Bruno BONAZ
Département d’Hépato-Gastroentérologie et Groupe d’Etude du Stress et des Interactions Neuro-Digestives (GESIND), Hôpital Albert Michalon, BP 217, 38043 Grenoble Cedex 09
Des événements de vie dits stressants sont souvent retrouvés par les malades comme facteurs responsables du déclenchement et/ou de la majoration de leurs symptômes digestifs. Une meilleure connaissance des mécanismes impliqués dans la réponse au stress a permis de mieux appréhender l’imputabilité du stress dans les domaines essentiels de la pathologie digestive que sont les troubles fonctionnels digestifs (TFD) et les maladies inflammatoires cryptogénétiques de l’intestin [MICI ; i.e. maladie de Crohn (MC) et rectocolite hémorragique (RCH)]. Toutefois, nos connaissances concernent essentiellement les stress aigus, alors que celles concernant des stress chroniques, plus proches de nos préoccupations cliniques, demeurent très fragmentaires. D’autre part, les effets démontrés d’un type de stress chez l’Homme ou chez l’animal ne peuvent être extrapolés sans réserve à tous les types de situation de stress puisque l’expérimentation animale a montré que les réponses biochimiques ou comportementales varient en fonction des caractéristiques (type, durée, fréquence...) du stress utilisé. Enfin, il faut également tenir compte des phénomènes d’adaptation au stress (phénomène de "coping").
Les TFD représentent environ 30 à 50% des motifs de consultation auprès d'un gastro-entérologue et sont une source non négligeable de dépenses de santé. Les TFD constituent un ensemble de syndromes classiquement dissocié en dyspepsie non ulcéreuse, douleur thoracique non angineuse, troubles fonctionnels intestinaux encore dénommés "syndrome de l'intestin irritable" (SII) correspondant à l'ancienne appellation de colopathie fonctionnelle. Le SII représente le tableau clinique le plus communément observé par les gastro-entérologues ; il est caractérisé par des douleurs ou un inconfort abdominal associé à des troubles du transit (diarrhée, constipation ou alternance des deux). Si des troubles de la motricité digestive ont été initialement impliqués dans la physiopathologie des TFD, il est apparu toutefois qu'il existait, chez ces patients, une diminution du seuil de sensibilité viscérale à la distension du tractus digestif. Le siège de l'anomalie primitivement responsable de cette hypersensibilité viscérale digestive n'est pas connu. Le rôle aggravant du stress sur les symptômes est fréquemment souligné par les malades souffrant d’une dyspepsie fonctionnelle et surtout d’un SII (1). Les événements de vie douloureux (séparation, deuil, situation financière critique, chômage...), lorsqu’ils sont perçus comme une menace, sont particulièrement associés à l’apparition ou à l’exacerbation des symptômes, souvent de façon transitoire (1). Le suivi d’une cohorte de plus de 300 malades a permis de vérifier la corrélation existant entre l’exacerbation des symptômes et la survenue d’un stress dans les 3 mois précédents (2). Le stress pourrait également jouer un rôle dans l'apparition des symptômes car environ un malade sur deux rapporte une relation chronologique entre la survenue d’un stress et l’apparition des premiers symptômes de TFD (3). Enfin, un stress affectif et émotionnel majeur comme un abus physique ou sexuel, survenu dans l’enfance ou l’adolescence, et qui est retrouvé chez environ 30 % des malades, augmente la vulnérabilité de l’individu à développer des TFD. Ce stress majeur peut aboutir à des troubles centraux, favorisant une réponse exacerbée à des stress ultérieurs (4).
Les effets du stress sur la motricité digestive sont bien démontrés tant chez l’Homme que chez l’animal. Chez l’Homme, le stress, quelle que soit sa forme, ralentit la vidange de l’estomac, confirmant les données obtenues chez l’animal (5,6). Au niveau de l’intestin grêle, le stress affecte à la fois la motricité inter-digestive, et la motricité post-prandiale. Les effets moteurs du stress au niveau du côlon sigmoïde ont été parmi les plus étudiés. Chez l’animal, le stress a un effet moteur stimulant plus marqué au niveau colique qu’au niveau du tube digestif supérieur et qui est amplifié par l’exposition à des stress antérieurs. L’espèce animale étudiée, le sexe de l’animal, le moment de la journée et la période du cycle pendant lesquels intervient l’exposition au stress influencent la réponse (5). Chez l’Homme, le stress, quel que soit son type, stimule fortement la motricité sigmoidienne basale, tant chez le volontaire sain que chez le patient avec SII (7). Cet effet s’accompagne d’une accélération du transit colique et d’une augmentation de la fréquence des selles. Le stress affecte également la motricité du côlon à la prise d’un repas mais l’effet obtenu est variable et dépend du type de stress (7).
L’expérimentation animale a permis d’approcher les mécanismes des effets moteurs gastriques et coliques au cours d’un stress aigu. Ils impliquent l’action centrale de la cortico-libérine [ou corticotropin-releasing factor (CRF)], neuropeptide de 41 acides aminés, secrété par l’hypothalamus et exerçant un rôle neuro-endocrine, de neurotransmetteur et/ou neuromodulateur et un rôle dans la réponse neuro-immune. Ces effets sont prévenus par des antagonistes du CRF. Les résultats sur le rôle du CRF obtenus chez l’animal paraissent extrapolables à l’Homme chez qui l’administration intraveineuse de CRF peut reproduire les effets de certains stress (8). Les effets du CRF impliquent deux types de récepteurs. L’effet moteur inhibiteur gastrique du CRF implique le récepteur de type 2 du CRF (CRF2) alors que l’effet stimulant du CRF sur la motricité colique met en jeu quant à lui les récepteurs de type 1 (CRF1). A la différence des effets gastriques, les effets coliques du stress sont non seulement d’origine centrale mais également d’origine périphérique puisqu’ils peuvent être reproduits par l’injection intra-péritonéale de CRF et bloqués par des antagonistes des récepteurs du CRF (9,10). La rapidité de survenue des modifications motrices lors d’une exposition à un stress suggère que les mécanismes neurologiques soient prédominants. Si dans les conditions de stress aigu, le CRF et en particulier le CRF1 est hyper exprimé dans l’hypothalamus, dans les conditions de stress chronique, qui sont plus proches des situations rencontrées en clinique, il en va différemment. Ainsi, un stress chronique d’immobilisation chez le rat s’accompagne d’une diminution de l’expression du CRF1 dans le noyau paraventriculaire de l’hypothalamus, principale source de CRF (11). Ce résultat suggère que les données obtenues au cours d’un stress aigu ne soient sans doute pas totalement extrapolables aux situations de stress chronique. Enfin, il n’existe actuellement pas d’argument définitif pour démontrer que les mécanismes impliqués dans la réponse motrice digestive au stress sont mis en jeu de façon différente entre des sujets sains et des malades souffrant de TFD.
Dans le concept d’hypersensibilité viscérale au cours des TFD, les données disponibles concernant les effets du stress sur la sensibilité viscérale sont moins nombreuses. Les expériences menées chez l’animal ont cependant démontré qu’un stress physique ou psychologique pouvait aboutir à un état d’hypersensibilité. Ainsi chez le rat, un stress mixte, physique et psychologique de contention (limitation des mouvements des pattes avant et du tronc) conduit au développement d’une hypersensibilité rectale (12). Cet effet sensitif est corrélé à l’état d’anxiété et est particulièrement observé dans des souches de rats Wistar-Kyoto, caractérisées par une forte anxiété (13). L’hypersensibilité observée à la suite d’un stress aigu s’atténue avec la chronicité du stress (14). La description des effets sensitifs du stress chez l’Homme demeure très fragmentaire. Chez des volontaires sains, l’exposition à un stress psychologique abaisse les seuils d’inconfort colique à la distension (15) et l’injection intra-veineuse de CRF diminue le seuil d’inconfort lors d’une distension rectale par un ballonnet et amplifie l’intensité de la sensation d’inconfort (16). Comme pour les troubles moteurs, Le CRF est également impliqué via un effet central (12). L’hypersensibilité paraît avoir également une origine périphérique, impliquant les mastocytes notamment au niveau du côlon. Les hormones sexuelles féminines, en particulier les oestrogènes, modulent les effets sensitifs du stress (17). Cet effet des oestrogènes expliquerait la plus grande réactivité féminine au stress (18).
L'étiopathogénie des MICI (MC et RCH) est multifactorielle impliquant des facteurs immunologiques, génétiques, infectieux ou environnementaux. Des travaux récents ont apporté de solides arguments pour une relation entre stress et évolution des MICI avec la démonstration parallèle d’un effet pro-inflammatoire du stress au niveau du tube digestif. Chez le rat, un stress de contention augmente la sévérité des lésions colo-rectales chimiquement induites par l’administration intra-rectale d’acide trinitrobenzène sulfonique (TNBS), (19). De même, plusieurs travaux (20,21) ont décrit la réactivation d’une colite expérimentale, après sa guérison complète, sous l’effet d’un stress psychologique. Cet effet du stress impliquait les lymphocytes T CD4+ (21). Sur le plan clinique, la survenue d’évènements de vie dits « stressants » dans la période précédant la survenue d’une poussée inflammatoire est une observation courante, en pratique clinique, chez les sujets atteints de MICI (22). Pour autant, un lien de cause à effet entre un facteur de stress et l’évolution de la maladie reste difficile à démontrer. Les études qui ont évalué l’impact de facteurs psychologiques sur la récidive et sur la gravité de la colite donnent des résultats contradictoires. Levenstein et al. ont établi une association entre des indices psychosociaux et l’activité de la maladie au cours de la RCH (23), alors que Moser et al. n’ont pas retrouvé cette association dans la MC (24). Le stress pourrait non seulement jouer un rôle dans le déclenchement d’une poussée de MICI mais également dans l’apparition de la maladie. Une étude cas-témoins récente, menée au sein du registre EPIMAD du nord-ouest de la France et basée sur les cas incidents de MICI, vient de révéler la particulière fréquence avec laquelle des événements de vie étaient observés avant le déclenchement d’une MC ; cette conclusion n’est pas extrapolable à la RCH (25).
Sur le plan physiopathogénique, le CRF est une nouvelle fois impliqué. Gué et al (12) ont ainsi montré chez le rat que l’aggravation d’une colite aiguë par un stress dépendait de la mise en jeu du CRF mais également de l’arginine vasopressine (AVP) au niveau central. Dans d’autres travaux, le CRF central empêche l’aggravation par le stress de l’inflammation colique : les rats Lewis femelles connues pour avoir un défaut de sécrétion de CRF sont plus sensibles aux infections ou aux inflammations. A l’opposé, les rats Fischer, qui ont une hypersécrétion de CRF, sont plus résistants aux infections et/ou aux inflammations. Le CRF, renforcerait l’immunité humorale aux dépens de l’immunité cellulaire, en stimulant préférentiellement la production de cytokines immuno-régulatrices de type 2 (TH2 ; IL-4, IL-5) par rapport à celles de type 1 (TH1 ; IFN_, IL-2) (26). L’axe hypothalamo-hypophysaire-surrénalien peut être stimulé de façon directe, via les afférences vagales, par les cytokines libérées dans la circulation générale lors des processus inflammatoires. Il déclenche alors les mécanismes inhibiteurs de l'inflammation comme la sécrétion de corticoïdes. Parallèlement à l’axe corticotrope, le stress met en jeu le système limbique, induisant des réponses comportementales, et le système nerveux autonome qui module le système nerveux intrinsèque (ou entérique) du tube digestif dont les neurones entretiennent des contacts étroits avec les cellules immunitaires (27). L'interaction entre les neurones entériques et les cellules immunitaires de la muqueuse fait intervenir des médiateurs chimiques locaux qui peuvent être des cytokines, comme l'IL-1b, ou des neuropeptides, comme la substance P. Au cours d'un stress inflammatoire chronique, tel que le modèle d’arthrite expérimentale reproduisant les conditions de la polyarthrite rhumatoïde, on observe une diminution de l’expression de CRF dans l’hypothalamus et une diminution de sa libération. Le neuromédiateur qui prend le relais du CRF est l’AVP. Toutefois le rôle exact de l’AVP dans ce cas n’est pas bien connu. Au cours des MICI, aucune donnée n’existe actuellement. Par homologie avec le modèle arthritique, l’axe hypothalamo-hypophysaire-surrénalien pourrait être inhibé par l’inflammation chronique compromettant ainsi la capacité de l’organisme à contre-balancer l’inflammation muqueuse par production d'agents anti-inflammatoires comme les corticoïdes. Au cours des MICI, une prédisposition génétique pourrait favoriser cette hyporéactivité de l'axe hypothalamo-hypophysaire-surrénalien avec une inhibition de la réponse centrale à un stress chronique de type intéroceptif représenté par l’inflammation muqueuse. Le CRF est également produit en dehors du système nerveux central, en particulier par les cellules entérochromaffines du colon et le tissu lymphoïde. Le CRF tissulaire est augmenté dans les tissus inflammatoires, comme par exemple l'intestin de patients atteints de RCH. Des récepteurs du CRF retrouvés dans les tissus périphériques, en particulier sur les cellules endothéliales, les macrophages, les lymphocytes T et dans le colon suggèrent une action directe, autocrine ou paracrine, du CRF dans ces tissus (28). Les agonistes et antagonistes du CRF injectés en périphérie modifient le cours de l’inflammation (28). Alors que le CRF central a un rôle protecteur de l’inflammation, le CRF périphérique a plutôt un rôle pro-inflammatoire (28). Parallèlement aux systèmes CRFergiques central et périphérique, le système nerveux autonome est très impliqué dans les relations stress-inflammation digestive. Il existe classiquement, au cours d’un stress aigu, une activation du système sympathique et une inhibition du système parasympathique (notamment du nerf pneumogastrique). Or, le sympathique a un rôle délétère sur l’inflammation comme en témoigne l’amélioration d’une colite expérimentale par la sympathectomie (29) ou l'effet thérapeutique bénéfique de la clonidine, agoniste a2 inhibant la recapture de noradrénaline au niveau pré synaptique, au cours de la RCH (30). En activant le système sympathique, le stress altérerait les fonctions immunes (31), augmenterait la perméabilité intestinale et favoriserait des modifications du mucus. La noradrénaline d’origine sympathique ou les catécholamines circulantes affectent la circulation et la prolifération lymphocytaire et modulent la production de cytokines et l’activité fonctionnelle de diverses cellules lymphoïdes. La noradrénaline et l’adrénaline, via la stimulation des récepteurs b2 adrénergiques, inhibent la production de cytokines pro-inflammatoires de type TH1 en inhibant de façon sélective l’IL12. Le stress entraîne aussi une augmentation de la perméabilité intestinale (32). Cet effet sur la barrière intestinale serait un des éléments à l’origine de poussées de MICI : l’augmentation de la perméabilité, en facilitant la rétro-diffusion des bactéries intestinales dans la paroi intestinale, favoriserait un emballement de la réponse immunitaire. Le mastocyte est au centre des phénomènes de perméabilité intestinale (32). Il a par ailleurs des contacts étroits avec des terminaisons nerveuses sympathiques et vagales à l’origine de l’entretien de l’inflammation neurogène. Il possède des récepteurs adrénergiques de type a et b2 ainsi que des récepteurs à la substance P et des récepteurs au CRF (CRF1) (33). La noradrénaline, en se liant au récepteur de type a, entraînerait une dégranulation des mastocytes alors que sa liaison aux récepteurs de type b2 entraîne une stabilisation des mastocytes. L’action de la noradrénaline dépend donc de la densité de ces récepteurs. En temps normal, les récepteurs de type b2 sont prédominants. La SP et le CRF entraînent une dégranulation des mastocytes. Santos et al. ont montré qu’à l’inverse du CRF central, le CRF injecté en périphérie reproduit, sur le colon de rat, les effets d’un stress par l’intermédiaire des voies adrénergiques, cholinergiques et des mastocytes (33).
Nos connaissances sur les effets digestifs du stress progressent. Ces progrès ont permis de faire évoluer la conception physiopathologique de certains TFD, comme le SII, ou des MICI, comme le résultat d’une perturbation de l’axe cérébro-entérique ("brain-gut" des anglo-saxons). Le CRF apparaît au centre des mécanismes physiopathogéniques des effets du stress sur le tube digestif. Le CRF, et en particulier ses récepteurs (CRF1,2), apparaît ainsi comme une cible thérapeutique potentielle. Si des antagonistes non peptidiques, sélectifs du CRF1, paraissent intéressants dans les TFD, dans les MICI par contre, une inhibition sélective du CRF périphérique, par des antagonistes peptidiques, paraît plus appropriée. De même, les Béta-bloquants pourraient avoir un intérêt dans la RCH, qui est un modèle TH2. Par ailleurs, avec l'avènement récent des techniques d'imagerie fonctionnelle des activations cérébrales, il est possible de réaliser des études de neuro-anatomie fonctionnelle chez l’Homme. En effet, nous avons pu caractériser, par IRMf, chez des sujets volontaires sains et chez des patients avec SII, les aires d’activation cérébrale au cours d’une douleur viscérale digestive induite par une distension rectale (34,35). Il existe manifestement chez les patients SII des loci d’activations cérébrales aberrantes dans des zones impliquées dans la douleur viscérale (insula) ou dans la vie de relation (amygdale). Il existe donc manifestement au cours du SII des anomalies cérébrales fonctionnelles. Le problème étant de savoir si ces anomalies sont causes ou conséquences. Nous disposons, par contre, de peu de données dans le cas des MICI ou une telle approche serait intéressante. De même les modifications d’activité cérébrale sous l’effet de stress chez des patients avec TFD ou MICI aurait un intérêt potentiel pour une meilleure connaissance physiopathogénique de ces affections et un intérêt pharmacologique. Enfin, l’impact du stress sur ces pathologies ne fait que souligner l’intérêt de la relation médecin-malade et de l’information du patient sur sa maladie chronique
Dernière mise à jour : Dr Jean-Michel Thurin