Programme CEDRATE - 6 - 8 mars 1997, Paris
Vera DANES
KENAN, 19 ANS
3.3.1995
Aujourd'hui je me sens un peu mieux après avoir apporté les résultats médicaux au médecin de la caserne.
Je suis dérangé par le bruit insupportable dans l'enceinte de la caserne, partout autour de moi, il y a des uniformes, la course, les hurlements, les appels. Tout le monde court, fusil à la main, autour de moi pour l'exercice matinal.
Les regards sont tournés vers moi. Tout le monde sait que je suis " en arrêt " à cause " des nerfs ", alors on me dit rien, mais on me regarde en cachette. Peu à peu les gens commencent à me questionner, pour savoir ce qui se passe avec moi, ce que me disent les médecins, quel type de médicament je prends. Je sais qu'ils le font avec les meilleures intentions , mais ça me dérange tout de même et je suis obligé de répondre à tout le monde à leurs questions concernant mon état actuel.
Aujourd'hui, c'est le premier jour de l'Aid, l'atmosphère habituelle de la fête est absente. Autrefois, nous étions tous heureux et ensemble. Aujourd'hui, la personne qui était pour moi une image idéale est absente. Il a été tué en juin 1992. Il avait 19 ans à l'époque : mon âge actuel. Je sais que je n'ai même pas goûté à la vie encore et, si je disparaissais, je n'ose même pas y penser... Quand je pense à lui, je commence à réfléchir à la vie et à la mort, ce que je ne faisais jamais auparavant. Avant, je n'imaginais jamais que je pourrais être tué (ou blessé.)
Je ridiculisais les copains qui tremblaient de peur avant de partir en action. Maintenant, puisque j'ai vécu beaucoup de choses, j'ai très souvent l'idée que je pourrais périr ou devenir invalide dans une chaise roulante.
Que Dieu me protège. Je me rappelle du moment où leurs commandos sont entrés à l'intérieur de notre territoire à Trebevic, je me suis évanoui à cause de la détonation, mon fusil a éclaté en morceaux. Mes camarades m'ont sorti de là, mais j'ai vite retrouvé ma conscience. Je me suis mis à rire en voyant leurs visages effrayés mais heureux en même temps de me voir vivant. Ils disaient : " on a pensé que c'était fini avec toi, on se demandait qui aurait le courage d'en informer ton père ".
Maintenant je me souviens de ces actions et je pense qu'aujourd'hui je ne pourrais même pas supporter un dixième de tout ça.
Maintenant ce qui me dérange le plus, c'est le bruit et les cris, ça commence à sonner dans ma tête, je commence à suer et à trembler, et je ne peux pas attendre que le bruit cesse. Si un enfant commence à faire du bruit à côté de chez moi, je le casserai, alors qu'avant, j'aimais les enfants et leurs cris.
12 mars
J'écris, car je suis obligé, un besoin intérieur m'y contraint. Hier soir, je me suis couché dans mon lit à l'heure habituelle, mais je n'avais pas particulièrement sommeil.
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(ligne illisible)
Doucement, devant mes yeux, commencent à venir les images du vécu, l'une après l'autre. Elle commencent à s'aligner de plus en plus vite et mes pensées se multiplient. Doctoresse, ce que je vais vous raconter maintenant mes parents le savent et vous-même. Reviennent les images des actions autour du cimetière juif (l'un des points le plus sensibles de répartition entre les deux armées à l'intérieur de la ville). Nous avons pris une vingtaine de leurs maisons. Dans un chaos total, nous nous sommes mélangés avec eux. Ils fuyaient, on les poursuivait.
A ce moment-là, à côté d'une maison nous nous sommes arrêtés mon ami Samir et moi, car dans le voisinage proche, on entendait les Tchetniks . Nous portions notre fourniment militaire complet, gilet pare-balles, bombes, fusils et bien d'autres choses. Nous marchions l'un derrière l'autre, et tout d'un coup devant nous surgit, l'uniforme déboutonné, sans fusil, un des leurs, il avait d'une trentaine d'années, le regard affolé de frayeur, il s'attendait pas à nous voir. Nous nous regardions pendant quelques secondes, c'était lourd. Je n'ai pas tiré, bien que le fusil soit pointé sur lui. Il s'est alors mis à courir et j'ai tiré une dizaine de balles vers lui. Plus tard, les nôtres l'ont amené dans la caserne et tout le monde l'observait. Bien sûr, c'était en premier lieu l'un des rats de la caserne qui vont sur le terrain. Vingt minutes plus tard, j'ai vu un enfant (il devait avoir 7 ans) courir vers nous, seul dans la nuit. Sur le moment j'ai pensé : si je n'avais pas liquidé l'autre, il aurait liquidé cet enfant.
25 mars
Je ne sais pas pourquoi je suis tout le temps de mauvaise humeur, je prends ces médicaments que vous m'avez prescrits. Ils me font dormir mais m'aident malgré tout, seulement j'ai peur de devenir dépendant d'eux. J'avais l'intention d'aller voir mon lycée, mais je ne sais pas si je trouverai mon professeur. Et il est dangereux de marcher car les snipers dans les rues tirent tout le temps. Je profite pour parler de mon école. Je me sens un peu sauvage à l'intérieur d'elle. Ce n'est pas du tout un sentiment agréable, j'ai peur de créer un incident à cause de ma nervosité. Je n'aime pas parler avec des garçons qui sont encore à l'école, tant leurs discours se résument à calculer comment éviter l'armée, alors qu'ils n'ont même pas été dedans. Je pense à ce moment là : mais pour qui suis-je en train de lutter ? Alors je regrette de m'être engagé dans l'armée, j'aurais pu tout comme eux rester à l'école. Je ne regrette pas d'être parti à l'armée, mais seulement d'être tombé malade, de ne pas être bien. Il y a une autre chose qui me fait mal, c'est que la guerre n'est même pas encore terminée et déjà, nous les soldats, nous sommes rejetés par ceux qui n'ont jamais lutté. Et moi, je suis né à Sarajevo, je me suis engagé pour défendre ma ville. Imaginons, que Dieu ne le permette pas, que je devienne invalide ou sehid, on ne me mentionnerait même pas. Et voilà c'est cela qui se casse à l'intérieur de moi , je pleure quelque chose, et personne ne doit pas voir un soldat pleurer, je jure sur ma mère de pleurer en ce moment. Je pleure sur moi-même et sur ma propre destinée.
Puis-je être utile, tel que je suis, à la société, au groupe de mon âge ? Je suis différent d'eux (il y a peu d'entre nous qui se sont engagés dans des actions de " commandos ") nous ne sommes pas acceptés par eux et c'est pour eux que je me suis engagé. Je pleure, je ne peux pas continuer.
28 mars
Demain, je vais voir la doctoresse en thérapie, je ne sais pas quoi dire, quelque fois je n'ai pas envie de parler, j'ai peur de l'ennuyer avec mon histoire. Tout de même quand je parle avec la doctoresse, je me sens soulagé. J'ai acquis une certaine confiance en elle. Quelque chose du maternage comme sentiment. Je suis plus sûr de moi-même quand j'écris, je ne pourrais pas lui dire ça en face. Je ne peux plus alourdir mes parents avec mon histoire , jusque-là je ne l'ai jamais fait . Raconter ces événements me soulage, mais je ne veux alourdir personne. Je ne veux plus rendre malheureux mes parents avec mon état , je ne veux vraiment plus, eux ils s'occupent tellement de moi. Doctoresse, c'est pour cette raison qu'à vous j'ai pu l'écrire.
15 mars
Aujourd'hui, deux jours après la visite chez la doctoresse, je ressens le besoin d'écrire. Mon état a changé. Quand je me pointe à la caserne, il me faut deux jours ensuite pour récupérer. Cette atmosphère-là me rend toute suite nerveux. Quand je suis arrivé au bureau de la caserne et que j'ai montré les papiers de la doctoresse, le médecin m'a demandé ce que je voulais. Je veux du repos, juste un peu de repos. Il me répond : on a tous besoin de repos. Alors ça bouillonne à l'intérieur de moi, que sait-il de la bataille quelqu'un qui n'a jamais été dedans ? Et alors, il s'adresse à quelqu'un d'autre. Ce que je veux dire, dans ces moments là, je peux à peine me contrôler, je suis tout d'un coup pris d'envie de frapper quelqu'un, de le casser. Mais je réussis encore à me retenir. Je ressens alors ma mâchoire inférieure se figer et je commence à sentir une force incroyable, j'ai envie de tout détruire autour de moi. C'est alors qu'en une fraction de seconde la dépression revient et je deviens alors plus sombre que le temps nuageux. Au cours de cette écriture, j'ai l'impression ma tête est lourde comme du plomb.
17 avril
Il est juste midi. Je suis de retour de mon congé dans l'unité. Nous avons changé de place, je suis transféré dans une nouvelle unité, parce que la brigade se réorganise. Je peux dire qu'aujourd'hui, chez moi, j'ai senti quelque chose de nouveau. Pendant l'alignement, j'ai ressenti un vertige. J'étais plein de sueur. La sueur coulait tout au long de mes bras. J'étais pris d'un malaise et quelque chose à l'intérieur de moi me disait : rentre à la maison, à la maison. Comme si une centaine de fourmis traversaient mon corps. A ce moment là, l'alignement était fini, et nous étions libres. Si ça n'avait pas été fini, je serais tombé " dans les pommes ".
Le même soir, 23 h
Je me suis couché et j'ai essayé de dormir, mais en vain. Cinq minutes plus tard, les images venaient, en ordre, c'est incroyable, l'une après l'autre, comme si quelqu'un les avait classées. Tout ce que j'ai vécu dans la guerre, et que j'ai vu, puis encore, mère, père, famille. Alors le frère disparu, comme s'il me disait : " tout ce que tu as vécu, et toi aussi tu vas périr, sûrement, à la fin tu vas périr ". C'est de ça que j'ai le plus peur.
19 avril
Ce matin, comme d'habitude, je me suis levé le premier, fiévreux, énervé. J'ai réussi tout de suite à me disputer avec mon frère. Je me déteste moi-même quand je suis de cette humeur-là. Je regrette que Dieu m'ait mis sur terre. Justement les enfants crient devant la fenêtre, oh, que j'aimerais qu'ils arrêtent ! Et autrefois j'ai défendu, auprès des voisins, les cris et les jeux des enfants et à cause de cela je rentrais en conflit avec les voisins. Avant les balades et la musique me détendaient, et maintenant je me sens plus en sécurité à l'intérieur de la maison mais sans musique et sans bruit. J'aime être seul.
20 avril
Il est difficile de décrire de quelle manière les images de tout ce qui est mauvais arrivent d'elles-mêmes sans être invitées. Juste, elles arrivent l'une après l'autre comme si je rêvais, pourtant je suis réveillé.
Je me remémore le sauvetage des restes des cadavres de mes camarades de la partie de Trébevic appelé Orlovac. Nous descendions sept mètres plus bas que la ligne de cachette de Tchetniks, un seul faux pas et eux, avec leur " jet de la mort " anéantissaient tout. Et nous ramassions les os. Le collègue Zaim se rapproche d'un casque avec un grand trou portant l'inscription " born to kill ". A l'intérieur se trouve la masse cérébrale condensée, nous vomissons tous, mais à cause de la proximité de l'ennemi, nous ne devrions même pas respirer normalement. Plus tard, quand nous avons trouvé tous les os, nous avons mis dans les cercueils les couteaux, masques et autres matériels, pour alourdir les cercueils, pour éviter d' ajouter de la douleur aux familles des victimes.
Plus tard, avec les camarades, je devais obtenir "le Ljiljan d'or ", la médaille, mais ils nous ont oublié. Mais ce n'est pas ça qui m'intéresse, c'est seulement que la santé me revienne et que je retrouve le goût de vivre. J'espère que je la retrouverai car j'ai une confiance totale en la doctoresse.
30 avril
La neige est tombée pendant l'orage. Ce temps agit sur nous tous, je me sens effondré. Je suis tout sombre, attristé. Maintenant je vois que la vie est composée de détails, jolis ou moches. Je me sens quelquefois comme un animal : Pourquoi je vis, pourquoi je lutte ? Tout est tombé " en dessous du zéro ". Comme si je n'étais plus moi-même mais quelqu'un d'autre, à l'intérieur de ma peau.
Ici, le récit s'arrête. Le patient était revenu deux, trois fois encore aux consultations. Son état s'améliorait de manière générale. Il est important de souligner que tout au long du traitement qui a duré trois mois à peine, avec des sessions hebdomadaires, le patient était sous doses habituelles d'antidépresseurs.