LA DIMENSION INSTITUTIONNELLE
DE LACCUEIL FAMILIAL THÉRAPEUTIQUE.
Pierre SANS
(Avec laimable autorisation des éditions de lHarmattan. Ce texte constitue le septième chapitre dun ouvrage intitulé Le placement familial ; ses secrets et ses paradoxes).
1. La fausse alternative: état de nature ou institution?
1.1. Rousseau, Lévi-Strauss, état de nature et droit subjectif.
Je ne pense pas que lon ait pu lire le témoignage de Gilbert sans penser à Jean-Jacques Rousseau. Son mode de vie bucolique, tout entier plongé depuis près de trente ans dans une existence rythmée par les saisons, les levers er les couchers du soleil, bien plus que par sa montre et jamais par les horaires dusine ou de bureau, sa construction au jour le jour dune contre-modernité, en particulier, nous y ont invité. On se souvient sans doute aussi de ma rapide évocation, à la fin de mon chapitre consacré aux savoirs profanes, des notions dauthenticité et dinauthenticité introduites par Lévi-Strauss à propos de la parole et de lécriture. Nous ne pouvons plus esquiver la difficulté dune discussion. Avoir en effet choisi demployer le terme de sauvage pour qualifier le travail thérapeutique des familles daccueil nest pas anodin, on se souvient peut-être de mes hésitations à cet égard. Mais mon choix se serait-il porté sur le terme naïf, que la discussion se serait aussi imposée à nous. Quoi quil en soit, sauvage résonne excellemment avec les thèmes travaillés par ce fils spirituel de Rousseau, Claude Lévi-Strauss, du moins celui de Tristes tropiques et de la Pensée sauvage. Lévi-Strauss avait en particulier été séduit par cette clairvoyance de son Maître qui en fit le fondateur de lethnologie, grâce au fait que, pour lui,Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais quand on veut étudier lhomme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut dabord observer les différences pour découvrir les propriétés 1. Cette citation aurait aussi pu, je le fais remarquer, être placée en exergue à lensemble de mon travail. Pour théoriser sur lessentiel de mon thème sur laccueil familial jai été contraint aussi, plus souvent que ma nonchalance my aurait incliné, à porter ma vue au loin. Cest au contact des Nambikwara, au fin fond de lAmazonie, que Lévi-Strauss constate par exemple des faits troublants concernant les rapport de lhomme à lécriture. Après avoir décrit dans son carnet de voyage limmense gentillesse de ces Indiens et leur tendresse, il va nous montrer, dans sa leçon décriture, comment sa propre expérience va être une violence détruisant les équilibres ancestraux. On peut voir là lirruption de linstitutionnel destructeur quont fui bien des fondateurs des lieux de vie et des lieux alternatifs, et, dune certaine façon, Gilbert. Lévi-Strauss est dans ce texte fort clair: dans cette petite société innocente, vivant en plein accord avec la nature, et dont les membres sont les uns par rapport aux autres dune totale transparence, lintroduction de lécriture va signifier non seulement lopacité, la ruse, mais aussi la perfidie, et pour tout dire le Mal. Lévi-Strauss se fait ici moraliste, retrouvant les accents de Rousseau pour fustiger laction délétère de la civilisation. Lécriture pour lui est lexploitation de lhomme par lhomme, se laissant aller ainsi à faire une concession inhabituelle chez lui au marxisme, notamment aux thèses dEngels. Je suis moi aussi de plus en plus persuadé, toutes proportions gardées, que lappel forcené, féroce, quasi hystérique, au contrat écrit, aux règlements, aux rapports et aux projets détablissement, éducatifs, individuels ou autres, dont jai dans mon premier chapitre donné deux exemples, mais dont la liste est infinie, procède de cette violence. Jassiste quotidiennement, cliniquement, à cet écrasement de la parole, en ce quelle peut avoir dambigu et de leurrant, bien entendu, mais aussi dauthentique. Mais comment ne point sombrer dans cette violence rampante des institutions ? Combat continuel et désespérant!
Les thèses de Lévi-Strauss, dans son approche Rousseauiste de la société Nambikwara, ont ici autre chose de fort intéressant pour nous. Il y est dit que ce qui caractérise cette société, est que ses membres nont pas besoin décriture car ils vivent à portée de voix. Il insiste en avançant lidée selon laquelle les sociétés villageoises traditionnelles sans écriture vivaient en relation de voisinage, de telle façon que tout le monde connaissait tout le monde. Voilà ce que lon dit aussi au sein des familles daccueil, notamment en milieu rural. En famille, entre familiers, entre voisins, point nest besoin décriture, on se connaît !. Que cela soit plus ou moins vrai nest pas la question majeure, nous sommes là dans un jeu métaphorique. Les gens à écriture sont ceux de lextérieur, les autres, les non-nous, les gens de linstitution. Posons en guise de point de repère le principe selon lequel linstitution cest, dune certaine façon, lécriture instituée, mais aussi ce qui va avec, linauthenticité et une certaine forme de violence. La distance sociale chère à Rousseau implique donc lintroduction de lécriture, et donc de linstitution. Cela parcourt la problématique à laquelle je maffronte depuis le début de ce livre: comment cela fonctionne-t-il entre des familles daccueil vivant dans un lieu relativement clôt, à distance de moi, sans relations autres que très épisodiques avec mon équipe spécifique, et le projet institutionnel, ou lobjectif de soins, ou quelque autre qualificatif par lequel se désigne ce que la société attend que lon fasse pour un jeune, un adulte ou un vieillard en difficulté? Hanté par les dangers de totalitarisme panoptique, dinstitution à la 1984, je nen reste pas moins souvent interloqué par la congruence de ce qui se passe entre elles et léquipe. Dun impossible état de proximité, de voisinage, il faut donc passer à quelque chose qui en tient lieu : cela sera le lien social, fondé sur ce que Rousseau qualifiait de contrat social. Ce faisant, je sais ce que je perd en authenticité, et espère le récupérer en fluidité sociale, et osons le mot, en efficacité.
Une autre dimension Rousseauiste, dessence romantique, est impliquée dans les pratiques de laccueil familial thérapeutique. Je lai déjà dit, la vie à la campagne, ou à la montagne, au milieu des animaux et des travaux manuels, ne manque pas dévoquer un état de nature que La nouvelle Héloïse a magnifié, tandis que Le Discours sur lorigine et le fondement de linégalité parmi les hommes le développait. On a trop simplifié la pensée de Rousseau en se contentant de citer laphorisme: Lhomme est né bon et la société le corrompt. Il avait en réalité soigneusement analysé les différents temps qui le menaient dun très hypothétique état de nature originaire, à sa dénaturation par la société, avant de passer à un niveau supérieur, dialectiquement, lui permettant de retrouver des qualités originelles perdues. Il est frappant de noter les attaques dont fut lobjet le scepticisme de Rousseau à légard du progrès scientifique, qui résonne, toutes proportions gardées, avec mes positions anti-scientistes et mon respect pour les mouvements en appelant à une certaine forme de contre-modernité. Mais autre chose doit nous attirer dans cette oeuvre, limportance du contrat lié à son concept de létat de nature. Les individus se sentant inaptes à une vie totalement indépendante sont poussés à se rassembler et à nouer un pacte. Le droit subjectif en est la résultante car, contrairement à Hobbes qui à la même époque sefforçait de trouver un fondement logique à lautorité politique, Rousseau prônait au dessus de tout le droit pour le sujet dadhérer librement. Il sagissait pour lui de Trouver une forme dassociation qui défende et protège de toute force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun sunissant à tous nobéisse pourtant quà lui-même et reste aussi libre quauparavant. (Du contrat social, ou Principes du droit politique). Est-ce à dire que Rousseau invente, aussi, la notion dinstitution? Certainement pas. Il na pas manqué chez les Grecs, notamment dans La République de Platon, et dun autre point de vue chez les sophistes, de penseurs pour en poser les jalons. La Renaissance des idées de lAntiquité a été également loccasion de penser linstitution moderne en tant que telle, avec Rabelais et son Gargantua, notamment dans son livre Premier. Saint Jean des Entomeures veut fonder une abbaye, sorte de cité idéale, quil nomme Thélème. En ce lieu Où mur il y a, devant, et derrière, y a force murmur, envie et conspiration mutue. Demblée, Rabelais pose au principe de linstitution la nécessité de la séparation, que ma métaphore de la barrière à poules a cristallisé ici ou là dans cet ouvrage. Il pose donc aussi en son principe la notion de négativité quHegel développera, cest à dire de ce qui se dessine, en négatif, derrière une positivité du concept (Préface à La phénoménologie de lesprit, et La Science de la logique). Rabelais montre aussi derrière cette notion dinstitution ce que nous avons depuis appris à penser en termes de totalitarisme 2 . Cest bien la raison pour laquelle jai été contraint de traiter dans cet ouvrage des dérives totalitaires à propos de ces pratiques sociales de placement familial dans lesquelles domine la coupure entre le nous et lautre, la séparation, la mise en place de barrières. Rousseau ninvente donc pas linstitution, mais il en invente la critique permanente. Révolutionnaire sil en est, il naccepte pas linstitution et lEtat comme un fait, soit divin, providentiel, soit lié à une essence de lhumanité, mais comme un fait soumis au peuple souverain, et donc en continuité avec le contrat social. Le droit subjectif quil isole ainsi, cest donc lactivité sociale instituante.
Cest à René Loureau 3 que je vais emprunter la définition la plus à même de synthétiser ce qui se trouve rassemblé dans mon travail, en pièces éparses, sous ce chef: Dabord linstitution est un espace singulier. Cest le lieu clôturé, marqué, lieu du refoulement libidinal; lieu découpé dans lespace et le temps sociaux; lieu soumis à des normes impératives, reflétant en partie les normes sociales de la classe dominante en les accentuant, instaurant en partie des normes spéciales, qui tournent le dos aussi bien aux règles juridiques quà la loi naturelle. Lieu où les modalités dentrée (et dappartenance) et de sortie (et dexclusion) sont hautement codées en un système symbolique où lon reconnaît une volonté de régulation - toujours problématique- de lentrée et de la sortie. Cette définition on le voit, me permet dy intégrer mes développements antérieurs sur les rituels. Les rituels marquent bien lentrée et la sortie, ainsi que les passage dune institution à une autre.
1.2. Pourquoi linstitution?
Je peux à présent, après ces avoir rappelé ces notions fondatrices de lidée dinstitution, qui cristallisent autour delles bien des thèmes évoqués ici ou là dans ce livre, matteler à une tâche qui mamènera, après avoir discuté du sauvage, du naturel et du naïf, à traiter de ces qualités qui permettent aux assistantes maternelles et aux assistants en accueil familial de participer au soin des enfants ou des adultes en difficulté qui leur sont confiés, et de conclure mon étude par la dimension proprement institutionnelle du placement familial. Deux types de questions vont centrer mon développement. La première consistera à se rappeler quune famille est un groupe qui fonctionne selon des règles, des normes, et que de ce point de vue elle est une institution. La seconde nous amènera à questionner le fait que même dans des pratiques apparemment solitaires, la famille dite daccueil est incluse dans un réseau, qui en même temps quil insère le sujet pris en charge dans la société len retranche, par un effet que je nomme instituant, au sens de Bourdieu. Ces questions ont toujours fait pour moi lobjet dune particulière attention. Elles étaient au début des années 70 à peu près complètement négligées, les auteurs ne voulant voir dans ces pratiques consistant à mettre en contact une bonne famille avec un jeune en difficulté, quun procédé simplement substitutif. Cest la raison pour laquelle mon premier souci, lorsque jai fait publier par les éditions Fleurus louvrage collectif intitulé Les placements familiaux thérapeutiques, a été de demander à Jean Oury den rédiger la préface. Outre le fait que le texte était magnifique, il me semblait quil sagissait là dun engagement symbolique dans une voie théorique, celle pour laquelle la dimension institutionnelle, était prééminente. Jai eu durant des années à expliquer cette position, à la commenter, à tenter de convaincre, mais finalement je crois que le message est passé: laccueil familial thérapeutique est à présent une pratique qui a sa place dans lensemble des dispositifs de psychothérapie institutionnelle. Ce qui ne donne pas de garantie quand à ce que lon place concrètement sous cette dénomination: cest ce que nous allons également tenter dexaminer.
Mais poser comme hypothèse de base que la famille daccueil est un élément dun ensemble plus vaste que nous nommons institution ne suffit pas. Tout se complique dès lors que lon entre dans le détail. Car comment fonctionne cette articulation entre la famille daccueil et le reste de linstitution? Soyons clairs : autant dans un hôpital, une clinique, un IMP, il est possible de se représenter sans trop de difficultés les passages dinformations ou de messages verbaux ou infra-verbaux entre les différentes parties qui composent le groupe, autant le mécanisme apparaît, si lon y réfléchit un peu, bien plus mystérieux entre une famille, même dite thérapeutique, et une équipe. Et soyons encore plus précis et concrets: comment expliquer que ça fonctionne entre une famille vivant à tel endroit et une équipe travaillant à vingt ou cinquante kilomètres delle, et dont un ou deux membres, au maximum, passe une ou deux fois par mois en visiter un seul élément, la mère de famille le plus souvent? Comment se représenter, concrètement, le passage dinformations, et leurs effets sur le comportement de lenfant ou de ladulte accueilli? Comment se représenter les liens établis entre des éducateurs ou des infirmiers qui vont véhiculer un discours technique sur le sujet placé, et une famille qui ne dispose pas des outils conceptuels permettant de penser ce type de message, ne pouvant le plus souvent se référer quà des savoirs profanes? Je sais quà cette question de nombreuses équipes répondent par la prétention à la formation de leurs familles daccueil, mais cela nest pas réaliste. Sans trop entrer ici dans les détails dont je discuterai ailleurs, comment croire un instant que lon puisse donner, par exemple, une formation valable sur une maladie aussi controversée que lautisme, dune part à lassistante en accueil familial, dautre part aux autre membres de la famille, dont lon sait que, notamment en ce qui concerne les enfants, ils vont être des éléments essentiels dans laide et le soin à apporter au patient? Car de deux choses lune : soit il faudra dix ans pour former les membres de la famille, à raison par exemple dune séance par mois; soit il sagit dune simple information du type de celle quune bonne émission de télévision peut donner, à moindre frais, et dont je reste dubitatif quant aux résultats objectifs. Il y a là le plus souvent un aveuglement et une mauvaise foi qui me stupéfient et qui sont un déni de la réalité. La vérité est que lon confie un enfant ou un adulte à des gens que lon ne connait pas, ou peu, qui nont aucune réelle formation technique, à qui on donne de vagues informations, et que lon passe visiter de temps à autre. Tout cela cache mal un processus où, le plus souvent, les institutions classiques cherchent à se défausser dun patient ou dun jeune qui les gênent. Je serai ici clair et peut-être brutal : tout ce verbiage sur la formation des familles daccueil est le plus souvent une manière de se donner bonne conscience à moindre frais. Il convient donc de réfléchir un tant soi peu à tout cela pour ne pas trop se leurrer.
2. Famille et institution.
2.1. La famille est une institution.
Que la famille soit la première des institutions (après celle du langage) est à présent un fait largement admis (à la condition de ne pas confondre les définitions françaises et anglo-saxones du terme). Freud, tout dabord dans Totem et tabou, puis surtout dans Malaise dans la civilisation, avait avancé lhypothèse selon laquelle la famille reposait sur le contrat conclu entre ses membres, en contre partie dun renoncement à lexercice de la force pure et brutale: Par leur victoire sur le père, les frères alliés entre-eux ont fait lexpérience quune fédération peut être plus forte que lindividu isolé. La civilisation totémique est basée sur les restrictions quils durent simposer pour maintenir ce nouvel état de choses. Les règles du tabou constituèrent le premier code de droit; la vie en commun des humains avait donc pour fondement la contrainte au travail crée par la nécessité extérieure et, secondairement, la puissance de lamour, ce dernier exigeant que ne fussent privés ni lhomme de la femme, son objet sexuel, ni la femme de cette partie séparée delle-même quétait lenfant. Eros et Ananké sont ainsi devenus les parents de la civilisation humaine dont le premier succès fut quun plus grand nombre dêtres purent rester et vivre en commun. Cette citation ne manque pas dappeler un certain nombre de remarques adjacentes concernant, pour Freud, les places respectives de lhomme et de la femme, ainsi, dans ce contexte, que celle de lenfant par rapport à sa mère. Nous verrons prochainement que les théories des carences dont se prévalent encore à lheure actuelle de nombreux auteurs et praticiens des placements familiaux spécialisés, sont dans les faits, restés fixés à ce stade, osons le dire, archaïque, de la pensée Freudienne. Cest afin de dépasser cette vision étriquée de la théorie que grâce au structuralisme introduit en sciences humaines par Claude Lévi-Strauss dès 1949 4, Jacques Lacan a proposé de considérer la famille triangulaire oedipienne comme complétée par un quatrième terme, celui du pôle symbolique de la fonction paternelle, à distinguer soigneusement du père réel.
Si la psychanalyse contemporaine à donc introduit des outils conceptuels fondamentaux pour la compréhension de la famille et de linstitution, les systémistes ont eux aussi apporté leur contribution à lédifice, en des termes il est vrai variés, mais qui sarticulent autour du principe selon lequel la famille est un système, qui a des règles propres et qui tend à sautoréguler. Cest autour des travaux de Ludwig Von Bertalanffy et de sa théorie générale des systèmes et des premières recherches purement anthropologiques de Gregory Bateson, quun nouvel ensemble conceptuel, à laudience croissante, va voir le jour aux USA, puis en Italie avec Mara Selvini Palazzoli et ses élèves. Abandonnant, voire refoulant la dimension anthropologique initiale du modèle, on verra ce courant didées mettre de plus en plus laccent sur la communication. Il est vrai que Bateson lui même mettra au point, sur ces fondements, sa théorie du double lien, sur laquelle vont se greffer bien dautres schémas fonctionnels régissant la famille. Mais alors que pour Bateson la question essentielle était de ne pas exclure le principe de régulation homéostasique du fonctionnement psychosocial, pour ses suivants la question sera de savoir comment en exclure tout le reste, cest-à-dire la sociologie, la psychanalyse et, comble du refoulement, lanthropologie. La nuance est dimportance! Au-delà de ces clivages assez absurdes, du moins la présence des travaux et des authentiques découvertes du mouvement systémiste aura-t-elle eu pour mérite de pousser des auteurs novateurs appartenant au courant psychanalytique, comme Anzieu, Kaës, Ruffiot, etc, à penser la nouvelle réalité ainsi mise à jour, et à inventer des concepts communs pouvant en rendre compte, tels le dysfonctionnement fantasmatique des groupes, et lappareil psychique groupal et familial, sur lesquels nous reviendrons. On peut considérer quaprès les notions de système et dhoméostasie, celle dinteraction est la plus à même davoir des applications en accueil familial thérapeutique 5. Il sagit là de lhypothèse selon laquelle les humains constituant un groupe, un ensemble, agissent, réagissent, sinfluencent mutuellement à travers le langage, soit le langage oral, soit celui des signes, soit celui de la mimique et des attitudes corporelles (établissant ainsi un pratiquable avec les techniques du corps si importantes chez les familles daccueil). Indubitablement, et quelle que soit ma défiance a priori vis-à-vis de pratiques qui institutionnalisent lutilisation du miroir sans tain pour travailler (et on sen souviendra à propos de mon anecdote belge sur certaines pratiques un tantinet totalitaires), lapport des systémistes doit être intégré à notre réflexion sur le fonctionnement des familles daccueil. Le recherche progresse en ce domaine, notamment en introduisant deux notions nouvelles qui nous intéressent ici au plus haut point. Dune part, lidée selon laquelle la famille nest pas uniquement un système homéostasique régulé par le feed-back négatif, mais aussi par des principes introduisant discontinuité et évolutivité 6, dautre part, et en corollaire, la notion de lapparition de la scansion temporelle et historique 7. Ces travaux, sappuyant sur les idées de Prigorine et surtout de Platt, supposent la prise en compte dans la théorie systémique des sauts soudains, de brusques apparitions dun pattern organisationnel et fonctionnel qui nexistait pas auparavant. Voilà qui personnellement me plaît assez, en ce que cela ouvre lanalyse vers ce que représente lintroduction soudaine au sein dune famille dun élément hétérogène qui va la contraindre à changer, car cest de cela aussi quil sagit lorsque nous confions un pensionnaire à une famille daccueil. La dimension temporelle sintroduit donc sur un mode catastrophique, dans un système apparemment stable. On a là un saut créatif qui ne manque pas de faire établir un pratiquable conceptuel du côté de la créativité des familles daccueil que je développerai ultérieurement dans ce chapitre. Cest-à-dire que nous retrouvons ici une boucle de mes longues évocations de la notion des rites de passage, puisque toute la vie familiale se trouve ainsi réintroduite au cyclique et à la discontinuité symbolique, et pourquoi pas à lhistoricité ?
2.2. Linstitution est aussi (un peu) une famille.
Mais si la famille est une institution 8, les institutions à leur tour, par certains aspects, sont bâties sur le modèle de la famille. Cela peut empiriquement être observé dans tout service ou toute entreprise: il est courant de noter que tout Patron 9 tend à se comporter en père de famille, et quil y a souvent dans son entourage une femme prête à endosser le rôle de mère, le couple reconstituant ainsi la cellule familiale avec ses enfants. Mais au-delà de ces faits banals, la structure et lhistoire des institutions, notamment de soins et déducation spécialisée, offrent de bien intéressants points de vue sur le familialisme institutionnel. Jean Pierre Vidal 10 rappelle que cest Peter Furstenaü, un auteur tombé dans loubli qui, dans un texte de 1964 11, établi le plus radicalement les rapports entre école et famille. Selon lui, le vécu de lécole serait tout entier surdéterminé par lhistoire familiale. Il réactiverait des sentiments, des attitudes et des rôles appartenant à lorigine au creuset familial, en une sorte de transfert. Bien entendu, Vidal critique ce point de vue extrémiste en soulignant que lécole a une vocation sociale dune autre nature que celle de la famille et que si, par certains aspects, un parallèle peut être établi entre les deux institutions, cette comparaison a ses limites, quil convient de ne pas dépasser sauf à se fourvoyer en des amalgames absurdes. Les avatars de cette conception familialiste de lécole, et au-delà de toutes les institutions pour enfants, infiltrent pourtant largement bien des analyses institutionnelles, surtout si la psychanalyse y est convoquée. Ces réserves étant faites iI nen reste pas moins quà la condition de ne pas exagérer et de ne pas vouloir tout réduire à cet aspect des choses, la fantasmatique familiale existe bien en toute institution, service ou entreprise.
Dans cette acception prudente, Paul Fustier 12 a fort bien brossé le tableau de lhistoire des structures de lenfance inadaptée, sous langle dun familialisme structurel solidement ancré chez les éducateurs. Il a rappelé au passage que lorientation et le fonctionnement des institutions se faisait au nom de règles qui sont situées dans une zone idéologico-théorique, dit-il, de théories spontanées et savantes. Cest-à-dire que ces règles sappuient sur un savoir venu, pour chaque éducateur, bien plus de son histoire familiale que de ce quil a appris à école déducateurs. Ainsi, poursuivant son analyse, il montre comment lhistoire imaginaire de linstitution enfance-inadaptée est toute entière infiltrée dune problématique lourdement lestée de fantasmes oedipiens. Dès 1972 déjà, Fustier avait souligné que la rééducation de laprès seconde guerre mondiale était avant tout cléricale (même et surtout si cette idéologie était véhiculée par des laïcs), privilégiant la non-séparation de la vie privée et de la vie professionnelle, le tout sous couvert de la vocation, et de valeurs comme lappel-du-gosse, le partage, le vivre-avec, en rapport avec des slogans plus classiques et plus anciens tels que la générosité, le service, et le don-de-soi. La reproduction de la famille est à cette époque le seul référent aux besoins de lenfant. Lon a trop tendance en effet à oublier que les formes institutionnelles que nous connaissons de nos jours ne sont pas une donnée éternelle: elles ont une histoire, ont évolué et continuent leur mouvement. Cest ainsi que linternat et le foyer pour enfants ou adolescents à problèmes organisés autour du couple éducatif sont des productions des années daprès-guerre. Ils se construisent autour du modèle de la famille, alors quavant-guerre, le modèle de larmée (et son avatar scout), était encore privilégié. Le foyer de semi-liberté lui aussi se développe dans ce cadre (pour ne pas dire ce carcan) de type familial : Tout se passe comme sil était impossible ou intolérable que le jeune soit livré à lextérieur, une fois achevé son temps de séjour à linternat. Il importait de le contenir encore dans le dedans, en le faisant revenir au Centre le soir, selon le principe du foyer de semi-liberté; puis dans un troisième temps, alors quil en était sorti, il fallait organiser pour le jeune un service de suite le maintenant symboliquement dans lenceinte. Ce modèle est encore fonctionnel de nos jours, quoique de manière fortement contestée et démembrée. Il est clair aussi que les éducateurs qui ont constitué les lieux de vie et les lieux daccueil, ont eux aussi inconsciemment transposé ce modèle en ladaptant à un mode de vie bucolique, Rousseauiste, plus proche dune vie dite traditionnelle, en un espace de contre-modernité affirmée et agie. Fustier va plus loin dans son analyse, en proposant lidée selon laquelle ce modèle envelopperait le jeune dun ensemble qui sarticulerait à limago de la mère archaïque et toute puissante. Cette imago infiltrerait, dans cette hypothèse, le réseau relationnel ainsi mis en place en répondant à tous les besoins du jeune, tentant de combler ses fameuses et mythiques carences dont un ensemble de théoriciennes de lépoque (Geneviève Appel, Myriam David, entre-autres), se sont fait les défenseurs. Il faudra attendre les publications des travaux de Winnicott pour que, progressivement, un autre type de conceptualisation, fondée sur lhypothèse de lexistence despaces transitionnels, intermédiaires et médiateurs, entre un dedans et un dehors, et entre mère et non-mère, prenne pied dans le monde de léducation spécialisée.
Jean-Pierre Vidal poursuit habilement cette réflexion 13. Après avoir lui aussi mis en évidence un modèle familial à lorigine des institutions, il sengage dans létude de linstitution comme affaire de famille. Il y fait des constatations à mon avis décisives: Remarquables nous ont paru à certains égards certaines façons de se représenter linstitution. Ainsi devient-elle dans le discours qui la décrit un véritable personnage familial. Les métaphores anthropomorphiques auxquelles on a souvent recours pour rendre compte de linstitution nous paraissent mériter quon sy arrête; il y a là sans doute leffet symptomatique dun fantasme infiltrant et dynamisant cette représentation, au point de valoir dêtre interrogé. Vidal sen donne à coeur joie dans sa démonstration, qui en devient trop facile (ce qui ne linvalide évidemment pas), tant les auteurs ont poussé loin le bouchon. Il prend pour exemple Robert Lefort à propos de Bonneuil, dont un texte de 1973 14 dit: Le souci de situer doù ça parle dans linstitution permettrait de mettre en évidence ce que linstitution cherche à forclôre. Dans cette approche la fameuse institution devient donc une personne, dotée bien entendu dun inconscient individuel, dont il ne vient plus à lidée de quiconque de contester le bien fondé. Nous avons été (et nous sommes encore) envahis de propos dont lessentiel était de démontrer le fonctionnement institutionnel infiltré de fantasmes maternels archaïques et dévorateurs. Ici ou là dans les décennies 70 et 80, linstitution de lenfance inadaptée, de soins et de rééducation, est donc de plus en plus souvent identifiée à une mère, souvent archaïque, ou mieux à une mère de psychotique, contre laquelle lutte lanalyste traquant la forclusion-du-nom-du-père comme Achab la fameuse baleine blanche, le courage et le goût du risque en moins. Combien de carrières danalystes dit institutionnels se sont ainsi bâties sur cette chasse mythique dun nouveau style? Mieux, ou pire, lanalyse ne suffisant pas, linstitution se comporte en personne, au point selon Robert Lefort à propos de Bonneuil, de La voir faire une dépression sous les traits de la directrice du moment. Les lacaniens sen donneront en ce domaine à coeur joie, mais les kleiniens ne seront pas en reste, ainsi que Didier Anzieu qui porte une lourde responsabilité dans ces excès, du moins dans ses premiers travaux 15, car à partir de 1981 16 il en reviendra à une position plus prudente et plus convaincante en ce qui concerne limaginaire groupal. Au total, on a dit durant vingt ans, dans ce registre du familialisme exacerbé, à peu près nimporte quoi, au moment même où la famille était par ailleurs critiquée et vilipendée, et où on nous annonçait sa mort prochaine. Jaime assez la réponse pleine de bon sens que donne Vidal à la question de savoir pourquoi les représentations familiales sont restées si prévalentes au sein des groupes institutionnels : Nous pensons quant à nous que le groupe institutionnel (un conseil dadministration, une équipe sportive, une classe scolaire, un collectif soignant) est un groupe de familiers, et quà cet égard il mobilise de façon privilégiée une fantasmatique familiale. Être de de la Maison, faire partie de la Maison sont des expressions révélatrices des rapports et des relations de familiarité qui se tissent entre les individus qui se côtoient en permanence et quotidiennement dans leur travail et leur activité. Il est sans doute inévitable que les représentations du groupe institutionnel se construisent sur le modèle des fantasmes proprement familiaux et sexpriment naturellement à travers ces prototypes domestiques.
7.2.3. À propos de lidéologie des carences en accueil familial.
Voilà qui me donne loccasion de montrer que le vaste tour dhorizon auquel je me livre ici permettra de discuter de tout un ensemble de thèmes qui le voisinent, et qui concernent lensemble du domaine de lenfance inadapté et du soin. Quoi de plus naturel, dans le prolongement de la position exprimée par Jean-Pierre Vidal, que de souligner le fait que les fantasmes familiaux infiltrent toute activité où il y a du familier, du proche et du partage. Dun autre point de vue, jai insisté sur lévolution à proprement parler familialiste des institutions de soins et déducation. De même, je suis resté volontairement à la lisière des placement familiaux dits spécialisés, pourtant largement concernés. Rappelons que ceux-ci se sont mis en place au début du XX ème siècle pour aider les enfants de familles défavorisées et de parents tuberculeux. Ils se sont considérablement développés après la dernière guerre mondiale, notamment à la suite de laction vigoureuse de Jenny Aubry 17 qui leur a fait reconnaître leur spécificité. Tout ce que jai évoqué à propos de lensemble internat, foyer de semi-liberté, milieu ouvert, trouve un prolongement naturel dans la mise en place de ces placements familiaux spécialisés. Une considérable littérature a été produite sur ce thème, notamment autour des questions relatives au placement, au retour dans la famille, au suivi par les éducateurs et les travailleurs sociaux. Pour bien comprendre le familialisme réducteur qui imprègne encore si pesamment un ouvrage pourtant récent et par bien dautres aspects intéressant comme celui de Myriam David 18, il faut garder en mémoire lanalyse percutante de Fustier à ce sujet. Celui-ci décrit bien le phénomène, dans le contexte où il se situe : On voit donc se constituer ce que nous avons appelé une zone intermédiaire idéologico-théorique, tendant à organiser la rééducation moderne comme une cléricature recréant un milieu familial de substitution et prenant les caractéristiques dun mythe. Une théorie spontanée de linadaptation en constitue le justificatif: ces enfants sont inadaptés, car ils ont manqué damour et notamment damour familial. Donnons-leur une famille et des parents qui leur seront totalement dévoués; alors ils se transformeront, acceptant dévoluer en échange de lamour et du sacrifice de leur vie privée que certains adultes acceptent de faire. De nombreux travaux témoignent de cette adhésion aveugle et sans nuances à cette idéologie de la substitution et de lamour à apporter, massivement, afin de combler dhypothétiques carences. Cette idéologie de terrassiers de la libido infiltre donc louvrage majeur de Myriam David, Le placement familial, de la pratique à la théorie, qui sert de bible à bien des équipes déducateurs, et qui confirme voire sanctifie leurs pratiques. Une citation entre mille illustre ce point de vue : La reconnaissance des complexités et des aléas du placement familial ne doit pas en masquer lintérêt car il constitue, en effet, un mode de vie privilégié pour les enfants privés du soutien et de la sollicitude de leurs parents. Ces enfants ont toujours été nombreux, le sont encore et le seront toujours. Ils sont en danger et en difficulté, non seulement en raison de la carence parentale, mais aussi parce que leurs troubles font deux des enfants rejetés, difficiles à soigner et à aimer. Cela est clair et se répète : à la base de tout il y a carence, manque, déficit au sein de la famille. Cest au fond le modèle bien connu du handicapqui se retrouve là. Il y a les normaux, les bien dotés; et les autres, les petits chose les sauvages, ceux quil faut redresser, rééduquer et réinsérer, de gré ou par la force de la séduction. On ne se demande jamais sils nappartiendraient pas à un autre monde 19, qui fonctionnerait selon dautres modèles de pensée et dorganisation sociale, plutôt que dans celui du déficit. Pour résumer mon point de vue à cet égard, je prétend quun enfant de dix ans est ce quil est. Il sest organisé, pour le meilleur et pour le pire, avec les matériaux que les circonstances ont mis à sa disposition. Il est certes différent des autres, mais ce nest pas en termes de carences quon pourra le rencontrer, entrer dans son monde, et encore moins en le gavant de ce dont il est supposé manquer, damour. Cest au contraire en termes de différence, daltérité, que le problème devrait se poser, même à cet âge. Ces jeunes sont capables daimer; mais pas nous; et pas comme nous ! Et puis, franchement, somme-nous si attirants et dignes dêtre aimés? Car exemple, quel monde leur laisse-t-on ? Toutes ces questions mal posées ont des conséquences incalculables du point de vue pronostique et thérapeutique.
Ceux qui mont suivi jusquà ce chapitre se doutent que ces fondements idéologiques a priori ne vont pas me satisfaire. Que ceux qui se consacrent à laccueil familial aient leurs propres problèmes à régler avec leurs fantasmes parentaux et leurs imagos est évident et normal, mais quils se débrouillent alors avec sans en faire des théories transmissibles à valeur prétendument scientifique. Ne se dévouent pas à un truc aussi spécial que le placement ou laccueil familial les premiers venus; je suis bien placé pour le reconnaître, moi qui en ait fait lessentiel de mon activité professionnelle depuis de longues années. En écraser toute la richesse sous le marteau pilon de lamour oedipien est autre chose, qui ne va pas de soi. Non, lamour ou le manque damour, maternel ou pas, ne donnent aucune recette magique pour avoir accès aux mystères de laccueil familial. Cette voie, un observateur neutre et de bon sens le comprend vite en lisant la multitude répétitive darticles ou de comptes rendus de journées et de congrès, est une impasse conceptuelle et une défense institutionnelle. Certes il y a bien, au sein de toute famille accueillant un étranger à sa lignée, des histoires damour, de lOedipe, de la rivalité fraternelle, et bien sûr du transfert, mais cet accueil est inclus dans tout un ensemble dune richesse qui déborde très largement cet aspect étriqué des choses. Tout mon livre jusquà ces pages a tenté de le montrer: comment ne pas voir quil y a par exemple à se poser des questions élémentaires en organisant un placement denfant, dadulte ou de personne âgée, notamment autour de laction consistant à entrer chez des gens, au sein dune famille à laquelle lon a confié un être en difficulté. La première des questions nest-elle pas de se demander: Quest-ce que je fais-là?. Cest cette question élémentaire que nous allons à présent nous poser, à loccasion dune visite toute simple et banale, comme il sen fait des dizaines tous les jours, et où nous allons bien sûr croiser les traces dOedipe (mais parfois celles dOedipe à Colone, autant que celles dOedipe-roi), mais enchevêtrées à bien dautres traces, signes, mythes et symboles.
3. Quest ce que je fais là?,
en allant visiter une famille daccueil.
3.1. Une visite chez madame R.
Vendredi 14 juin, je fais une visite chez madame R. Christophe, le jeune homme dont je lui ai confié la charge travaille dans un Centre daide par le travail et est absent. Arrivée chez Madame R. Un enfant couché est endormi : il a une otite. Il va sans doute avoir une paracenthèse dans la soirée. Comme il sagit de ma première visite, on me présente le jardin, la maison, la salle de séjour où dessinent deux autres enfants. Une aquarium; nous restons dix minutes à parler aquariophilie. Ils viennent de débuter, ils ne savent pas trop comment faire face aux incidents. Je lui donne des conseils. Puis nous allons dans la chambre de Christophe.
La porte est fermée à clef. Je ne dis rien. On me fait entrer. La chambre est celle classique dun adolescent, tapissée de photos et de posters de chanteurs de rock. Derrière la porte, des photos plus petites davions. Nous restons debout, la porte fermée, et parlons environ un 1/4 dheure. Nous serons interrompus une fois par un des enfants qui voudra absolument dire quelque chose à sa mère. Une autre fois celle-ci ira baisser le son de la télévision. Après un moment et un échange rituel de banalités, madame R. change de ton: il y a quelque chose que je voulais vous demander,... enfin je sais pas..., je... comment..., y a quelque chose qui me surprend, enfin... Christophe des fois je le surprend devant la glace, il se regarde, longtemps... enfin, monsieur V., le psychologue, ma dit quil ne se reconnaissait pas dans le miroir. Cest vrai quil se regarde, des fois il se fait des grimaces, il se parle. Nous continuons sur ce thème des choses bizarres qui surviennent chez Christophe. Et puis il ma raconté lautre fois quil lui arrivait de glisser dans la baignoire, il a peur des extra-terrestres quil voit tout dun coup autour de lui. Je lécoute... je ne sais pas si je fais bien, mais quest ce que je peux faire dautre? Je pourrais lui dire que ce nest pas vrai, mais je ne sais pas, il y croit. Quest ce que je peux faire dautre que de lécouter. Ca a lair de linquiéter dans ces moments. Nous discutons du fait que tout ceci est sûrement réel pour Christophe, et je lui dis que son attitude est selon moi la meilleure qui soit. Cela lui fait bien entendu plaisir. Elle poursuit alors: Et dautres fois il me dit quil entend toujours quelque chose, des fois ça lempêche de sendormir, une espèce de chanson que lon entend parfois à la télé, ah!, je sais plus... Moi: Et des voix, est-ce quil en entend? Oui, il me dit des fois quil entend des gens, je lui dis quoi alors? Il ne sait pas trop, mais des fois on dirait quil écoute. Elle continue spontanément ensuite, un peu comme si elle en avait trop dit, comme si ce dont elle me parlait était trop bizarre. Mais ce qui est curieux, cest quà coté de ces moments, tout en sachant ça, il peut être normal! Cest drôle même, de voir ces différences. Lautre jour, il y avait une kermesse, et depuis des années jy tiens un stand, vous savez, des boîtes de conserve et on jette des balles dedans. Christophe a voulu à tout prix sen occuper. Je lai laissé, jétais un peu inquiète, il y avait du monde, il rendait la monnaie. Il a été très bien! cest drôle comme il peut être tout comme un garçon de son âge, et quà dautres moments il est comme ça!
Nous continuons à parler de ces choses bizarres, puis Madame R. aborde un autre question. Je voulais vous demander aussi... je ne sais pas si je fais bien, mais je crois que... voilà, Christophe veut mappeler maman! Je lui ai dit non, je suis la maman de mes enfants, toi aussi je taime, mais cest pas pareil... Il me redit souvent ça. Il me laisse des petits mots dans mes poches. Je lui dit quil peut mappeler Sylvie ou à la rigueur, enfin... Tatie. Mais cest pas ça quil veut. Il me parle alors de son ancienne nourrice, vous savez? Il lappelait aussi maman. Il voit bien quil aurait au moins deux mamans, mais ça ne le gêne pas. Moi je sais pas si jai bien fait, mais je ne préfère pas. Enfin cest un garçon bien gentil. Je ne sais pas si ça ma servi, mais vous savez javais avant un peu travaillé avec une vieille dame (atteinte dune démence). Ca ma servi, enfin cest pas pareil, mais, vous voyez.... Nous abordons ensuite les relations qua Christophe avec ses enfants. Ils sont très gentils avec lui. Ils se parlent et jouent ensemble. Mais souvent je parle avec lui, tout seul. Les enfants sont parfois cruels, vous savez... Des fois jai un peu peur, je sais pas... Je lécoute quand il a ces choses en tête. Mes enfants... ils ne comprendraient peut-être pas.
En sortant je lui demande si cest exprès que la chambre est fermée à clef: Bien sûr, cest chez lui. Vous voyez ses affaires sales, elles sont là (elle me montre un petit tas au pied du lit), ça ne me plaît pas, mais je lui dis cest chez toi. Bien sûr, une fois par semaine, je fais le ménage en grand. Oui, je tiens à ce que les enfants ny rentrent pas quand il nest pas là. Nous sortons. Les trois enfants sont là, toujours devant la télévision. Le petit sest réveillé, il sourit malgré sa douleur et sa fièvre. Elle le prend dans ses bras. Nous parlons otite et diverses choses anodines. Je pars. Sur le seuil je lui dis: vous avez mauvaise mine, madame R. Elle me sourit, dun air assez las: Oh dhabitude, je suis un peu... (fait un geste circulaire sur son visage, signifiant quelle est maquillée, sans doute quand elle sort). Non, ça va, je suis comme dhabitude.
Quest que je fais là, au cours de ces visites? Mon personnage et le rôle que joccupe sont ceux de médecin et de directeur. Je suis par ailleurs psychothérapeute de formation analytique. Mais en quoi suis-je thérapeute au cours de ces actions, ou directeur? Quest ce qui fonde, à la fois sur le plan technique et sur le plan éthique, mon droit à intervenir, à entrer chez des gens, dans leur habitation en ce quelle a, nous lavons vu, de sacré, et aussi dans leur intimité, et à porter des jugements, à poser des questions, à décider, le cas échéant? Questions cruciales, préalables à toute tentative danalyse, car elles touchent le statut de lêtre et posent aussi un problème politique, préliminaires à toute approche à prétention thérapeutique ou éducative.
7.3.2. Psychothérapie et présence.
Posons nous tout dabord, puisquil faut bien choisir une voie dabord, comme disent les chirurgiens, la question de la définition de ce que peut bien être une action psychothérapique. Jaime assez la position de Ludwig Binswanger qui, lorsquon lui posait la question de la définition de la psychothérapie répondait: Elle se présente comme un secteur déterminé dans lensemble des actions qui sexercent toujours et partout dhomme à homme: quil sagisse de mise en sommeil par suggestion, de mise en éveil par léducation ou de pure communication existentielle. Nous entendons par cette dernière expression lêtre-avec-lautre et lêtre-pour-lautre, dans leur dimension purement humaine qui, libre et pure de tout devoir et service, sont à la base des rapports authentiques damitié, damour, dautorité ou de confiance. Cest sur cette dimension de lêtre-pour-lautre que repose la psychothérapie, et cest en quoi elle se fonde sur la constitution de lhomme comme être-au-monde20 . Plus le temps passe et plus la conception que je me fais de la psychothérapie se réduit à cette position essentielle dont parle Binswanger; une manière dêtre au contact de quelquun qui souffre. Une présence. Une rencontre. Nous voyons là que cet être-pour-lautre renvoie à ce que Szondi a étudié sous lappellation du contact. Fondamentalement il sagit dêtre présent à une ambiance.
Heidegger bien sûr, et à sa suite Telenbach, Khun, Binswanger, Maldiney, puis Pankow, Schotte, Tosquelles, et Oury, ont insisté sur cette notion de lêtre-là, chacun à leur manière. Cet être-là étant pour Heidegger avant tout souci, cest à dire, et cest en quoi Lacan y avait été lui aussi sensible, schize au coeur du sujet. Le sujet déambule en effet entre deux positions extrêmes qui sexcluent mutuellement et le maintiennent divisé. Dune part entre la pure transcendance, dans laquelle la présence serait libre de tous les mondes. Dautre part, à lautre extrême, la position où le sujet chuterait dans laliénation à la chose. Dans ce dernier registre il ny aurait plus de place pour le souci. Être pré-sent cest aussi être à lavant de soi, dit encore Maldiney, qui ajoute: Imminente à soi la présence est précession delle-même. Impossible au regard de toute positivité, fut-elle idéale, son pouvoir-être est, par delà tous les possibles, transpossibilité. Ex-ister cest se tenir hors et à partir du fond indéterminé. Lexistence assume le fond, dont lissue en elle dépend de son départ; et cest à partir de ce départ que son rapport au fond se détermine, sans assignation préalable. Par delà toute forme possible de passivité son rapport au fond est transpassibilité21.
Nous avons déjà travaillé cette notion de transpassibilité, essentielle pour comprendre ce qui se fait dans une réelle relation dordre psychothérapique. Jy reviens en situation pratique de rencontre. Ex-ister cest donc avoir sa tenue hors; hors de cette contenance que nous nous donnons par exemple en construisant notre propre personnage non seulement social, mais intime, infiltré de narcissisme. Quand nous sortons de notre personnage, même furtivement, et de notre rôle, de nos habitudes, hors de nos rituels profanes et coutumiers, quand nous nous laissons aller aussi à notre pulsion nomade 22, nous nous situons hors, non de lumwelt, nous y sommes toujours plongés, mais du on. Nous conçevons ce qua de radicalement irréductible à la conception traditionnelle de la psychothérapie cette vision des choses et des processus. La plupart du temps nous cherchons à être sérieux, étant entendu quil sagit là dassumer un rôle. Je crois de plus en plus que se prendre au sérieux pour un psychothérapeute (ou un éducateur, ou un enseignant) cest justement ne pas se prendre au sérieux! 23. Cest sortir de soi, et donc prendre le risque du rire, du ridicule, de la chute, de la surprise. Lorsque je vais au domicile des familles daccueil, je mexpose à tous ces risques. Mais je sors de ma contenance, je mets ma face en jeu. Ce faisant je suis dans le souci, en tant que je my expose divisé.
3.3. Événement, accueil et manières de cohabiter.
Comment être sensible à lévénement? Voilà une autre façon de se poser la question de ce quest une pratique psychothérapique. Car si celle-ci nest que ronronnement par où lexistence, disons du névrosé ou du normosé, se rassure et saffirme par rapport à elle-même, point nest besoin de parler de psychothérapie, à moins dy accoler le mot de soutien. Lévénement, nous dit Maldiney, toujours autre, a toujours un autre visage. La transpassibilité, dans laquelle je suis exposé, exclut toute tentative de le ramener à une expression déjà mienne - elle implique au contraire que je menvisage à lui pour en recevoir mon propre visage. Cela veut dire quici la réponse précède et ouvre lappel. Lincapacité daccueillir vient dune fermeture à lévénement, au nouveau. Voilà qui prend une particulière importance dans cette fonction que lon qualifie, et ce ne peut être un hasard, daccueil. Voilà pourquoi jai consacré autant de temps à tenter de la définir. Tâche aussi délicate que celle se rapportant à la définition de la psychothérapie. Laccueil, cest, en résumé, être sensible à ce presque rien qui signe lexistence du sujet, et y répondre sans trop de clôture. Laccueil cest, sans aucun doute, se montrer réceptif à la singularité de chacun. Maldiney nous dit encore, pour nous conforter dans ce point de vue: Ce rien doù lévénement surgit, lévénement lexprime lui-même par son originarité. Louverture à loriginaire (non à loriginel), la réceptivité accueillante à lévénement, incluse dans la transformation de lexistant, constitue sa transpassibilité. Elle fait défaut dans la psychose. Et son absence est responsable de la perte de la possibilité... Dans la schizophrènie il ny a plus dévénement sauf celui unique et non transformé, dont son existence est un ressassement, et qui se multiplie sans cesse en lui même. Dans cette acception existentielle, on le voit, une clinique de laccueil à lévénement peut se constituer. De la manière de se situer par rapport à lévénement peut aussi se décliner un ensemble de situations à valeur psychothérapique pouvant être subsumé dans la notion de transpassibilité dont Maldiney précise encore: La transpassibilité implique une ouverture, ab-solue de tout projet. Dans laccueil de lévénement ouvrant à chaque fois un monde autre, lêtre-là se transforme. Souvent, quand éclate lancien monde, il y a un moment dincertitude où lêtre-là est suspendu à lévénement dans la béance. Mais lêtre-là se transformant, la béance disparaît à travers elle-même dans la patence de louvert, comme ailleurs et de même, le vertige dans le rythme. Lêtre-là sexpose à lui-même sous un autre horizon. Cet horizon nest pas le côté tourné vers nous des choses. Il est lhorizon du hors dattente, doù tout arrive, et tel quà lexister nous nous arrivons nous-mêmes. Dans ces situations de rencontre un événement surgit là, qui simpose au visiteur dans son paradoxe fondamental de je-ne-sais-quoi et de presque-rien, mais qui par sa petitesse pose la question du pourquoi si peu manque tant? Voilà qui est à mon avis une autre manière, plus opératoire, de se poser les questions relatives au manque, et de manière moins étriquée que celles consistant à les resserrer autour de la carence damour, quelle soit maternelle ou parentale. Certes il manque quelque chose: mais quoi ? Peut-être presque rien? De ce presque-rien qui infiltre le quotidien de la vie en famille, où en principe rien de manque (Jankélevitch 24).
Analysons par exemple une des séquences évoquées dans la description de ma visite, celle concernant le linge sale. Tout ce qui concerne la saleté a pour les malades mentaux, notamment pour les psychotiques, une importance particulière, je lai évoqué de-ci de-là. Ce qui mintéresse ici est ce rapport intuitif que madame R. sent quil faut entretenir avec cette saleté et le linge de Christophe 25. Son sens du transpassible lui fait considérer quelle est là devant quelque chose sur lequel elle ne peut mettre de nom, mais qui est important. On le voit bien à ses propos concernant les phénomènes devant le miroir et les probables hallucinations auditives du garçon. Sa remarquable intuition, soutenue par sa préoccupation soignante, si proche ici de la préoccupation maternelle primordiale de Winnicott, lui fait percevoir limportance qua pour Christophe la manière dhabiter la maison, sa chambre, cest-à-dire un espace singulier. Et bien oui, il faut se poser la question, une nouvelle fois, de savoir si ce que fait madame R. à travers son soucis de cohabiter, spontanément, nest pas une fonction, ou na pas des effets, psychothérapiques. Je dirai simplement quici madame R. fait preuve de transpassibilité à la manière dhabiter de Christophe et respecte intuitivement son être en devenir. Cohabiter, partager un lieu dhabitation, au sein dune famille daccueil, consiste à mettre en relation deux systèmes référentiels qui dépassent largement les notions déducation, mais qui concernent surtout larmature symbolique de chacun des individus. Christophe est en proie à ce doute : Qui habite là?. Il nen est pas de ce point de vue au stade de la constitution dun Je; il en est au stade de la recherche dun espace à habiter. Toute lintuition de madame R. va être dans ce contexte, au jour le jour, de lui ménager cet espace, par bribes, par essais et erreurs, par tâtonnements. Elle invente alors que lui laisser le ménagement de ses affaires sales, au delà de ses propres défenses obsessionnelles et de son Surmoi de ménagère, est une manière de le laisser habiter, ne serait-ce quune parcelle despace. Et nous savons quensuite, à partir de cet accrochage existentiel, une construction psychique pourra se faire et du sens apparaître, une authentique relation se nouer, un historial se bâtir, et un nouvel ensemble rituel se mettre en place, dans une action thérapeutique dite sauvage.
La famille est le creuset où ces mises en contact peuvent se réaliser, quelle soit la famille propre du sujet ou une famille daccueil. Laccueil véritable, et non le gardiennage, offre une possibilité de ménager un lieu propre, dans lequel un processus de subjectivation et un processus de socialisation pourront se mettre en branle. Dans ce lieu apparaissent donc, on le perçoit incidemment, par la bande, comme ça, dirait Gilbert, des questions essentielles, telles que la question de lamour déjà évoqué en début de ce chapitre. Certes Christophe a besoin damour, quil manifeste dans un contexte oedipien en appelant madame R. maman. Quoi de plus clair? Et alors? Est-on là devant des phénomènes de transfert? Certes! La belle découverte! Comment simaginer quil puisse en être autrement? Mais on voit aussi que madame R. nattend pas les visites des psy pour apporter ses propres réponses à ces interrogations. Certes cela la trouble et elle a besoin den parler. Mais elle a, au décours de ces phénomènes, de ces presque-rien qui apparaissent dans la vie au jour le jour, dans ce lieu du ménagement, à y faire face et à en inventer des réponses. Elle dira donc à chaque fois que Christophe lappelle maman quelle nest pas sa mère et quelle préfère, sil ne peut sen empêcher, quil la nomme tatie. Dautres dans sa situation laisseront faire. À mon avis elles auront tort, mais peu importe ici. Car ce que je veux faire sentir est que les assistantes en accueil familial, et les autres membres de la famille, sont seuls pour faire face à ces situations. Le travail qui incombe ensuite aux membres des équipes techniques, ou spécifiques, est de contribuer, un tant soit peu, à métaboliser ces problèmes, à les lier, par la parole, à lensemble du fonctionnement institutionnel, et à les maintenir dans un cadre commun de pensée. Les visites servent donc à la fois de modes dobservation directe et doccasion de vivre un tant soit peu de lintérieur, nous le verrons, les situèmes (Poncin) qui sy déroulent. Cest dans cet esprit que nous allons poursuivre notre route avec une autre expérience, au cours de laquelle nous allons pénétrer un peu plus avant dans les secrets du fonctionnement dune famille qui ne sera plus dite daccueil, mais dite de psychotique.
4. Pourquoi partager la vie dune famille à problèmes?
4.1. Entrer chez des gens: à la fois une violence et un travail majeur de la psyché.
Entrer chez des gens est une violence. Cette évidence ne devrait jamais quitter notre esprit. Le totalitarisme à la 1984 est toujours possible et ses risques devraient toujours nous hanter. Il nous faut donc, toujours, réfléchir à cette action consistant à frapper à la porte dune maison qui nest pas la nôtre, sans commission rogatoire, à sassoir à la table de la cuisine, à parler et à faire parler. Car pourquoi exercer une telle violence? Sinon pour des nécessités éthiques; mais qui ne vont pas de soi: pour comprendre, penser, aider à penser, aider les gens à se soigner et à être plus libres. Et donc en acceptant le paradoxe que pour rendre les gens plus libres, il faut parfois entreprendre à leur égard des actions aliénantes! Après avoir décrit une simple visite chez une famille daccueil et rappelé ces notions capitales, je vais à présent mintéresser au partage de la vie au sein dune famille dans laquelle réside un psychotique. Car au delà de la question de savoir si, éventuellement, une famille daccueil fonctionne comme une famille naturelle, ce que je tiens à souligner est que se plonger dans une ambiance, se laisser imprégner par lumwelt, offre des possibilités nouvelles de rencontre et de partage des événements qui sy déroulent.
Jai de ce point de vue une particulière sensibilité pour une expérience déjà ancienne, dont la publication est restée trop peu connue, celle relatée par Serge Stoleru dans un numéro de lEvolution psychiatrique de 1979 sous le titre: Sept jours dans la famille dun patient psychotique 26. Cet auteur a cherché ainsi à approcher de lintérieur le monde de la psychose, passant en tout 113 heures dans une famille de malade psychotique. Je me demande souvent comment on ose dire quelque chose concernant ce monde des psychoses, à moins dêtre poète, écrivain, artiste, ou fou, comme Wolfson, sans imprégnation par ces phénomènes si particuliers. Gisela Pankow parlait à ce propos de la voie du dedans, et me disait souvent que pour y pénétrer il fallait savoir en payer le prix. Les psychanalystes purs et durs me répondront que nous navons rien compris, et que la situation analytique ou simplement psychothérapique doit savoir mettre la réalité entre parenthèses, dans un cadre relativement aseptisé, neutralisé, qui par sa mise à lécart des corps autorise ladvenue dune autre scène. Que lon me permette den douter mais admettons-le cependant. Car je parle ici dautre chose que de la situation strictement analytique, celle où lon cherche à percer le mystère de la psychose et de son fonctionnement in situ. Jen reviens à Stoleru et à son expérience exemplaire consistant à simmerger dans une famille de schizophrène pour y vivre une semaine. Il en a retiré bien entendu un certain nombre dobservations intéressantes dont la plus évidente et immédiate est quil a pu comprendre intuitivement le malade, puis réviser son diagnostic à son sujet. Puis il a éprouvé dans sa propre pensée limpact des identifications projectives du malade, de son fonctionnement morcelant et dissociant. Il sest trouvé ainsi plongé dans ce que je nommerai dans un prochain paragraphe le premier cadre contenant les phénomènes psychotiques.
Puis il sest aperçu quil constituait lui-même un deuxième contenant. Je ne pourrai trouver meilleure illustration de sa définition que ce quil en dit lui-même: Ainsi, avant le séjour dans la famille, sa pensée incohérente (en parlant du malade) était très difficile à suivre et rendait confuse ma propre pensée. Mes associations didées étaient elles-mêmes morcelées par sa pensée dissociée et dissociante. En effet, à de tels moments, jhébergeais telle partie de D. Linstant daprès, cétait une autre partie, mais les liens entre ces fragments nexistaient pas plus pour moi que pour D. Or, le séjour dans la famille ma permis de me représenter une image de D. qui rassemble et juxtapose ces différents morceaux et parties. Limage obtenue nest pas celle de fragments désormais intégrés et dynamiquement liés. Elle ressemble plutôt à des fragments juxtaposés et contigus; elle sapparente plutôt à un cristal fendu de toutes parts mais formant encore un tout, quà un cristal éclaté en morceaux éparpillés.... Puis: Je suis devenu un contenant de ses diverses parties.... et encore plus loin: Ainsi, si sa pensée (en parlant du malade) reste dissociée, elle est devenue considérablement moins dissociante pour moi. Ce séjour ma permis déchapper au processus de morcellement et de dissociation que D. imposait à ma propre pensée. Je peux désormais méprouver moi-même comme cohérent et entier, et me représenter à lui comme personne cohérente et entière. Ceci est très important et confirme mon hypothèse selon laquelle les cadres psychiques que je décrirai dans mes commentaires à venir peuvent contenir des situèmes provoqués par la cohabitation avec un malade psychotique. Bien sûr à certaines conditions, que je vais aussi souligner prochainement.
Je men voudrais auparavant de ne pas citer ce que Stoleru considère comme lun des principaux enseignement tirés de son observation directe. En premier lieu, il vérifie lhypothèse du triangle perverti de Haley 27, soit celui, ici, constitué par le beau-père, la mère et le fils malade, quil compare au triangle oedipien classique, et dont il tire comme conclusion que le père, absent du désir de la mère, favorise la relation symbiotique avec celle-ci. Puis il observe la présence dun second triangle perverti, celui constitué de la coalition du malade, de son beau-père, contre la mère, puis la place des deux enfants absents, etc. Au total, la présence du médecin ébranle la relation symbiotique étabie entre le malade et sa mère, et, fait important dans loptique qui est la mienne ici, ouvre vers ce que Stoleru nomme un transfert (et que, plus prudent, je qualifie plutôt de phénomène de transfert). Jinsiste sur ce fait: louvert dun espace relationnel et existentiel se fait grâce à un travail de quasi démolition dautre chose, ce que Stoleru nomme lébranlement de la symbiose. Voila ce quenseigne depuis trente ans Gisela Pankow : le soin psychothérapique des psychoses passe par une action sur la symbiose des malades avec un membre donné de leur famille, et pour y avoir accès, il faut y consacrer du temps et beaucoup dénergie, au travers de techniques particulières. Ici Stoleru a la chance de pouvoir intervenir in situ, dans un style dont un Rosen a eu voici quarante ans lintuition sous le nom danalyse directe. Gisela Pankow insiste aussi sur la prudence qui doit être de mise dans ce travail, et qui la fait, elle, travailler grâce à la médiation de la pâte à modeler. Quant on se trouve devant un patient, psychotique ou border-line, en situation psychothérapique, même dans le cadre classique des séances régulières, il faut en effet savoir que ce travail de démolition de la symbiose se paye au prix fort, et quil convient dêtre prudent. Offrir au malade de modeler, est, outre sa dimension projective permettant à des fantasmes structurants de sincarner, une limite aux processus dissociatifs qui ne demandent quà flamber.
Cela me donne au passage loccasion de dériver un instant vers une notion qui nest que rarement comprise, celle des risques du métier, que jévoquerai plus spécifiquement à propos des familles daccueil sous forme synthétique. Je pourrai parler des risques en général que connaît tout thérapeute, tout soignant se consacrant à des psychotiques : lorsquon lit un Searles, par exemple, on comprend que prendre en charge ce type de malade entraîne son thérapeute souvent fort loin de ses bases mentales coutumières. Mais un soignant classique, et à plus forte raison un psychothérapeute, a des moyens de se récupérer, ne serait ce que parce quil nexerce au contact des malades que quelques heures par jour. Bien sûr, les patients continuent, dune certaine manière à lhabiter, pour ne pas dire à le hanter, parfois au travers de ses rêves. Mais cela se fait avec des temps de pause, et surtout par la médiation de ces systèmes de défense que sont à ce niveau les contrôles. Ceux-ci ne servent pas quà ajuster tel ou tel point de technique; ils servent aussi à se dé-prendre, à se détacher du psychotique et de ses effets morcelants, ou symbiotisants, ou délirants, ou addictifs. Or il faut ici se souvenir que les familles daccueil, ou plus précisément les mères daccueil, les assistantes en accueil familial, ne se contentent pas de vivre avec un psychotique, comme Stoleru la fait, 113 heures durant une semaine, puis de repartir, mais quelles le font 24 heures sur 24, sept jours sur sept ! Comme je lai traité plus abondamment ailleurs, notamment à propos des nourrices des colonies familiales, il est donc normal que des systèmes de défense souvent spécifiques, sauvages, spontanés, se mettent rapidement en place pour survivre. La question étant de savoir repérer ces défenses, dapprendre à favoriser, si faire se peut, les plus productives, les moins toxiques, les moins aliénantes, les moins violentes, au sens quAlain Vallée, à la suite de Piera Aulagnier, a pu donner à ce terme, dans le contexte de laccueil familial, et en sachant que ce travail est extraordinairement difficile, sujet à des erreurs, dont il est capital dendosser, soi-même, la responsabilité. Cest aussi lune des principales fonctions de la Psychothérapie institutionnelle. Au total, il sagit de favoriser, sans faire prendre trop de risques aux familles daccueil, lémergence puis le déploiement des phénomènes transférentiels.
4.2. Entrer chez des gens: un rite initiatique?
Pour en finir avec son beau travail clinique, je citerai une des dernières remarques de Stoleru qui recoupe certaines de mes propres questions lorsque je me rend au domicile des familles daccueil ou à celui des malades: Aller dans la maison de D., cest aller aussi à la rencontre de sa propre Folie, en démystifier les fascinations. Car cest bien dune fascination par la folie quil sagit ici, et, en suivant Searles dans sa description de leffort pour rendre lautre fou, des formations réactionnelles de certains analystes à lencontre de leurs propre noyau psychotique. Je voudrai suggérer ici quune telle attitude - leffort pour rendre lAutre fou - ne sexerce pas seulement à lencontre du psychisme de lAutre, mais à légard du sien propre - se rendre fou - et que cette tendance peut représenter un avatar de la pulsion de mort. Dans mon expérience, leffort de sidentifier empathiquement à D. - se rendre fou - constituait pour moi, non pas tant lexpression dune pulsion de Mort, quune catharsis libératrice et finalement structurante. Puis-je me permettre de suggérer à mon tour que cette catharsis prenait sans doute le tour pour Stoleru dune expérience initiatique? Cela me rappelle que je lisais, comme beaucoup dentre nous de cette génération de psychiatres, au début de ces années 70 si riches de ce point de vue, les travaux des Laing, Cooper, Esterson, mais aussi des Winnicott, Bion, Bettelheim et Searles, et bien sûr de Wolfson. Toutes ces lectures nous faisaient entrevoir que quelque chose changeait dans la psychiatrie, qui navait plus rien à voir avec ce que nous enseignaient les manuels classiques. Quelque chose de lordre de lentrée dans une nouvelle vision de la folie soffrait à nous. Il nous fallait quitter les sillons classiques et entrer dans des chemins de traverse, longer des lisières. Je suis persuadé que ce parcours avait un aspect lui aussi initiatique, de plongée cathartique dans un monde nouveau, celui de la folie, en ce que nous pensions quil nétait plus celui de la maladie, avec cet aspect violemment totalitaire fustigé par Goffman et Foucault, repris avec éclat par Basaglia et les anti-psychiatres anglais. Nous retrouvons là les réflexions soulevées, je lespère, par mes deux premiers chapitres consacrés aux rites et aux savoirs profanes, sopposant au monde du sacré. Tout soignant, ou tout éducateur ou travailleur social, entrant chez quelquun, franchissant un seuil de maison, pénètre dans un monde particulier, infiniment riche en altérité et en sens caché. Mais il nous manque pour percevoir ce quelque chose les clefs daccès à ces mondes. Les cadres référentiels habituels nous les cachent, y compris pour des motifs défensif: il vaut mieux rester à labri!
En entrant chez des gens, aussi, nous nous trouvons face à un lieu clôt, le lieu du sanctuaire familial. Cela pose deux types de problèmes: dune part, sur le plan de linconscient, le rapport au fantasme de la scène primitive; dautre part, sur le plan symbolique, le rapport à un interdit social vieux sans doute comme lhumanité. En entrant chez des gens qui ne nous demandent rien, nous transgressons allégrement au moins deux interdits et exerçons deux séries de violences : dune part à légard de cette famille; dautre part à légard de nos propres valeurs et de nos références inconscientes. Cela ne va donc absolument pas de soit. Il nous faut alors nous défendre contre cette violence. Car faute de la comprendre et de la mentaliser, nous en serons réduits à plaquer, défensivement, un savoir creux sur ces situations troubles et interstitielles. Le plus souvent, en effet, il se construit autour du suivi au domicile des familles daccueil un système de défenses rigides qui brouillent le réel rapport à laltérité. Je ne plaide évidement pas pour que la visite chez les familles se transforme en un lourd ensemble rituel qui sapparenterait à lentrée dans un sanctuaire ou une église, il ne faut pas déformer mes réflexions. Ce que je préconise est surtout que lon prenne un minimum conscience de cette dimension rituelle non-dite et le plus souvent non-pensée, et que des temps de halte, par exemple sur le seuil, puis dans la maison, soient respectés, et surtout que lon ne se dise jamais: Cela-va-de-soi.
Les membres des équipes de soins et déducation spécialisée ne se coltinent pas directement, chez eux, les enfants à problèmes, les malades et les handicapés, quils confient en revanche, et parfois sans états dâme, aux familles daccueil. Mais quau moins ils se donnent la peine de partager cette charge, au sens phorique, ou meta-phorique (Pierre Delion), quils prennent la mesure, de cette peine et de cette tâche parfois démesurées. Quau moins ils aient un minimum conscience de la dimension de souffrance présente dans laccueil familial, thérapeutique, spécialisé ou social. Cest à dire quils aient un minimum déthique (dautres diraient de compassion). Or cest de tout cela que manquent certaines équipes que je vois évoluer ou dont jentends si souvent parler par les familles. Le plus souvent pour des raisons purement défensives, pour fuir leur culpabilité inconsciente, les éducateurs, assistantes sociales, et bien sûr les psy, ne cherchent même pas à reconnaître la part de souffrance et dangoisse que comporte la vie au jour le jour avec un handicapé, un marginal ou un malade.
4.3. De la souffrance des familles, à leur domicile.
Ces plongées dans les conditions de léconomie psychique et groupale des familles, quelles soient dites naturelles ou dites daccueil, ou thérapeutiques, est une condition sine qua non pour parler en connaissance de cause de la souffrance au sein de ces ensembles humains. Nous venons donc de voir dans ces deux exemples cliniques de visites et de séquence de vie partagée dans deux familles, lune daccueil, lautre de parents dun malade psychotique, comment limmersion dans lambiance donnait des aperçus dune richesse incomparable. On a limpression dans ces instants de partager la vie psychique des gens, et pas seulement leur vie sociale. Certes on partage leurs rituels et leurs systèmes de représentations, mais aussi un espace psychique commun. Tout ne peut bien entendu, être réduit à ces niveaux danalyse directe. Dautres approches sont complémentaires. Cest ainsi que des modes dinvestigation plus classiques peuvent aussi être appliqués à ce sujet passionnant et encore peu connu. Martine Bungener travaille par exemple pour lINSERM depuis plusieurs années sur le thème des soins à domicile et a effectué une étude pour lUNAFAM en 1991 28: elle y a montré les difficultés quéprouvaient les parents de malades mentaux à sadapter aux troubles du comportement et de la pensée de leur enfant ou de leur conjoint, sans risques pour eux-mêmes. Le sujet avait également été traité en Grande-Bretagne par Hoenig et Hamilton dès 1967 (sans compter à cette époque loeuvre des anti-psychiatres - se souvenir aussi à cet égard de Family Life et du superbe Une femme sous influence du grand Cassavettes), puis par Gibbons, puis Taylor, et plus récemment en France par Jalfre, de Berbizier et Kovess 29. Il est fort curieux de noter le manque de curiosité densemble des psy pour ce domaine, pourtant essentiel, si lon en croit et les évolutions des prises en charge et les directives ministérielles. On se trouve là devant une véritable forclusion. Ces manipulations visant à transférer sur les familles le soin, la fonction phorique, la responsabilité de vie au-jour-le-jour, et dont sont un peu complices les équipes soignantes me scandalise. De véritables transferts de charges, comme aiment à le dire nos technocrates, se font ainsi clandestinement et massivement, parfois en exploitant le filon de la générosité et du volontariat. Mais laissons cela. Jen reparlerai dans ma synthèse. Ces travaux doivent nous aider à mieux prendre conscience de la charge de travail, de la charge émotionnelle, du stress, que représente la cohabitation, au-jour-le-jour, dune famille et dun malade mental. Cest la raison pour laquelle je me sens si proche des associations de parents de malades mentaux qui participent largement à mon Conseil dadministration. Cette évocation de la vie partagée avec un psychotique et sa famille va à présent me donner loccasion de résumer une partie de loeuvre de Wilfried Bion sur laquelle tout un pan de mes développements théoriques sur le travail daccueil familial sappuie. La question qui se pose en effet à nous est de savoir comment cela fonctionne? Cest ce que nous allons examiner en détail en reprenant les notions de fonctionnement psychique, avant de les rapporter à celle de contenants psychiques.
5. Approche des processus de pensée en accueil familial.
5.1. La théorie des contenants de pensée.
Jai souvent depuis le début de ce travail, évoqué lexistence de contenants psychiques. Cest à Bion que lon doit les intuitions et les premiers travaux relatifs à cette idée, selon laquelle un psychisme individuel est une sorte de boîte qui contiendrait des pensées. Cest dès lorigine de la vie quil a postulé lexistence de deux éléments psychiques de base, les éléments alpha et les éléments bêta. Ces derniers seraient les plus primitifs et seraient essentiellement constitués de sensations et démotions, dimpressions sensorielles et de vécus cénesthésiques. Ne pouvant être représentés tels quels, ils seraient très précocement digérés et métabolisées par le psychisme de la mère, avant dêtre réappropriés par lenfant. La mère, grâce à une fonction alpha, transformerait donc des données non représentables en donnés représentables, les éléments alpha, prêts dès lors à entrer dans un processus de parole et déchange. Ce mode de fonctionnement psychique se retrouverait tout au long de la vie, plus ou moins recouvert par les diverses strates et couches du secondaire et de la vie familiale 30 . Mais toutes ces bribes de pensée ne sont pas toujours métabolisées, soit que la mère, le père et leurs substituts ne puissent faire face à une trop grande quantité de données, soit que, tout simplement, le bébé soit débordé par des vécus sensoriels et émotionnels. Ces éléments non métabolisés ont été nommés par Bion éléments bêta, non représentables, choses en soi, donnant lorsquils sont expulsés hors-du-soi naissance à des objets bizarres. Certes il convient dêtre fort prudents dans lextrapolation à ladulte de processus concernant les premiers mois de la relation mère-enfant, mais la tentative de mise en perspective est licite. Ces réserves étant faites, tout praticien, tout psychothérapeute, ayant partagé des séquences de vie et de pensée avec des autistes et des schizophrènes, a été un jour ou lautre en contact avec des trucs psychiques vraiment bizarres. Le modèle de Bion résonne donc avec nos expériences parmi les plus délicates à comprendre et à transmettre. Cest en quoi il est si précieux 31. Et cest en quoi aussi il me sert pour me représenter comment se passent les choses lorsque je met en présence une famille daccueil et un psychotique.
Il convient ici de garder en mémoire ce que jai évoqué dans mon chapitre précédent à propos du vecteur contact , élaboré par Szondi. On peut en effet avancer avec quelques raisons lidée selon laquelle ce vecteur se situerait dans le champ des barrières de contact de Bion, cest à dire des ensembles déléments alpha constitués en écran pare-excitation. On disposerait dans cette hypothèse dun outil autorisant la synthèse densembles conceptuels proches, et dont lutilisation pourrait apporter des éléments précieux en psychothérapie institutionnelle. Par exemple, cet outil permettrait de penser comment des mères daccueil ayant fait avec leurs enfants lexpérience inconsciente des modes de communication primitifs décrits par Bion et Winnicott, peuvent être si douées pour penser avec les psychotiques, sans savoirs techniques. Voilà qui compléterait par ailleurs mon travail sur les savoirs profanes, en lélargisssant à des formes de savoirs archaïques, individuels, constitués lors des contacts mère-enfant (ou père-enfant), savoirs archaïques que jai déjà évoqué sous les espèces dun terme dérivé de Winnicott, la préoccupation soignante primordiale.
Des audacieux parmi mes lecteurs associeront aussi avec les fameuses barrières à poules, en se demandant si elles ne peuvent pas être parfois intériorisées. Ils auront raison davancer cette idée. Car il y a sans doute des motifs puissants à établir des rapports entre les barrières de contact, psychiques et individuelles, pare-excitation, et certains des mécanismes de défense individuels ou collectifs que mettent en place les adultes dans leur vie ultérieure. Poussant en effet le raisonnement, mes audacieux se demanderont si ce que Bion a postulé comme étant des écrans déléments bêta, ne constituent pas, un jour où le sujet doit faire face à des situations impensables, ou à ce que Searles nommait un effort pour rendre lautre fou 32, des écrans déléments comment dire... quasi-bêta, si lon me permet cette expression osée que je nemploie quafin dimager ma pensée. Les barrières à poules observées par Denise Jodelet dans les colonies familiales et leurs avatars, dont jai dit quils se disposaient partout, ne seraient-elles pas, dans cette hypothèse, un prolongement naturel des écrans déléments bêta? Tout porte à le croire, penseront mes audacieux. Je les laisse à leur méditation.
7.5.2. Les contenants groupaux et les défaillances du cadre chez les familles daccueil.
Poursuivons cette aventure intellectuelle où nous entraîne Bion, qui après avoir avancé ses hypothèses sur le fonctionnement de lalpha et du bêta, et dans leur prolongement, a proposé lidée dun mode de pensée dont le schéma est un contenu à la recherche dun contenant. Bien sûr, la mère (ou un substitut de mère, ou dans certaines sociétés africaines ou asiatiques traditionnelles, par exemple le groupe des mères et tantes) est naturellement le premier contenant de ces pensées en quête de cadre. Mais au delà, lidée dautres contenants non plus seulement individuels, mais groupaux, sest imposée aux chercheurs. Toute la conceptualisation moderne du fonctionnement des groupes, à la suite des travaux dAnzieu, de Kaës, de Ruffiot, de Missenard et dautres que je ne peux ici tous citer, ainsi que de lEcole argentine, après Pichon-Rivière et ses élèves, Eiger, Bleger, Gear 33, sest articulée autour de ces propositions, ceci dautant plus que les thèses de Winnicott, complémentaires, en élargissaient le champ dapplication. Jinsiste notamment sur le modèle que René Kaës 34 a proposé en 1976 sous la dénomination dunappareil psychique groupal, élargi en 1979 par André Ruffiot sous le chef dun appareil psychique familial35. Lun et lautre de ces appareils a pour fonction essentielle de penser lagencement spécifique de la réalité psychique dans le rapport du sujet singulier à lensemble intersubjectif auquel il prend part et donne consistance. Et aussi : De telles formations assurent larticulation entre léconomie, la dynamique et la topique du sujet singulier dun coté, et de lautre léconomie, la dynamique et la topique psychiques formées pour et par lensemble (Kaës 36). Toute une réflexion sur la vie psychique des groupes a ainsi été élaborée par Bion et reprise par divers auteurs. Didier Houzel et Gilles Catoire en ont présenté une bonne illustration dans leur recueil darticles intitulé La famille comme institution 37. Ce qui est intéressant dans ce corpus théorique, on le voit, est que la problématique familiale sarticule à celle plus classiquement considérée comme purement institutionnelle. Une famille daccueil fonctionne bien sûr aussi comme un groupe, mais comme un groupe élargi et contenant le sujet placé. Une imbrication des deux contenants se produit, les cadres semboîtent comme des poupées gigogne, métaphore qui a bien été travaillée par Philippe Thomas 38. Toute famille daccueil fonctionne sans doute, fondamentalement, comme cadre et contenant.
Je tiens à bien insister sur cette notion de cadre familial et sur sa fragilité, en liaison avec ce que Bleger a nommé dans le contexte des psychothérapies individuelles, les attaques contre le cadre. Que lon me permette ici de reprendre le cas analysé dans mon essai intitulé Psychothérapie, placement familial et leurs espaces, celui dEtienne. Il sagit dun jeune psychotique vivant une existence routinière et ritualisée, caché au sein de sa famille. Lessentiel de son activité mentale sorganise autour de manipulations dobjets et de jeux, en particulier celui de construction Lego quil monte et démonte, inlassablement, sans en perdre une seule pièce. Mais un jour une pièce de ce jeu manque; Etienne angoissé, le cherche. Il dévisse le radiateur de sa chambre; leau sécoule. Ses parents à létage inférieur ne comprennent pas doù provient la fuite, cherchent, puis montant à létage, ouvrent la porte de la chambre du garçon. Une vague deau en sort ; tout le monde saffole, les pompiers sont appelés, et Etienne est hospitalisé. Que sest-il passé, là? Un cadre entoure en temps ordinaire la folie dEtienne. Chacun sest adapté à sa folie, à labri de ce cadre. Mais chez Etienne, ce que Gisela Pankow nomme la première fonction fondamentale de limage du corps est défaillante, et un élément peut représenter le tout 39. Une pièce du jeu de Lego manque et tout manque, ce qui induit que tout son monde seffondre, son espace mais aussi son temps. Or, par adaptation et inter-action progressive, le cadre de pensée du malade est devenu le même que celui de sa famille. Dans un court-circuit étonnant, le lâchage du cadre contenant la folie dEtienne entraîne leffondrement de celui de ses parents. Lappareil psychique groupal ne tient et ne contient plus. Dans ce dernier cadre, jusqualors, les éléments psychiques étaient métabolisés et appartenaient au domaine des éléments alpha de Bion. Le cadre lâche et les éléments bêta occupent soudain le devant de la scène. La folie seule est là, dans le réel, apparue sous la forme dobjets bizarres, dans le concret, de façon insoutenable pour les parents. Etienne pour la première fois de sa vie est hospitalisé, au décours dune séquence catastrophique, au sens de Thom. Le lieu de lhabitation nest plus alors que la métaphore du cadre psychique familial, et le contient sur le mode des poupées gigognes. Un point de lespace (un point de capiton eut peut-être pensé Lacan) est touché et tout un monde seffondre, celui du garçon et celui de lensemble de la famille. De ce lieu Thanatos surgit, le dedans se confond avec le dehors, les objets internes jaillissent dans lespace, ainsi que les identifications-projectives. Cest de dialectique entre forme et fond, et donc entre contenant et contenu dont il est ici question. Mais poursuivons la narration du cas dEtienne. Quelques mois plus tard il est pris en charge par une de mes familles daccueil, monsieur et madame O.. Comme il est de règle dans mon service daccueil familial, le couple au sein duquel il était placé avait reçu un certain nombre dindications sur létat dEtienne et sur ce quil convenait, schématiquement, de faire avec lui. La psychologue le suivant au domicile des O. avait notamment, constaté que leur vaste maison disposait, pour laccueil, de deux chambres. Lune près de celle du couple et ouvrant sur un couloir central ; lautre, un peu à lécart, ouvrant directement sur lextérieur. Étudiant cette configuration en réunion, déjà dans une problématique de contenant psychique et institutionnel, léquipe avait convenu de demander à monsieur et madame O. dinstaller Etienne dans la chambre proche de la leur. Quelques mois après le début de laccueil, après une stabilisation initiale de létat du psychotique, la situation se dégrade à nouveau. Je décide, comme je le fais de temps en temps, deffectuer moi-même une visite. On maccueille fort gentiment. Les O. sont de très braves gens, intelligents et pleins de bonnes intentions, très cools et un peu zen. Ils me paraissent très phoriques. Mais ils commencent à perdre de leur eu-phorie, si lon me permet ce jeu de mot un peu Lacanien à la y-au-dpoële. Ils commencent en effet à se sentir dépassés. Ils sont anxieux. Etienne les déborde, il leur paraît dangereux. Madame O. en a tellement peur quelle ne reste jamais seule avec lui. Dailleurs, me dit monsieur O. avec tout de même un peu de gêne, comme sil se rendait compte de lincongruité de la situation, comme Etienne a pris lhabitude de me frapper sur la tête par derrière, je met en permanence un bonnet! Mais que faire dautre docteur? me demande-t-il avec un sourire désarmant. Nous continuons à discuter, le garçon psychotique vacant à ses occupations et déambulant dans le salon. Et plus le couple parle et plus je me dis quils deviennent fous. Une situation pour rendre lautre fou à la Searles est en train de se mettre en place. Cela commence moi-même à mangoisser (jen étais à vrai dire moi aussi un peu à mes débuts en accueil familial!), me sentant placé devant une situation qui ne pouvait perdurer en effet sans risques. Nous visitons le reste de la maison, et je constate quEtienne occupe la chambre un peu à lécart. Les O. avaient oublié la consigne énoncée à plusieurs reprises par la psychologue assurant le suivi. Que sétait-t-il passé là? Une chose anodine mais lourde de sens et de conséquences. Un oubli contre-transférentiel, cest à dire induit chez les O. par ce que provoquait en eux inconsciemment Etienne, les avait amené à commencer à le mettre à distance. Lespace est clairement utilisé comme surface déchanges libidinaux. Il est pour nous, les visiteurs institutionnels, comme un palimpseste qui laisse transparaître le jeu transférentiel et contre-transférentiel. Etienne donc est mis à distance, cest-à-dire que lon est là devant une forme élémentaire de barrière à poules. Et naturellement, étant donné sa structure psychotique qui le fait vivre dans un monde intérieur entièrement placé sous le sceau de la fusion et de la terreur de la défusion, il réagit. Et la réaction dun psychotique, cela fait mal ! Et cela augmente les attitudes contre-transférentielles de rejet, qui accroissent la réaction dEtienne, etc. Et cela est donc un cercle vicieux dominé par le feed-back négatif. Des éléments bêta apparaissent alors sous forme dobjets bizarres: monsieur O., coiffé en plein été dun bonnet de laine, est un objet bizarre lui même. Le couple me parlant de la dangerosité dEtienne alors que celui-ci vaque tranquillement à ses occupations, devient lui aussi un objet bizarre et sécrète la folie. Le problème sera alors de faire en sorte que de la métabolisation mentale transforme ces éléments bêta en de lalpha. Car les choses ne sont plus pensables chez les O. Elles ne sont que jaillissantes, là, dans un espace qui perd sa dimension humaine, et devient opaque, et qui induit pour se protéger, la mise en place de pratiques aliénantes. Un micro-asile familial commence à se construire sous nos yeux, de la part dun couple considéré comme ne posant aucun problème. Avant de poursuivre la discussion théorique je conclurai la séquence en indiquant que le nous institutionnel récupérera la situation, et quEtienne poursuivra sa route tranquillement, durant un certain temps chez les O., puis chez dautres accueillants. Les O. ont continué durant de longues années encore à travailler à Contadour. Les inspecteurs de lIGAS effectuant leur enquête en 1993 auront dailleurs loccasion de constater, un jour de visite à leur domicile, leur capacité à tolérer, à sadapter et à rester actifs au contact dun autre jeune psychotique.
5.3.Les fonctions de médiation et de porte-parole.
Résumons-nous: cela va mal chez les O. Jarrive, vois des choses qui me paraissent anormales. La situation saméliore. Classique ! Mais soyons un peu sérieux: je ne suis ni chaman, ni psychanalyste institutionnel. Que se passe-t-il alors? Plusieurs choses. Il y a tout dabord à la base du processus une relation de parole. La psychologue venant faire la présentation dEtienne chez monsieur et madame O. est tout dabord en position tierce, de médiation, position sur laquelle javais insisté en 1987 dans mon essai sur la Psychothérapie, le placement familial et leurs espaces, et qui a été ensuite souvent décrite par divers auteurs. Elle a aussi une fonction de porte-parole, sur laquelle il me paraît important à présent dinsister, car elle est mal connue. Ce concept, Kaës la opportunément rappelé 40, a été forgé par Enrique Pichon-Rivière 41 sous la dénomination de portavoz à propos de groupes, puis a été repris par Piera Aulagnier 42, dans le cadre de la cure de patients psychotiques. Pichon-Rivière avait bien observé la fonction de transformation dun code en un autre qui est celle de ce porte-parole. Mais comme le souligne Kaës, la conception quen avait cet auteur évacuait la question du sujet. Cest au contraire sur cette position subjective quinsiste Aulagnier, en définissant dabord un espace parlant, avant de postuler quun je puisse y advenir 43. Sa position nous intéresse en ce que pour elle linfans perçoit le milieu familial, ou ce qui en tient lieu, comme le tout, comme un cadre soutenant la fonction maternelle. La mère porte linfans au registre symbolique, dans et par la parole. Dans cette acception, Aulagnier souligne à la fois ses dettes à Lacan et à Bion, et apporte sa contribution à larticulation entre le je de lindividu et le nous du groupe. Nous le voyons dans le cas dEtienne: un cadre est posé, et jose le dire, imposé par linstitution. Ce cadre est celui du pacte initial, formalisé par les contrats divers (contrat de travail, charte, etc.), qui est aussi un pacte narcissique groupal. Ce cadre est initialement celui dans lequel la fonction phorique pourra se déployer et sexprimer. La psychologue sert de messagère entre diverses instances institutionnelles, divers contenants, divers niveaux du collectif. Elle sert de porte-parole dabord dans le sens groupes institutionnels famille daccueil, puis dans le sens inverse, ainsi quavec les parents dEtienne, et cela dans les deux sens: il y a donc là constitution dune série de triangulations. Ce sur quoi jinsiste, et qui me différencie dune vision trop étroitement systémiste du processus, est quune topique inconsciente est à mon avis impliquée par ce schéma élémentaire de fonctionnement.
Si des pactes, des alliances et des mésalliances se nouent et se dénouent dans ce jeu complexe, cest en grande partie en sappuyant sur linconscient de chacun des individus et sur lappareil psychique groupal et institutionnel. Il y a bien ici recherche dhoméostasie, comme dans tout système biologique (et nous sommes bien là, je le confirme, dans du biologique au sens étymologique du terme), mais dans un ensemble qui déborde largement la famille en tant que telle. Il faut bien entendu penser les choses en termes de multiréférentialité (Tosquelles, Oury). Il y a dans le jeu déployé autour dEtienne un ensemble de contenants psychiques, et de contenants de contenants, entre lesquels des messages circulent, décodés puis encodés par ceux qui, à un moment ou à un autre, jouent un rôle de porte-parole. Par la fonction phatique du langage et le vecteur contact, les fonctions phoriques elles aussi changent et séchangent. Il est bien question dans ce jeu de communication, aussi, mais à lintérieur de relations intersubjectives. Le fantasme de la dangerosité dEtienne ne jaillit pas tout armé du cerveau de monsieur et madame O.: il se construit au sein de leur psychisme individuel, dans leur appareil à penser, en référence à leur histoire personnelle, de couple, et à leur roman familial. Ensuite cela communique, certes. De quelque chose de confus et de non représentable sort, à un moment donné, le signifiant danger. Mais cela nest pas simplement et uniquement de lhoméostasie ou de la théorie de la communication. Il y a dans ces situations, aussi, des noeuds de transfert et de contre-transfert. Etienne est contenu et mis à distance, aimé et haï, porté et lâché. Linstitution est donc là, on le voit déjà, nécessaire; certainement pas pour interpréter, mais pour rappeler le fait quà la base de tout cela il y a un travail, un contrat social, un pacte, une tâche primaire, au sens où Kaës la définit comme : La tâche ( ) de linstitution (qui) fonde sa raison dêtre, sa finalité, la raison du lien quelle établit avec ses sujets: sans son accomplissement elle ne peut survivre. Définition qui est au demeurant proche de celle que donne Oury du collectif.
Linstitution par sa présence, ses fonctions multiples, son éthique surmoïque, ses règles, ses instances de contrôle, permet donc un travail de liaison psychique groupal et collectif. Nous allons ici lexaminer en détail. On pourra aussi relire ce que javais écrit à ce sujet dans ma contribution aux Placements familiaux thérapeutiques. Javais alors synthétisé mon point de vue sur les rôles institutionnels de léquipe spécifique en mettant en évidence cinq fonctions. Je les rappelle. Il sagissait de :
- la fonction médiation, dont je viens précédemment de parler;
- la fonction ailleurs;
- la fonction relais;
- la fonction sélection;
- la fonction théorie enfin, dans laquelle je suis plongé depuis le début de ce livre. Cette présentation avait surtout lavantage de clarifier (au moins pour moi, à lépoque) un ensemble encore assez flou. Certes je peux la compléter en lui adjoignant la fonction de passeur, mais lensemble garde le défaut de se situer sur un seul plan et de manquer de profondeur spatiale. Cest la raison pour laquelle je vais tenter de la retraiter à présent grâce à un modèle tridimensionnel, pour la représentation duquel les méthodes graphiques modernes devraient un jour être employées.
6. Vers un modélisation institutionnelle
de laccueil familial thérapeutique.
Depuis Freud, on le sait, faire limpasse est impossible: il faut penser linstitution, encore et toujours, surtout dans un domaine si neuf (même en dépit de la tradition) et si complexe que celui de laccueil familial spécialisé et thérapeutique. Centrons-nous sur deux éléments quici ou là jai évoqué, la souffrance et langoisse. Car noublions en effet jamais que lon ne place et déplace jamais pour le plaisir un sujet, enfant, adulte ou vieillard, notamment chez une famille daccueil. Tout être humain fuit la souffrance et langoisse, sauf le pervers, et encore. Laissons dans lombre un certain nombre de défenses contre cette angoisse pour étudier le sort de la plus élémentaire dentre-elles, la mise à distance, prélude à son expulsion. Cette mise à distance ne peut fonctionner que dans un espace, cela est bien évident, mais un espace doté de limites, donc dun cadre ; sinon ça fuirait et envahirait les entours.
6.1. Limites et cadres institutionnels.
La première fonction que lon puisse attendre de linstitution est donc létablissement de ces limites, puisquelle nexiste elle-même quen tant que limitée. Linstitution, ou plutôt ses membres, vont dans un premier temps repérer, puis tenter de contenir cette angoisse. Oui mais comment ? Voilà la question ! En premier lieu en la pensant et en la parlant. Ce qui nous amène, pour des raisons pratiques, à nouveau à Bion, et à son apport réellement génial. Nous lavons vu à propos dEtienne, à un moment donné plus rien nest compréhensible dans la maison, y habiter (au sens de Heidegger) ny est plus possible, ny est plus pensable. Le sens du monde fuit. Lespace psychique familial est rempli déléments bêta. Kaës a très opportunément établi le parallèle pouvant être fait entre ce type de situations et les notions de catastrophe de René Thom. Un changement anodin mais en même temps catastrophique se produit et le système se désorganise dun coup 44. Linstitution soignante ou éducative se trouve elle aussi régulièrement aux prises avec des situations qui débordent soudain les capacités, pour ses membres, à penser et à habiter des lieux. Première étape défensive, elle protège les gens contre langoisse et les risques de désorganisation psychique (et aussi libidinale, psychosomatique, etc.). Elle les en protège plus ou moins bien, naturellement. Mais même en cas de défense réussie, elle les amène, un court instant, à faire face à des éléments bêta dorigine relationnelle. La seconde ligne défensive utilisée est alors lexpulsion de ces éléments bêta, cest-à-dire de limpensable, de la folie, dans un espace extérieur à linstitution. Car si les soignants, ou les éducateur, dune institution, ou mieux en suivant Tosquelles, dun établissement, peuvent faire léconomie dun lent, difficile et parfois douloureux travail de repérage, de liaison, de métabolisation et de recyclage des éléments bêta, de langoisse de façon plus générale, pourquoi ne le feraient-ils pas? Pourquoi se gêner dailleurs, puisque cela coûte de lénergie, du temps et donc de largent, et que les files actives étant ce quelles sont, tout pousse au consensus en la matière : du balai les éléments bêta ! Et pourquoi pas du balai chez les familles daccueil, qui ont souvent ainsi ce que je nomme la fonction de poubelles institutionnelles?
Mais les éléments bêta ne disparaissent pas aussi facilement, même en étant cachés loin de la vue des soignants. Ils poursuivent ailleurs leur petite vie ! Notamment chez les familles daccueil. Et ce qui mapparaît souvent comme une bonne conscience que lon se donne à peu de frais, leur prétendue formation, ny change rien : lessentiel est ailleurs. Lessentiel réside dans ce fait, évident, massif: confier un sujet souffrant à une famille daccueil est une responsabilité qui engage la santé, lintégrité mentale, la vie et la mort parfois, des accueillis comme des accueillants. Et que la famille est le contenant et le cadre où des choses se passent, où de la folie et des éléments bêta circulent et poursuivent leur oeuvre de destruction. En voici un triste exemple.
François est un homme de 35 ans, éducateur, donc formé, au sens traditionnel du terme. Il est marié, le couple a un enfant. Sa femme travaille à lextérieur de la maison alors que lui demande à accueillir. Il lui est confié un jeune, puis un second, psychotique. Tout dans les conditions daccueil se présente sous les meilleurs auspices : la maison est vaste, entourée dun grand jardin, de prairies dans lesquelles sébattent deux chevaux et un âne. Un côté en chantier de lensemble paraît offrir des lieux dinvestissement possibles, ainsi que des jachères et des marges. Une année, puis deux se passent, de façon à-peu-près satisfaisante. Mais insensiblement, la situation change, un je-ne-sais-quoi de trouble sinstallant et brouillant les choses. François devient lointain, fuyant, des petites choses du quotidien se détraquent, la maison, de chantier, devient déglinguée, le jardin, de jachère, devient un vrai terrain vague. Les patients vont mal. Le dernier enfant du couple, à trois ans, ne parle pas. On évoque à son sujet une psychose. Léquipe spécifique essaie de renouer les liens, de rétablir des relations de confiance, de restaurer un cadre. Rien ny fait. François est loin de tout. Le cadre lâche en quelques semaines. Il est trop tard. Fin des placements, ou des accueils. Les patients se récupéreront ailleurs. On apprendra quelques années plus tard que le couple sest dissocié et que François vient de se suicider. On voit que le cadre est à la fois cadre de vie, lieu dhabitation, et lieu de lêtre. Des éléments bêta, laissés peut-être à labandon dans un espace en jachère, mal encadré, risquent donc de contribuer détruire une famille. Voici un cas moins dramatique illustrant cette constatation.
Louise a 30 ans, est mariée, a trois enfants, est sympathique, vit dans une maison accueillante dans une ambiance chaleureuse. Il lui est confié une première patiente. Des progrès significatifs permettent à celle-ci de quitter linstitution après un an. Il lui est confié une seconde patiente, schizophrène. Au début du placement la greffe réussit. Mais un jour la psychologue, chargée comme il est normal détudier les conditions matérielles de laccueil, remarquera que larmoire de la malade est dans un grand désordre et que la chambre est sale avec des flocons sous le lit. Rien que de lanodin dans ces observations. Elle en fait simplement la remarque. Et pourtant en quelques semaines tout se dégrade, tout lâche. Le cadre cède, comme chez Etienne. Des éléments bêta occupent le devant de la scène, toute communication devenant impossible. Tout devient fécalisé, analisé. Les projections deviennent le mode de communication principal. Avoir touché, sans doute maladroitement au cadre, en un point précis, était devenu une attaque contre le cadre, au sens précis que lui donne Bleger, entraînant une suite ininterrompue de passages à lacte destructeurs et assez mortifères. On pourra limiter les dégâts, non sans mesures douloureuses, le licenciement en loccurrence. La patiente se récupérera ailleurs elle aussi.
6.2. Un schéma de fonctionnement psychique de laccueil familial.
Ces deux derniers exemples nous montrent que lon ne sait jamais trop ce qui se passe au sein des familles daccueil. On devine quil sy déroule des choses, mais lesquelles? Cela est préoccupant et souvent angoissant pour peu que les équipes aient un minimum déthique: cest-à-dire quelles aient conscience des risques quelles font prendre à ces familles en leur confiant des psychotiques, ou des jeunes border-line, ou des déments. Mais même dans les relatifs bons cas, ceux où une préoccupation et une réelle sollicitude se manifestent, une attitude défensive est alors courante, celle présentant la forme de mécanismes intrusifs-persécutoires et que jai nommé dans mon chapitre consacré à la mise en évidence des processus totalitaires, à la 1984. Les services sociaux de type ASE sont coutumiers de ces modes dintervention. Dans certains cas caricaturaux, il sagit réellement dintrusions brutales au sein de lespace familial, qui je le rappelle est un espace privé, où quelque chose de sacré est circonscrit. Ici chez Louise, il sagit dune intervention apparemment anodine et non violente, mais qui se charge dun sens particulier pour des raisons que je nai pas à exposer en détail. Il est ici question dune défense logique de la part des équipes afin de tenter de maintenir une certaine forme de travail. Logique certes, mais dangereuse, car violente au sens de Piera Aulagnier, notion reprise par Alain Vallée à propos de laccueil familial, nous y reviendrons. Jai aussi, avec Fustier, avancé lhypothèse selon laquelle cette défense était bien souvent en rapport avec des fantasmes de scène primitive. Car soyons lucides, en reconnaissant que pour nous, travailler avec des familles daccueil ne peut que nous confronter à notre propre roman familial et à notre propre névrose infantile, et donc à notre problématique en rapport à cette scène primitive. Doù découlent ces questions : Que se passe-t-il là ? Quels mystères sy déroulent? Comment savoir, et quoi, au juste ?.
Linstitution, puisque cest delle dont il sagit, sert donc à quoi? En premier lieu à protéger les soignants et les éducateurs contre langoisse, et pour en rester sur le plan des processus de pensée, à les protéger contre les éléments bêta non métabolisés. On circonscrit, on limite et on se débarrasse, éventuellement, selon des mécanismes qui ont été bien étudiés par Grinberg à propos des identifications-projectives. Les familles daccueil peuvent remarquablement servir à ça. Elles le sentent bien lorsquelles disent leur ras-le-bol de servir parfois de poubelles aux hôpitaux de la région parisienne ou dailleurs. On guérit la chronicité (nouvelle entité fourre-tout apparue récemment en lieu et place des incurables), en faisant disparaître les patients gênants et peu valorisants de la vue des institutions. Et à nous les vrais malades, les belles techniques, bien propres nous faire bien voir des administrations et bonnes à évaluer et à publier ! Tentons ici de ne pas trop nous complaire dans ces défenses peu dignes et essayons de penser autre chose. Je rappelle que le travail dont nous nous préoccupons se construit sur les fondations phoriques du groupe, puis de linstitution, celles en rapport avec le supporter-soutenir-étayer. À partir de ces assises le sujet, lentrant, ladmis, le nouveau, est inclus dans le cercle du groupe et fait donc partie dun contenant, commun à ce groupe. Cela me donne loccasion de présenter un schéma avant de le commenter.
Schéma de fonctionnement psychique
de laccueil familial thérapeutique.
6.3. Le premier cadre.
Le premier cadre et le premier contenant psychique est constitué par lensemble de la famille daccueil. Car lorsquun jeune, un adulte ou un vieillard est accueilli, il lest par cet ensemble familial. Cest dans ce premier cercle quil va être présenté, quil va prononcer ses premiers mots, quil va agir et sinstaller. Puis lessentiel de ses références, même si une personne en est la dépositaire, est globalement ce groupe au sein duquel les choses se passent. À ce titre, la famille fonctionne dans tous ses registres, identificatoires, représentatifs, inconscients, et aussi bien sûr en tant que système. Le but de ce fonctionnement est de constituer un contenant spatial, une image groupale du corps, dans laquelle va sinsérer limage du corps du pensionnaire accueilli. Le support de cette image groupale du corps est lhabitation, investie par lintérieur fantasmatique des membres de la famille. On lobserve quotidiennement chez les familles daccueil, chaque pièce de la maison, chaque recoin, chaque parcelle du jardin et de ses entours est habité, investi, à la fois consciemment et inconsciemment, et est aussi le lieu dinteractions variées. Des représentations sont ainsi partagées dans cet espace, de telle façon quil soit un objet de communication et déchanges. Linvestissement inconscient des lieux, véhiculant sa part de roman familial, peut alors être le support, aussi, à des transactions et des constructions historiales. Enfin, les rôles et places respectives, réglés par les rituels familiaux, permettent le fonctionnement des modalités de passage avec leurs processus de changement et leurs discontinuités. Tout ceci a aussi pour support et environnement le langage, grâce auquel ce premier cadre se lie aux autres, semboîte, se déboîte, sorganise sous la métaphore des poupées gigognes, si bien mises en évidence par Phillipe Thomas 45, qui, je le souligne ici, constitue avec son épouse et ses enfants une famille daccueil, preuve sil en était encore besoin quun assistant en accueil familial, ça pense, ça lit, ça écrit !
6.4.Le second cadre.
Le second cadre et le second contenant est celui ou celle que depuis ma recherche et mon livre Famille daccueil, un métier, jai proposé de désigner sous le terme dassistant en accueil familial, ou en ce qui concerne les enfants, est la classique assistante maternelle. Il sappuie bien entendu sur le premier cadre, qui lui est nécessaire mais pas suffisant. Il permet dintroduire structurellement une autre dimension du travail, celle du temps. Le temps vécu joue, à bien des égards, un rôle important en accueil familial. Cest ainsi, en tout premier lieu, que lorsque les enfants et le mari sont partis à lécole ou au travail, le pensionnaire accueilli et lassistante restent seuls. Ils se parlent, agissent, font la cuisine ou jardinent. Ils partagent ainsi de longs moments au cours desquels ils pensent ensemble, dans un même espace, et remaniant les actes et les paroles apparus en situation groupale. Lassistante en accueil familial, laccueillante officielle, métabolise tout cela, consciemment ou inconsciemment, et le transforme en pensées. La fonction alpha joue ainsi son rôle ou échoue, laissant plus ou moins dans ce cas des éléments bêta non liés et non métabolisés. Cette étape est capitale. Elle ne peut être court-circuitée, faute de fabriquer du comme-si ou du non-dit.
Cette étape joue aussi un rôle de miroir, au sens du stade du miroir de Lacan, aussi bien pour les enfants placés, dans le contexte des placements familiaux spécialisés, que pour les patients psychotiques ou border-line dans celui des placements thérapeutiques pour adultes. Ce stade du miroir est à prendre ici au sens métaphorique du terme, bien entendu, car il est sans doute possible, mais exceptionnel, que lopération mentale se déroule réellement comme Lacan la décrite, devant une glace. Mais indubitablement, jai souvent le sentiment que grâce à laction du premier cadre psychique, et surtout du second dont je décris ici laction, une reconnaissance que quelque chose à changé dans limage du soi, dans limage du corps, se produit. Le regard et lécoute de lassistant (te) en accueil familial constituent ainsi, en liaison avec la notion de cadre, une sorte de surface sur laquelle se reflète une image. Cest souvent dailleurs dans ce reflet que les premiers changements sobservent. Combien de fois un(e) assistant (te) ne ma-t-il (elle) dit: si vous saviez comme il a changé. Tenez il ne se tient plus comme avant... il sest redressé. Et donc, à partir de ces changements, un passage dans le discours se produit, dabord au sein du cadre familial, puis lors de son articulation aux autres cadres institutionnels et sociaux, y compris ceux de lécosystème, en une dialectique subtile.
6.5. Le troisième cadre.
Cest alors quintervient en effet le troisième contenant, sous la forme de la personne qui effectue le suivi au sein de la famille daccueil. À Contadour il ne sagit que dune personne. Dans dautres équipes il sagit de plusieurs, qui occupent plus ou moins la même position et qui a mon avis la rendent plus opaque. Mais ces nuances sont secondaires : chacun fait comme il peut. Les pensées et les paroles qui soutiennent ces actions et les véhiculent sont là, dune part chez laccueillante (si cest dune femme dont il sagit), puis chez lintervenant (te), prêts à être transmis. La première sert de porte-parole entre le groupe familial et le reste de linstitution, et transmet des choses, à la fois de lordre du conscient, mais aussi du préconscient et de linconscient, à la personne extérieure qui est là pour les recevoir. Cette dernière alors, après avoir été la dépositaire de ces éléments de pensée, devient elle-même porte-parole entre la famille et léquipe que je nomme spécifique, que dautres nomment technique, ou tout simplement léquipe. Notons que ce qui se transmet est constitué de paroles, mais aussi dactions, de sensations, de techniques du corps, tous éléments participant à lopération évoquée à propos du stade du miroir.
Une dimension rituelle est, elle aussi, présente dans ces passages. Larrivée chez la famille daccueil, le déroulement de la visite, les temps déchanges, le départ, sont des moments stratégiquement significatifs autour desquels sorganisent ces micro-rituels qui organisent le temps et lespace, notamment à légard de lenfant, de ladolescent ou de ladulte accueillis. Par son statut symbolique, cette dimension rituelle a aussi une fonction stabilisatrice et pacificatrice. Parfois de manière paradoxale, puisque jai souvent entendu de la part des familles daccueil quaprès le passage du psychologue leur pensionnaire était plus énervé. Cela est bien entendu à entendre comme le signal quen effet quelque chose sest produit lors de ce passage et de cet entretien, qui vient creuser un petit sillon qui ouvre le champ de la parole à un peu plus de singularité. Cet énervement nest jamais du temps perdu. Par cette discontinuité, une scansion temporelle est introduite et contribue à lutter contre les processus aliénants.
Ce qui se déroule à lintérieur de ce cadre psychique est donc complexe, on le voit. Les bascules identificatoires et les permutations de rôles, de fonctions et de statuts y sont courantes. Lintervenant(e) (surtout sil sagit dune femme) peut par exemple sidentifier à lassistante maternelle (pour un enfant), ou à lassistante en accueil familial (pour un adulte). Sil sagit dun homme les phénomènes didentification imaginaire se feront plus facilement (mais pas exclusivement) avec le père. Les jeux et les permutations identificatoires se feront également, très vite, avec le (ou la) pensionnaire accueilli (e). Toute une dimension imaginaire vient donc redoubler le travail de visite puis celui de porte-parole qui va en résulter. Une bonne partie des psychologues qui travaillent avec moi à Contadour a fait une analyse personnelle. Cest bien sûr leur affaire, mais cela aussi aide leur fonctionnement professionnel. Car ce travail est complexe: visiter les familles daccueil, encadrer ce qui sy fait, aider à penser les personnes et les enfants accueillis, contribuer à leur ouvrir lespace et le temps à un peu de parole personnelle, sans tout écraser sous le scientisme et le vernis psychologisant, repose sur une technique qui ne peut sapprendre que sur le terrain. Il faut être dans ce travail à la fois souples et rigoureux, et surtout être doués de grandes qualités dauto-analyse. Il faut aussi avoir appris que parler en confiance avec les familles daccueil nétait pas sexprimer en une sorte de petit-nègre, mélangeant langage pseudo-populaire, verbiage psy et médical, mais au contraire que lon pouvait authentiquement se parler avec des mots simples mais sincères, échanger sur ce concret dont on savait quil véhiculait un sens profond, et cela sans déchoir ni perdre la face. Chacun et chacune a un statut que lui confère la société, la loi, le code du travail, etc. Et chacun et chacune a une fonction et une position à respecter. Cest de ce dernier point de vue que lensemble du processus est de lordre de linstitutionnel, au sens que lui donne le mouvement de psychothérapie institutionnelle. Il convient en effet de ne pas confondre ces différents niveaux, même si dans la réalité quotidienne ils sentremêlent et senchevêtrent souvent. Il doit y avoir des temps où ils doivent être parlés, pensés, dénoués. Ce sont ces dimensions qui doivent être questionnées par linstitution.
6.6. Les cadres n.
On voit ainsi se dessiner peu à peu le quatrième cadre et contenant, qui est celui de létablissement classique, celui constitué de lensemble des réunions de service, de régulation, déquipe ou autres, quelque soit le nom quon leur donne. Comment, concrètement, se représenter les choses? Lintervenant revient à son bureau. Sur le chemin, dans sa voiture, il pense à ce quil a vu et entendu, tranquillement, dans une sorte de rêverie éveillée (attention néanmoins aux platanes!). Arrivé dans son bureau il rédige parfois un rapport, et, toujours, parle aux autres, dabord dans les couloirs, de manière informelle, puis en réunion. Il parle de ce quil a vu, entendu, ou médité, durant le voyage (qui constitue aussi un passage, de ce point de vue aussi). Cela se transmet sous forme de paroles et de pensées, parfois décriture. Le travail de la fonction alpha se poursuit ainsi jusquà ce dernier cadre, qui est censé lui donner une dernière touche, celle émanant de ceux den haut, les psy, les éduc, ceux qui savent, les chefs, ou plus simplement léquipe.
Il y a là en effet un nouvel entrecroisement des rôles, des statuts et des fonctions. Les composants de ce contenant n devraient avoir une vision claire de ces différents niveaux. Malheureusement, ils se contentent trop souvent davoir simplement un double objectif : dune part celui du contrôle pur et simple; dautre part celui dune prétention à comprendre et à analyser à tout prix. Je ne dis pas que ces deux fonctions ne soient pas nécessaires, mais elles sont à mon sens secondaires. La plus importante est celle de lobligation de liaison, de transformation en éléments alpha, puis dassurance que les paroles et les pensées métabolisées repartiront bien vers la famille daccueil, de Cn à C3, de C3 à C2 etc. La forme que prend cette liaison est relativement secondaire : à la limite une forme poétique suffirait! Cette attention est seule garante du fait que les paroles et les pensées transformées passeront ensuite de C2 en C1, et donc arriveront dans la psyché du pensionnaire, car cest de cela dont il sagit, en fin de compte. Certes des rôles doivent aussi être assumés, par exemple celui de maîtrise, cest-à-dire dencadrement classique. Il faut parfois rappeler aux familles daccueil ce que lon nomme communément la loi, les règles, le règlement intérieur. Il faut aussi parfois leur donner des directives, et les formuler clairement. Cela est certes indispensable, mais appartient à un autre niveau dintervention. Bien sûr dans la réalité du travail quotidien ces niveaux, eux aussi, se mêlent et sentremêlent, voir sentrechoquent; mais un jour ou lautre il convient den dénouer les fils. Cest là une des responsabilités institutionnelles essentielles.
Une autre fonction de ce contenant institutionnel est donc sa capacité à la remise en cause de ses participants. Car sils se contentent souvent de rapporter ce quils ont vu et entendu dans la famille daccueil pour tenter de lanalyser, il arrive parfois aussi que dans certaines équipes les membres visitant les lieux daccueil aient une autre conception de leur travail et sachent que leur propre contre-transfert y est impliqué. Cest, on sen doute à présent, ma conception personnelle de la fonction de lintervenant, du messager qui va régulièrement visiter une famille daccueil. Résumons cette fonction : il sagit pour lui daller visiter une famille, ce qui, inévitablement, le confronte à ses imagos et à son propre roman familial. La dimension imaginaire de ces liens redouble toujours à la fois ce quil y fait et ce quil y pense. Et cest plus tard, dans laprès-coup, non pas nécessairement en racontant sa visite et son contenu à la réunion, mais à cette occasion, dans lacte de parole qui le constitue et linstitutionnalise, et quil y découvre sa propre part de vérité et de responsabilité subjective. La nécessité de lier les pensées et les paroles en un lieu offre ainsi des occasions à des prises de conscience, à des équivalents dinterprétation.
7. Lécosystème des familles daccueil.
Mais quelles que soient les possibilités que le schéma de fonctionnement psychique de laccueil familial offre, il est évident quil ne contient pas tout. Jai laissé dans lombre, par exemple, le cadre de la famille dorigine, si importante dans le placement familial des enfants, ainsi que les autres cadres institutionnels, ici celui dun IMP, là dun hôpital de jour, là encore de lécole, etc. Ces cadres sont aussi des contenants, entrant plus ou moins en inter-action avec ceux décrits ci-dessus. Nous mesurons donc la complexité de lensemble et le nombre de paramètres en jeu. Cest dire à quel point est illusoire la prétention de comprendre le Tout de laccueil familial de tel ou tel sujet. Enfin, dernier ensemble de cadres, ceux de lenvironnement social du quartier, qui va nous retenir à présent. Le chapitre dans lequel jai traité des notions de convenance, de face, dhabitus, des manières de faire et de penser dans lespace de la cité, devra bien entendu être gardé ici en mémoire. Il en constituera le support théorique. Je me propose ici de poser quelques repères complémentaires de nature à faire réfléchir sur lécologie des familles daccueil. Il est clair par exemple que les conditions de vie dun Gilbert, sa façon dhabiter sa montagne, ses relations avec le village, vont avoir des conséquences directes sur le travail quil réalise avec Eric. Tout un écosystème se construit peu à peu autour des familles daccueil, réagissant dialectiquement au fur et à mesure où les pensionnaires sont pris en charge. Comment ici un jeune plus ou moins délinquant, là un schizophrène délirant, vont-ils faire leur trou? Il y a lieu denvisager laccueil familial, thérapeutique, spécialisé ou social, sous cet angle écologique et sociologique. On en est souvent bien loin ! Avançons ici quelques idées, préliminaires à des études monographiques plus fouillées.
7.1. Réseaux et vie de quartier.
Nous venons dexaminer une série de cadres, leurs articulations et emboîtements, qui président à lorganisation de laccueil familial, ce quOury et le mouvement de psychothérapie institutionnelle nomment le collectif. Il nous reste à poursuivre notre cheminement en observant que cette institution daccueil familial, quel que soit le nom quelle se donne, est incluse dans la société, dont elle forme une partie. Jai longuement insisté dans mes tout premiers chapitres sur la dimension anthropologique et sociologique des phénomènes, au point que certains lecteurs auront pu se demander si jétais bien resté dans mon sujet. Nous voyons ici que tel était bien le cas. Mon schéma du placement familial peut-être lui-même inclus dans un autre schéma, celui du lieu où vit la famille daccueil. Un certain nombre dauteurs américains a modélisé ce type denvironnement et lui ont donné le nom de réseau, dont certains auteurs ont tenté de faire une théorie autonome et clivée de toute autre référence. On est là, à mon avis, dans le raisonnement tautologique. Il s'agit toujours un peu de la même histoire: une bonne intuition, fondée sur du bon sens et des faits dobservation, sur, bien souvent aussi, des savoirs profanes, joue à la science, se technicise et devient un produit. Qua observé par exemple Scott Speck et son équipe de thérapeutes familiaux à Philadelphie, au point de départ de sa théorie des réseaux? Je lui laisse la parole : Nous nous aperçûmes bientôt que de sérieux problèmes, symbiose, obsession suicidaire, difficultés de couple ou schizophrénie, avaient souvent des ramifications au delà du petit cercle de famille, dans un contexte social plus étendu... Cest ainsi que nous fûmes amenés à élargir ces séances en milieu familial en y invitant certains parents et amis susceptibles de jouer un rôle significatif46. À partir de ces constatations il prend connaissance des travaux de certains anthropologues britanniques, notamment ceux de John Barnes, créateur du concept de réseau en 1954. Il en dérive ensuite une technique de thérapie dite elle aussi des réseaux, dont on notera le caractère hétéroclite et bricolé. Cest souvent ainsi en effet que les choses se passent: lorsquil nous faut penser des situations complexes, ou du moins nouvelles, nous utilisons les outils conceptuels que le hasard a mis à notre disposition, ainsi que les hommes et les femmes quil a aussi, mis sur notre route. Ce qui ne disqualifie pas la théorie qui sort de ces changements de perspective et de mise en forme, mais qui en revanche, devrait lui enlever son caractère de dogme et ses prétentions scientistes. Cela a été ainsi; cela aurait pu être autrement.
Incontestablement, une personne malade mentale, ou handicapée, se confronte à un environnement géographique, architectural, humain. Cela est de lécologie humaine élémentaire! Jai longuement insisté dans mon quatrième chapitre sur les conditions de vie de lhomme, handicapé ou non, dans son quartier. Souvenons-nous du cas de monsieur D., et de la manière dont le jour de ses funérailles la pharmacienne avait offert une gerbe de fleurs. Voilà une pratique spontanée de réseau comme jaime à les observer. Je lai dailleurs appris le jour où jallais moi-même commander chez la même fleuriste une gerbe de fleurs au nom de mon équipe, cest-à-dire que dans cette découverte, quelque chose du transfert institutionnel et des rites funéraires était noué. Je nai pas eu besoin de convoquer à cette occasion le ban et larrière-ban du réseau, de la tribu, où de je ne sais quoi. Il suffisait dobserver, de manifester quelque chose dhumain, et bien sûr, dêtre dans la rue. Du réseau, tout infirmier faisant réellement du secteur en fait tous les jours, notamment lorsquil va discuter avec les équipes municipales, les voisins des malades, etc. Nous faisons en effet presque tous du réseau si lon adopte la définition quen donne Ross Speck : Pour moi, le réseau social est un groupe de gens, membres de la famille, voisins, amis et autres personnes, susceptibles dapporter à un individu ou à une famille une aide et un appui à la fois réels et durables. Cest en somme un cocon autour dune unité familiale qui sert de tampon entre cette unité et la société. Je ne le suis plus, en revanche, lorsquil extrapole cette définition dans des registres certes voisins, mais nettement séparés, par exemple lorsquil écrit : Le réseau cest ce qui subsiste de la tribu des sociétés primitives. Les équivalents modernes en sont les réunions familiales, le cousinage, les noces et les funérailles, ou encore lancienne société du shtel. Car il utilise ce-faisant des notions hétérogènes sur un mode métaphorique, qui risque de fausser une juste appréciation des mécanismes en jeu, en particulier ici la notion à laquelle je suis sensible, celle des rituels. Mais au total, on le voit, lidée générale est intéressante. Je le répète, la suite de ces idées menthousiasme nettement moins, dès lors que lon sen sert comme dun modèle reproductible, hors tout contexte, emmêlant allégrement différents niveaux danalyse et de pratique. Les réseaux en tant que théorie sont à mon sens, je le dis tout net et un peu abruptement, une vaste fumisterie. Tout ny est pas faux, bien contraire, je lai bien volontiers reconnu, hormis la prétention den faire une science et une technique. Félix Gattari le dénonçait déjà dans une des rencontres organisées par son copain Elkaïm pour vendre sa théorie et ses pratiques : En particulier le mot scientifique, disait-il, ça me paraît très important parce que dans ce débat sur la technique, il revient comme un leitmotiv culpabilisant. On a dénoncé des techniques psychiatriques, hospitalières et autres et puis on est passé dans des techniques de thérapie familiale... Mais ne va-t-on pas, à présent, techniciser les réseaux mêmes qui étaient dans le domaine socio-politique? En fait, on est dans la technique dès quon a un savoir, une connaissance, dès quon a capitalisé quelque chose, prévu un peu les coups; on devient quand même un peu des spécialistes, peut-être même des savants. Mais ny a t-il pas quand même une limite où ça déconne (sic!) quelque part? À mon avis, ça ne déconne pas au niveau technique en tant que tel parce que tout le monde a une technique; même pour faire la manche ou être clochard il y a une technique! Mais au niveau de la prétention à la scientificité! Est-ce quil y a vraiment une science pour faire la manche ou être clochard? Ca cest moins évident! Pour ma part, je dénie totalement quil y ait des référence scientifiques à ce niveau de ce que jappelerai les micro-politiques des rapports duels, des thérapies de toute nature, etc. Cest là où le seuil me paraît décisif. 47. Je ne saurai mieux dire que Guattari à cet égard!
Il y a donc bien implication dans la vie du quartier, du village, de lenvironnement, dans les pratiques daccueil familial thérapeutique. Le sujet malade ou handicapé y investi plus où moins bien son image du corps, il se coule plus ou moins dans les usages, la convenance, les rites locaux, il garde ou non la face et y modèle plus ou moins son habitus. Et il entre aussi en relation avec les réseaux humains préexistants, puis sy adapte. Un jeune adolescent arrive par exemple dans une famille daccueil en banlieue. Peu de temps après son arrivée il se rendra avec les enfants de la famille au café du quartier, chez le boulanger, chez le buraliste; à chaque fois il y nouera une ou plusieurs ébauches de relations. Un jour viendra où il échangera des confidences, et où des relations de sympathie apparaîtront. Le jeune et le fils de la famille iront ensemble à la piscine, à la Maison de Jeunes; des rencontres se feront avec dautres jeunes, des amitiés, une amourette se noueront. Voilà comment se construisent peu à peu les réseaux. Voilà aussi loriginalité de laccueil familial par rapport à dautres formes de prise en charge. Une sorte de contenant social se construit peu à peu autour dune famille et de son pensionnaire, et en loccurence, ce travail se fait dautant plus facilement que lensemble de la famille, la mère, le père, les enfants, y contribuent par leur propre insertion dans le quartier. Sil sagit dun adulte handicapé, lassistante en accueil familial lamènera par exemple avec elle en allant faire les commission; elle le présentera ainsi aux commerçants et lintroduira dans la communauté, sans efforts particuliers. Lefficacité de ce travail naturel, de cette réinsertion sociale sauvage, se mesurera en période de crise. Gilbert nous le montre dans son récit, le réseau villageois même moderne sait faire une place à Eric, et lui manifester sa présence lorsquil fait des conneries. Cest parfois un véritable cocon, ou un sas protecteur qui se construit autour du lieu daccueil. Parmi bien des exemples qui me viennent à lesprit, je pense notamment à celui de madame P., vivant dans une petite ville de la campagne nantaise. Elle accueille chez elle depuis quatre ans une malade schizophrène dont le délire aussi répétitif que spectaculaire consiste à entreprendre la première personne quelle rencontre et à lui raconter que son mari la rend malheureuse, est un pédé et une ordure .Il ne me reste plus quà mourir. Y-a un puits près dici pour me noyer? demande-t-elle aussi bien tout à trac. Après avoir fait admettre à son entourage familial et à ses amis que Colette était ainsi et quil fallait vivre avec, madame P. a donc peu à peu organisé sa vie de telle manière que sa maison et son jardin soient un sas entre la vie délirante de sa pensionnaire et le reste de la cité. On voit donc là que le réseau, outre son fonctionnement lié à la structure individuelle des personnes constituant un groupe, a aussi une fonction de protection ainsi, il faut le reconnaître, que de séparation vis-à-vis de lenvironnement, voire de quasi-contention. Je suis particulièrement attentif à lobservation de ce type de construction péri-familiale, comme je le suis à la constitution des barrières à poules, afin de différencier lieux dasile et micro-asiles.
Mais en prolongement des ces constructions sociales, lenvironnement peut aussi avoir une fonction phorique. Ceci est particulièrement évident dans le témoignage de Gilbert. Mais bien des familles daccueil, et pas uniquement à la campagne, parfois en ville, dans les quartiers, peuvent aussi réaliser un travail phorique en réseau. Cela est fort intéressant en ce que cette fonction forme en outre la population à plus de tolérance vis-à-vis de la marginalité, du handicap et de la maladie mentale. Je le vérifie dannée en année en voyant venir à moi des voisins de familles daccueil recrutées voici dix ou quinze ans, et qui se sont ainsi familiarisés à la déviance et la folie. Au total donc, des cercles concentriques se constituent autour de la famille daccueil, depuis le cadre et les limites la séparant de lextérieur, en passant par le cocon quelle construit autour delle, puis de plus en plus loin dans la cité et la communauté.
7.2. Aliénation et vie communautaire.
Je viens dévoquer le cocon construit autour de la famille accueillant un être différent. Le terme me semble adéquat à représenter une partie de la réalité. Mais cela est souvent mal perçu par de nombreuses équipes soignantes et déducation spécialisée. Car après avoir peut-être exagéré dans le sens de la protection et du familialisme institutionnels, le balancier sest déplacé dans le sens de lautonomie et de lindividuation. Il faut donc faire comme si les malades mentaux ne guérissaient quen accédant au paradis de lautonomie. Il nempêche que ce cocon se construit, quels que soient les fantasmes des soignants et des éducateurs. Et quil faut faire avec. Et quau-delà cela a des effets thérapeutiques. Comment? Tout simplement en ce que cela peut produire des changements. Dont on espère, sans toujours y croire, quils seront positifs, et en sachant que la plus grande relativité est de mise en ce domaine ; une amélioration pourra signer lentrée dans un processus de soumission à un ordre familial pathogène; à linverse, une décompensation pourra être le signe dune crise salutaire, peut-être cathartique, ou initiatique. Il me paraît donc important à présent, de réfléchir aux destins de laliénation. Je partage de ce point de vue les idées dAlain Vallée 48 avec lequel jai effectué depuis vingt ans un parcours de voisinage à Nantes, et à présent à Contadour. Lui et moi tentons de repérer dans la cité une clinique de laliénation, lui durant longtemps dans et autour de lhôpital psychiatrique, moi presque toujours au dehors, à sa lisière. Sur le mode qua expérimenté nous lavons vu Deligny avec les autistes, en Cévennes, il est possible de suivre à la trace les malades dans la cité. Jai tenté précédemment, je le rappelle, de donner des exemples concrets de la façon dont il fallait parfois sortir de son bureau et pister un patient pour partager avec lui les mystères de la ville et de ses trottoirs, afin de comprendre ce que signifiaient ses inhibitions. Jai commis en son temps une communication intitulée Sur la piste des psychotiques 49 dans laquelle javais voulu montrer que la clinique se faisait sur le terrain et de moins en moins dans les hôpitaux et encore moins à lUniversité. Je me demande aussi, sil ne faut pas avoir gardé un peu de sa naïveté pour faire ce type de travail, et si elle ne donne pas des facilités pour sentir ces choses, et les savoirs profanes, et bien de notions développées ici ou là dans cet ouvrage. Mais laissons ces méditations pour revenir au réel. Vallée a étudié avec ses infirmiers, de façon plus exhaustive que moi, les parcours des malades dont il avait la charge. Il en a conclu que des trajets eux-mêmes il ne pouvait dire grand chose, hormis que certains lui ont paru autogérés et dautres sous-influence. Cest surtout létude des discours sur ces trajets qui lui a paru digne dintérêt. Première observation, il a noté un décalage considérable entre médecins et infirmiers en ce qui concerne les références topologiques. Il a été dès lors jusquà proposer lidée quil se construit chez les infirmiers une clinique topologiques spontanée. Cela est intéressant si on lanalyse en termes de dialectique entre savoirs profanes et savoirs techniques. Tout se passe comme si, spontanément, les infirmiers se construisaient un système opératoire de représentation de leur réalité professionnelle, de manière autonome, pré-consciente et extra-hiérarchique. Vallée le confirme en rappelant que la clinique est fille de lhôpital, comme Michel Foucault lavait bien montré en son temps. Le rapport de Inspection générale des Affaires sociales consacré à laccueil familial thérapeutique la par une autre approche amplement démontré, les pratiques soignantes issues de lhôpital, même dans un domaine aussi peu enclin, théoriquement, à être dépendant de cette structure, restent très lourdement hospitalo-centristes. Seconde observation de Vallée: les psychotiques notamment, mais aussi tous les malades mentaux, ont des parcours bien particuliers dans la cité ou les campagnes. Piera Aulagnier lavait bien théorisé elle aussi dun autre point de vue : laliénation est une tentative spontanée de guérison de la psychose, y compris au travers de ses façons dêtre et ici, et cest en quoi cela nous intéresse, au travers des façons dêtre dans un espace. Alain Vallée le dit très bien, les psychotiques, ayant cette faculté de cliver et de fonctionner par bribes et morceaux, peuvent fort bien aliéner une partie deux-mêmes à telle portion despace et être libres, voire se montrer sous des aspects normaux, dans dautres secteurs du fonctionnement de leur personne. Je ne saurais mieux dire que lui à ce sujet : Nayant guère rencontré de schizophrènes guéris, je me demande si le soin de toute psychose ne passe pas par la recherche de la plus petite aliénation possible. Bien souvent la mesure est dépassée, et cest peut-être là un des visages de la chronicité. Ce peut être à travers le pouvoir scientiste dont les soignants se sentent détenteurs. Je pense là à des lieux où lon a dépensé beaucoup dénergie à lire le patient. Que la lecture soit celle de son désir ou celle de sa chimie ne semble pas changer grand-chose. Ce peut être à travers les pesanteurs sociologiques qui sous-tendent la structure. Ainsi, lhôpital aura toujours beaucoup de mal à se dégager de sa fonction de mise à lécart prédominant sur celle des soins. Devenant alors alliés objectifs souvent inconscients de ce souhait, il nous est bien difficile déchapper à cette fatalité, sauf à apparaître comme des prestigiditateurs, faisant resurgir la folie au monde, mais sous la forme de sa liaison au médecin, de laliénation qui pourra peut-être, espérons-le, se résoudre dans la révélation du transfert. Dans les meilleurs des cas!
Le propre de laccueil familial thérapeutique par rapport à dautres pratiques de soins, est que les malades psychotiques vivent et pensent dans un vaste espace dans lequel ils sont à la fois relativement seuls avec eux-mêmes, leur permettant ainsi de sy soigner spontanément, et à la fois inclus dans un espace habité, dans lequel du phorique et de la préoccupation soignante primordiale, du contact aussi, peuvent se manifester. Cest aussi ce paradoxe spatial et relationnel qui permet aux familles daccueil de tenir, souvent en se perfectionnant et en devenant de meilleures professionnelles. Laccueil familial thérapeutique peut aussi bien révéler, chez une minorité une âme de Tenardiers, que chez beaucoup, sans doute la majorité, des qualités humaines insoupçonnées. Jentre en écrivant ces mots dans un domaine fort troublant et peu étudié, que je vais aborder avec prudence, mais en disant ce que je pense, aussi simplement que possible, et en étant prêt à réviser mes idées si lon me prouve que je me trompe.
8. De quelques paradoxes autour des notions de marginalité, de créativité, de motivations et de formation
des familles daccueil.
Je me propose, dans ce chapitre, de regrouper un ensemble de questions apparemment hétérogènes, mais qui en réalité sarticulent autour de thèmes qui ont été suffisamment travaillés pour autoriser leur mise en perspective. On comprendra je lespère que toutes sont complémentaires. Toutes seront peu ou prou placées sous le sceau des paradoxes.
8.1. Les notions de marginalité des familles daccueil
Le cas de Gilbert, qui a introduit le chapitre précédent et a fourni par son témoignage tant de motifs de réflexion, est assez exemplaire des rapports que nouent les familles daccueil avec la notion de marginalité. Jemploie ici cette notion dans toutes ses acceptions, aussi bien celles marquées positivement que celles plus négatives et péjoratives. Voilà donc un homme qui demblée revendique cette forme de vie en marge. Il a choisi, voici près de trente ans, de fuir une certaine idée de la modernité, de sinstaller dans un cadre bucolique, face à la vallée, sa vieille ferme adossée à un bois de châtaigniers, et dy vivre de ce que ses mains tireraient dune terre aride. Il sest inséré dans une communauté villageoise faite de paysans, ou de marginaux comme lui, ou de citadins résidant ici durant leurs congés. Un jour je le rencontre; nous sympathisons. Je lui fais confiance et lui confie des marginaux et des jeunes psychotiques. Cest-à-dire que je confie des marginaux à un marginal, en supposant quil saura les tirer de leur marginalité alors quil y restera, lui, volontairement. Il y a là, on le voit, un bien beau paradoxe!
Soyons très clairs: partager vraiment la vie dadolescents psychotiques, ou délinquants, ou dadultes schizophrènes, amène quasi inévitablement à une certaine mise à lécart des circuits sociaux normaux. Les auteurs des études sur les colonies familiales sur lesquelles jai longuement attiré lattention dans certains de mes chapitres précédents le disent plus ou moins clairement, dun autre point de vue. La raison pour laquelle des pratiques totalitaires y sont décrites est double. Bien sûr, elles ont pour objectif premier de montrer comment se constituent des défenses, individuelles et groupales, contre la folie fantasmée sous les espèces de quelque chose qui risque de se transmettre sur le modèle de la souillure. Mais au-delà, elles révèlent une défense contre la mise à lécart social. En cercles concentriques autour du placement, se déploie ainsi autour des colonies familiales, mais aussi de chaque famille daccueil, une série de messages paradoxaux, qui visent à dire à la société, à la fois que des malades sont accueillis là, mais que la folie y est canalisée et cantonnée derrière des barrières imperméables. Il serait ici licite détudier ces phénomènes sous langle des théories de la communication, et notamment sous langle du double-lien, dont je souligne quil est un phénomène normal, comme dailleurs lavait postulé lui-même Bateson, on la trop oublié. Ces familles daccueil marginales, pour lesquelles je ne cache pas ma sympathie (même si elles mont parfois attiré quelques déboires), nouent avec la société un double-lien qui pourrait se présenter sous le message suivant: Nous sommes en marge vis-à-vis de vous, les normaux, mais nous nous comportons normalement avec les marginaux que vous nous confiez. À linverse, les nourrices transmettent au groupe élargi des autres, des nous-normaux, le message tout autant infiltré de paradoxes, mais inversé: Nous sommes nous aussi des vôtres puisque nous traitons ainsi nos pensionnaires!.
Mais dautres formes de marginalisation peuvent sobserver. Voyons le cas de monsieur et de madame A. et leur capacité extraordinaire daccueil et dadoption. Je connais un peu le climat régnant chez les travailleurs sociaux du département du Sud-Ouest où ils vivent. Ils y sont passablement catalogués un peu fous! Jai souvent aussi, dans mon propre département de Loire-Atlantique, la réputation de recruter des familles un peu spéciales, parfois comme ils disent, un peu folles; cela me donne parfois loccasion de recevoir des personnes en situation assez inhabituelle, et pour tout dire franchement bizarre. Tout ceci pour montrer, empiriquement, quil se produit aussi une sorte dattirance naturelle entre des personnes en situation de relative marginalité, et des institutions telles celle que jai mis en place. Cela au total augmente encore le sentiment général de marginalité qui entoure Contadour ou dautres services du même style (il y en a peu à vrai dire, mais enfin...), ou qui enveloppe bien des lieux de vie. Je crois que cela est jusquà un certain point inévitable, et quil convient de lassumer et de lintégrer dans nos représentations et nos normes, à défaut de lintégrer dans notre fonctionnement surmoïque, qui est dordre inconscient.
Une des questions qui se posent également autour de cette discussion, est celle de la réelle folie de certains accueillants (la même chose pourrait être aussi évoquée à propos des psychiatres et des psychologues, mais laissons là ce thème épineux). Jai entendu lors de certaines communications des auteurs faire part de décompensations de certains de leurs accueillants, ou de leur fragilité, qui leur fait soit avoir des accidents, ou être victimes de cancers, ou de pertes demplois 50. Il est sain détudier ce domaine trouble et complexe, mais il faudrait le faire avec un minimum dobjectivité et sur des séries statistiquement valables. Pour ma part, après y avoir beaucoup réfléchi, je ne partage plus cette vision pessimiste. Dune part, sur plus de cent cinquante familles daccueil recrutées (cest-à-dire sur trois cent personnes), et en 16 ans, je nai observé quune seule décompensation psychotique 51. Certes, un cas cest encore trop; mais cela relativise les phénomènes et les ramène à des proportions conformes à la moyenne. Il mest dailleurs sincèrement impossible de déterminer la réelle implication du travail daccueil dans cette bascule psychotique. Je crois que la folie de la malade prise en charge lors de cette affaire a été un élément déclencheur, mais jusquà quel point ? Cette psychotique était réellement déstabilisante en ce quelle avait noué avec lassistante en accueil familial un lien fusionnel très fort, hors duquel elle délirait elle-même, et qui la protégeait contre louvert du monde. Léquipe a-t-elle failli à sa mission phorique de protection et de soutien? Sincèrement je ne le crois pas. Il sest passé chez madame D. ce qui se produit encore plus souvent, par exemple, chez des psychiatres ou des psychologues vulnérables, la résonance dune problématique personnelle avec la folie de lautre. Certes il est toujours possible dimaginer que si lon avait interrompu le placement plus tôt madame D. ne se serait peut-être pas décompensée; mais lon peut gloser et spéculer ainsi sans fin. Je crois quavec les éléments dont nous disposions alors, et sauf à être des extra-lucides, nous ne pouvions prévoir ce qui se passa. Hormis ce cas, jai évoqué précédemment le cas de François, dont léquipe observa une progressive dégradation du cadre daccueil, puis lapparition probable dun autisme chez un des enfants, et qui, plusieurs années après avoir interrompu son travail dassistant en accueil familial, se suicida. Honnêtement, après mêtre longtemps interrogé sur son cas, je crois, là encore, que laccueil familial thérapeutique na sans doute pas été directement en cause dans la série de drames qui lont amené à mettre fin à ses jours, dans un contexte que je ne connais dailleurs pas. Il na tout au plus, et cela nest certes pas anodin, joué quun rôle de caisse de résonance. Hormis ces cas, et en 16 ans, je le répète, je nai observé quun franc état dépressif chez une assistante en accueil familial (mais elle en avait déjà dans le passé présenté dautres, et des circonstances familiales traumatisantes étaient intervenues dans son histoire), et plusieurs déprimes, mais empiriquement en nombre sûrement inférieures à ce que jai noté dans dautres milieux, par exemple chez les infirmiers travaillant à lhôpital. Quand aux somatisations, sincèrement, je nai observé que quelques rares cas, certes, mais comme dans toute population dune centaine de salariés. Labsentéisme à Contadour serait même inférieur à la moyenne, selon nos médecins du travail (avec lesquels je fais régulièrement des réunions en Comité dhygiène de sécurité et des conditions de travail). Ce qui ne signifie pas quil ne faille pas être attentifs aux risques du métier daccueillant, au contraire. Sans doute une telle préoccupation, permanente chez moi, a-t-elle des effets protecteurs, je ne sais. Je le crois sans pouvoir laffirmer. Le bilan est au total, selon mon expérience, assez banal : rien de réellement significatif nest à signaler. Pour conclure sur cette grave question il faudrait disposer de séries plus importantes couvrant plusieurs institutions. Quand au retentissement de laccueil chez les enfants des familles, là non plus, à part le cas de François, je nai rien noté de significatif. Lobservation de signes peut-être pathologiques, chez son enfant présumé atteint dautisme, provoqua dailleurs chez la psychologue suivant la famille et le patient accueilli, puis en moi, et dans toute léquipe, bien des interrogations et des doutes. Finalement nous suivîmes ce que nous indiquait le bon sens et nous autorisâmes à intervenir et à conseiller fermement aux parent de consulter pour lenfant 52. Loin dêtre pessimiste, je crois au contraire, avec du recul, que le travail daccueil des parents rend les enfants plus tolérants et plus à lécoute de la souffrance que des enfants dont les parents ont des emplois normaux. De cela je suis presque sûr, tout en reconnaissant que létude du sujet, si tant est quelle soit possible, est encore à réaliser.
8.2. La créativité des familles daccueil
Car je crois profondément que laccueil dans une famille dun marginal, dun malade, dun jeune en difficulté, dun vieux dément, le partage de leur vie au jour le jour, rendent réellement meilleurs, si tant est quon puisse se mettre daccord sur cet adjectif. Certains ont découvert comme avec une sorte de surprise leur capacité découte et de compassion. Les familles daccueil, les assistants (es) en accueil familial, sont souvent fiers de leur travail, de leur métier, en partie du fait de cette valorisation personnelle et des gratifications narcissiques qui sy attachent. Je ne crois pas avoir donné dans le pathos jusquici, et suis donc autorisé à affirmer que dans lensemble, et à côté de motivations financières normales, ils et elles ont le sentiment de sêtre humainement enrichis. Je lai largement décrit dans mon précédent ouvrage, Famille daccueil, un métier, et me contente ici de le rappeler. Mais avec force. Ces gardiennes révèlent souvent des capacités détonnement et dinvention au moins égales à celles de professionnels chevronnés et qualifiés.
Jai des dizaines de scènes en mémoire à travers desquelles se confirme lhypothèse de lexistence dune préoccupation soignante primordiale, et selon laquelle il y a là un modèle fonctionnant parfaitement en situation daccueil familial. Car si le cadre institutionnel est nécessaire, il nest certainement pas suffisant. Cest ce que jai tenté de démontrer dans le chapitre consacré aux qualités thérapeutiques sauvages des familles daccueil. De même que le vecteur contact, grâce auquel il peut y avoir de lattachement, de lemprise et du détachement, entre un être accueilli et une famille daccueil, cette attention au presque-rien que Winnicott a si bien observé chez la maman préoccupée par son jeune enfant, est un élément indispensable du travail daccueil.
Je reviens par exemple à nouveau au cas dEtienne. Il est actuellement accueilli chez les M. depuis trois ans. Il y mène une paisible existence, certains diront quil sy chronicise; absurdité sil en est ! Mais laissons cela. Une jour madame M. me dit, à la fin de la consultation, très simplement, quEtienne se place devant le miroir, et y dit je, lui ne qui parle habituellement de lui quà la troisième personne. La réalité est quon a là quelque chose de très important, une capacité à sétonner de la part de lassistante en accueil familial. Madame M. peut me rapporter cette attitude dEtienne devant son image reflétée dans le miroir car elle pense à lui avec curiosité et créativité. Il en a été de même, on sen souvient, chez madame R. me parlant de lattitude de Christophe devant le miroir, là encore. Lune comme lautre pourtant nont jamais lu Lacan et ses travaux sur son stade du miroir. Et cependant elles font ces découvertes, modestes en apparence certes, mais fondamentales pour la compréhension de ce que vit leur pensionnaire, et aussi pour elles-mêmes. Leur intelligence me paraît là comme stimulée par leur travail. Par cette créativité, lactivité de pensée des accueillants se narcissise et leur fait éprouver du plaisir à penser, au lieu de les laisser devant le vide de la folie, devant les effets de trou. Il suffit ensuite dun coup de pouce de léquipe, ou dun médecin, ou dun éducateur, ou dun psychologue, etc, pour que cette observation-création narcissisée entre dans une relation de parole, crée du lien, entre dans le collectif soignant ou éducatif, et contribue à la fonction-théorie de linstitution. Le problème est que souvent cette parole est accaparée par les éducateurs et les soignants; mais cela est une autre histoire, est une affaire de pouvoir, et donc une question politique.
8.3. À propos des motivations.
Mes propos, je le crains, paraîtront ici à nouveau un peu provocateurs ; ils ne le sont pourtant pas. Ils ne sont que le reflet des paradoxes et des contradictions qui parsèment laccueil familial thérapeutique. On pourrait en effet tout dabord trouver paradoxal de ne voir abordée la question des motivations des familles daccueil, si importante pour la plupart des équipes, quen fin de livre, et en quelque sorte par la petite porte. Il est vrai que cest pour moi la seule place quelle mérite. Je men explique : la seule motivation qui me semble à présent recevable est la motivation financière : une femme, ou un homme, ont besoin, pour des raisons économiques, de travailler. Je la (ou le) reçois: jévalue ce que je peux. Et je les fais travailler. Cela me suffit. Car comment analyser ce qui constitue les autres motivations? Quel est le naïf, ou le candide, ou lirresponsable, capable de maffirmer pouvoir débrouiller lécheveau de ce magma conscient et inconscient qui pousse des personnes à accueillir un psychotique, un handicapé ou un dément sénile? À la rigueur, jadmettrais que le bon sens puisse être mis en avant, mais rien dautre. Cest ainsi par exemple que si je vois arriver dans mon bureau une femme manifestement alcoolique, ou un couple dont la mésentente est évidente, ou dont les conditions de vie sont trop précaires, je ne donne pas suite à leur demande. Car pour le reste, comment juger de la réelle personnalité de chaque membre du couple, de la manière dont, pour chacun, lhistoire familiale viendra peser sur laccueil? Comment connaître lhistoire commune du couple, du stade où il en est rendu au moment où il prend sa décision, de la valeur de tel ou tel événement dans son passé? Comment évaluer la dimension destinale, au sens szondien, de chacun des membres du couple? Et que dire du Désir? Sans doute ne suis-je pas assez compétent, mais je ne sais répondre à ces questions, contrairement aux nombreuses équipes dagrément des Conseils généraux qui ont lair de fort bien connaître les moyens dy parvenir. Que jadmire leur sapience ! Mais soyons sérieux : on décèle bien souvent, chez un des membres du couple parental, ou chez les deux, lexistence antérieure de traumatismes intimes, liés par exemple à la relation à une mère malade, ou à un père absent, ou à toute autre sorte de problèmes. Mais comment évaluer si ces traumatismes ne rendront pas ce couple-ci particulièrement résistant à langoisse, ou au contraire sils ne le fragiliseront pas ? Comment juger de la valeur accueillante dun solide couple de concubins, par rapport à un couple marié dont lentente sera précaire, sachant le poids du non-dit en ces circonstances ? Voilà quelques-unes des questions qui se posent à un employeur lors de lexamen de la demande dune famille voulant accueillir un enfant, un adulte ou une personne âgée, qui nappartiennent pas à leur lignée, surtout si un handicap, une maladie mentale, viennent encore compliquer le processus.
Plus le temps passe, pour moi qui ai entendu des centaines de candidats à la profession dassistant en accueil familial en près de vingt ans, qui ai placé chez eux plusieurs centaines dadolescents à problèmes, dadultes handicapés ou malades, et moins jai de certitudes, et moins jai de critères valables de sélection. À la limite, je nen ai plus aucun. Je nai face à moi que des singularités. Voilà pourquoi jai abordé cette question des motivations à la fois en fin de cet ouvrage, afin de montrer que ma position ne se soutient que dun long parcours. Je lai fait dans ce chapitre-ci consacré à la dimension institutionnelle de laccueil familial thérapeutique, car cest dune démarche sappuyant sur tout un ensemble de pratiques institutionnelles, loin de tout a priori et de tout parti-pris théorico-technique, que jen suis venu à adopter mes positions actuelles. Mon équipe sest peu à peu ralliée à elles, quelquaient été les sentiments initiaux de chacun des psychologues et des psychiatres qui la composent. Nous avons au fond aussi, je crois, trop de plaisir à nous dire quune fois le placement organisé, passé la lune de miel initiale, il faudra faire avec ce que nous allons peu à peu découvrir au sein de la famille daccueil. Car voilà ma conclusion: tout, ou presque tout, peut apparaître au fil des mois et des années du travail des assistants en accueil familial, le pire et on lespère, le meilleur. Et cest grâce à un travail de la psyché et de linconscient que se créeront, en un tissage de destinées, le substrat dans lequel senveloppe la prise en charge de tel ou tel sujet souffrant. Paradoxe donc de lévaluation dun processus en train de se dérouler, de lordre par conséquent du potentiel. Paradoxe qui nous entraîne inévitablement vers la discussion des procédures de formation des familles daccueil.
8.4. De la formation.
Abordons cette question en nous demandant comment va fonctionner ce que Fustier a nommé lappareillage du premier degré. Il ne fait pour moi aucun doute que la famille daccueil est en première ligne dans ce processus, dont va bien entendu dépendre le succès ou léchec du placement. La famille dans son ensemble, je lai dit, en est le premier contenant psychique. On sait bien quen institution léquipe classique de soins (ou léquipe de soins classiques), et notamment en son sein les thérapeutes désignés, sert à recevoir les éléments bêta, à les traiter, à les détoxiquer, parfois à les métaboliser, puis à les renvoyer à lémetteur de telle façon quil puisse se les approprier sans danger. Mais on sait aussi que la formation des thérapeutes proprement dits ne résoud pas tout en la matière, et que sy adjoignent dune part le fonctionnement institutionnel proprement dit, et dautre part les contrôles. Quen est-il avec le contenant primaire de laccueil familial? Comment lensemble de ce quadmistrativement on nomme à présent lunité daccueil familial thérapeutique se comportera-t-il face aux éléments bêta ? Nous avons vu dans mon schéma que, de degré en degré, des flèches passent du contenant primaire au contenant secondaire puis au troisième contenant, etc. Cest-à-dire quà chaque étape, des éléments bêta sont travaillés, à chaque fois un peu détoxiqués, métabolisés, et quenfin ils parviennent, dans les meilleurs des cas, à la réunion, déquipe, institutionnelle, éducative, de pavillon, de synthèse ou autre, mais seulement en bout de course. Chaque degré se comporte aussi comme un contenant, une des questions étant de savoir si chacun contient bien le ou les précédents contenants, cest à dire que lon doit se demander aussi quelles sont les déperditions de sens qui accompagneront chacune de ces étapes. Puis, à partir de la réunion, le chemin inverse est parcouru, avec les mêmes risques dinterruption ou de déperdition des chaînes et des liens. Car cest tout un travail de liaison psychique qui sétablit là, dont les porte-parole sont les médiateurs, et que seule linstitution peut, dans les meilleurs des cas, garantir et rétablir en cas dinterruption. Ce travail institutionnel de liaison va seul autoriser, à partir de la constitution dun lieu à habiter, dun cadre, la mise en place dun processus de subjectivation doù de lhistoire va pouvoir émerger, doù un Je va pouvoir advenir, dans les meilleurs cas, ceux dans lesquels la dimension thérapeutique prédomine.
Nous sommes donc là face à des processus de mise en forme de la pensée et donc au coeur de la question essentielle concernant la collaboration avec les familles daccueil. Former une assistante en accueil familial, ou une assistante maternelle recevant des enfants très perturbés, cest travailler avec elle à une mise en forme, à une mise en sens du non-dit, de limpensable, voire du refoulé, de loriginaire et pourquoi pas, mais cela est une autre affaire, du forclos. Il convient de distinguer avec une extrême rigueur chacun des contenants, chacun des lieux, des espaces institutionnels, et den respecter la spécificité, les règles de fonctionnement, et, avec Oury, la délimitation de champs transférentiels multi-focaux. Une partie de ce travail est pour chacun des acteurs inconsciente, ou préconsciente, ne parvenant au conscient que dans un après-coup dont le respect est une des principales difficultés qua à affronter léquipe spécifique.
Ce cheminement, qui est de la responsabilité de léquipe, est tortueux, labyrinthique, parfois pénible, pour ne pas dire générateur dangoisse. Dautant quil survient en un moment historique de remise en cause des institutions éducatives et soignantes. Les familles daccueil cristallisent toutes ces difficultés et ces recherches de nouveaux repères. Les équipes de soin et déducation spécialisée errent souvent à leur sujet, depuis un point extrême constitué dune attitude fort ambivalente didéalisation des capacités spontanées de ces nouveaux professionnels, jusquà leur chosification et au refus de leur identité propre. La prétention de les former est un des principaux symptômes de ces leurres identitaires. Il faut, je le répète, freiner cet activisme défensif et penser, prioritairement, les institutions daccueil et de placement familial. Car si la fonction de la formation est de contribuer à la constitution dun cadre de pensée, capable de larticuler aux autres cadres institutionnels, afin de créer ce collectif (but de la psychothérapie institutionnelle, selon Oury), préalable à tout traitement possible des psychoses en accueil familial, il me restait à discuter de ce qui peut séchanger, concrètement, entre soignants et familles daccueil. Voilà qui my invite. En ce lieu habitable, grâce à une sécurité de base, la mère daccueil peut exister et penser sans danger, voire avec plaisir. Mais un arrière-fond psychique lui est indispensable afin de lui fournir un stock de mots, de signifiants, ou plus simplement de repères, lui permettant non seulement de mettre en forme limpensé, mais aussi de communiquer avec les autres. On se souviendra ici de la fonction de porte-parole que jai détaillé précédemment. Elle en fait partie. Je me contenterai ici de souligner quen ce point nous nous situons probablement dans le champs des espaces transitionnels de Winnicott, au point dintersection de lespace de rêverie de la mère ou de son substitut et des espaces institutionnels, et plus généralement sociaux. Cet arrière-fond psychique me semble donc nécessaire pour fournir des matériaux au processus de pensée, cest-à-dire dune certaine façon à cette capacité de rêverie de la mère daccueil. En voici un court exemple entre cent, qui complète mes vignettes cliniques concernant le cas Etienne, ou celle de Pauline, ou bien sûr le témoignage de Gilbert.
Michelle est une simple cultivatrice. Elle travaille depuis passablement dannées au sein dun service daccueil familial mais sest plutôt tenue à lécart des formations internes. Un jour elle téléphone au médecin : Docteur, je ne sais pas ce qui se passe, mais Eliane (sa patiente, mélange de débilité, de carences affectives, de psychopathie, dépilepsie) est bizarre depuis hier, elle regarde par la fenêtre comme si elle voyait des choses, et tout à lheure elle parlait à ce quelle voyait dans la cour. Le médecin voit la malade en urgence et confirme le diagnostic dhallucinations sur ce qui venait dêtre observé grâce à la capacité de sétonner et de penser de Michelle. Une préoccupation, au sens de Winnicott, lui avait permis de sentir que quelque chose nallait pas, et lui avait permis de mettre ce quelque chose en mots, en mots simples mais à travers desquels lessentiel était dit, était transmis, et allait entrer dans un processus de symbolisation et dintégration sociale. Là est la clef de la fonction daccueil authentique : les gens doivent rester capables dobserver et de créer quelque chose de nouveau. Cest cela la vraie lutte contre la chronicité. Il ne sagit pas uniquement de vivre durant des année avec un malade dit chronique, voire, pour nous autres psychiatres de schizophrènes, de les écouter une fois par mois durant des dizaines dannées. Limportant est de conserver sa capacité de penser, de sémouvoir à leur contact, de rester sensibles, par exemple, à lhumour si particulier des schizophrènes et des autistes, et ainsi de les maintenir dans le registre de lhumain, et non dans celui, mortifère, de la pure gestion des files actives et autres gadgets bureaucratiques.
La formation des assistantes en accueil familial et des assistantes maternelles se fonde sur ce travail de la psyché, au sein duquel rien ne devrait jamais aller-de-soi. Les accueillants doivent toujours être capables de rencontre, doivent pouvoir être sensibles à lévénement, à leffet de surprise, à lespérance (au sens du futur intentionnel de Jankélevitch 53). Il ne sagit pas de se donner bonne conscience en faisant voter une loi obligeant à former les familles daccueil, mais à inciter dabord et avant tout les équipes à réfléchir à ce quelles placent sous le nom daccueil familial, et comment elles lintègrent à leurs propres processus de pensée, institutionnels et individuels. Il est dérisoire de se perdre en conjectures afin de déterminer quel type de formation il convient de donner aux familles daccueil, systémiste, psychanalytique, ou autre. Limportant est dune part de respecter leurs savoirs profanes qui, quoique lon fasse, perdureront en filigrane à tout plaquage pseudo-savant et constitueront un des contenus avec lesquels elles se représentent la réalité, et dautre part de favoriser les processus dynamiques de création psychique. La formation témoigne pour moi, dans les exemples que jai donné, du fait que les personnes auxquelles jai confié des psychotiques se disent, Tiens donc, quest qui se passe là? Tiens donc, quest-ce que fais là?. Ce-faisant, elles me rejoignent, en tant que soignant, et un travail de liaison se fait naturellement.
Voila en quoi laccueil familial thérapeutique peut être une pratique de psychothérapie authentique. Nous qui avons suivi Etienne, depuis le logis de ses parents jusquà la maison des M., en passant par celle des O., lavons suivi aussi en un cheminement chargé peu à peu de sens, infiltré de savoirs profanes et de savoirs savants inextricablement mêlés, et avons senti quil se construisait peu à peu quelque chose sur les ruines dun espace ravagé par leffondrement catastrophique dune première fonction symbolisante de limage du corps. défaillante. Cest par sa capacité à habiter un espace que tout ce travail a été rendu possible. Tout ce mystérieux cheminement est entré lui aussi dans un cadre institutionnel, dans une ambiance, dans un style de travail. Voilà enfin, en quoi le placement dun être souffrant peut être qualifié de thérapeutique, et en quoi il mérite parfois le nom daccueil. Car laccueil ne se décrète pas à priori, il se construit, et surtout il se mérite. Il est une affaire déthique!
F/
1 Essai sur lorigine des langues, ch. VIII.
2 Voir en particulier, dAndré GLUKSMANN, Les maîtres penseurs, Grasset, Paris, 1977.
3 René LOURAU, Lanalyse institutionnelle, Minuit, Paris, 1970.
4 Claude LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, Paris, 1949.
5 Lire à ce sujet le mémoire de Francis LAVENNE, Le placement familial des malades mentaux. LIERNEUX. Esquisse dune analyse dun environnement relationnel thérapeutique, Louvain, 1974, et la contribution de Daniel SCHURMANS aux Placement familiaux thérapeutiques, Enjeux de paroles et de terres, Fleurus, Paris, 1977. La lecture des actes des rencontres de MAASTRICH centrés sur ce sujet, Les interactions en accueil familial (Erès, Toulouse, 1994) est de ce point de vue, en revanche, fort décevante et napporte pas grand chose.
6 Etienne DESSOY, Véronique PAUSS, Catherine COMPERNOL, Anne COURTOIS, Rite de passage, cycle de vie et changement discontinu, à paraître dans Thérapie familiale courant 1996-97.
7 Voir Lynn HOFFMAN notamment, The simple bind and discontinous change, in Foundation of family therapy, Basic books, New York, 1971.
8 Voir aussi à ce propos La famille comme institution , Didier HOUZEL, Gilles CATOIRE et col., Apsygée, Paris, 1994.
9 Dont létymologie est la même que celle de père.
10 Jean-Pierre VIDAL, Le familialisme dans lapproche analytique de linstitution. Linstitution ou le roman familial des analystes, in linstitution et les institutions, Dunod, Paris, 1977.
11 Peter FURSTENAÜ, Contribution à la psychanalyse de lécole en tant quinstitution., trad. in Pédagogie: éducation ou mise en condition, Maspero, Paris, 1971.
12 Paul FUSTIER, Linfrastructure imaginaire des institutions. A propos de lenfance inadaptée, in Linstitution et les institutions, Dunod, Paris, 1977.
13 Jean-Pierre VIDAL, Le familialisme dans lapproche analytique de linstitution, in Linstitution et les institutions, Dunod, Paris, 1977.
14 Robert LEFORT, Discours de linstitution et sujet du discours, in Léducation impossible, Maud MANNONI, Le seuil, Paris, 1973.
15 Didier Anzieu, Le groupe et linconscient, Dunod, Paris, 1975.
16 Didier ANZIEU, Le groupe et linconscient. Limaginaire groupal, Dunod, Paris, 1981; et bien sûr Le moi-peau, Dunod, Paris, 1985, complémentaire des travaux dEsther BICK.
17 Jenny AUBRY, Jeunesse à labandon, éditions du Scarabée, Paris, 1983.
18 Myriam DAVID;Le placement familial. De la pratique à la théorie, E.S.F., Paris, 1989.
19 Lire à cet égard le formidable et extra-lucide roman de Russel BANKS, Sous le règne de BONE, Actes Sud, 1996, et bien des ouvrages de Paul AUSTER. Il y a plus à méditer dans ces oeuvres que souvent dans la littérature psy, qui senglue dans un conformisme à pleurer, et qui ne nous apporte rien, sinon la répétition et labsence douverture au monde à venir.
20 Ludwig BINSWANGER, Introduction à lanalyse existentielle, Minuit, Paris, 1971.
21 Henry MALDINEY,Penser lhomme et la folie, Millon, Grenoble, 1991.
22 Belle expression de Bruce CHATWIN, Quest ce que je fais là?, Grasset, Paris, 1991.
23 Partageant en cela lopinion maintes fois affirmée de Jean OURY: Si un directeur se prend pour un directeur, cest plus quun paraphrène, cest un fou dangereux! Et si un ministre se prend pour un ministre! 28 èmes journées de lInstitut Pere MATA, 1995.
24 Vladimir JANKELEVITCH, Le je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. La manière et loccasion., Éditions du Seuil, Paris, 1970.
25 Voir sur ce thème le bel article dOlivier DEVÈZE, Habiter, a propos du cas E. Sp., de V. von Gebsatell, LEvolution psychiatrique, 55, 3, 1990.
26 Serge STOLERU, Sept jours dans la famille dun patient psychotique, lEvolution Psychiatrique, XLIV, III, juillet-septembre 1979.
27 HALEY J., Toward a théorie of pathological systems, in Zuk G.H. et Boszormany-Nagy I., Family therapiy and disturbed families Science and behavioral book, 1967. Et Problem-solving therapy, Joseph Bass, San-Francisco, 1976, trad. Nouvelles stratégies en thérapie familiale. Le problem-solving en thérapie familiale, Jean Pierre DELARGE, Paris, 1979.
28 M. BUNGENER, J. HASSLER, Enquête nationale UNAFAM, XXVI congrès National, Bourges, Bulletin UNAFAM, n° 4, 1991; et de la même Martine BUNGENER, le très intéressant Trajectoires brisées, familles captives, éditions de lINSERM, Paris, 1995.
29 J. HOENIG, M. HAMILTON, The schizophrenic patient in the communauty and is effects on the household, J. Soc. Psychiatry, 20, 1975; J.S. GIBBONS, J. MORN, J.M. POWELL, J.L. GIBBONS, Schizophrenia patients and their families, Br. J. Psychiatry, 144, 1974; V. JALFRE, J. de VERBIZIER, V. KOVESS, Vivre avec un malade psychotique, Linformation Psychiatrique, 4, 1995. Lire aussi de L. VERHAEGEN, Quelques éléments pour une analyse des nouvelles carrières psychiatriques, sociologie et sociétés, 1975, et divers articles du n° 23, 3, de Psychologie médicale, 1991.
30 En tant dêtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles, le caractère de son père, le caractère de sa mère; on traverse lune, puis lautre. Mais le lendemain lordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. Marcel PROUST, Le temps retrouvé, p. 692 de lédition de la Pléiade. PROUST, auquel, en particulier pour tant et tant de passages de À la recherche du temps perdu, ce chapitre sur les contenants de pensée pourrait être dédié, si lhommage nétait si prèsomptueux. Que lon se souvienne par exemple de Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, lordre des années et des mondes.
31 Notons quune bonne synthèse de ces approches a été récemment établie par Bernard GIBELLO, Les contenants de pensée et la psychopathologie, in Lactivité de la pensée, Dunod, Paris, 1994.
32 Harold SEARLES, Leffort pour rendre lautre fou, Gallimard, Paris, 1977.
33 Voir pour une bibliographie de ces auteurs la collection dirigée par Kaës et Anzieu, Inconscient et culture, Dunod, Paris, notamment La thérapie familiale psychanalytique, 1972, et Linstitution et les institutions, 1977.
34 René KAËS, Lappareil psychique groupal. Constructions de groupe, Dunod, Paris, 1976.
35 André RUFFIOT, Thérapie psychanalytique de la famille. Lappareil psychique familial, thèse de 3 ème cycle, Grenoble, 1979.
36 Réalité psychique et souffrance dans les institutions, linstitution et les institutions, Dunod, Paris, 1977.
37 Apsygée, Paris, 1994.
38 Philippe THOMAS, Poupée russe de la fonction contenante en accueil familial, mémoire de licence, Lyon II, 1994.
39 A propos des rapports entre théorie des contenants et approches des psychoses de Gisela PANKOW voir aussi Réflexions et hypothèses autour de la technique du modelage chez Gisela Pankow, par Serge TISSERON, in Lactivité de la pensée, Dunod, Paris, 1994.
40 René KAËS, La parole et le lien, Dunod, Paris, 1994.
41 Enrique PICHON-RIVIERE, El concepto de portavoz, Temas de psicologia social, 2, 11-20, Buenos Aires,197O.
42 Piera AULAGNIER, La violence de linterprétation, PUF, Paris, 1975.
43 Notons que cette notion de porte-parole a été aussi mise en évidence dans la clinique africaine par les ORTIGUES. Comment se décide une psychothérapie denfant, Oedipe africain, Plon, 1966, puis chez LHarmattan.
44 Un papillon séveille, bat des ailes sur la rive du Yan-Tsé, et un cyclone se déclenche à lautre bout du monde dit un proverbe chinois, la sagesse populaire ayant pensé lé théorie des catastrophes avant les prix Nobel.
45 Phillipe THOMAS, Poupée russe de la fonction contenante en accueil familial, mémoire de Licence, Lyon II,1994.
46 Ross V. SPECK, Lintervention en réseau social: les thérapies de réseau, théorie et développement, in Les pratiques de réseau, sous la direction de Mony ELKAÏM, ESF, 1977.
47 Pratiques de réseaux: échanges, in Les pratiques de réseau, sous la direction de Mony ELKAÏM, ESF, Paris, 1977.
48 La plupart de mes citations de VALLÉE sont tirées de textes non publiés, et de conversations.
49 Pierre SANS, Sur les traces des psychotiques, Journée détude sur les psychoses, EFP, BORDEAUX, 22-23 Janvier 1977.
50 Geneviève MERMET, Danielle ROSSET, Réflexion sur la place du père dans le placement familial, congrès de La Baule, 11 Octobre 1986, CREAI des Pays de Loire, 1987.
51 Joëlle BERRHUEL, Pierre SANS, Psychose et placement familial, Synapse,27, Paris,1986.
52 Ce qui est certain, cest quil y a dans toute ces affaires mélange dun destin, au sens de SZONDI, et de trajectoires personnelles et institutionnelles. Mais aller plus loin que cette notion générale, avec nos modestes moyens danalyse, serait bien aventureux. Pour ma part, je minterdit de me comporter en médecin et encore plus en analyste avec mes familles daccueil.
53 Vladimir JANKELEVITCH, Le sérieux de lintention, Flammarion, Paris, 1973.
Dernière mise à jour : mardi 20 octobre 1998 Dr Jean-Michel Thurin