Programme CEDRATE - 6 - 8 mars 1997, Paris
Histoires singulières d'enfants dans la guerre
Francis MAQUEDA
L'expérience du travail avec des personnes psychotiques nous montre bien qu'il y a toujours des projections qui peuvent nous empêcher de penser ou interrompre notre pensée, ne serait-ce que parce qu'elles attaquent trop le symbolique, obèrent la métaphore, et s'incrustent dans un registre tellement réaliste que notre identité professionnelle peut se sentir mise en danger. Il nous arrive même parfois de nous sentir totalement inopérant, complètement inadéquat, au point que la seule issue qui s'offrirait à nous serait de tolérer un certain renoncement ; renoncement qui met en péril notre " illusion salvatrice ".
Cependant, cette " illusion salvatrice ", composante incontournable de notre travail d'aide ou de soin, nous engage de manière empathique du côté de " l'autre souffrant ", mais révèle aussi des aspects de nous-mêmes qui sont notre propre altérité ; à condition toutefois d'être attentifs à cet aspect de la relation. La composante de l'illusion du départ, c'est bien la désillusion qui peut entraîner de la déception, voire de la dépression. Mais illusion et désillusion sont soeurs, comme étroitement liées au travail relationnel, toujours recommencé. De la même manière, la difficulté à régler la distance est sans arrêt à mettre en chantier, et l'idée que l'expérience entraînerait des facilités dans ce domaine procède d'un fantasme de contrôle de la situation relationnelle.
En fait, ce qui qualifierait l'expérience, ce serait de tolérer que des choses nous échappent ou d'accepter de ne pas tout comprendre.
La rencontre dans un contexte humanitaire, avec des personnes confrontées à des situations de guerre, est une expérience qui, mettant en jeu ces limites de l'activité soignante, peut interrompre la pensée. La guerre, en effet, occasionne des ruptures des liens sociaux, des liens générationnels et des liens des personnes à l'intérieur d'elles-mêmes. Le propre de " nos guerres modernes ", c'est-à-dire les attaques ethniques dont elles se nourrissent, place chaque sujet dans une injonction paradoxale. L'autre le reconnaît en lui déniant son droit à l'existence et ceci dans le même mouvement. Or ceci nous touche au-delà de notre position de soignant dans cette attaque de notre propre vie. Cela exclut l'humain qui ne se fonde pas seulement sur le sol et le sang, mais aussi sur la culture, les actes, les paroles, dans un rapport essentiellement symbolique où l'individu se constitue comme un sujet.
Je vais présenter quatre histoires d'enfants pris dans la guerre, enfants rencontrés dans mes périples humanitaires mais aussi dans ma consultation pour adolescents à Santé Mentale et Communautés. C'est dire que ce travail humanitaire que mes collègues ont autorisé en m'accordant un détachement, a beaucoup enrichi ma pratique de thérapeute. L'étranger que je rencontre dans des situations extrêmes de souffrance ouvre évidemment à des perceptions plus fines qui sont celles de notre propre étrangeté mais aussi du maintien d'un dialogue avec des " cultures " différentes dans notre propre pays, que nos théories psychiatriques ou psychologiques n'assument pas toujours. Cela me sollicite dans une certaine proximité avec l'autre en ayant présent à l'esprit ce que Lévinas nous indiquait sur " ce fond de communauté entre l'un et l'autre, c'est-à-dire l'unité du genre humain, redevable à la fraternité des hommes ". Il ajoutait " qu'il ne s'agit pas de l'expérience du TU qui se reproduirait, mais d'une expérience qui met en veille la priorité du MEME "
. Cette mise en veille de la priorité du MEME oblige en fait à se donner du temps pour rencontrer l'altérité qui ne se donne pas d'emblée.
Deux risques défensifs surviennent alors : le premier, mettre l'autre hors de portée de notre propre altérité, en ne lui reconnaissant aucune parenté ; le second, donner une priorité à l'acte sans qu'intervienne un travail de la pensée, ce qui peut amener ceux qui interviennent à se méprendre sur les capacités relationnelles et sur la parole des sujets aidés et secourus.
C'est un travail nomade, en écho sans doute au nomadisme de ma propre enfance, nomadisme qui rencontre l'exil, le déracinement, la violence, l'étrangeté..., violence qui me fut appliquée pendant près de six mois l'an dernier (1995) où, victime des lois Pasqua, je dus faire la preuve de la nationalité française. On ressent alors combien, dans ces expériences nomades, des expériences de dé-liaison peuvent survenir.
Je vais essayer de vous faire voyager dans des pays où se sont multipliés des fonds d'altérité qu'on a assassinés, comme en Yougoslavie, au Mozambique ou au Liban, où pratiquement des voisins se sont entre-tués, où l'on pouvait être l'un le jour, et l'autre la nuit, jusqu'à ne plus pouvoir se supporter et pousser l'autre à l'exil, voire l'anéantir, jusque dans sa propre famille, par excès de haine après des histoires d'amour.
Rencontre avec Radu à Bucarest
Pour commencer, allons à Bucarest, en Roumanie, un de ces pays où a régné " la violence d'Etat ". Cette violence est en fait une forme de guerre puisque " la divulgation de l'intimité de l'autre, dès qu'elle devient habitude et règle, nous fait entrer dans une époque dont l'enjeu le plus grand est la survie ou la disparition de l'individu ", ainsi que l'écrivait Kundera dans Les testaments trahis. Il précisait auparavant, dans L'Art du Roman, " que le désir de violer l'intimité d'autrui est une forme immémoriale de l'agressivité " 24. Dans ces conditions, le droit au secret dont Piera Aulagnier souligne " qu'il est la condition pour pouvoir penser " ne protège plus la sphère privée mais protège la sphère publique. Quant à la transparence, ce n'est plus au pouvoir qu'elle s'applique mais aux individus. Il est vrai que dans les périodes totalitaires d'une société, la transparence est présumée valoir pour l'espace d'intimité, et le secret pour l'espace public
Bucarest, un soir de mars 1992, gare du Nord, vers 21 heures. Il fait froid, j'attends un train de nuit pour me rendre à Cluj en Transylvanie. Je dois y rencontrer des universitaires de la faculté de psychologie, récemment réouverte, et des équipes psychiatriques des services infanto-juvéniles. Je vais y retrouver aussi des amis artistes, connus il y a 25 ans avec mon épouse. Je viens de passer trois jours avec une équipe de volontaires d'une ONG 26, pour animer la supervision de ces professionnels français travaillant dans les institutions accueillant les enfants abandonnés. C'est un dispositif que nous avons mis en place au rythme d'une fois par mois, pour essayer de trouver un sens à cette difficulté de penser éprouvée par ces volontaires confrontés aux effets du totalitarisme, de l'opératoire, de la psychose, de l'abandon psychique. (Cette supervision a commencé en février 1991, elle s'arrêtera en mai 1993).
Ils décrivent des pouponnières, des orphelinats où l'activité est planifiée. Ils acceptent de comprendre, comme chacun, que l'organisation, la planification des tâches et du personnel sont nécessaires et logiques en collectivité. Mais ils ne comprennent pas, en contre-point, pourquoi ce type de vie désaffective ici, avec autant d'excès, jusqu'à aboutir à cette déshumanisation. Les enfants ne sont pas prénommés, groupés parfois à cinq par lit, les " soins " distribués généralement en fonction de l'horloge ne le sont jamais dans une projection ou une préoccupation maternelle. Lieux d'une grande précarité évidemment, où il y a peu de choses à donner, mais où même la façon de donner ne compte pas beaucoup.
Ils m'ont transmis leur sentiment d'étrangeté inquiétante, comparable de surcroît à ce sentiment d'étrangeté que l'on peut éprouver dans une gare où ce qui grouille et s'agite se fait dans l'indifférence et l'anonymat. Ce sont des lieux où le rituel peut se répéter sans jamais s'inscrire, lieux d'entrée et de sortie, où l'anonymat est prévalent, l'individu une ombre qui se déplace au gré des horaires. Chacun est un " on " dans la foule des heures de pointe. La gare est sale, noire. C'est de là qu'arrivent les fameux mineurs de la vallée du Jiu quand ils viennent - à cette époque - régulièrement manifester à Bucarest. Au passage ils cassent et frappent ceux qu'ils imaginent être des tziganes 27. Des policiers patrouillent avec des chiens mais ils ne semblent pas déranger outre mesure les nombreux clochards et les groupes d'enfants abandonnés qui occupent le hall central et les recoins de la gare. J'imagine qu'avant, pendant la dictature, cette gare avait un aspect plus " ordonné ".
Maintenant, comme toutes les gares de toutes les villes du monde où la pauvreté est prévalente, elle sert de refuge aux nombreux «sans domicile fixe» en quête d'un peu de chaleur, de quelques subsides et de rassemblements conviviaux.
D'un de ces groupes d'enfants qui tournent, émerge un garçon qui m'interpelle dans un français approximatif mais compréhensible. Il s'appelle Radu, quémande un peu d'argent, des cigarettes, des chewing-gums, le tout à un rythme effréné, comme une litanie habituelle destinée aux étrangers de passage. Nous parlons un peu. Il a 14 ans, en paraît 11 ; il a passé son enfance dans un des orphelinats dont j'entends parler régulièrement. Le travail des ONG a permis de retrouver sa famille. Comme beaucoup de ces enfants il n'était pas vraiment abandonné mais déposé là. Un enfant de trop..., des conditions matérielles précaires et cette quasi tradition roumaine de confier des enfants aux institutions. Avant, elles avaient plutôt bonne réputation. Mais l'emprise totalitaire qui est une guerre faite à la population a transformé ces lieux en garderies-mouroirs. On s'est mis à appeler ces enfants : " enfants de Ceaucescu " du fait de l'interdiction d'avorter promulguée par le dictateur. Les femmes, les mères, ont été, violées dans leur intimité, contrôlées de l'intérieur par une médecine aux ordres, instrumentalisée, sauvant sa propre peau dans cette acceptation de la loi édictée. Beaucoup de femmes, dès l'accouchement, se sont sauvées des hôpitaux, des maternités, laissant là leur bébé, peut-être dans le souci que survivent ces enfants non désirés. On sait que d'autres en ont vendu - le commerce de l'adoption étant assez lucratif pour les entremetteurs, bien avant la " révolution " d'ailleurs.
RadU, rendu à sa famille, n'y est pas resté. Après tant d'années de séparation les liens se distendent ou ont été tellement idéalisés qu'ils deviennent décevants à l'épreuve de la réalité. Il s'est sauvé, a pris un train et il est venu là, s'agglutiner à d'autres enfants. Il renifle sans doute de la colle dans un sac en plastique, commet peut-être des larcins et éventuellement se livre à la prostitution pour vivre. Le soir, quand il ne dort pas dans la gare, il squatte des souterrains avec ses compagnons. Il parle aussi d'une ouvreuse de cinéma qui les accueille parfois quand il fait trop froid, après la dernière séance. Plus tard il veut être médecin, sans doute en souvenir des soignants français de son institution ou en référence à cette équipe humanitaire qui s'occupe " des enfants de la rue " à Bucarest. On peut imaginer aussi qu'au fond de lui il y a ce désir de soigner les autres, ou lui même. Mais est-ce un désir qui pourra se construire pour cet enfant de la collectivité excluante ? ne va-t-il pas essayer de retrouver de façon compulsive : une permanence des lieux comme cette gare, une permanence des personnes comme ses compagnons, en ayant recours - par défaut - à un habillage prothétique couvert de divers artifices comme l'agir, la boisson, les toxiques ? Reste à espérer une rencontre identificatoire heureuse où il pourra faire un travail de différenciation, celui qui le séparera de l'autre sans l'exclure mais en le sociabilisant dans des limites.
En Bosnie : fuite et exil de Damir
Un matin de juin 1992, les bombardements qui assiègent une petite ville de Bosnie centrale se font plus pressants.
Damir a 14 ans, il est le dernier enfant d'une famille de paysans vivant à la périphérie de cette ville. Comme dans d'autres villes de cette région, les habitants sont maintenant repérés selon leurs origines. Cette ville est croato-musulmane, située sur une ligne de fracture entre Serbes, Musulmans et Croates. (Au début de 1996 elle deviendra musulmane ; la ville voisine, à 10 kilomètres, sera croate). Le frère aîné de Damir a 18 ans, il est déjà engagé dans l'armée bosniaque, il est tireur d'élite. Sa soeur est déjà médecin dans l'hôpital d'une ville proche.
Damir a peur, il ne sait pas s'il doit aller au collège. Il transmet quelque chose de sa peur à ses parents qui sont sans doute partagés entre la terreur d'une mort imminente et l'idée de préserver leur maison et leur bétail. Dans la précipitation et dans un réflexe de survie qu'on peut comprendre à l'égard du dernier enfant qu'ils élèvent encore, ils engouffrent Damir dans la voiture d'un cousin qui s'exile en Allemagne. Damir quitte ses parents, sa maison, sa ville... Son cousin doit le laisser à Split, sur la côte dalmate, dans un centre de transit pour réfugiés. Pour lui et ses parents il est parti pour quinze jours, ce qui reste du temps scolaire de cette année-là, en attendant que les bombardements cessent.
A Split on l'oriente sur une île, celle d'en face : Brac, ancien paradis des touristes occidentaux, vantée par le guide Hachette pour ses pinèdes, ses maquis, ses vignobles, ses oliveraies, la pureté de l'eau et ses hôtels confortables. Dans les hôtels et les centres touristiques ils sont déjà 3000 réfugiés. Damir a une chambre qu'il partage avec un autre garçon seul, dans un complexe touristique en face de la mer.
En décembre 1992 je me retrouve là avec un collègue, mon complice Alain Devaux, pour imaginer un dispositif de soutien psychologique aux réfugiés, missionné par une ONG elle-même sollicitée par la Communauté Européenne.
Nous avions en effet le souci d'élaborer un dispositif qui devait, à la fois intervenir dans l'urgence mais indiquer aussi une continuité, au risque de nous effrayer nous-mêmes dans l'idée que nous étions là pour longtemps, et de choquer la plupart des réfugiés ancrés dans l'idée véhémente qu'ils étaient là pour peu de temps. Ce dispositif devait permettre que chacun retrouve a minima une position de sujet car celle-ci avait été entamée. En effet, nous croisions essentiellement des femmes et des vieillards (les hommes étaient restés au front et/ou gardaient les maisons) errant dans les couloirs d'hôtel et dans les allées des centres de vacances, ou " réfugiés " dans leur chambre, sidérés, morcelés, craignant chacun de lire dans le regard de l'autre le signe de sa propre détresse. Des enfants, beaucoup d'enfants, jouaient mais surtout prenaient soin de leurs mères déprimées en s'occupant par exemple d'aller chercher les repas au restaurant collectif. Parfois ils tapaient dans un ballon ou dessinaient et faisaient de la peinture mais les bénévoles, inquiets, nous disaient être débordés par le contenu de certains dessins. Les adolescents erraient aussi, tardaient à se constituer en groupe et, quand ils le faisaient, étaient comme partout suspectés de conduites marginales ou délictuelles. Enfin quelques bébés naissaient dans ces camps et pendaient aux bras de femmes dont le regard souvent évitait de croiser celui de leur enfant. Sur cette île et dans d'autres centres de la côte dalmate, nous allons travailler pendant plus de trois ans avec une équipe qui comptera jusqu'à 40 personnes que nous superviserons sur place, toutes les six semaines.
Au début du mois de mars 1996 nous avons mis un terme à ce travail. Il y a eu en effet un accord de paix !
Très rapidement Damir va s'imposer à nous dans nos premières visites de camps de réfugiés. C'est un garçon affable, entreprenant, qui se lie facilement. Il va être le pilier d'un groupe de jeunes mais ce qui frappe, chez lui, c'est cette force avec laquelle il affirme à chaque fois qu'il ne sera plus là lors de notre prochaine visite... comme si, menacé de destruction par la guerre et la condition de réfugié, il mobilisait une formidable énergie narcissique à se projeter ailleurs. En outre, Damir grandit et de ce fait côtoie un persécuteur extérieur, en l'occurrence la police bosniaque, qui vient régulièrement râfler des jeunes gens pour les conduire au front.
Dans une rencontre identificatoire, Damir va se lier avec l'un de nos éducateurs en charge du groupe d'adolescents. Par lui il pourra entrer en contact radio avec sa soeur bloquée dans son hôpital et aura ainsi des nouvelles de ses parents. En septembre 1993, grâce à un signe bienveillant de ses parents, Damir obtient un visa pour rejoindre cet éducateur en France. Ce dernier a une grande famille et un de ses enfants a le même âge. Damir va apprendre le français, fréquenter le collège et il est actuellement un des meilleurs élèves de sa classe de 1ère dans une petite ville de province, au sud de Lyon.
C'est seulement à l'occasion des fêtes de Noël, en décembre 1995, que Damir pourra entreprendre sans trop de risque un voyage pour retrouver ses parents. Risque évalué avec ses parents avec lesquels, depuis quelque temps, il avait pu renouer contact par téléphone. Sous tutelle de cet éducateur il a obtenu la nationalité française (en fait une double nationalité) et, comme il est maintenant majeur, il peut poursuivre sa scolarité en France.
Que se sont-ils dit, ses parents et lui, lors de cette rencontre après trois ans et demi de séparation ? Nous ne le savons pas..., sinon cette décision de rester en France, accord passé entre ses parents et cet éducateur. Est-ce un exil qui se poursuit, avec son lot de culpabilité ? On peut cependant imaginer que Damir devra peut-être s'interroger sur un conflit de fidélité.
Albert, ou comment revivre le Liban, en France
Décembre 1992. Je reçois dans ma consultation à Santé Mentale et Communautés un adolescent de 13 ans d'origine libanaise, chrétien maronite. Albert est en France depuis deux ans, réfugié avec ses parents et son frère au sein d'une petite communauté libanaise.
Il m'est adressé par une psychiatre, chef d'un service hospitalier infanto-juvénile, après un court séjour d'observation. Depuis quelques mois, alors qu'il est très brillant à l'école, Albert développe des symptômes de phobies scolaires, phobie de se lever le matin, de prendre le bus, de rentrer dans la classe. Il développe aussi un certain nombre de rituels obsessionnels autour de sa toilette et de la prise de nourriture, et imagine que ses compagnons de classe le persécutent. De temps en temps surviennent des bouffées d'angoisse qui alternent avec des sensations de perte de mémoire importantes quant à l'apprentissage scolaire. Albert est persuadé que quelque chose peut arriver, du genre catastrophique, événement dont il a la prémonition à partir d'une série de pertes d'objets qui s'accumulent (stylos, cahiers, livres, etc...). Ces pertes sont reliées à une perte plus fondamentale pour lui, celle de son oreiller qu'il a laissé dans sa maison à Beyrouth.
En fait, avant d'arriver en France, Albert a vécu un an dans une cave sous l'immeuble de l'entreprise où travaillait son père au Liban. De temps en temps il allait à l'école dans un bus de ramassage et les enfants chantaient tout le long du trajet pour conjurer la peur d'être attaqués à tout moment. Dans la cave il y avait plusieurs familles et parfois, certains ne rentraient pas après une sortie : on supposait qu'ils avaient été tués ou qu'ils s'étaient enfuis.
Je vais recevoir Albert pendant près d'un an et demi, au début plusieurs fois par semaine, pour essayer avec lui de remonter la chaîne traumatique et de la relier à une histoire personnelle, familiale, voire transgénérationnelle, afin qu'il y retrouve un sens. Il va peu à peu reprendre pied dans sa vie, malgré un épisode quasi délirant à préoccupation mystique. Cependant restera toujours, comme une immense inquiétude chez lui, l'idée que sa famille pourrait se séparer au gré des conflits parentaux qu'il évoque volontiers avec douleur.
Son père apparaît comme un personnage tyrannique, cyclothymique, dont il ne comprend jamais les accès de violence, sinon comme des décharges qui laissent Albert pantois. Il va progressivement se réinstaller dans une scolarité brillante en relation avec son désir de réussir à tout prix 30. Les séances avec moi vont s'arrêter d'un commun accord après qu'il a chanté sur la fin, au cours de l'une d'entre elles, cette chanson triste et lancinante des bus de ramassage à Beyrouth.
En janvier 1996, Albert revient me voir. Il est en seconde, dans les premiers de sa classe, et m'informe des dernières grandes vacances au Liban où toute la famille est allée profiter de la paix revenue. Son père les avait précédés et il y est resté après leur retour en France pour régler quelques affaires ; la décision était prise de continuer à vivre dans la banlieue lyonnaise. En septembre 1995, le soir de son anniversaire, ils reçoivent un appel téléphonique de Beyrouth les informant que son père est décédé d'une crise cardiaque. Albert me raconte ce dramatique événement trois mois plus tard, lors de sa reprise de contact. Il dit : " Mon père me quitte alors que je commençais à le découvrir. Je commençais à comprendre ses accès de violence comme une réaction d'impuissance à aménager une situation confortable pour la famille... il ne pouvait pas nous protéger de la guerre autant qu'il l'aurait voulu ".
Les liens engagés avec moi-même trois ans plus tôt lui permettent sans doute de comprendre les rituels obsessionnels qu'il sent revenir et, en tout cas, d'être suffisamment en confiance pour décider de reprendre des entretiens psychothérapiques. Coincé par une position trop proche de sa mère déprimée dont il perçoit la demande de protection, il reconstruit une représentation " en position-tiers " de son père, ce qui commence à le maintenir à distance de cette mère. Il interroge l'histoire parentale, cette filiation qui remonte en Arménie via la Turquie puis la Syrie jusqu'à cette installation à Beyrouth, au gré des génocides et des guerres qui ont décimé et déplacé sa famille. C'est signe aussi qu'une mémoire se construit hors de la rupture dans la transmission. Il peut ainsi se placer dans une succession, " une filiation ", garantes d'une véritable continuité.
Projetant sur ce père une image d'alchimiste, de bricoleur de génie capable de fabriquer des objets extraordinaires avec n'importe quoi, il y puise une énergie " épistémophilique ", légèrement sublimée il est vrai. C'est cependant une condition pour qu'il accomplisse ce travail de deuil dans lequel il pourra se réapproprier des identifications maturantes.
Au Mozambique : la rage d'Irmana, l'enfant raptée
L'île Josina Machel, fin janvier 96. Je suis dans une case d'un village communautaire sur cette île, en fait quelques kilomètres carrés de terre au milieu du fleuve Limpopo au Mozambique. C'est mon quatrième séjour dans cette région, missionné pour imaginer un dispositif de soins psychiques pour les enfants ex-soldats ou ceux qui ont été raptés dans le conflit armé qui a déchiré ce pays pendant près de 15 ans. C'est un travail qui se projette en collaboration avec des collègues locaux, équipe disparate constituée de psychiatres, de psychologues et de travailleurs sociaux mais aussi de tradi-praticiens et de membres des communautés villageoises.
Nous sommes ce jour-là une vingtaine et nous parlons d'Armana. Armana est une jeune fille de 17 ans environ qui vit à Josina Machel et qui a été enlevée par une troupe belligérante, alors qu'elle avait 10 ans, en compagnie de sa mère et de sa soeur. Ce rapt se serait déroulé sous les yeux de son père, caché à ce moment-là, sans doute par peur des représailles au cas où il se serait interposé. Comme dans toutes ces histoires au Mozambique, les trois femmes ont été séquestrées dans un camp, après plusieurs jours de marche, afin d'effectuer " les travaux domestiques " de la communauté armée.
Libérée du camp vers l'âge de 15 ans et ramenée au village, Armana se montre depuis excessivement en colère contre sa mère, au point qu'elle refuse de vivre sous le toit familial. Elle présente de surcroît un certain nombre de comportements psychopathiques qui la maintiennent à l'écart de la communauté, comportements qui inquiètent et désarçonnent les membres de l'équipe " soignante ". Armana devrait, suggèrent-ils, se trouver apaisée d'avoir survécu à cette aventure et d'avoir retrouvé, contrairement à tant d'autres enfants, sa famille au complet et son village natal.
En fait, dès son arrivée dans le camp rival, Armana a été séparée de sa mère et de sa soeur et confiée à une famille dans laquelle elle devait s'occuper des tâches ménagères. A la suite d'une erreur ou d'une maladresse commise dans l'accomplissement de ces tâches, on lui a coupé l'extrémité d'un doigt et sectionné le lobe d'une oreille. Durant cette période, Armana aurait appris que sa mère aurait réussi à s'enfuir, ou aurait vu sa mère s'enfuir en compagnie de trois hommes. Les versions d'Armana diffèrent, comme celles de la communauté, mais en tout cas sa mère a effectivement réussi à regagner son village. Plus tard Armana a été libérée et, depuis qu'elle est rentrée, ne décolère pas contre cette mère, la menace, l'injurie malgré les efforts de cette dernière. Elle vit en dehors de la case familiale ou dans celle d'une parente auprès de laquelle elle semble trouver un peu de paix. Le groupe, réuni ce jour pour parler d'Armana, est alors engagé dans une discussion très animée et contradictoire sur la véracité des faits rapportés, d'autant que les rituels de purification et de réintroduction dans la communauté n'ont eu aucun effet sur la jeune fille qui persiste dans son opposition.
Je suis alors sollicité et j'émets l'hypothèse qu'Armana a dû vivre l'apparition de ses premières règles en captivité et n'a pas en fait bénéficié des rituels traditionnels associés à l'accession à la puberté, ni de la présence de sa mère dont elle était séparée à ce moment-là de manière coercitive. J'ai aussi en tête que chaque enfant a son histoire et une manière particulière de réagir à des situations de séparation, de violence, subies ou agies de façon traumatique. Cependant, chaque enfant singulier est repérable dans un développement psycho-affectif général mais les positions qu'il peut prendre sont à mettre en relation avec les us et coutumes de la famille, de sa communauté, voire de son histoire transgénérationnelle. Or, quel que soit le contexte, la puberté est un moment fondamental du développement car elle organise (ou désorganise) l'enfant, fille ou garçon, en une personne sexualisée, femme ou homme. Cette maturation qui est en principe un gain nécessite par ailleurs de tolérer des pertes dont celles des relations plus ou moins protégées enfants / parents / adultes. Cette référence que je fais, à ce moment-là, de la puberté, transporte le groupe dans un échange intense dont un des intérêts, sans doute, est de relier l'histoire d'Armana à celle de la communauté par l'évocation que chacun fait des rituels de passage, tout en soulignant leur érosion due à l'emprise totalitaire et au conflit civil armé.
Ces liens sont évidemment importants au regard des mécanismes de dé-liaison qu'Armana provoquait jusqu'alors. Mon propos, en fait, n'était pas tant de faire oeuvre d'ethno-romantisme tropical mais plutôt de signaler que quelle que soit la forme adoptée dans le monde, une mère ou un environnement maternel " suffisamment bon " prépare son enfant ou accompagne sa fille dans ce passage de l'enfance à l'âge adulte sexualisé.
Or cet accompagnement se fera toujours dans l'ambivalence des relations mère / fille d'amour et de rivalité où le conflit est toujours possible et réactualisable. La fille devient comme la mère, une femme, et la colère d'Armana est, entre autres, en relation avec le sentiment d'avoir été abandonnée dans ce passage, abandon réactivé par la fuite de la mère et la passivité du père.
Plus globalement, le risque pour l'enfant, quand il se vit ainsi comme étant " lâché ", c'est qu'il perde la confiance qu'il peut projeter dans une certaine " toute-puissance " des parents à le protéger, qu'il perde confiance en lui-même et se sente en difficulté de repères.
Ainsi par exemple, c'est comme si Armana ne savait pas ou ne savait plus ce qu'elle pouvait toucher ou entendre pour que ses actes soient devenus répréhensibles dans la communauté raptante, actes ayant entraîné de la part du groupe rapteur des amputations punitives (doigt, oreille coupés, renvoyant aux organes des sens) dans un double registre :
. évidemment, celui d'une cruauté extrême,
. mais aussi celui de marquer leur caractère transgressif.
Or, si les actes comptent, compte aussi ce que nous imaginons, fantasmons à propos des actes ; sinon les actes seraient les mêmes pour tous, et nous savons bien que pour chacun, ils peuvent prendre une signification particulière.
Armana ne saigne pas que des mains et de l'oreille, mais saigne aussi de son sexe et l'hémorragie est également celle, jamais interrompue, de sa colère contre sa mère.
Toutefois, ce qui m'est apparu dans le déroulement du groupe, c'est qu'en plus, derrière cette défense à vérifier la véracité des faits, se profilaient chez nombre d'intervenants les projections transférentielles et contretransférentielles des relations de chacun avec Armana et de tous entre eux ; c'est-à-dire ce que cette jeune fille induisait de sentiments et d'affects chez ceux qui la côtoyaient et essayaient de l'aider. Nous avions là l'occasion de comprendre quelque chose à la colère d'Armana... dans la diversité des " ressentis ", des relations, des compréhensions qui entraînent des manières de s'engager comme soignant " prenant soin de... ". Cette situation ne peut, en tout cas, se réduire à une connaissance exacte, à la technicité d'un acte (qu'il ne s'agit pas de disqualifier), mais touche au regard posé sur une personne, à l'échange que cela entraîne, lequel pourrait bien ouvrir alors à des affects moins directs, comme un sentiment de honte extrême chez cette jeune fille. Honte d'elle-même, honte des autres, honte de sa mère... que sais-je encore ? Et pourquoi pas de la culpabilité retournée en colère ?
Alors seulement pourront s'exprimer ces questions présentes dans le groupe : " Que pouvons-nous faire ? " " Que devons nous faire ? " ou " Comment savoir ce qu'il convient de faire ? ", si tant est que " ce faire " puisse être aussi celui d'Armana : que peut-elle faire ? A condition, bien sûr, d'avoir été entendue dans ce message adressé comme une énorme colère ou une formidable rage !
QUATRE RECITS, QUATRE ATTITUDES
Avant de mettre en lien ces quatre récits, je voudrais préciser qu'ils illustrent en arrière plan, quatre attitudes, quatre façons d'être, quand on se trouve engagé dans une relation de soin ou d'aide psychologiques. Il est rare qu'on les remarque de manière isolée, encore qu'elles puissent à l'extrême caricaturer des comportements. Elles sont, le plus souvent mélangées, comme des positions qui nous traversent, des moments de suspens qui apparaissent quand nous prenons le temps de réfléchir sur nous-mêmes, sur ce qui nous mobilise, nous touche dans les interactions affectives dans lesquelles nous nous engageons.
Pouvoir renoncer
La première attitude consisterait à tolérer en nous de pouvoir renoncer ; c'est, en partie, ce que je laisse entendre dans la rencontre avec Radu. Si on se décentre de cette histoire particulière pour parler du travail de soignant psychique, c'est ce que nous éprouvons quand nous nous demandons si nous n'en faisons pas trop ; si l'énergie que nous dépensons à faire vivre psychiquement nos patients ne vient pas solliciter chez eux, une extrême passivité. Ceci vient en fait les maintenir dans des relations infantiles qui sont à l'origine de leurs comportements pathologiques. Il n'est pas rare alors, quand nous leur indiquons notre renoncement, de les voir s'activer très fortement et s'irriter excessivement contre ce qu'ils vivent comme un intolérable abandon maternel. Ceci indique d'ailleurs dans quelle situation ils nous ont mis et l'intérêt qu'il y a à travailler cette position, celle d'accepter de renoncer, de pouvoir renoncer, alors que nous sommes extrêmement touchés par la situation rencontrée, par des personnes, ou une personne, dont la problématique soulève chez nous un excès de compassion. Le plus souvent, cette compassion est d'ailleurs tout à fait justifiée ; elle s'appuie sur des sentiments de non-indifférence, de révolte devant la misère (sociale, physique ou psychique). Cependant, nous sommes tellement pris, dans ces moments-là, dans des positions de " vouloir tout faire, à tout prix, dans n'importe quelles conditions ", qu'en fait, il y a des risques de passer à l'acte et d'envahir l'autre de tant de sollicitations, qu'aucune place ne lui est laissée qui l'aiderait à trouver les moyens de s'en sortir lui-même. Nous sommes évidemment sollicités du côté de notre " toute puissance " soignante ou aidante, entraînés par l'illusion que nous pouvons sauver, sans nous poser de question sur notre place de dominant dans cette affaire et sans nous demander d'ailleurs si nous pourrons tenir jusqu'au bout. Il faut pouvoir en fait renoncer à tout maîtriser alors qu'un des ressorts pour travailler est justement une certaine maîtrise des choses. Cette attitude peut alors apparaître comme paradoxale et entraîner à notre égard des critiques de la part de ceux qui l'observeraient ou l'accompagneraient.
Le renoncement n'est évidemment pas la non-assistance à personne en danger, mais un subtil dégagement psychique qui ouvrirait l'autre à l'idée qu'il peut trouver les moyens de s'aider soi-même, ou laisserait la place à d'autres que nous accepterions d'imaginer comme plus adéquats dans cette situation. En clair, tolérer le renoncement peut ouvrir à une mise en lien où nous n'occuperions plus la place principale mais une place qui se marginaliserait jusqu'à pouvoir s'estomper, sans que nous en soyons défaits.
La tentation de " prendre avec soi "
La deuxième attitude vient s'insinuer en nous quand, justement, nous sommes dans l'incapacité de renoncer. Je l'appellerai " prendre avec soi " et c'est elle qui est en contrepoint dans l'histoire de Damir. On la retrouve, par exemple, dans certaines situations d'adoption ou d'accueil insuffisamment réfléchies et préparées, et il me semble d'ailleurs que Damir n'est pas tout à fait engagé de cette manière là. Cette position de " prendre avec soi " caractérise évidemment une indéniable bonté, une propension à l'hospitalité et un désir d'aider tout à fait respectables.
Cependant, " prendre avec soi ", dans la formulation abrupte du verbe prendre, peut ouvrir à des risques de " capture narcissique " quand " prendre " s'opère parce que l'autre correspond à nos désirs ou à des manques intemes que nous projetterions à l'extérieur sans nous interroger sur la possibilité que l'autre ne corresponde pas à l'image que nous en avons. Cet autre peut se trouver ainsi conduit à faire des efforts pour correspondre le plus possible à cette image projetée, afin de ne pas décevoir, pris, éventuellement, dans des effets de " clonage " qui abraseraient douloureusement le socle culturel qui le fonde comme sujet particulier.
Dans ces situations de " capture ", on peut assister malheureusement, après des périodes " d'idylles narcissiques ", à des mécanismes de rejet et d'abandon total ou des dérives identitaires à la hauteur de l'engouement du départ. Ceci peut se produire, par exemple, quand sous couvert de solidarité humanitaire, généreuse au demeurant, des opérations massives d'accueil de réfugiés sont promues par des ONG. Qu'on me comprenne bien, je ne juge pas du bien-fondé de telles initiatives, mais j'interroge les conditions dans lesquelles elles s'organisent, l'insuffisante préparation des accueillants et le manque d'anticipation des conséquences du déracinement total sur des réfugiés. Ces opérations ne sont par ailleurs pas dénuées de toute arrière-pensée publicitaire, d'autant qu'elles font souvent l'objet d'une couverture médiatique importante qui favorise souvent les mobilisations passagères. J'ai été, personnellement, témoin de situations catastrophiques engendrées par ces opérations, et sollicité ensuite comme soignant pour résoudre des incompréhensions réciproques et irréductibles entre réfugiés et accueillants. C'est évidemment dommageable pour les uns et les autres notamment, quand cela aboutit à des situations de rupture telles que les conflits ne sont même pas élaborables comme des différences culturelles prévisibles.
Ces situations peuvent devenir très critiques. Il est évident qu'en tant que thérapeute, je suis amené à traiter les plus exacerbées. En écrivant ces lignes, je pense en particulier, à un autre jeune Libanais de 21 ans que je reçois en consultation actuellement. A l'âge de 9 ans, dans une des périodes de guerre que traverse son pays, il est amené par une association caritative, en compagnie d'un de ses frères, dans une famille d'accueil à Lyon. Il est originaire d'une famille nombreuse de la montagne libanaise, très chrétienne (maronite) et paysanne, venue se réfugier à Beyrouth lors d'un conflit. L'accueil s'organise, sous couvert d'une continuation des études, pour une durée au départ limitée à une année scolaire. Son frère respectera cette limite et rentrera au Liban au bout d'un an ; il y retrouvera sa famille et son pays en guerre. Lui, au contraire, très brillant scolairement, semble combler en fait le désir de réussite de ses parents d'accueil, relativement déçus par leurs propres enfants. A 20 ans, au retour d'un voyage à Beyrouth qu'il abrège furieusement, il est submergé par des angoisses identitaires extrêmement graves où il ne sait plus qui il est. Français : il tente de transformer sa carte de séjour en certificat de nationalité française. Libanais : il s'inscrit à l'Université pour suivre des cours d'arabe, en empruntant le nom de ses parents accueillants. Il exprime dans le même temps une rage absolue contre ses parents d'origine. Il s'alcoolise, prend de la drogue, rompt une relation amoureuse et fait une tentative de suicide. Sans mésestimer le fait qu'il est très actif dans cette histoire, il apparaît cependant qu'il est pris dans un conflit de loyauté impossible, voire de trahison, qui, depuis le début, a été insuffisamment parlé. Il semble qu'il soit coincé par une subtile ambiguïté de l'accueil, projetée comme une adoption possible. Comment se déprendre alors, sans trop endommager ce qui s'est passé jusque là, sans que la rupture interne vienne comme seule alternative à une capture initiale ? Le risque est bien que la rupture s'opère des deux côtés, famille d'accueil, famille d'origine, jusqu'à sa propre rupture identitaire qui serait préjudiciable pour son propre avenir. Il se pourrait aussi, si on écoute attentivement ce qui s'est noué pour lui de manière inconsciente, que l'idée d'avoir été abandonné psychiquement par ses parents géniteurs le traverse. A d'autres moments, il est en proie aux fantasmes d'avoir été plus particulièrement élu pour être soustrait à la misère et à la guerre. On devine alors une immense culpabilité, à la hauteur d'une dette psychique impossible à combler, à rendre, qu'il retournerait contre lui dans cette fracture identitaire.
Aider à penser
La troisième attitude me paraît être plus proche de ce que nous, les " psys ", en particulier, pouvons faire dans ces situations extrêmes qui sollicitent si fortement notre empathie moyenne qu'elle risquerait de s'effondrer au profit d'un rapproché affectif étouffant.
Renoncer à prendre l'autre avec soi peut conduire, soit à se désengager totalement (" on ne peut s'occuper de toute la misère du monde "), soit, au contraire, à profiter de notre position décentrée pouraider à penser. Aider à penser n'est pas une pensée qui serait un " faire " ou une théorie qui expliquerait tout, comme ces discours opératoires repérables dans les " il n'y a qu'à ", ni un discours étrange qui envahit les autres de contenus qui leurs sont étrangers ou de beaux objets théoriques dont la fascination tient à distance.
Aider à penser (ce que j'essaye de faire dans l'histoire d'Armana) suppose une position d'humilité qui cherche avec les autres, non pas des recettes, mais ce qui fait justement que la pensée s'arrête de penser, tourne en rond, ne produise plus rien d'autre qu'une succession d'actes inopérants. Aider à penser implique une position de partage où ce qui vient des uns et des autres est repris, en veillant à ce que puisse porter un sens aussi ce qui apparaîtrait comme contradictoire.
Aider à penser ouvre à l'association d'idées, donne du plaisir à penser, restitue à ceux qui nécessitent une aide, leurs capacités à trouver en eux de quoi faire avancer une situation compliquée. Aider à penser n'est pas l'aplatissement de notre propre pensée mais s'aider à penser soi-même, en allant chercher des contenus complémentaires. Il est important d'ailleurs, quand on est amené à travailler à l'étranger, de s'intéresser à l'histoire du pays, à sa géographie, à ses richesses agricoles, industrielles autant qu'à sa production artistique et à sa littérature romanesque. J'ajouterai que flâner sur les marchés et fréquenter les bistrots n'est pas inutile dans ce travail ; les contenus complémentaires fécondent nos approches psychologiques, ils nous tiennent en éveil sur l'écueil qu'il y aurait à apporter des contenus décontextualisés. L'universalité de la culture occidentale cache le plus souvent un impérialisme de la pensée. Son uniformisation croissante est d'ailleurs de plus en plus inadéquate à percevoir finement des espaces culturels différents dans nos propres pays occidentaux. Cette uniformisation de la pensée est en fait au service d'une homogénéisation qui, souvent sous couvert de mondialisation, se déploie comme une nouvelle domination.
En lien avec cette critique, je voudrais m'en adresser une et, en même temps, l'adresser aux thérapeutes d'inspiration psychanalytique, en prenant le risque de me faire accuser " de cracher dans la soupe ". Il est clair que l'enseignement de la théorie et de la technique psychanalytiques, largement privilégiées dans notre formation ces trente dernières années, a imprégné et façonné nos modes de pensées et d'approche des situations. Cet enseignement, tout en étant d'un apport considérable, comporte cependant des effets pervers quand il se présente comme unique modèle, notamment quand il se transpose dans des attitudes qui sont liées à la cure psychanalytique, alors que d'autres contextes appellent d'autres positionnements. Je pense en particulier à la primauté du verbe, à la croyance excessive au mot et à l'interprétation juste, alors que nous savons bien, dans le travail institutionnel avec les psychotiques par exemple, qu'il y a " des actes parlants " qui sont attachés aux circonstances dans lesquelles ils interviennent autant qu'aux personnes qui les posent. Mais cette critique pourrait d'ailleurs s'adresser à tous ceux qui rigidifient une théorie au point de chercher systématiquement à l'appliquer, en tous lieux et toutes circonstances. Dans ces conditions, aider à penser n'est pas nécessairement aider à faire surgir le " verbe " mais aider à introduire des actes qui, s'ils sont convenablement étayés par une pensée qui prendra en compte le contexte, peuvent tout à fait contribuer à re-lier ce qui apparaissait comme dé-lié.
Recevoir
La quatrième attitude qui consiste à recevoir, ou plutôt à accepter de recevoir, est présente dans l'histoire d'Albert. Je signale un peu plus haut combien la recherche de contenus complémentaires pour aider à penser est importante. J'ajouterai que c'est en fait ce qui nous permet d'être mieux à même de recevoir de l'autre, d'être plus attentif à ce qu'il peut nous apporter.
Nous savons, en tant que thérapeute, tout ce que nos patients peuvent nous apprendre, nous révéler, quand ils font surgir en nous des affects, des émotions que l'analyse du contre-transfert rend nécessaires.
Nous savons quelles séductions ils peuvent exercer sur nous quand ce qu'ils dévoilent s'expose en confortant ce que des auteurs ont pu écrire. Nous recevons d'eux une théorie qui s'illumine, qui indique sa pertinence, se montre alors vivante, qui pour le coup apporte du plaisir à penser. Nous savons aussi l'excitation qu'ils nous transmettent, à leur insu peut-être, quand le matériel qu'ils livrent rencontre notre propre capacité à créer du sens à partir du sens qu'ils sont en train de recouvrer.
Dans les expériences humanitaires, ce que nous recevons de surcroît ce sont les différences culturelles, celles qui s'inscrivent sur la frontière entre nous et l'étranger. Elles nous révèlent des valeurs négatives dangereuses, hostiles, voire haineuses, auxquelles nous ne sommes pas forcément étrangers. Elles peuvent renvoyer à l'intérieur de nous aux conflits d'alliance et d'appartenances auxquels nous avons été confrontés dans les épreuves de séparation d'avec notre milieu familial quand, enfant, nous avons pu faire l'expérience de ce qui confortait notre identité ou la protégeait, comme de ce qui la menaçait dans les rencontres avec l'inconnu. Plus généralement nous recevons de ces rencontres, des expériences qui resollicitent notre capacité à jouer (psychiquement) avec la différence culturelle. Cette différence, dans ce qu'elle a d'attractif et de redouté, dans ce qu'elle révèle de notre propre attente et de la nécessité de la comprendre, ouvre à une perception de l'humanité et de l'inhumanité qui ne sont pas séparées, même si nous pensons que certains comportements ne sont pas acceptables parce qu'ils sont excessivement, violents et archaïques. Nous ne pouvons y être indifférents, qu'ils soient lointains quand des enfants deviennent soldats dès le plus jeune âge et commettent les pires atrocités parce qu'ils sont autorisés à libérer des pulsions meurtrières ; qu'ils soient proches quand une certaine conception de la pureté ethnique dénie au sujet son inscription essentiellement culturelle. Cette violence nous concerne parce qu'elle attaque ce qui nous fonde comme sujet. Si l'humanité est une, alors nous sommes tous soumis à la même loi, celle d'un certain renoncement pulsionnel qui ouvre à la civilisation ; et si nous sommes fondés sur la culture, nous ne le sommes pas que sur le sol et le sang.
SENS ET SOLLICITUDE TEMPÉRÉE
La guerre fait partie de l'histoire des hommes. Elle infléchit ou déconstruit des destins particuliers, des parcours singuliers, elle sépare temporairement ou définitivement des familles. J'ai choisi parmi d'autres de rapporter ces tranches de vies traumatiques chez ces quatre enfants pour souligner volontairement leur caractère particulier, même si le point commun est la violence exercée sur eux et leur famille par la guerre 32. Les sollicitations dont j'ai été l'objet pour participer là temps partiel) à l'entreprise humanitaire - alors que jusque là j'étais inscrit dans un travail thérapeutique avec essentiellement des personnes psychotiques et des adolescents en crise identitaire - rencontraient sans doute ce désir toujours chaud à l'intérieur de chaque soignant de vouloir sauver " l'autre ". Fitzgerald proposait, dans La fêlure, " que l'on devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer, phrase dans laquelle on peut reconnaître ce désir. Toutefois, les interventions humanitaires se déploient le plus souvent dans des situations critiques de catastrophes, de conflits, autant de situations extrêmes qui nécessitent à première vue des interventions en urgence. Ces interventions fréquemment médiatisées présentent le risque d'aplatir les nuances, le contexte de ces situations et d'engendrer une certaine fascination pour les victimes. On nous présente une ronde indifférenciée de souffrance, un carnaval de l'horreur dans lequel tout est affreux et où échappe alors le sens profond d'une blessure, d'une douleur, d'une exclusion particulière ou collective. Or rien n'est pareil, rien n'est indifférencié si on l'analyse au regard de la situation rencontrée. Cette dérive de l'humanitaire, ou du secourisme médiatisé, est une réduction au " même " qui plaque sur l'autre nos propres projections. Cela donne lieu à des perceptions moralistes des situations, à la hauteur d'une certaine empathie manichéenne qui brouille la perception de notre propre vuInérabilité. Dans Le coeur conscient, Bruno Bettelheim écrivait en substance que " dans des situations de violence sociale, chaque personne peut accepter de plus en plus ce qu'elle n'approuve pas "
C'est dire qu'il nous invitait à nous interroger sur notre propre vulnérabilité (celle où nous accepterions ce que nous n'approuverions pas). Ce sentiment de l'insupportable, que nous ressentirions lorsque nous sommes confrontés à de telles situations, ne doit pas nous faire oublier nos éventuelles défaillances ou impossibilités, celles qui président à l'égarement, ou au contraire celles qui nous engagent alors à maintenir des liens. Au début l'agir viendrait colmater nos propres perceptions douloureuses, au risque de nous amener à nous méprendre sur les capacités à " faire face " des personnes en difficulté.
L'aide que nous pourrions apporter sur un plan humanitaire ou soignant serait plus de restaurer ou de maintenir un équilibre humain que d'inonder des personnes ou des populations en détresse de sollicitations trop assistantes.
L'assistance généralisée conduit le plus souvent à une déresponsabilisation et maintient celui qui en est l'objet dans une perte d'estime de lui-même. Au-delà de la nécessaire assistance aux personnes en danger, il y aurait lieu de faire une place à des fonctionnements qui rétabliraient la capacité de penser et de parler. Pour cela il faut pouvoir écouter. Autrement la coupure s'installe de manière béante, le réel devient non symbolisable, son expression n'est qu'un témoignage de victime qui va s'abîmer dans ce rôle. Il n'y a qu'à penser à cette longue incapacité à écouter les déportés, ou à leur donner de la parole, à leur retour des camps de déportation après la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient maintenus dans l'éviction.
>Ce qui caractérise l'enfant abandonné de l'institution roumaine c'est l'éviction ; ce dont il a été l'objet au départ dans une conjonction des plans : familial, social et politique, et dans une absence d'investissement. Il porte son histoire dans un dossier qui n'est même pas, sans doute, rempli consciencieusement ; enfant inarticulé, désespérément à la recherche de constantes, de constituants, de contenants. Il ne suffisait peut-être pas de rendre l'enfant à sa famille dans un agir qui déculpabilisait mais il aurait fallu (était-ce possible ?) faire ce très long travail de retrouver et rassembler les pièces perdues d'un puzzle dans une reconstruction psychique.
Sans comparer ce qui n'est pas comparable, Damir, l'enfant bosniaque, a de toute évidence eu " son compte " de soin et d'amour maternel pendant sa première enfance, ce que Radu n'a pas eu. Un enfant pris dans les effets d'une violence traumatique réagira en fonction de la manière dont il a été entouré, porté, protégé. La peur qu'il perçoit chez ses aînés, il a autant besoin de la comprendre que d'y être associé. Il est à peu près clair, pour Damir, que pendant la guerre, la fuite et l'exil, il a continué à être porté psychiquement par son environnement parental ; celui de l'origine et celui qu'il s'est " trouvé et créé ", ce qui l'a maintenu hors d'un chaos relationnel.
Le travail fondamental des identifications à l'adolescence nous montre que ce qui nous fonde comme sujet dépend aussi de l'autre. Ce travail s'inscrit sur ce que l'enfant, par le jeu des représentations, des mots et des choses, perçoit du semblable dans la dimension bienveillante à laquelle il peut se comparer. Mais il perçoit dans le même temps quelque chose qui reste énigmatique et incomparable. Le prochain est à la fois hostile, bienveillant et secourable. La puberté bouleverse et réajuste cet équilibre. Damir trouve cet équilibre au contraire d'Armana, sidérée par l'absence de sa mère, irreprésentable autrement que fuyant et l'abandonnant dans la réalité. Elle ne sait sans doute plus ce qu'elle doit faire, figée par une terreur paralysante qu'elle ne peut anticiper. La colère qu'elle manifeste à son retour ressemble à une décharge de rage contre un sevrage psychique trop précoce.
Albert me parle de gourmandise, de cette gourmandise à mêler les langues au Liban pour communiquer et, dans ce travail de deuil qu'il entreprend actuellement avec moi, il se prête la pensée d'avoir anticipé le décès de son père. Il reconstruirait cette mort à Beyrouth comme quelque chose qu'il aurait pressenti ; comme un ouvrage accompli par son père après avoir mis sa famille à l'abri, en France. Il peut me dire aussi que son père était malade (du coeur) et combien il a tenté de prendre soin de lui quand il se pliait, avec lui, à de longues conversations, uniquement en arabe, la dernière année de sa vie. " C'est notre culture sentimentale et orientale " dit-il, " il ne faut pas aborder les problèmes de front, mais varier les angles, donner des nuances, polir, ouvrir des solutions " ajoute-t-il. Il précise que c'est ce qu'il fait avec moi pour m'ouvrir petit à petit à la perception de cette culture. Il me protège par là d'interprétations trop hâtives, celles qui découleraient d'un savoir validé, trop sûr de lui-même. Il maintient aussi, de surcroît, un espace d'illusion entre nous.
Mais nous savons aussi qu'un thérapeute doit accepter que son patient prenne soin de lui pour atténuer sa toute-puissance soignante et éprouver quelque chose de la sollicitude tempérée
Cette sollicitude répond à une sollicitation : celle d'être écouté par un autre de manière empathique. Comme cela se fait par la parole et l'exercice de la pensée et non par des actes, les expériences peuvent se lier dans la temporalité et la différenciation. Le récit des événements traumatiques peut, en d'autres termes, s'il est écouté attentivement et étayé empathiquement, retrouver les chaînes associatives avec les autres éléments de la vie de chaque sujet. Ce récit fait lien. Il anime un conciliabule avec la chaîne associative de pensée. Il met de la distance, il réinstaure de la temporalité et s'adresse à quelqu'un d'autre qui le reçoit comme tel. En cela il fonctionne à l'inverse de la sidération et de l'oubli masqué. Il permet de restaurer la capacité à réenvisager l'avenir comme une temporalité retrouvée.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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MAQUEDA (Francis), Humanitaire : le jardinier, le camionneur et le Psy -
La Psychiatrie de l'enfant. Paris, PUF, Tome 38, fascicule 1, 1995. pp. 312-343.
MAQUEDA (Francis), La purification, les Pontifes et les psys. Humanitaire et traumatismes psychiques. Société Rhône-Alpes de Psychiatrie, 11 décembre 1995. pp. 35-45. (A paraître dans Filigrane - Ecoutes psychothérapiques. Montréal, Canada, 1997).
PUGET (J.), KAES (R.) et al., Violence d'état et psychanalyse. Paris, Dunod, 1989. 277 pages.
L'auteur de cet article, De la pensée interrompue à la sollicitude tempérée signale la prochaine publication en 1997, aux éditions Desclée de Brouwer, d'un outrage portant sensiblement le même titre.