Paris/Beaune (France) : 8-12 juin 1998
Paris/Beaune (France) : June 8-12, 1998
J.M. Fritz, Dijon, France
Les textes médicaux du Moyen Age envisagent la folie sous trois aspects : les signes (signa en latin), la cause ou l'origine (causa), la thérapie (cura). Et c'est selon ce schéma que nous nous proposons d'aborder la folie au Moyen Age, suivant en cela une démarche qui vise à comprendre de l'intérieur la psychiatrie médiévale, sans chercher à lui appliquer coûte que coûte les théories de la psychanalyse ou de la psychiatrie actuelle.
Les signes et emblèmes de la folie
Il nous a paru ici intéressant d'interroger les images plutôt que les seuls textes médicaux et de faire appel à l'iconographie du fou. Un des traits fondamentaux de la mentalité médiévale est la place qu'y occupent le symbole et l'allégorie. Dans cette perspective, fous et Folie ont souvent été représentés. On retrouve ainsi la figure du fol dans l'initiale enluminée du Psaume 52 : « L'insensé a dit en son cur : Dieu n'existe pas », où il fait souvent face à la figure du roi David, formant de la sorte un couple appelé à un grand avenir : le roi et son fou, le souverain et son bouffon. Il faut également prendre en considération la représentation de Stultitia ou Folie, notamment sur la façade des cathédrales gothiques dans le cadre de la psychomachie, ce combat qui met aux prises les vices et les vertus. On pourrait enfin mentionner les enluminures des manuscrits profanes qui mettent en image les scènes de folie fréquentes dans les romans de chevalerie, folie de Tristan ou celle de Lancelot.
A la lumière de ces documents, quels sont les emblèmes de la folie ? On connaît surtout le fou de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, celui des tableaux de Jérôme Bosch : fou à marotte, coiffé d'un bonnet à grelots, vêtu d'une livrée jaune et verte. La situation aux XIIe et XIIIe siècles qui nous intéressera ici est assez différente. On peut distinguer principalement trois signes ou attributs du fou : la massue, arme dérisoire ; le fromage, aliment de prédilection du fol ; enfin, la tonsure, signe plus complexe que les précédents, puisque le fou hirsute concurrence le fou tondu dans les images et les textes de cette période. Cette emblématique suscite deux remarques. Le fou apparaît d'abord comme le proche parent du paysan ou vilain, ainsi que de l'homme sauvage qui est étymologiquement l'homme de la forêt (silva) : massue, fromage, chevelure hirsute sont habituellement les attributs de ces deux figures. On peut noter que dans la littérature de fiction la forêt est traditionnellement le lieu où le chevalier perd la raison et l'on retrouvera encore ce paradigme pour le roi de France Charles VI. L'autre fait à noter est que cette figure du fou se construit par opposition à la norme courtoise et chevaleresque. Le fol est un anti-chevalier, qui troque l'épée pour une massue, qui se dépouille de son armure, voire de ses vêtements, pour errer quasi nu dans la forêt et mener l'existence des bêtes sauvages. La folie est ascèse, dépouillement, et à ce titre elle n'est pas sans rapport avec la sainteté, comme le suggère le signe complexe de la tonsure.
Causes et remèdes
Les textes du Moyen Age mettent en jeu trois grands types de causalité. Passons rapidement sur le premier modèle, celui de la possession, fréquent dans les récits hagiographiques : le fou y est le jouet d'un démon qui le dépossède de toute autonomie et de toute volonté et qui parle à travers l'aliéné. Dans ce cadre de pensée, la cure de la folie relève simplement de l'exorcisme. La seconde perspective est plus intéressante et évidemment plus moderne, puisqu'elle met en cause le corps, et plus particulièrement les humeurs. Un des fondements de la science médicale au Moyen Age telle que les Occidentaux l'héritent des Grecs par le biais de la transmission arabe est en effet la théorie des humeurs. Le corps est irrigué par quatre fluides : sang, bile jaune ou colera, bile noire ou melancolia, flegme. Et la santé résulte principalement de l'équilibre de ces humeurs, l'alimentation jouant un rôle clé dans cette harmonie, ce qui explique la part essentielle de la diététique dans les traités médicaux du Moyen Age. Dans ce contexte, les désordres que nous appelons psychiatriques s'expliquent essentiellement par une mauvaise circulation de ces quatre fluides dans le cerveau et par un excès de l'un d'entre eux qui entraîne la rupture de l'équilibre ou tempérament. On distingue les affections froides, comme la léthargie ou la mélancolie, des affections chaudes, comme la frénésie. Folie furieuse dans le second cas, folie plus apaisée dans le premier. La catégorie la plus riche est évidemment la mélancolie qui est à la fois une des quatre humeurs et une catégorie nosographique. Les textes sont particulièrement prolixes dans la description des fantasmes mélancoliques, phobies ou pertes d'identité : un tel se croit sans tête, l'autre croit soutenir le monde de ses épaules comme Atlas, l'un se prend pour un chat, l'autre pour un roi ... Les traités du XIIe siècle voient naître une nouvelle catégorie : la mélancolie amoureuse ou hereos, contemporaine de l'émergence d'une nouvelle éthique amoureuse, l'amour courtois. Le mot hereos rappelle à la fois héros, Eros, mais aussi erus qui signifie « seigneur » en latin : l'hereos touche le chevalier amoureux qui, ne pouvant assouvir son désir, sombre dans l'apathie, puis la mélancolie. Même si l'on fait intervenir les humeurs, la cause première est ici purement psychique. L'hereos nous amène ainsi du côté de la littérature romanesque où c'est la dame, et plus précisément la perte de la dame aimée, qui plonge le héros dans la folie.
Qu'en est-il alors de la guérison ? Celle-ci repose sur un rééquilibrage des fluides par le biais de la pharmacopée et de la diététique. Le mélancolique qui est, par tempérament, froid et sec, devra manger des aliments chauds et humides et vivre dans un cadre lumineux ; au frénétique, sec et chaud, sera prescrit un régime froid et humide et il devra vivre dans l'obscurité et le calme. La sexualité entre également en jeu dans la thérapie de certaines affections, puisque l'activité sexuelle relève de la purgation. Dans certains cas aigus de frénésie ou de mélancolie, on préconise la trépanation pour « aérer » le cerveau et évacuer les excès d'humeurs. Il faut noter que la médecine du Moyen Age ne semble pas envisager le dialogue avec le patient, comme dans la psychiatrie actuelle ou la psychanalyse. Pour guérir le mélancolique qui se croit acéphale, on lui fera porter un casque de plomb afin qu'il reprenne conscience de sa tête ... La dimension du dialogue n'apparaîtrait en définitive que dans la littérature où, si c'est la dame qui est le plus souvent à l'origine de la folie, c'est aussi elle qui est seule apte à guérir le fou, par des onguents, si elle est un avatar de la fée, ou par des paroles dans une perspective plus moderne, débarrassée de la merveille.