Evénements de vie, stress quotidien et maladies auto-immunes

Silla M. CONSOLI

Unité Médico-Psychologique, Hôpital Broussais, 96 rue Didot 75 014 PARIS

 

Résumé :

Les maladies auto-immunes constituent un des champs les plus fertiles pour la recherche sur les interactions psychoneuroimmunologiques. Les troubles psychiatriques, et en particulier la dépression, sont fréquents dans les maladies de système, notamment le lupus, la polyarthrite rhumatoïde et la sclérodermie, et inversement, une exacerbation de l'auto-immunité naturelle a été constatée au cours des syndromes dépressifs. Le rôle précipitant d'évènements de vie éprouvants a été incriminé dans les poussées de lupus ou de polyarthrite rhumatoïde, mais ce sont surtout les stress quotidiens, plus que les traumatismes majeurs qui paraissent influencer les fluctuations de la symptomatologie. L'idée émerge cependant que parmis de tels patients seul un sous-groupe pourrait être considéré comme "stress répondeur". Plusieurs études suggèrent la présence et les implications psychophysiologiques de traits de personnalité communs chez des patients présentant diverses maladies auto-immunes, mais aussi certains cancers, comme la soumission, l'évitement des conflits et la répression émotionnelle, certains de ces aspects comportementaux étant proches de ceux des lignées de rats Lewis, susceptibles aux maladies auto-immunes provoquées expérimentalement. Ces résultats sont à rapprocher de l'effet immunomodulateur chez l'homme de l'expression d'émotions induites expérimentalement (augmentation du pourcentage de lymphocytes T 8 suppresseurs) et des espoirs qui peuvent être mis dans les traitements psychothérapiques proposés comme complément de la prise en charge médicale dans certaines maladies auto-immunes (amélioration des aptitudes à identifier et exprimer ses émotions).

Mots-clés : Maladies auto-immunes, Lupus érythémateux systémique, Polyarthrite rhumatoïde, Dépression, Stress, Evénements de vie, Répression émotionnelle.

1 - Introduction

L'étude des relations bidirectionnelles entre fonctionnement psychique et psychopathologie, d'une part, physiologie et physiopathologie du système immunitaire, d'autre part, représente de nos jours une des voies les plus stimulantes des recherches psychobiologiques et offre l'espoir d'une élucidation, au moins partielle, de nombreuses énigmes posés par l'expérience psychosomatique.

Une double fascination sous-tend la plupart de ces travaux. On sait clairement aujourd'hui que le système nerveux est doté d'un pouvoir de modulation sur les fonctions immunitaires. A l'inverse, le système immunitaire semble capable d'informer en permanence le système nerveux sur son propre état de fonctionnement, notamment sur l'existence d'un conflit antigènes-anticorps. Ces échanges bidirectionnels ainsi que le partage par les systèmes nerveux et immunitaire de nombreuses propriétés communes (traitement de l'information, mise en mémoire, contacts spécifiques de cellule à cellule, capacité sécrétoire de médiateurs humoraux) incitent à voir dans le système immunitaire une image en miroir du système nerveux, les lymphocytes circulants pouvant être comparés à un cerveau mobile, doté de caractéristiques sensorielles et effectrices. Réciproquement, la similarité du vocabulaire employé pour décrire certaines fonctions immunitaires ou certaines fonctions psychiques (distinction entre le "soi" et le "non-soi", "réactions de défense", "stimulation" ou "dépression", de l'humeur ou des fonctions lymphocytaire) crée l'illusion d'une relation analogique entre l'équilibre psychique à un instant donné et la solidité concomitante des défenses immunitaires (Gachelin G., 1986) : il serait tentant de croire qu'une "dépression nerveuse" s'accompagne tout naturellement d'une "dépression immunitaire". Une telle simplification est certainement abusive, et pourtant, depuis la publication de la monographie de Robert Ader, il y a déjà 15 ans, sur la "Psycho-neuroimmunologie", les preuves s'accumulent sur les fondements scientifiques de tels liens privilégiés (Ader R., 1981).

Le champ des maladies auto-immunes se prête tout particulièrement à une approche psycho-neuroimmunologique, en permettant d'aborder tour à tour :

Ce sont surtout le lupus et plus encore la polyarthrite rhumatoïde qui, jusqu'à présent, ont suscité le plus grand nombre de travaux pouvant s'intégrer dans une telle perspective (Rogers MP et al., 1996).

Ce champ d'investigation ouvre cependant à un questionnement bien plus large grâce à des travaux qui concernent :

 

2 - Manifestations psychiatriques des maladies de système

De très nombreuses publications soulignent la très grande fréquence des manifestations psychiatriques du lupus, largement dominées par les syndromes dépressifs (Miguel E.C. et al., 1994), mais aussi la fréquence importante des troubles dépressifs dans la sclérodermie (Roca R.P. et al., 1996).

Entre 40 et 80% des lupiques présentent des symptômes dépressifs (Liang M.H. et al., 1984). Ces derniers sont généralement liés à une atteinte organique cérébrale et associés à des troubles cognitifs, bien que les manifestations psychiatriques posent, classiquement, chez des patients déjà traités, le problème du diagnostic différentiel avec l'effet iatrogène de la corticothérapie et avec une réaction psychogène à une affection sévère, douloureuse et d'évolution capricieuse. La présence d'anticorps dirigés contre les protéines P ribosomales, dans le sérum et le liquide céphalo-rachidien, serait un témoin assez fiable du mécanisme neurogène central des troubles psychiques (Nojima Y. et al., 1992). Le rôle des anticorps antiphospholipides et des accidents thrombo-emboliques cérébraux a également été évoqué (Mills J.A., 1994).

Il est sans doute plus surprenant de constater que pratiquement la moitié d'une population de patients suivis en consultation externe pour sclérodermie présente des symptômes de dépression légère, pourcentage auquel s'ajoute presque un cinquième de dépressions moyennes à sévères.

Quant à la polyarthrite rhumatoïde (PR), elle s'accompagne aussi de manifestations psychiatriques, mais à un degré moindre : 15 à 17% de syndromes dépressifs dans un enquête de population (Katz P.P. et al., 1993), méthode qui évite ainsi le biais de recrutement des patients suivis en milieu hospitalier. Toutefois la prévalence de la dépression est liée, chez les sujets atteints de PR, à la longueur d'évolution de la maladie et à la consommation médicale. Pour certains auteurs, ce sont en effet l'évolutivité de la PR, l'importance des manifestations douloureuses de la maladie, et l'obligation de renoncer à des activités investies et valorisantes, qui conditionnent la réaction dépressive (Katz P.P. et al., 1995), alors que pour d'autres, c'est l'intensité des affects dépressifs qui conditionne la perception douloureuse (Parker J.L. et al., 1992).

3 - Evénements de vie éprouvants et stress quotidiens

Le rôle déclencheur éventuel d'événements de vie éprouvants dans les maladies auto-immunes a surtout été étudié dans le cadre la PR. Toutefois la plupart des publications sont d'une interprétation délicate, en raison des limites de toute étude rétrospective. Déjà dans les années 50, la PR faisait partie pour les psychosomaticiens de l'Ecole de Chicago de la liste des sept maladies réputées psychosomatiques. En fait, la tentative d'associer à chacune de ces affections des traits de personnalité particuliers et des conflits déclencheurs spécifiques s'est avérée bien décevante.

Certains auteurs suggèrent l'existence de deux groupes de malades atteints de PR : ceux qui présentent des facteurs familiaux génétiques identifiables et les autres ; c'est surtout lorsqu'une prédisposition héréditaire ne peut être mise en évidence que l'on retrouverait, avant le déclenchement de la maladie ou de ses poussées, des événements de vie éprouvants (Rimon R. et al., 1985). De même, c'est surtout chez des patients rhumatisants chez lesquels n'est pas retrouvé de facteur rhumatoïde, que des événements de vie éprouvants semblent jouer un rôle précipitant (Stewart MW et al., 1994).

S'agit-il de deux formes différentes de la maladie ou bien les patients qui ont moins de possibilités de se raccrocher à une explication biologique de leur affection surestiment-ils, après coup, l'importance des facteurs psychosociaux ?

Une étude très intéressante sur le plan méthodologique a été effectuée sur le rôle respectif des événements de vie éprouvants (stress majeurs) et des tracas quotidiens (stress mineurs) dans la sévérité et les fluctuations d'un jour à l'autre de la symptomatologie du lupus, sur une population de 41 sujets (Adams SJ et al., 1994). Les auteurs ont utilisé la technique de l'agenda pour faire évaluer par les patients eux-mêmes, jour après jour, sur une durée totale de 56 jours, l'intensité de divers symptômes somatiques, le niveau de stress quotidien, mais aussi la présence d'une humeur dépressive, d'anxiété, et de sentiments de colère. Cette technique a l'avantage de pouvoir tester les deux relations de causalité, psycho-somatique et somato-psychique, en corrélant les mesures d'un type effectuées le jour j avec les mesures d'un autre type effectuées le jour j+1. Il ressort de cette étude que l'intensité moyenne des symptômes sur la période d'observation des 56 jours dépend bien plus de l'impact des stress quotidiens pendant la même période que de l'impact des événements de vie éprouvants ayant éventuellement précédé la poussée. Par ailleurs, la symptomatologie physique du jour j est prédite par les stress subis et par l'humeur dépressive du jour j-1, même si la plus grande partie de la variance est expliquée par l'intensité des symptômes physiques de la veille. Enfin, les auteurs constatent qu'environ 1/5 de la population étudiée présente des corrélations significatives entre le stress ou les variables émotionnelles et les symptômes physiques : ce sous-groupe peut être considéré comme définissant une population de sujets répondeurs au stress, ce qui laisse entendre que dans toute affection à composante psychosomatique la part attribuable à des facteurs psycho-émotionnels est très variable d'un sujet à un autre.

Ces travaux épidémiologiques de type clinique, sont à mettre en rapport avec plusieurs publications concernant l'effet du stress ou de l'humeur dépressive, chez l'homme, sur les fonctions immunitaires. En 1977, Bartrop RW et al. avaient montré les premiers qu'il existait chez des sujets endeuillés, appariés pour l'âge et le sexe avec un groupe témoin, une diminution significative de la réponse lymphocytaire T à la divers mitogènes, six semaines après le décès du conjoint.

Des travaux de l'équipe de Schleifer ont permis de retrouver des anomalies du même type chez des sujets hospitalisés pour un épisode dépressif majeur, comparés à des témoins normothymiques (Schleifer SJ et al., 1984). L'absence de différences significatives entre des déprimés suivis en ambulatoire et un groupe témoin a conduit ces auteurs à vérifier que l'hospitalisation ne pouvait , à elle seule, être responsable de l'anomalie constatée (comparaison à des patients hospitalisés pour une intervention sur hernie discale) (Schleifer SJ et al., 1985).

L'étude méta-analytique de Herbert TB et al., 1993, sur l'ensemble des travaux antérieurs à 1991 confirme qu'il existe des relations concordantes entre d'une part, dépression clinique, et d'autre part, élévation des polynucléaires neutrophiles circulants, diminution du nombre de cellules "tueuses naturelles" (naturel killer ou NK), une réduction de l'activité des cellules NK, une diminution du nombre total des lymphocytes T et B, impliqués respectivement dans l'immunité cellulaire et humorale, une augmentation du rapport entre lymphocytes T auxiliaires (ou CD 4) et lymphocytes cytotoxiques ou immuno-suppresseurs (ou CD 8), enfin une diminution des réponses lymphocytaires aux mitogènes.

La littérature sur les stress des examens est également très fournie. On peut rappeler par exemple le travail de Kiecolt-Glaser JK et al. (1984) chez des étudiants en médecine en période d'examen. Les auteurs avaient constaté une baisse du nombre relatif de lymphocytes (sur le nombre total de globules blancs), une diminution relative des lymphocytes T, sans modification du rapport T "helper" sur T suppresseurs (CD4/CD8), une atténuation des réponses aux mitogènes, enfin une diminution de l'activité NK. Cette dernière était d'autant plus basse que les étudiants avaient subi, avant l'investigation, des changements vitaux plus intenses ou souffraient d'un isolement social plus accusé.

4 - Y a-t-il une personnalité à vulnérabilité auto-immune ?

La notion d'un profil psychologique associé de manière significative et peut-être précurseur de la PR a été suggérée depuis plus de 50 ans (Halliday JL, 1942 ; Moos RH, 1964). Ce profil associerait une tendance au perfectionnisme, une attitude altruiste, voire auto-sacrificielle, une inhibition émotionnelle, une réserve dans les relations interpersonnelles, l'investissement dans des activités sociales.

La restriction émotionnelle ou plus précisément la difficulté à identifier et à mettre en mots ses propres émotions définit le concept d'alexithymie, largement étudié dans le champ psychosomatique. La polyarthrite rhumatoïde a été explorée sous cet angle, au même titre que de nombreuses autres affections réputées psychosomatiques. Une prévalence de 27 % de sujets alexithymiques (comparativement à 7 % pour un groupe contrôle apparié pour l'âge et le sexe) a pu être retrouvée (Fernandez A et al., 1989), ce qui correspond à un pourcentage moyennement élevé. L'étude étant de type transversal, il n'est pas possible de savoir s'il s'agit là d'un trouble primaire dans la régulation des émotions, éventuellement contributif à la survenue de la maladie, ou d'un trouble secondaire, à interpréter comme une modalité adaptative (ou de "coping") face au handicap fonctionnel et à la limitation douloureuse engendrés par l'affection.

Le profil de la personnalité du patient polyarthritique n'est pas sans rappeler la description d'une personnalité de type C (Temoshok L., 1987) censée être associée et avoir un rôle pronostique dans les affections cancéreuses. Ce profil, défini par contraste avec une typologie plus classique, opérationnelle dans le domaine cardiovasculaire (profil de comportement A versus B), regroupe soumission, esprit de conciliation, répression de l'hostilité, effacement des besoins personnels, et vulnérabilité dépressive. Sa valeur pronostique a été notamment testée dans l'évolution des mélanomes malins. Il constitue ainsi l'image en négatif du profil comportemental de type A, organisé autour de l'impatience, de la compétitivité, de l'affirmation de soi et de l'engagement dans une lutte permanente, le profil de type B étant, lui, un profil plus adapté et équilibré, sous-tendu par un rapport plus décontracté au temps et aux autres, et une bien moindre tension psychique.

Les travaux de Grossarth-Maticek et al. (1988 ; 1990) s'inscrivent dans une même optique de psychologie différentielle, en essayant de définir notamment une personnalité de type 1 qui serait impliquée dans la morbidité et mortalité par cancers, voire par maladies auto-immunes, et une personnalité de type 2, impliquée, elle, dans la morbidité et mortalité cardiovasculaires. Le type 1 de Grossarth-Maticek est en effet très proche du type C de Temoshok.

Notre équipe a obtenu des résultats convergents avec les descriptions précédentes, en explorant un petit groupe de patients atteints d'un phénomène de Raynaud de type secondaire, le plus souvent d'origine sclérodermique, comparé à un groupe témoin présentant une maladie de Raynaud idiopathique ou primitive (Consoli SM et al., 1986 ; Bayle O et al., 1987). Les patients étaient examinés à l'occasion d'un bilan étiologique en milieu hospitalier devant un syndrome de Raynaud dont l'origine, dans la grande majorité de cas, n'était pas encore déterminée ; par conséquent, ni les patients, ni les investigateurs psychiatre et psychologue, n'étaient au courant du groupe d'appartenance, pour éviter l'effet possible sur les attitudes des patients de la révélation d'une maladie au pronostic préoccupant (sclérodermie ou lupus), mais aussi pour contrôler tout biais de jugement chez les investigateurs. Le profil de personnalité et les attitudes en situation d'entretien ont été évalués grâce à l'échelle de Wirsching M. et al. (1982) déjà utilisée par d'autres équipes pour distinguer parmi des femmes se présentant pour une biopsie d'une tumeur du sein, le groupe des femmes porteuses d'une tumeur bénigne, du groupe des femmes cancéreuses. Un score de vulnérabilité psychique a été ainsi élaboré (en réalité très proche de ce qui allait être ultérieurement diffusé dans la littérature scientifique sous le nom de profil de type C), à partir d'items tels qu'une tendance à la répression des affects, l'évitement des conflits, une distance excessive à l'investigateur, une attitude sacrificielle, des sentiments d'impuissance et de perte d'espoir. Le score de vulnérabilité psychique s'est révélé significativement plus élevé chez les patients atteints d'un Raynaud secondaire.

Dupond JL et al. (1990) ont comparé les traits de personnalité de 40 femmes atteintes de maladies dysimmunitaires non spécifiques d'organe (lupus, sclérodermie, syndrome de Sharp, polymyosites, Gougerot-Sjögren, vascularites) à ceux de 41 femmes contrôles. Les résultats montrent que l'ensemble des malades se distinguent du groupe témoin par l'effacement, l'auto-dépréciation, le conformisme et une gentillesse excessifs.

Ces résultats en clinique humaine méritent d'être rapprochés, avec prudence..., de données issues de l'expérimentation animale. L'on sait en effet, que certaines souches de rats (les rats Lewis) sont particulièrement susceptibles aux pathologies auto-immunes déclenchées expérimentalement, par opposition à des souches résistantes, tels que les rats F-344. Or les rats Lewis se caractérisent par un comportement docile, non agressif, calme, peu excitable (donc semblable au profil humain de type C) alors que les rats F-344 se caractérisent par leur nervosité, leur excitabilité et la fréquence de leurs comportements agressifs (profil qui serait, lui, plus proche du profil comportemental de type A). Il est intéressant de constater qu'en situation de stress physique ou psychologique (injection de parois cellulaires streptococciques, exposition à un environnement nouveau, limitation de la liberté de mouvement) les rats F-344 réagissent par une activation de l'axe hypotalamo-corticosurrénalien, avec une élévation des sécrétions d'ACTH et de corticostéroïdes circulants, alors que les rats Lewis présentent une réponse de l'axe corticotrope particulièrement émoussée (Sternberg EM et al., 1992).

5 - Déréglements de l'autoimmunité naturelle au cours des syndromes dépressifs

Les altérations de l'immunité au cours des syndromes dépressifs ne se limitent pas à l'atténuation des réponses lymphoprolifératives à divers mitogènes, à la réduction de l'activité des cellules NK ou à l'augmentation du rapport entre lymphocytes T auxiliaires et lymphocytes T suppresseurs. Elles comportement également la possibilité d'apparition d'anticorps antinucléaires à des doses détectables.

Maes M. et al (1991) ont comparé 24 patients présentant une dépression majeure, dont 11 avec caractéristiques mélancoliques, à 12 patients présentant une dépression mineure et 14 témoins en bonne santé. Les patients prenant un thymorégulateur, une IMAO ou des doses thérapeutiques de neuroleptiques avaient été exclus. Les résultats montrent une élévation de certains anticorps (anticardiolipines : groupe des anti-phospholipides) chez les mélancoliques et une présence plus fréquente d'anticorps anti-DNA chez les déprimés (72 % de positivités versus 0 % chez les témoins) ; les taux de tous ces auto-anticorps étaient intercorrélés, de même qu'ils étaient corrélés aux taux de récepteurs circulants à l'interleukine 2 (sIL-2R), témoignant d'une activation des lymphocytes T.

L'élévation parallèle des anticorps antinucléaires et antiphospholipides suggère une activation polyclonale des lymphocytes B, plutôt qu'une réactivité croisée d'une même population d'anticorps à l'égard d'une autre catégroie de constituants du soi. Une telle activation polyclonale a été également constatée dans le cadre des maladies auto-immunes. Il semblerait, par conséquent, que lors d'un syndrome dépressif, surtout lorsque ce dernier est sévère, l'auto-immunité naturelle puisse s'emballer, soit à la faveur d'hypothétiques altérations cellulaires, soit en raison d'un déséquilibre entre lymphocytes T auxiliaires et lymphocytes T suppresseurs, entraînant une rupture de l'état de tolérance à l'égard des constituants du soi et une activation polyclonale des lymphocytes B producteurs d'anticorps.

La communauté de tels mécanismes supposés avec certains modèles étiopathogéniques des maladies auto-immunes est intrigante. Encore faudrait-il intégrer dans un tel schéma le rôle modulateur joué par diverses hormones, TSH, et surtout hormones sexuelles, et corticostéroïdes (Wilder RL, 1995).

6- Effets de l'expression émotionnelle sur les fonctions immunes

L'aptitude à exprimer ses émotions est un concept carrefour en psychosomatique, débordant le cadre des maladies auto-immunes. Cette aptitude peut être améliorée lors d'interventions psychothérapiques de nature diverse, même si les objectifs visés et les moyens d'y parvenir diffèrent selon la technique utilisée : identification des facteurs de stress et des cognitions dysfonctionnelles et amélioration des habilités de communication et d'affirmation de soi, en ce qui concerne les techniques comportementales et cognitives, reconnaisance et élaboration des conflits intrapsychiques, en ce qui concerne les techniques d'inspiration psychanalytique.

Une étude comparative controllée portant sur 46 femmes atteintes d'un syndrome sec ou d'une polyarthrite rhumatoïde a réussi à démontrer que la participation à un groupe psychothérapique d'inspiration psychanalytique se traduit par des pourcentages plus faibles de patientes alexithymiques en fin de thérapie (Poulsen A, 1991). Hélas les patientes de cette étude n'avaient pas rempli d'échelle d'alexithymie avant le début de la thérapie, mais il est plausible que l'effet bénéfique de la thérapie soit en cause dans les résultats, vu le caractère comparatif randomisé de l'étude.

Nous manquons de données sur les effets immunologiques possibles d'une intervention psychothérapique chez des patients présentant une maladie auto-immune. En revanche, nous disposons de quelques travaux suggestifs sur les effets immunitaires de l'expression d'émotions provoquées expérimentalement chez des sujets sains (Futterman AD et al., 1994). Comparativement à l'évocation de situations neutres, l'expression émotionnelle s'accompagne, dans les vingt minutes qui suivent, d'une augmentation du pourcentage des cellules NK et de l'activité de ces denières ainsi qu'une augmentation du pourcentage de lymphocytes T suppresseurs/cytotoxiques, et cela, quelle que soit la valence, positive ou négative, des émotions induites. De telles modifications vont donc en sens inverse de celles constatées dans de nombreuses autres études chez des sujets confrontés à des événements de vie éprouvants ou à des stress prolongés. La seule différence entre émotions induites positives et émotions induites négatives est que les premières s'accompagnent plutôt d'une augmentation des réponses lymphocytaires prolifératives à la phyto-hémagglutinine, alors que les secondes s'accompagnent plutôt d'une attténuation des mêmes réponses.

D'autres publications suggestives méritent d'être versées au dossier, comme celle d'Esterling BA et al, 1990 qui montrent que des étudiants à qui l'on demande, lors d'un protocole expérimental, de raconter dans une lettre imaginaire à un ami un événement vécu particulièrement stressant, présentent des taux d'anticorps anti-EBV d'autant plus élevés qu'il sont tendance à avoir des difficultés à exprimer leurs émotions au sein d'une telle évocation fictive. Ces résultats suggèrent donc une association entre tendance à la répression émotionnelle et réactivation de virus saprophytes, présents de manière quiescente dans de nobreux organismes, comme les virus du groupe herpès, possiblement à la faveur d'une diminution de l'activité des lymphocytes T suppresseurs/cytotoxiques.

Conclusion

Ce survol d'un certain nombre de travaux de type psycho-neuroimmunologique consacrés aux pathologies auto-immunes ainsi qu'à la physiologie de l'auto-immunité naturelle ouvre des perspectives stimulantes pour la recherche et apporte quelques indications sur les implications thérapeutiques qui en découlent.

Le rôle précipitant d'événements de vie éprouvants dans un certain nombre de pathologies auto-immunes est bien connu, mais il ne faut pas négliger les répercussions biologiques et cliniques des facteurs de stress de la vie quotidienne auxquels sont confrontés les malades. Si la notion d'un profil commun de vulnérabilité aux maladies auto-immunes (proche d'un profil incriminé dans la survenue de certains cancers) mérite encore de nombreux travaux confirmatoires et ne peut en aucun cas être généralisée, l'effet modulateur de l'aptitude de l'individu à reconnaître et surtout à exprimer ses émotions, face aux stress de la vie quotidienne et aux conflits psychiques en général, est hautement vraisemblable. Cette constatation incite, non pas à tenter de catégoriser les patients selon la présence ou absence chez eux de caractéristiques alexithymiques, mais plutôt à mettre en oeuvre, chaque fois que possible, des ajustements thérapeutiques appropriés pour faciliter la prise de conscience et l'élaboration des expériences émotionnelles.

Enfin, la fréquence des états dépressifs dans les maladies auto-immunes, le rôle joué par une vulnérabilité dépressive dans les caractéristiques de personnalité réputées être à risque pour de telles pathologies, ainsi que l'importance des dérèglements auto-immuns découverts dans le cadre des troubles de l'humeur, posent la question des interférences voire des déterminants communs à ces deux grandes classes d'affections : cela va sans doute au delà d'une simple relation analogique et mérite certainement, dans l'avenir, des travaux ciblés pour faire avancer l'état des connaissances de ce domaine.

 

 

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Dernière mise à jour : mercredi 1 décembre 1999 18:47:23

Dr Jean-Michel Thurin

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