Programme CEDRATE - 6 - 8 mars 1997, Paris
Houria SALHI CHAFAI
Cela devient une gageure, quand l'enfant est victime d'une violence qui paraît gratuite, tant les causes et les enjeux échappent à l'analyse.
Dans la situation de guerre que vit l'Algérie aujourd'hui, il y a en effet quelque chose de l'absurde. Mais ce sentiment n'est il pas aussi ressenti dans d'autres contrées, en Yougoslavie, au Rwanda, au Zaïre...
Peut-être est-ce aussi, cette dimension de l'absurde, de l'inexplicable qui rend les traumatismes de ces guerres plus inaccessible à l'appréhension clinicienne.
Ce qui nous apparaît en clair, c'est ce qui est donné à voir, est rarement le plus important. L'essentiel est toujours invisible, caché et reste à décoder.
Avons-nous les grilles pour le faire ? Notre propension à interpréter, à élucider, à l'aune de notre savoir psychiatrique, ne répond-elle pas surtout à notre besoin de maîtrise de nos propres angoisses ?
Lucien Bonnafé a sans doute raison de dire que " la réduction du sens aux besoins de clarté est par excellence l'acte dans lequel se perd le sens ". Tel m'apparaît, en effet, le risque de cette clinique du trauma psychique que nous essayons de constituer.
Mais en même temps, le questionnement qui s'origine des difficultés de cette clinique est fertile en réflexions et en développements sur la pratique clinicienne en général. Il paraît inconcevable aujourd'hui de comprendre quoi que ce soit aux attentes des sujets en souffrance, sans prendre en compte l'articulation des faillites subjectives avec les dysfonctionnements du groupe social qui eux mêmes renvoient à une crise structurelle.
Cela dit, l'individu n'est pas déterminé par la seule dimension sociale ; son rapport à la culture collective reste un rapport d'incertitude. On ne participe pas pleinement de sa culture, c'est peut-être à partir de cet écart que peut s'entrevoir une clinique qui ne soit pas aliénée à un modèle dominant, ni aliénante pour le sujet singulier.
C'est dans ce sens que la clinique du traumatisme psychique en situations extrêmes, par la richesse de ses questionnements, a quelque chose à nous apprendre sur le fonctionnement psychique de la personne humaine dans toutes les situations de crise sociale.
Par exemple, une des questions que notre équipe se pose porte sur une spécificité éventuelle de tels traumatismes, ce qui conduirait à devoir chercher un mode d'approche et de prise en charge adéquats à cette spécificité.
Les drames habituels de l'existence humaine, la mort d'une mère, d'un frère, par exemple, dérégulent le fonctionnement psychique de l'enfant et débordent son économie affective. J'ai eu dans ma pratique, à soigner les retentissements de tels événements et j'ai pu aider à leur dépassement. Ces drames, vicissitudes de l'existence, s'inscrivent dans le cours du temps vécu. Ils entrent en résonnance avec les mythes de la culture. Des rites médiateurs viennent oeuvrer au travail de deuil et renouer le fil de l'histoire par une expression multiforme de la souffrance de chacun.
Rien de tel, apparemment dans les situations de violence que nous vivons aujourd'hui, les traumatismes y apparaissent comme corps étranger, non métabolisables. C'est comme si ces personnes se retrouvaient, ainsi en passe de symbolisation, livrées à une imaginaire terrifiant. Devant la faillite des montages culturels et l'irruption de questionnements sans réponse, les familles s'avèrent impuissantes à aider les enfants d'où le surgissement de peurs archaïques et leur mise à distance d'ordre irrationnel.
Il en va de même de nos montages institutionnels de prise en charge qui s'avèrent inopérants. Le résultat en est qu'il n'y a pratiquement pas de soutien psychologique aux personnes victimes d'actes de violence.
Le désastre de la psychiatrie infanto-juvénile en Algérie fait que l'infime minorité des enfants qui accèdent à l'institution sanitaire, ne bénéficie pas pour autant d'une prise en charge de leur souffrance psychique.
L'échec des traitements (le plus souvent par des tranquillisants) de cas de traumatismes psychiques, vient révéler et souligner qu'on ne peut, dans le domaine de la santé mentale, ni méconnaître l'histoire subjective de l'enfant, ni occulter l'imaginaire qui nourrit la mémoire collective, ni faire fi du contexte particulier où survient l'événement traumatisant.
De plus, s'il y a toujours un point de focalisation du traumatisme sur l'enfant porteur de symptôme, l'impact du traumatisme n'en est pas moins ressenti par les autres membres de la famille.
Soit qu'il y ait comme une sorte de réaction en chaîne entraînant des modifications proche en proche qui s'opèrent pendant et après le déroulement de la crise, chez l'individu, comme dans le groupe familial sur lequel elle retentit. Soit que le comportement hyper adapté d'un enfant vienne pointer un mal être latent.
" Vous savez ", me dit la mère d'un petit garçon, amené en consultation pour le développement de phobies multiples, " je suis encore plus inquiète pour ma fille. Elle fait de l'excès de zèle. Elle est la première levée, la dernière couchée, veille à tout comme si elle était la mère... ce n'est pas normal ". Ce comportement chez cette adolescente de 14 ans, est apparu depuis que la famille a fui le village pour se réfugier en ville. Cette mère très intituive avait perçu une souffrance inexprimée derrière l'attitude attentionnée par trop oblative de sa fille.
Un jour qu'elle ramenait son petit garçon, elle demanda à me voir. Elle avait compris, me dit-elle le comportement de sa fille. C'est un rêve qu'elle a fait il y a quelques jours qui l'a éclairée en ramenant à la surface un souvenir d'enfance, remontant à la guerre de libération, où elle a été elle-même cause indirecte d'un épisode qui a failli tourner au drame.
" Ma fille doit se sentir coupable de la vie que nous menons ici. Elle se doute sûrement que c'est pour elle que nous avons abandonné notre maison. "
Une autre remarque à faire c'est la quasi absence de lieux institutionnels offerts aux familles pour exprimer le retentissement des traumatismes psychiques, d'autant plus importants qu'ils sont tus. En effet, ce qui caractérise le mode d'être de ces familles, c'est un non-dit massif. Le vécu de ces traumatismes rappelle les situations de détresse, rencontrées en psychiatrie d'urgence avec les affects y afférant : l'anxiété teintée d'une note de perplexité, le sentiment d'impuissance et un vécu de menace dont l'imprécision même majore le danger.
Mais dans les cas que nous rencontrons ici, ce sont le plus souvent des détresses muettes.
Je me suis demandé s'il n'y avait pas quelque chose d'une culture intersticielle qui expliquerait cet interdit du dire, dans ces situations de violence collective non assignable, donc innommable.
L'événement survient comme par effraction dans un espace-temps, le présent, qui comme le temps du verbe, n'existe pas dans notre langue. L'équivalent du présent est acte, s'il n'est pas accompli, il est projeté dans le futur immédiat. La catastrophe opère comme une disjonction dans le continuum passé - futur d'où une sidération inexprimable. Pour dire l'instant, il faut d'abord renouer le fil du temps. La parole est porteuse de mémoire et anticipatrice de l'avenir d'où peut être cette suspension du dire qui laisse interdit. " Laisse le puits avec son couvercle " est la réponse fréquente à nos sollicitations à dire : quel danger suppose donc le lever du couvercle ? De quelle menace est-elle grosse cette mémoire au fonds du puits ?
D'aucuns relient ce non-dit à une simple peur de représailles des groupes islamistes ou du pouvoir, donc de l'ordre du réél. Personnellement, je ne partage pas cette explication qui m'apparaît comme une interprétation rationalisante.
Ce qui est caché dans le puits, qu'il vaut mieux laisser couvert renvoit là une menace plus diffuse qui serait de l'ordre de l'inconscient. Menace ? Vérité enfouie ? Désirs indicibles ? Dans la langue, le puits, c'est le secret, la zone d'ombre, c'est aussi l'eau et sa surface. En le laissant couvert, on risque moins de s'y mirer. Ce non-dit, justifié par cet adage si fréquemment évoqué par les mères de mes petits patients, m'a toujours paru faire sens. En même temps qu'elles coupaient ainsi court apparemment à une relation, ces femmes n'en donnaient pas moins à voir et à lire sur leur visage quelque chose à déchiffrer. Le recours à la métaphore est un appel à entendre ce qui ne peut être énoncé. Le non-dit ici ne me paraît pas faire clôture à la relation mais appel à une reconnaissance, à une communion au delà des paroles, comme un clin d'oeil entendu. C'est pour l'avoir ainsi perçu que j'ai un jour dérogé à mon attitude habituelle de respect du non-dit et de non-intrusion. C'était avec la mère de Hichem, un adolescent de 15 ans. J'ai invité cette femme à oser soulever le couvercle.
Hichem nous avait été envoyé par un pédiatre d'une bourgade particulièrement éprouvée par le déferlement de la violence. Il avait été traité par le pédiatre, au secteur sanitaire pour un état anxio-dépressif. Il s'ensuivit une amélioration de son état. Mais de nouveau, il avait sombré dans un état stuporeux après s'être trouvé, sur le chemin de son domicile, face au cadavre d'un homme gisant sur la chaussée dans une mare de sang, la tête coupée, posée sur le ventre.
Les troubles de Hichem avaient débuté quelques semaines auparavant à la mosquée, une liste de gens à abattre y était épinglée, sur laquelle il avait cru voir son nom. Il se précipita alors à la maison dans un état d'angoisse intense (qu'il réussira plus tard à nous décrire). Haletant, il s'aggripait à sa mère en répétant : " J'ai vu, j'ai vu.... ". Mais la mère n'en voulut rien entendre.
Elle me dit que l'interdiction de parler qu'elle fit à son fils était une mesure de sauvegarde. " C'est Hichem qui haletait de peur mais c'est moi qui suffoquais ". Elle parla un bon moment, alternant le on et le tu, dans un langage métaphorique et abstrait, dévidant un récit où il était question de destin, de Dieu qui entend, de vie de servante, de ventre fécond, d'orphelins qui avaient pourtant un père. Récit désintriqué, par une seule fois elle ne dit " je ".
En l'écoutant, il me semblait entendre l'écho d'une légende ancienne. Je me suis surprise à évoquer le désert, le puits de Laha , refuge de Hagar abandonnée avec son fils Ismael, l'orphelin qui avait pourtant un père. Ismael qui ne parle pas, l'infans et dont le nom signifie littéralement " Dieu entend ".
C'est comme si la situation de détresse que cette femme a vécu, l'avait fait renouer, sans qu'elle en ait conscience, avec l'imaginaire collectif, pour dire sa souffrance dans un language métaphorique, à travers les mythes de la culture.
Sans qu'elle n'ait à aucun moment décrit sa situation concrète ; en acceptant de soulever le couvercle du puits, elle réussit à rendre l'atmosphère dramatique de son vécu. Quelques mois après, nous avons ensemble reconstitué par bribes le tissu de sa vie. Orpheline à 6 ans, élevée par une marâtre peu amène, mise tôt au service des autres comme servante, elle fut mariée par son père à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, émigré en France, qu'elle ne voyait qu'une fois par an. Elle eut cinq enfants dont Hichem est l'aîné et qu'elle élève seule. Voilà plus de deux ans que son mari n'est pas revenu " pretextant la maladie ". Sa situation de femme seule, encore jeune dans ce hameau terrorisé où plusieurs femmes ont été enlevées, aggrave la menace et révèle les fantasmes incestueux de Hichem en plein remou adolescent, lui qui en tant qu'aîné doit remplacer le père.
Si j'ai choisi ce fragment d'observation, c'est pour pointer la complexité des traumatismes psychiques que nous rencontrons. L'enfant et l'adolescent amenés en consultation dans une situation de détresse, submergés par un flot pulsionnel qui envahit le corps et le psychisme dont sujet d'une histoire enserrée dans un réseau de ramifications complexes. Prendre en charge seulement l'enfant dans le cadre institutionnel habituel, équivaut à traiter le symptôme sans prendre en compte tout le processus qui a abouti au symptôme.
Mais la précarité de nos moyens ne nous permet pas toujours cette approche qui impose un travail de perlaboration permanent pour lequel l'équipe n'est pas préparée.
En conclusion, je dirai que la leçon à tirer de ces situations de traumatismes, c'est le constat de l'inadéquation de la formation psychiatrique aux besoins et attentes de ces personnes.
La détresse des enfants dans ces situations de catastrophe nous renvoie - nous, psychiatres - à notre douloureuse dichotomie comme dit Proust : " Nous sentons dans un monde, nous pensons et nous nommons dans un autre. Entre les deux, nous pouvons établir un système de correspondance, mais nous ne pouvons pas combler l'écart ". Pourtant, seule la prise en compte de cet écart, peut permettre d'entendre au delà du discours et faire que l'autre s'entende lui-même et que l'enfant ne reste pas captif de l'interdit de parole.