gens donnant une bonne éducation, etc... Ce modèle véhiculé par les détenteurs de pouvoir fait écrire à Marie-Noëlle Schurmans 10: Cette représentation de la famille est unanime: présentée comme un micro-corps social, elle joue pour chacun le rôle dun état: organisateur, légiférant, punissant... Un principe de pouvoir fort, absolu, est sous-entendu par ce modèle familial qui gère, modèle, constitue lexistence de tous et de chacun. Partout, dès quil y a prise en charge par les familles daccueil sans cadrage, sans Idéal du moi ni Surmoi institutionnels, des processus demprise et de soumission se mettent en place, soit par la tradition multiséculaire (à Geel), soit par les techniques apprises en quelques générations (dans les autres colonies). Cette mise en place a pour but prioritaire et implicite, sur le plan des premiers contenants psychiques, de lutter contre langoisse et contre la peur de la folie. Au niveau macro-social, elle a une autre fonction, qui englobe et contient les autres et va dans le sens général dune lutte contre une entropie fantasmatique, bien quavec des nuances et des formulations parfois contradictoires. Cest ce que je vais présenter dans un prochain chapitre sous le nom de la fonction de porte-parole, mais ici de porte-parole de lordre social. Je partage là encore lopinion de Marie-Noëlle Schurmans pour laquelle la représentation de la maladie mentale... traduit, par conséquent, lobéissance comportementale à la valeur dominante, que celle-ci prenne, chez les uns, largement majoritaires, le nom déconomique ou, chez les autres, celui dunité ou dordre. Les pratiques encadrées par le savoir médical sont le relais de lidéologie dominante, au sens politique du terme. Ce qui lui fait écrire encore: Plus que partout ailleurs un lieu où sorganise le placement familial de malades mentaux adultes, sous lhypothèse embryonnaire dun impact thérapeutique sauvage de la structure familiale, illustre le projet dune organisation institutionnelle sinfiltrant dans le quotidien, ordonnant le collectif et prétendant, en tout domaine et non pas seulement dans lunivers de la maladie mentale, la prise en mains de lhomme, la gérance de ses intérêts. Jinsiste sur ce point qui réunît fortement les pratiques les plus violemment totalitaires des colonies et de certaines institutions: limportance des rites y est déterminante. Les deux modèles, celui de la colonie et celui de linstitution totalitaire classique se retrouvent ici, dans la main-mise quils exercent sur les mécanismes de dressage et de maîtrise des individus par le quotidien. Un éclatement et une diffraction surmoïque accompagnent aussi ce que Moscovici 11 nomme le soi généralisé, cest à dire une valeur du self qui devient comme le porte-parole, par lintermediaire dune figure idéale, dun ensemble de valeurs devenues communes au groupe, et au delà, à la société et à son idéologie dominante. Nous reprendrons bien entendu cette discussion dans le chapitre que je consacrerai à linstitution, mais pointons là cet élément essentiel pour une compréhension de lensemble du placement et de laccueil familial, thérapeutique ou spécialisé. Marie-Noëlle Schurmans va elle-même plus loin que la simple dénonciation de pratiques totalitaires lorsquelle écrit dans son mémoire de sociologie: Les finalités des deux lieux de pouvoir (lun interne à Lierneux, lautre externe, venant de la ville) me semblent identiques: utilisation, dabord du savoir médical, ou de son succédané, dans des buts tout différents de la thérapeutique: ceux daffirmer une domination et une spécificité de groupe. Infiltration, ensuite, du champs social, dans le but de contrôler toute différence, de casser dans loeuf toute velléité de production dun autre savoir que le savoir organisé autour de léconomique. Le discours mythique dunité, dintégration, est là pour créer lillusion dune société uniforme, que le pouvoir, et sa forme, lEtat, garantissent. Voilà une formulation qui apparaît en fin du travail danalyse universitaire de Marie-Noëlle Schurmans, mais quelle laissera malheureusement entièrement dans lombre dans un plus important ouvrage publié quelques années après, Maladie mentale et sens commun. Cette dimension, pourtant déjà assez lisible dans les ouvrage de Roosens et de Jodelet, na pas été soulignée avec toute la force nécessaire pour ce quelle produise des effets, au moins auprès des intellectuels potentiellement intéressés par le sujet et des équipes de soins. Elle est pourtant fondamentale. Il ne suffit pas de décrire des pratiques et des idéologies totalitaires, il faut aussi de temps en temps en repérer la cohérence interne. Jamais les fous et autres handicapés nont été moins intégrés à la sphère productive de la société que de nos jours. Car si jadis ils participaient, certes en étant exploités, aux travaux des champs, il me semble quaujourdhui, plus on multiplie les Centres daide par le travail et autres Ateliers protégés, et plus le processus dexclusion saggrave. Laliénation se mesure aussi à cet aveuglement social, qui ne veut comprendre que la première étape pour intégrer les malades mentaux et les handicapés, serait de leur transmettre dautres valeurs que celles imposées par le pouvoir dominant. Car jamais il na été autant question de cette intégration sociale des fous par le travail, au moment où la même société remet fortement en cause la valeur normative de ce sacro-saint travail pour les normaux. Le placement familial sinscrit pourtant dans cette ambiguïté, mais comme en négatif, le négatif qua toujours représenté la folie par rapport à la normalité. Ce qui amène Marie Noëlle Schurmans à conclure son travail en ces termes: Dans les familles,... le conflit avec lextérieur est plus exprimé, et lon retrouve ce moment de la genèse du pouvoir moderne où la diversité des pouvoirs tend à disparaître pour laisser place à la seule forme du pouvoir étatique, qui coiffe et qui sempare de tout autre type de pouvoir en même temps quelle sapplique à la gérance de lhumain, exigeant un ajustement naturel des individus aux plans, que ceux-ci concernent la santé, lindustrialisation, la consommation ou tout autre domaine. Cette logique de pouvoir à forme étatique, afin de pénétrer dans les ramifications du quotidien les plus profondes, va semparer des normes de conduite et donc des comportements, par lintermédiaire des représentations sociales. Cela est bien vu. Je rappelle que son frère, pour ce qui concerne Lierneux, avait lui aussi bien entrevu le problème et distingué trois formes de pouvoir colonial: le pouvoir légal, le pouvoir normatif et le pouvoir relationnel. Je partage là aussi globalement son analyse. Les trois réunies conduisent à un pouvoir quil qualifie de total, hésitant sans doute à prononcer le mot totalitaire. Le modèle de la colonie familiale nous fournit lexemple quasi-expérimental de la manière dont, de nos jours (car il faut replacer chaque analyse dans son contexte historique), un pouvoir total exercé sur des personnes malades peut les assigner à résidence pour leur bien, pour les prendre entièrement en charge par lordonnancement strict du quotidien, et les limiter pratiquement à une fonction de biens dusage. Le placement familial fournit donc un excellent modèle pour létude des processus totalitaires : à nous den tirer toutes conséquences, compte tenu, pour reprendre lheureuse formule dAlain Vallée, que la question est sans doute (et sans illusions!) de déterminer quelle est pour les malades mentaux la plus petite aliénation possible?.
Plutôt que de nier cette réalité désagréable, il convient de lobserver pour la comprendre et intégrer par là-même ce penchant totalitaire dans nos pratiques, surtout si elles ont la prétention du modernisme. Comme dans dautres domaines de lexistence humaine, le soin psychiatrique est le lieu et loccasion dassister à la mise en place régulière dimpasses et de paradoxes. Parmi ceux-ci, lun des plus évidents est que la lutte contre laliénation porte en elle tous les germes de mécanismes eux mêmes aliénants. Cest cela qui est la conclusion de ce long parcours dans les colonies familiales et au sein des familles daccueil, qui amène madame B. à sexclamer en toute bonne foi: Sils ne sont pas heureux après tout ce que lon fait pour eux! Lenfer est en effet toujours pavé de bonnes intentions. La tentation du Mal est toujours présente, même sous couvert de la science, de la technique, du soin, voire de lhumanitaire. Malgré le progrès apparent, le pire des totalitarismes imaginables est donc sans doute devant nous, celui dun monde sans limites humaines, au sens où lhumain se révèle aussi dans la façon de traiter les fous, les vieux, les handicapés, les sidéens, lAutre. Tout le mystère du rapport du sujet à laltérité se trouve posé là, au travers de ces pratiques auxquelles les équipes ne prêtent quune attention négligente, toutes accaparées quelles sont par leffondrement de leurs normes et de leurs repères habituels. Voila où gît le défi des prochaines années: on a fait éclater les institutions des soins et déducation spécialisée, pour faire prendre en charge les malades, les handicapés, les marginaux, par le milieu ouvert. Mais ce faisant, par naïveté, mais aussi par paresse intellectuelle, et surtout par refus de poser des problèmes gênants et dérangeants, on a déplacé et parfois aggravé des mécanismes sociaux anti-humains.
5. Le placement familial
et les formes modernes du totalitarisme.
5.1. Fantasmes de transparence et meilleur des mondes.
Les phantasmes contemporains de transparence et de communication totale en sont la conséquence. La technologie vient en effet leur donner un support et les faire paraître du domaine du possible. Pourquoi les évoquer ici, à propos de laccueil familial thérapeutique? Cest quils y ont naturellement leur place. En effet, abandonnées parfois à elles-mêmes, les familles daccueil, sans recours face à langoisse et à la folie potentiellement destructrice, sont contraintes de se construire des défenses, souvent de type totalitaire. Bien sûr les services modernes nont pas tous connaissance de ce qui se passe dans les colonies familiales, et peu de soignants se sont donnés la peine de lire les livres de Denise Jodelet ou dEugeen Roosens. Mais même intuitivement, ils ont senti que la dérive était possible. Dès lors, leur tendance défensive naturelle a été de mettre en place des procédures de contrôle. Les diverses formules dagrément des familles daccueil, puis ce que lon qualifie de suivi, nest le plus souvent que volonté de ne pas abandonner les personnes seules et risquer de leur laisser faire nimporte quoi, notamment le pire. Mais ce faisant, ils mettent eux-mêmes en place des processus de contrôle de type totalitaire. La volonté de Tout contrôler nest en effet jamais éloignée, surtout du côté de la machine administrative, pour peu que lon tombe sur une personnalité de responsable un peu paranoïaque. Comme dans un panopticon, dont Michel Foucault a bien montré le fonctionnement fantasmatique et politique, la technologie vient offrir son modèle aux équipes anxieuses et pressées. Cest ce qui se manifeste souvent dans un certain nombre de projets thérapeutiques fondés trop exclusivement sur les théories de la communication. Cela mérite que nous nous y arrêtions un instant.
Phillipe Breton 12 a à mon avis bien montré (quoi que parfois, diront certains, avec exagération) que la politique contemporaine de mise en oeuvre dune communication totale et consensuelle, si elle sappuyait sur le modèle de lhomme-automate construit dès la Renaissance relayée par les Lumières, sétait développée après la dernière guerre mondiale, en réaction au totalitarisme politique. Pour les Wiener, Turing et Von Neumann, auxquels se sont rapidement joints Bateson et ses amis du réseau, puis de Palo Alto, rien ne devait rester obscur et potentiellement soumis à la volonté du tyran. Ce qui est paradoxal, est que ces grands esprits ont pensé avant tout à organiser la défense des nations démocratiques face au totalitarisme. Et quils ont peut-être mis en place les prémisses dune autre forme de totalitarisme 13. Dans cette acception en effet tout peut et doit, pour des raisons déthique (ce qui en rend le processus encore plus dangereux), être transparent. La communication est dans ce modèle de plus en plus dominant (voir encore une fois la pression médiatique en faveur du concept de village planétaire), la technique de base, fondamentale, en ce quelle tiendrait lieu de lien social. Dans cette visée, rien ne doit être conflictuel, permanent le consensuel étant lidéal à atteindre. Cest peu dire que ce modèle est à lopposé de celui de la psychanalyse, ou de celui de la politique classique telle que nous lavons hérité des Grecs, ou de celui du Droit, toutes pratiques sociales qui font du conflit le creuset de leur action. Phillipe Breton lécrit là encore excellemment: Lutopie de la communication conduit ainsi au refus de la loi en prônant un monde qui pourrait se passer de juges, de droit, de normes, un monde où les partenaires nauraient de cesse de se mettre daccord entre eux, en face à face, par le jeu dune recherche de transparence qui ne fait intervenir aucun tiers. Cest dune utopie, aussi, du corps sans épaisseur, et au delà dun espace sans recoins dombre, sans marges ni lisières, dune société idéale sans ratés dont il est ici question, en dépit, je le répète, de la volonté des initiateurs de cette vision du monde. Cest aussi dun fantasme de fonctionnement social en ligne droite 14 que se prévalent ces pratiques, alors que tout indique que nous allons plutôt vers des manières de faire et de penser labyrinthiques, dédaliques 15 nomadiques et métissées. Autant dire que le choix devant lequel nous nous trouvons est capital, et que les risques de dérive totalitaire à la 1984 ou de type meilleur des mondes sont à méditer de toute urgence avant de laisser se mettre en place ces procédures de contrôle total. Ce qui se passe en accueil familial, quil soit dit thérapeutique ou quil soit dit social, nous invite donc à la plus extrême vigilance.
Car, je lai souvent observé, ce mode de penser monolithique, cette volonté de tout contrôler et ces fantasmes de transparence, sont sous-jacents à bien des procédures dites de suivi des familles daccueil. À peu près personne, dans les équipes, na réellement conscience, le plus souvent par manque de culture politique, que lon nentre pas chez des gens comme ça, au nom de bonnes intentions, au nom du suivi, ou de je ne sais quelles justifications psy. Un domicile privé est à la fois sacré, au sens symbolique du terme, et réservé, au sens politique. Y entrer ny va pas de soi. Ce qui se passe quotidiennement du côté des familles daccueil de lAide sociale à lenfance est particulièrement démonstratif de cette négation de la liberté individuelle et familiale, ici, comme ailleurs, en France, et il faut bien le dire partout dans le monde dit civilisé. Au nom de lintérêt supposé de lenfant, tout paraît permis aux équipes; elles peuvent entrer partout, poser toutes les questions quelles souhaitent, même les plus indiscrètes, dans la plus totale impunité. Bref, la famille doit être transparente. Du côté des familles daccueil des placements familiaux spécialisés ou des accueils familiaux thérapeutiques les procédures sont un peu moins inélégantes, elles sont plus enrobées de scientisme et de blabla psy, mais au fond les choses sont identiques. Au nom cette fois-ci du transfert, ou de létude des systèmes et des interactions, des investigations de la plus totale indiscrétion peuvent être menées sur la vie familiale, des conclusions rédigées, placées dans des dossiers, transmises à dautres équipes, voire à des services administratifs, analysées en réunion, en toute bonne foi.
Soyons clairs : je ne prétend pas quil ne soit pas licite détudier la structure des familles candidates à laccueil, et pourquoi pas leurs motivations, si on sen sent capable, puis quil ne soit indispensable de les suivre pour vérifier que ce qui sy passe est à peu près conforme à lintérêt de lenfant, de ladolescent, de ladulte ou de la personne âgée placée. Ce que je conteste est lesprit dans lequel cela est souvent fait, le manque de critique des risques politiques qui sy glisse, labsence déthique et parfois du plus élémentaire bon sens. Lanalyse percutante de Philippe Breton sur les utopies de la communication est en tous points applicable ici, et notamment sa citation que jai choisi de mettre en exergue, à propos de lévitement de toute situation de conflit. Labsence de respect des règles élémentaires du droit concernant la vie privée des citoyens, se fait pour les équipes de suivi des familles toujours pour dexcellentes raisons, qui sont toutes plus ou moins en rapport avec lévitement de conflits dont serait supposé pâtir laccueilli. Mon point de vue, on sen doute et on en trouvera la confirmation dans les prochains chapitres, est aux antipodes de cette stratégie. Nous vivons dans un État de droit nous dit-on. Les lois doivent y être, y compris de manière contradictoire, voire conflictuelle, respectées. Mais aussi une loi peut être interpellée, dénoncée (ce dont je ne me suis jamais privé pour ce qui concernait mon domaine de compétence), révisée, selon des procédures qui sont ce quelles sont, insatisfaisantes pour certains, convenables pour dautres. La société vit ainsi, plongée dans les conflits dintérêts et dans le mouvement. Les règles du jeu doivent être les mêmes pour tous, y compris lorsquelles sont dapplication plus délicate et que la facilité voudrait quon les change pour dautres plus conformes à lintérêt particulier. Le totalitarisme nest rien dautre quun fonctionnement social fondamentalement soumis à larbitraire, la loi et les règlements étant modifiables et révisables par ceux qui détiennent tout ou partie du pouvoir. Les familles dites daccueil, en même temps quelles sont des employées, de plus en plus souvent salariées des personnes et des institutions, sont aussi des citoyens, dont le Droit, par exemple le Code du travail, balisent les pratiques. Que ce droit soit respecté est ce que je prône depuis toujours, même si cela est parfois inconfortable et nous mène de temps en temps devant les tribunaux.
Jai tenté de montrer que la façon dont on considère les familles daccueil se retrouve transposée, de façon quasi automatique, dans la manière dont elles vont traiter elles-mêmes leurs pensionnaires. Que les équipes les assimilent à des serves, et elles traiteront leurs pensionnaires comme du bétail. Que les équipes les assignent à une position de dépendance passive, et leur accueilli sera placé en situation infantile. Au-delà, la manière dont les équipes traitent leurs familles daccueil est aussi le reflet de limage quelles ont delles-mêmes. Le fait quelles exercent un abus de pouvoir sur elles nest rien dautre que le résultat de ce quelles ont accepté de laisser faire à leurs petits chefs et à ladministration. Inutile de dire quelles sinterdisent, ce faisant, toute prétention à pratiquer quelque chose de thérapeutique, dont le fondement est justement la lutte contre toute forme daliénation, et cela quelque soit le projet. Voilà ainsi ma réponse à la question initiale: pourquoi ce chapitre?, et les raisons pour lesquelles je les considère lune et lautre comme des préalables à toute discussion psychopathologique. En dautres termes, pas danalyse des ressorts psychologiques, individuels et groupaux de laccueil familial thérapeutique, social ou spécialisé, qui ne fasse léconomie dune analyse politique de son contexte. Et au delà, pas de tentative de compréhension de ces pratiques si on ne se pose pas, même obscurément, la profonde question sur laquelle Hannah Arendt a réfléchi durant la plus grande partie de sa vie, celle consistant à se demander si la répression de toute pensée nest pas le premier stade du totalitarisme 16. Jy reviendrai longuement lorsque je me poserai notamment la question: Le quotidien est-il bête?, ou lorsque je constaterai Quêtre famille daccueil nempêche pas de penser. Cest ce quOrwell a métaphorisé sous la formule celèbre, lIgnorance, cest la Force, dans un monde soumis à Big Brother.
5.2. Bureaucratie et totalitarisme.
Ce chapitre ne serait pas complet en effet si je ne larticulais à une dimension majeure des dérives totalitaires, celle de la toute puissance rampante de la techno-bureaucratie. Certes on retrouve celle-ci dans à peu près tous les types de société, notamment, du point de vue de ses excès, chez les anciens Égyptiens ou les chinois de lEmpire du Milieu. Mais elle atteint des sommets, de nos jours. Le pire étant que cette prolifération métastasique se fait ici au nom du progrès. Jamais il ne mavait paru aussi évident que le totalitarisme était consubstantiel à la bureaucratie quen cette période de contrôles exacerbés, daudits et de vérifications paranoïaques et enfin de mises en fiches informatiques quasi-obsessionnelles. Et cette pression concerne tout le monde. Personne nest à labri de cette excitation, dautant plus redoutable que ceux qui en sont saisis se sentent de surcroît investis dune mission quasi-divine qui en fait une nouvelle race de Croisés, allant combattre non les infidèles, mais les suppôts sataniques du Trou de la Sécu. !
Je serai bien entendu ici bref et irai à lessentiel. La volonté de tout contrôler 17, et en particulier, en ce qui concerne laccueil familial thérapeutique, la vie privée des familles daccueil, est omniprésente à ces procédés. Lidéal à atteindre dans certaines structures est de parvenir à une transparence parfaite. Je ny vois plus quune étape: linstallation au domicile des accueillants dune caméra. Nous allons ainsi tout droit vers 1984, dautant que sy adjoint le Novlangue appliqué dans le réel par nos gestionnaires, inspecteurs et autres contrôleurs. Le commerce avec les familles daccueil nous prouve que cette déshumanisante pression bureaucratique na que peu à voir avec une réelle volonté déconomies 18. Limportant est ici, je le répète, de mettre en place des processus demprise au travers du contrôle du quotidien. Ceux-ci ont au moins deux relais. Le premier est dordre surmoïque qui amène à se poser une question du type: Quai-je fait de mal si on me contrôle autant? Le second est une volonté de soumettre lautre. Ceci est la raison pour laquelle toutes les observations que jai présenté dans ce chapitre doivent être mises en relation; toutes sont liées les unes aux autres. Nos si arrogants audistes sont en réalité en relation avec les parfois non moins arrogantes éducatrices franchissant le seuil des familles daccueil et commençant à en étudier les motivations. Et tous ont la même bonne conscience: les audistes ont le sentiment de protéger les deniers publics; les éducatrices des DIS, DASS ou autres ont la certitude de sauvegarder les enfants ou les pauvres handicapés des conflits et de la perversité des familles daccueil. Et si les uns contrôlent les institutions, les autres contrôlent la vie privée des gens. Limportant est que tout soit transparent et soumis à lOrdre.
À partir du moment ou lon a compris ce mouvement, bien des éléments apparemment curieux et isolés ont une explication rationnelle, par exemple lexcitation à rédiger à tout bout-de-champ des projets thérapeutiques, détablissement ou autres. Je lai évoqué mais le répète, il y a là une volonté demprise et de soumission à un Ordre à la limite de labsurde. Tout le monde sait que la plus grande partie de ces projets est de la langue de bois, du novlangue; mais on les rédige tout de même. Certes on en rit, pour linstant du moins; mais pas trop fort, et entre soi. Et puis on finit par se soumettre, pour des raisons apparemment toujours raisonnables; par exemple les économies de la Sécurité sociale. Mais cest cela que demande Big Brother ! Je ne dis pas que lon en est rendu tout à fait au stade dune société totalitaire; car heureusement, si le politique fonctionne pour linstant assez mal, le Droit est encore bien présent pour freiner et entraver le processus. Mais pour combien de temps? Nul ne le sait. Il convient donc de rester attentifs. Et surtout dêtre forts vigilants concernant les micrototalitarismes du quotidien, auxquels la vie en famille daccueil offre tant doccasions de se mettre en place. Inutile de, toujours, fixer les grosses machines, notamment les institutions politiques. Il faut dabord balayer devant notre porte ! Le totalitarisme se met en place à bas-bruit, dans le quotidien, devant nos écrans de télévision, dans les rapports sociaux professionnels, dans la rue, et peut-être chez nous. Il est plus que temps de résister à ce risque dévolution, en refusant de se soumettre à tous prix. Cette situation est souvent inconfortable et paradoxale. Une certaine forme de rationnalité incite à contrôler les institutions et les personnes; mais une autre approche, tout autant raisonnable, nous invite à respecter les marges, les lisières, les zones de clair-obscur, les risques de malentendus, les points de suspension, bref ce qui est le propre de lhumain. Cette problématique est un des enjeux mageurs du passage au XXI ème siècle.F/
1 Thomas SZASZ, Le mythe de la maladie mentale, Payot, Paris, 1975.
2 Erving GOFFMAN, Asiles, Minuit, Paris, 1968.
3 Michel FOUCAULT, Histoire de la folie, Plon, Paris, 1961; Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.
4 Les reportages télévisés sont à ce sujet bien entendu assez superficiels, et sont toujours passés à des heures découte modeste.
5 Par exemple chez des nourricières veuves, très âgées (90 ans!), accueillant des pensionnaires plus jeunes qui soccupaient dà peu près tout dans la maison.
6 y compris celles des colonies, qui représentent un formidable potentiel humain, que ladministration laisse sautodétruire. Car en dépit du remarquable de lIGAS, rien ny bouge réellement.
7 Daniel SCHURMANS, Analyse relationnelle et processus pathogène, LÉvolution psychiatrique, XLIV, III, juillet-septembre 1979.
8 Sans doute pour des raisons complexes. Les infirmiers sont par exemple le plus souvent des personnes du terroir, dont les références, nous lavons vu, sont infiltrées par la tradition du gardiennage. Pour ce qui concerne les médecins, la plupart ne fait quy passer avant doccuper un poste plus valorisant; dautres sen sont fait rejeter plus ou moins vite lorsquils ont exprimé des velléités de changement. Un récent exemple nous le prouve.
9 Pour la petite histoire, mais elle est ici instructive, cette famille daccueil si vertueuse fut finalement licenciée pour ses attitudes de plus en plus carcérales avec le jeune en question. À la suite de ce licenciement elle massigna dune part devant le tribunal des prudhommes, dautre part devant... le conseil de lOrdre des Médecins. Cela ne sinvente pas!
10 Marie-Noëlle SCHURMANS, Des coucous et des fous, mémoire de sociologie, Université de Genève, 1981
11 Serge MOSCOVICI, Le psychanalyste, son image, son public, P.U.F., Paris, 1961 et 1976.
12 Philippe BRETON ,Lutopie de la communication, La découverte, Paris, 1993.
13 Je le redis à nouveau, admettre les critiques de BRETON ne signifie pas considérer BATESON comme un crypto-totalitaire. Lisant le bon article de Jean-Jacques WITTEZAELE, Lécologie de lesprit selon BATESON (à paraître courant 1996 dans la revue Chimères), je nai aucun doute à ce sujet. Mais je nai, non plus, aucune illusion sur la congruence dune partie de sa théorie avec les théories de la transparence et du contrôle administrativo-totalitaire. Paul WATZLAWICK le reconnaît dailleurs: ce qui nest pour lui quun risque, lorsque par exemple au cours dun entretien avec WILDER il dit: (Les accusations de manipulation) proviennent des idéalistes qui, les yeux pleins détoiles, pensent que le but ultime est la sincérité totale ou louverture totale. Si vous voulez que votre communication devienne totale, elle deviendra au mieux totalitaire. in Bateson, premier état dun héritage Colloque de Cerizy, Le Seuil, 1988.
14 Jacques ATTALI, Chemins de sagesse. Traité du labyrinthe, Fayard, Paris, 1996.
15 Georges BALANDIER, Le dédale. Pour en finir avec le XX ème siècle, Fayard, Paris, 1994.
16 Hannah ARENDT, Considérations morales, Payot, Paris, Mars 1996 pour la dernière édition française.
17 Il nest pas question ici, pour moi, dinciter à refuser tout contrôle, mais den contester les excès, la brutalité et larrogance, quand ce nest pas la pure et simple sottise (et Dieu sait que je parle en connaissance de cause!). Oui aux contrôles, si les contrôleurs doivent un jour ou lautre rendre aussi des comptes. Cest tout lintérêt de la notion daccréditation importée du Québec, où les contrôles sont réalisés par des pairs pouvant eux aussi être contrôlés.
18 Ne serait-ce que parce que ces contrôles ont un coût! À la fois un coût pour lentretien de ces nouveaux Croisés et pour les équipes qui les supportent.
Dernière mise à jour : mardi 20 octobre 1998 Dr Jean-Michel Thurin