Dr Louis Ferdinand Auguste Destouches. CELINE.
Par le Docteur Isabelle GAUTIER Membre du Conseil
Paru dans le Bulletin du Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins de la ville de Paris, Mars 2003 – N° 86 –
Le B.O.S. «Burn Out Syndrome» des
anglo-saxons, le «Kaloshi» (mort par
la fatigue au travail) au Japon, est le
syndrome d’épuisement professionnel
pouvant conduire au suicide.
Les professions à fortes sollicitations
mentales, émotionnelles et affectives sont
les plus exposées. Plusieurs composantes
ont été identifiées :
– l’organisation du travail ;
– une personnalité investie dans la relation;
– l’idéal professionnel.
Au XIVe siècle le stress signifie l’épreuve,
l’affliction. Il s’élargit aux notions d’efforts,
de contraintes, d’attaque, d’invasion, tout
terme qui précise bien ce que ressent une
victime du B.O.S., envahie, agressée, «consumée
» par le travail.
En 1768, le Dr Tissot (1) décrivait les méfaits
de l’acharnement au travail sur la santé. Précurseur
d’une psychopathologie du travail,
il proposait une approche hygiéniste et préventive.
Selye en 1936 (2), et Canon (3) en 1942
définissent la physiopathologie du stress.
En 1959, Claude Veil (4) psychiatre développe
le concept d’épuisement professionnel.
Dans les années 70, un psychanalyste américain,
Herbert J. Freudenberger (5) nomme
« Burn-Out Syndrome » l’état d’épuisement
qui atteint des soignants très investis dans
une relation difficile auprès des toxicomanes,
dans les toutes nouvelles « Free
Clinics ».
L’épuisement provient d’un stress permanent
et prolongé lié aux impératifs
d’ajustements à des contraintes lourdes,
aux difficultés organisationnelles et/ou
à l’adaptation à de nouvelles procédures
thérapeutiques.
Pour le Dr Pierre Canoui (6 et 7) « Le syndrome
d’épuisement professionnel des
soignants est d’abord une pathologie de
la relation... (qui) pose le problème
éthique de la relation d’aide... Quelle
distance établir pour apporter l’aide tout
en étant respectueux de la personne et ne
pas se consumer soi-même ? » Ainsi que le
souligne le Pr Jean Bernard « ... la médecine
n’est pas seulement la biologie moléculaire,
c’est l’amour de son prochain ».
Mauranges considère ce syndrome à la
confluence de la psychopathologie, du
social et du professionnel(8).
Depuis peu, des médecins s’interrogent sur
les effets de leur métier sur leur santé.
Nombre d’articles font état du mal-être profond
des médecins : des médecins «au bord
de l’épuisement », « n’ont plus le moral »,
«malades du stress», du «spleen» ou encore
la «grande détresse» des hospitaliers.
Des études très récentes et encore trop rares
ainsi que les chiffres de la CARMF confirment
cette souffrance.
Une enquête sur le moral des médecins et
la démotivation(9) indique que «47 % d’entre
eux sont prêts à changer d’activité. En cas
de cessation d’activité, 4% s’orienteraient
vers une activité médicale salariée, 25%
changeraient de profession, 23 % choisiraient
la retraite anticipée. Les motifs de
cette profonde dépression sont connus: une
surcharge de travail. »
Les diverses statistiques sont concordantes:
les médecins sont deux fois plus déprimés
que la population générale (10 à 15 % selon
des études) soit près d’un médecin sur trois
est touché par la dépression.
Le Conseil de l’Ordre du Vaucluse(10) est
soucieux du nombre de décès prématurés
dans leur département : 11 suicides sur 21
décès de confrères en activité. Sensibilisé,
le Conseil National de l’Ordre lance une
enquête sur les causes de décès des médecins
auprès des Conseils départementaux.
Selon la thèse du Dr Gleizes, avec le Dr
Ariane Ravazet(9), le stress, proportionnel à
la charge de travail, frappe pratiquement
un médecin sur deux. Comme cause de leur
stress, les médecins indiquent le poids
financier 82 % les contraintes administratives
70 %, la paperasse, le téléphone 62,8 %
et la perturbation de la vie privée (56,5 %);
pour presque 50 % l’encadrement et les
conditions d’exercice.
Cette étude met l’accent sur l’organisation
de la pratique. L’organisation matérielle est
une préoccupation au premier plan, l’implication
personnelle et professionnelle dans
le stress apparaissant au second plan. Serait-il
plus aisé de parler de l’organisation que
de soi ? Il semble que, porté par un fantasme
d’invulnérabilité, le médecin dénie sa fatigue
et refuse l’idée même de maladie.
Toutes ces données demanderaient à être croisées avec celles du Burn Out Syndrome qui intrique un composite de démotivation, stress, somatisations, dépression et dont les causes sont complexes. ¶
Des représentations sociales paradoxales
le plongent dans un univers discordant voire
surréaliste. En peu d’années, le médecin a
traversé trois révolutions. Après le temps des
malades, puis des patients, vient celui des
usagers de droit, parfois loin des usages de
respect. Entre les nouveaux variants des usagers,
les encadrements législatifs divers et les
RMO, le médecin ne se sent plus tout à fait
libre et maître de son exercice.
Le contrat qui lie le médecin à son patient
est le soin. Cet engagement, tacitement basé
sur une confiance mutuelle, est subrepticement
mis en question notamment par le
devoir de preuve d’information et de transmission
des dossiers médicaux. Ces nouvelles
obligations légales mettent en cause
les modes de communication habituels et
alourdissent la relation.
Les situations régressives, induites par la
peur de la maladie et la souffrance, compliquent
les rapports. Tour à tour sollicitée
sur différents registres affectifs, la relation
est aspirée par une dépendance maternelle,
un assujettissement paternaliste, un copinage
fraternisant, ou un rejet agressif. Cette
oscillation demande une adaptabilité à
chaque situation et un ajustement de sa
personnalité au fil des rencontres et des
situations. Il est délicat d’établir et de tenir
un lien qui ne devienne, ni pour le patient
ni pour le médecin, une entrave. Trouver
en permanence la distance émotionnelle
« suffisamment bonne » est un art fatigant.
Désenchanté: le médecin se sent de plus en
plus souvent traité comme un livreur de pizzas
au supermarché de la médecine. L’écart
se creuse entre ses aspirations, une certaine
routine et des attentes paradoxales où le
médecin se trouve investi d’une toute puissance
magique de devin, renforcée par la
médecine de prédiction et les biotechnologies
médiatisées avec éclat.
Désemparé: les études de médecine ne l’ont
pas préparé au tête-à-tête de la souffrance, la
maladie et la mort. Elles n’enseignent pas plus
la nécessité de compétences d’administrateur
et de gestionnaire. Les médecins n’ont pas
pour vocation de gérer la paperasserie, mais
de soigner. Le premier signe de désorganisation
se repère dans l’accumulation des papiers
et des problèmes matériels.
Une faillite narcissique : le désinvestissement
de soi au travers d’une mise en danger
financière du cabinet signe un malaise très
grave: couvertures sociales, CARMF, impôts
partent à vau-l’eau. Lâcher ses obligations
concrètes est le moyen assuré de perdre
toute protection. Cette prise de risque
exprime un sentiment sous-jacent de dévalorisation
et d’indignité.
Isolement et Acharnement professionnel.
Harassé et « cuit », il se cuite ternissant
ainsi l’image de soi et renforçant son isolement
et sa solitude.
Pour faire face, il s’anesthésie dans un surcroît
travail et verse ainsi la goutte qui fait
déborder le couple. À la mise en danger
financière s’ajoute la mise en péril physique,
familial et professionnel.
Alcool, automédication : d’autres
anesthésiants. Selon une étude dans la
population générale sur les facteurs de l’alcoolisation,
70 % des patients expriment la
difficulté des contacts sociaux, 40 % souffrent
de perturbations psycho-affectives et
40 % s’alcoolise par habitude. Les médecins
vivent au quotidien des tensions relationnelles
et des affects à gérer. L’alcool aide à
porter le « souci de l’autre », à étouffer la
violence émotive et affective.
L’abnégation dangereuse : l’abnégation et
l’altruisme, un sur-moi fort conduisent les
médecins à se dépasser, à s’effacer. Ils résistent
à la fatigue, à la maladie et à l’épuisement.
Une personnalité indépendante, par
nature, par habitude et par obligation: sans
droit à l’erreur, le médecin reste dans une
relation duelle. Il est « pénalisé » par une
conscience professionnelle poussée. Ce
perfectionnisme se conjugue avec le désir
d’être apprécié à hauteur de ses compétences
et de son dévouement. Habitué à prendre,
généralement, des décisions seul, il a
des difficultés à déléguer. Il est confronté
à des situations anxiogènes génératrices
de tensions intellectuelles et relationnelles
importantes.
Le principal ennemi du médecin est lui-même.
Par indifférence ou mépris de sa souffrance,
il se met en danger. Dédaignant les
signaux d’alarme, niant la fatigue et la pénibilité
de sa pratique, il refuse l’accablement,
il s’interdit toute plainte. Ne s’avouant ni
vaincu, ni malade, muet et sourd à lui-même
il ne demande ni aide, ni soins. Pudeur, obstination,
culpabilité, il ne peut et ne veut pas
trahir son image.
Un rapport de recherche pour l’Union
professionnelle des médecins libéraux de
Bourgogne indique : «Si les médecins débutent
avec des identités tournées vers leurs
pratiques professionnelles, on observe
ensuite un changement drastique au profit
des identités tournées sur soi. Sans doute ce
changement est-il lié aux désillusions que
traverse la profession» (11). Dans son analyse,
Mr Truchot identifie la surcharge de travail,
le changement des mentalités de patients, l’isolement
des médecins.
Une vision idéalisée et idéaliste : le respect
social assure un statut gratifiant sur le plan
intellectuel et affectif permettant de supporter
les effets parfois pervers du dévouement.
A contrario, une image abîmée peut
engendrer « une maladie de l’âme en deuil
de son idéal ». (Freundenberger)
Une modification des conditions d’exercice
: La dévalorisation de l’acte médical et
par là même, la non reconnaissance du
médecin est une blessure d’estime.
La polysémie des symptômes associée au
désintérêt du médecin sur lui-même ne facilite
pas le diagnostic.
° somatiques : fatigue permanente, céphalées,
troubles gastro-intestinaux etc.
° psychiques : l’épuisement mental avec
anxiété, stress, dépression, baisse de l’estime
de soi, le sentiment de ne pas pouvoir
assurer...
° perturbations cognitives : troubles de
l’attention, de la mémoire, de la vigilance
° comportementaux : irritabilité, exaspération,
défaillance du contrôle de soi, labilité
émotionnelle, hypersensibilité
° perte d’une « libido professionnelle » :
désintérêt, démotivation sont parfois compensés
par une hyperactivité, un hyperinvestissement
de lutte et de déni.
Les facultés d’ajustement et d’adaptation
dépassées impliquent la mise en place d’attitudes
négatives : refus, pessimisme, rigidité,
intolérance, ou toute puissance.
La perturbation relationnelle se traduit par
des attitudes standardisées ou cyniques, une
défiance, des rapports impersonnels, déshumanisés,
mécaniques.
Le médecin a des difficultés à accepter ces
symptômes et à se reconnaître dans ces comportements
contradictoires.
Le berger ne cherche pas à devenir chèvre,
comme si, par une mise à distance magique
de la maladie, être côté médecin évitait de
verser côté malade.
Beaucoup parlent d’un changement professionnel,
un rêve qui soulage d’un quotidien
pénible, mais se taisent sur leur
souffrance. Cette réticence est également
liée à la difficulté d’une prise en charge discrète
surtout dans les petites villes.
° La vigilance aux signes d’alarme physiques
et psychologiques, aux actes manqués
: oublis répétés, accidents divers,
compensatrice hyperactivité.
Ne pas attendre l’écrasement pour en parler
° Une triade symptomatique :
fatigue + démotivation + difficultés matérielles
paraissant ingérables = avis médical
° Apprendre à déléguer les problèmes matériels
et à filtrer les réponses téléphoniques
° Savoir s’évader et élargir ses centres d’intérêts
° Rompre l’isolement : FMC qui permettent
d’échanger en conviviale confraternité,
vacation au sein d’une équipe médicale,
groupe de paroles types balint...
La maladie de l’idéal et de la relation provoque une sournoise hémorragie d’estime. L’usure professionnelle soulève de vrais problèmes de recherche et d’évaluation, de prise en charge et de prévention. De la santé des médecins dépend aussi celle des patients. L’Ordre, déjà présent pour l’entraide juridique et financière n’aurait-il pas à envisager des solutions de soutien grâce à une entraide psychologique confidentielle et confraternelle ? .
1. Tissot : « de la santé des gens de lettres »
aleXitère/Valegues/12430 Ayssènes, 1991.
2. Selye, H – A syndrom produced by divers
noucuous agents. Nature -1936, Vol 138, n°2.
3. Cannon, W.B. – Woodoo death. – American
anthropologist, 1942, Vol 44.
4. Veil, Claude – Les états d’épuisement. –
Concours médical, 1959, p. 2675-2681.
5. Freunberger, H.J. – Staff burn out. Journal of
social issue, 1970, 30 (1), 159-165.
6. Canoui, Pierre, Mauranges, Aline – Le
syndrome d’épuisement professionnel des
soignants : de l’analyse du burn out aux
réponses. – Paris : Masson, 1998.
7. Canoui, Pierre – Le syndrome d’épuisement
professionnel des soignants (SEPS) ou Burn
out syndrome. le Carnet Psy, juin 1998.
8. INFO ordinales janvier/février 2003
«les médecins se suicideraient-ils plus que
d’autres?» Dr Yves Leopold conseil
de l’ordre du Vaucluse.
9. Impact-Médecine n° 20 16 Dec 2002 «Les
médecins malades du stress» Frederika Van
Ingen «Evaluation du stress perçu chez le
médecin généraliste et recherche de ses causes,
en Haute Garonne et à Paris» Thèse de
Médecine Dr Gleizes.
10. Quotidien du médecin, «Près d’un médecin
sur deux est victime d’épuisement
émotionnel » Bruno Keller 23-Jan-2002.
11. Le concours médical,
16 mars 2002 « Médecins au bord de
l’épuisement » Anne Bergogne.
12. Dejours, C. – Travail ; usure mentale : de la
psychopathologie à la psychodynamique du
travail. Paris : Bayard, 1993.
13. Dejours, travail : Usure mentale. p 33 à 58 ;
Le Journal des Psychologues pages 28 à 31.
14. Maslach, C, Jackson, SE – Maslach Burn Out
Inventory. Consulting press Palo Alto, 1996.
Dernière mise à jour : jeudi 15 mai 2003 18:24:16 Dr Jean-Michel Thurin