Existe-t-il des caractéristiques cliniques et psychopathologiques des pédophiles extra familiaux adultes ?

Mme Denise BOUCHET-KERVELLA[1]

 

 

I Les principales tentatives de classification contemporaines

 

Nombreuses mais hétérogènes, elles utilisent divers modes d’approche, les uns fondés sur l’étude clinique qualitative, avec son aspect empirique mais aussi sa richesse, les autres fondés sur l’utilisation d’outils plus quantifiables (tests, questionnaires, statistiques), dont le caractère plus objectif implique inévitablement un appauvrissement d’informations.

En Amérique du Nord, l’étude de Mohr, Turner et Jerry menée dès1964 distingue trois groupes selon l’âge (très jeunes, de plus de 50 ans, ou du troisième âge), et rapporte les conduites pédophiles à un sentiment d’infériorité sexuelle et sociale, poussant à la recherche de partenaires moins « menaçants » qu’un adulte et d’expériences venant contre-balancer des échecs conjugaux ou professionnels. Dans cette typologie, il s’agit davantage de conduites réactionnelles que d’un attrait sexuel préférentiel. Ce cas de figure peut certes exister, mais est bien loin de recouvrir le large éventail clinique des conduites pédophiliques.

Groth et Burgess proposent en 1977 une typologie beaucoup plus approfondie, distinguant fondamentalement le viol de l’attentat à la pudeur, en fonction d’une part des motivations et des modalités de l’acte, d’autre part des relations avec la victime. Dans le cas du viol, il s’agit d’un désir de domination et d’affirmation de puissance, avec ou sans érotisation sadique, et la relation n’est jamais maintenue. Dans l’attentat à la pudeur, le pédophile « fixé » à l’attrait préférentiel pour l’enfant utilise la séduction et le jeu, sans violence ni contrainte, et recherche une relation de pseudo-réciprocité aussi bien affective que sexuelle avec des partenaires réguliers dont il prétend vouloir s’occuper tendrement et dont il cherche à se faire aimer ; il est identifié aux enfants idéalement perçus comme « purs, sincères, naturels », et ses rapports avec les adultes sont distants, craintifs, conformistes. Ce tableau clinique est, dans mon expérience, fréquemment rencontré.

Knight, Carter et Prentky ont élaboré en 1989 une méthodologie d’analyse statistique à partir d’un questionnaire très structuré dans ses items, selon une approche comportementalo-cognitiviste mêlant à la mesure du degré de fixation et de violence sadique ou non-sadique la « compétence sociale » faible ou forte. Suivant la même approche, l’Institut Philippe Pinel de Montréal a développé un modèle d’expertise quantifiable, basé sur la reconnaissance ou non des actes commis, des conséquences sur la victime, de la responsabilité, des liens entre fantasmes et acte, et l’existence ou non de problèmes annexes ou de prise de toxiques. Proulx met en relief trois dimensions chez les pédophiles : la solitude, la faible estime de soi, et les distorsions cognitives. Celles-ci sont également soulignées par Raviart, tant dans les relations avec les autres adultes que pour celles qui concernent les enfants.

Van Gijseghem a tenté en 1988 de se démarquer des typologies comportementalistes et d’élaborer une classification dans l’optique psychodynamique, à partir de la relation d’objet et de la structure du caractère selon la fixation à un des stades freudiens. Sa grille nosologique très complexe, subdivisée en huit types distincts, envisage minutieusement pour chacun d’eux la nature, le sens et les facteurs déclencheurs de l’abus sexuel, les éléments étiologiques, les caractéristiques de la relation et du discours, les éléments contre-transférentiels, enfin éventuellement les autres formes d’agir illicites. Ce travail très fouillé, qui se veut exhaustif, échoue cependant à offrir des « entrées » possibles à tous les cas de figure cliniques.

L’utilisation des tests n’aboutit, au MMPI, à aucun profil particulier des pédophiles, sinon un score plus élevé à l’échelle de schizophrénie chez ceux qui utilisent la violence. Au Rorschach, une étude comparant des pédophiles et des délinquants non sexuels met en relief chez les premiers des traits de personnalité déjà relevés par ailleurs comme la pauvre estime de soi, la fragilité narcissique, des signes d’anxiété et d’impuissance face aux évènements, et y adjoint des traits de caractère tels que « opposition chronique avec hostilité » ou « tendance imaginative » qui ne renvoient à aucune psychopathologie précise.

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En France, les études les plus connues (Balier, Coutanceau et Martorell, Dubret et Cousin, Zagury) sont surtout fondées sur l’observation clinique, et souvent centrées sur les notions de « perversion » ou « perversité ». Je les évoquerai au cours d’une tentative de clarification de ces notions, dont la réalité clinique doit être précisée et délestée de la connotation moralisante qui leur est généralement associée.

 

 

II Conduites pédophiliques et « perversion »

 

Martorell et Coutanceau (98) soulignent très justement la tendance, trop répandue dans notre pays, à rapporter automatiquement un agir sexuel pervers à un fonctionnement psychique globalement pervers, ce qui est très loin cliniquement d’être le cas. De plus, la médiatisation des agressions sexuelles d’enfants les plus effarantes répand dans le grand public une représentation univoque DU pédophile au singulier, comme « pervers monstrueux » inhumain, sadique et obligatoirement violent. Confrontée à l'expérience clinique, cette représentation simpliste est rapidement battue en brèche par les constats suivants :

 

1) Une conduite pédophilique, en elle-même bien sûr qualifiable de perverse du point de vue strictement comportemental, ne signe pas pour autant obligatoirement un fonctionnement psychique pervers durablement organisé comme tel. Elle peut apparaître de manière ponctuelle et isolée, accidentelle en quelque sorte, au sein d'organisations mentales fonctionnant habituellement dans un autre registre, par exemple névrotique ou psychotique délirant.

2) C'est donc seulement quand la place d’une telle conduite s'avère centrale dans l'économie psychique globale que l'on peut attribuer à un individu le qualificatif de "pédophile". Et lorsque c’est le cas, la plupart des cliniciens insistent sur le caractère protéiforme et souvent mal structuré d’organisations mentales complexes, où la composante perverse intervient de manière plus ou moins marquée et très variable (Coutanceau et Martorell 1998; Dubret et Cousin1998; le DSM IV, qui regroupe les "paraphilies"sous la vaste rubrique des troubles de l'identité sexuelle).

3) Malgré l'adjectif commun "pervers", il est essentiel de différencier fondamentalement les perversions sexuelles érotiques de ce que P.C. Racamier a appelé “ les perversités narcissiques ” (1986, 1987). Dans celles-ci, l’organisation défensive est fondée sur le déni, l’expulsion et la projection immédiate sur autrui de toute blessure susceptible d’altérer une représentation de soi invulnérable et sans faille. Ce mécanisme s’exerce, bien au-delà du sexuel, dans le champ de la réalité sociale globale, sous la forme d’une manipulation psychique des objets externes visant à disqualifier leur Moi et leur pensée, de manière à obtenir, non pas une jouissance sexuelle, mais une “ ivresse narcissique ” nourrie de la déroute et du rabaissement de l’autre utilisé comme faire-valoir. Selon Claude Balier (1996), cette forme de perversité peut intervenir partiellement dans les processus aboutissant aux comportements sexuels violents, lorsqu'elle s'allie à une utilisation du sexe viril comme instrument de domination d'autrui en raison d'angoisses de néantisation. De son côté, Daniel Zagury (1996) utilise ce modèle pour appréhender la pathologie des “ tueurs en série ”. Pour résumer, on peut dire que dans la perversité la préservation de soi est fondée sur la destruction physique ou psychique de l'autre, alors que dans les perversions sexuelles l’érotisation et l’idéalisation du scénario englobent simultanément la personne propre et celle du partenaire (cf. infra).

4) L'étude publiée en 1998 par Martorell et Coutanceau, à partir de l'examen de près de 300 cas condamnés pour des délits allant des plus légers aux plus graves, montre une infime minorité de sujets sadiques chez lesquels se combinent perversité et sexualité (plus "prédateurs" ou "pédoclastes" que pédophiles à proprement parler), une petite proportion de violeurs ou assassins pour la plupart psychotiques ou déficients mentaux, et une majorité écrasante (80%) de "tripoteurs" en quête d'attouchements, ne pratiquant que rarement le coït, et utilisant exclusivement la séduction pour aborder les enfants. Cette majorité d'hommes « névrotico-immaturo-pervers », mal affirmés dans leur identité, narcissiquement très vulnérables et souvent facilement manipulables (profil bien éloigné de l’image du pervers froid et dominateur), entrent facilement en relation avec les enfants par le jeu et établissent avec eux des relations pseudo-égalitaires où l'affectivité glisse vers la sexualité sans faire intervenir ni violence ni contrainte. Pour ma part, toutes proportions gardées car mon expérience ne porte jusqu'ici que sur 24 cas, j'ai observé la même prédominance très marquée des comportements de séduction par rapport aux comportements impliquant la violence physique.

 

Toutefois, le type d’acte commis ne peut, à lui seul, suffire à inférer la structure mentale sous-jacente. Par exemple, la pratique de rares attouchements furtifs apparemment bénins peut renvoyer à la névrose, mais peut aussi être le fait d'une personnalité située aux confins de la psychose, superficiellement adaptée à la vie sociale quotidienne, mais ponctuellement sujette, à la seule vue des enfants, à une fascination envahissante dont la tonalité persécutoire peut faire craindre l'éventuel recours à un acte meurtrier. En conséquence, les tentatives de classification fondées sur des critères uniquement comportementaux  sont à mon avis largement insuffisantes.

 

En l’absence actuelle de classification satisfaisante, j’ai acquis la conviction de la nécessité (du moins pour les cas hors névrose ou psychose délirante, relativement faciles à repérer) d’une investigation clinique approfondie, comportant plusieurs rencontres exploratoires réalisées par des professionnels de la psychiatrie travaillant en équipe, pour évaluer la place du comportement déviant dans l’économie psychique globale ainsi que les capacités de travail évolutif. La rigueur de cette évaluation psychodynamique semble fondamentale pour une orientation thérapeutique correcte de ces cas qui, pour la plupart, débordent les catégories de la nosographie psychiatrique habituelle.

 

 

III Présentation d’une expérience clinique en milieu ouvert

 

Depuis 1992, je participe à une consultation spécialisée qui reçoit, dans le contexte ambulatoire d’un Centre Médico-Psychologique, des délinquants sexuels soumis par la justice à une “ injonction de soins ”. La plupart de nos cas n’appartiennent donc pas, dans leur majorité, à la grande criminalité, puisque les condamnés à de longues peines sont pris en charge en milieu carcéral, éventuellement en SMPR.

 

A-Le cadre institutionnel

 

Une petite équipe de personnes intéressées a été constituée par le Chef de Service[2] pour participer, chacun à temps partiel, à l’organisation et au suivi de cette consultation: deux praticiens hospitaliers expérimentés (Pr Barte et Dr Santos), un psychologue-psychanalyste (en l’occurrence moi-même), et deux infirmiers. Actuellement, de nouveaux participants sont sur le point de s’y intégrer.

L’organisation de cette consultation spécialisée a d’emblée été conçue de manière tout à fait spécifique sur les deux points suivants :

 

1) Une prise en charge en deux temps successifs.

Le premier est consacré à l’évaluation clinique pluridisciplinaire, laquelle comporte systématiquement une triple polarité d’approche, criminologique, psychiatrique et psychanalytique (avec parfois l’appoint d’une évaluation psychomotrice ou sociale), préalable à la décision en commun d’une orientation thérapeutique adaptée à chaque cas. Ce premier temps d’évaluation, qui prend en compte l’ensemble de la problématique de chaque sujet, au-delà de ses conduites délinquantes, permet souvent de faire simultanément émerger au moins une acceptation, au mieux une demande de soins liée à l’expression d’une souffrance, dans la plupart des cas absentes au départ. Il est bien sûr indispensable de s’assurer de l’accord du futur patient pour lutter contre son comportement délinquant (accord généralement présent, au moins par peur de la prison), pour tenter d’en comprendre le sens, et pour chercher avec notre aide des aménagements relationnels et pulsionnels nouveaux. Ce premier temps d’évaluation adopte donc déjà une valeur pré-thérapeutique.

Vient ensuite le deuxième temps de l’orientation thérapeutique à proprement parler, qui peut être ou non multifocale et s’effectuer, selon les cas, auprès de soignants extérieurs ou non à ceux de l’équipe d’évaluation.

 

2) Le souci de maintenir une “ tiercéité ” à toutes les étapes, pour des patients chez lesquels l’interdit de l’inceste est souvent mal intégré, vacillant ou inexistant. Ainsi, c’est le psychiatre qui annonce au patient l’orientation thérapeutique choisie, et qui sera le garant du suivi. Si par exemple il s’agit d’une psychothérapie, il convoquera régulièrement le patient, à intervalles divers selon les cas, pour faire le point avec lui en présence d'un infirmier. De plus, c’est lui qui sera l’interlocuteur avec la justice.

 

B- Le polymorphisme clinique

 

Sur 46 consultants vus jusqu'ici dans ce cadre, nous avons reçu plus de 50% de condamnés pour pédophilie (dont 2/24 seulement ayant agi leurs actes avec violence, menace ou contrainte, les autres ayant utilisé la séduction). Les organisations mentales observées peuvent être réparties comme suit :

 

1) 2 cas apparentés à la névrose: comportement ponctuel très culpabilisé, clairement répudié par le Moi conscient comme mouvement érotique aberrant, honteux, et dommageable pour les enfants. Risque de récidive très réduit.

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2) 3 cas apparentés à la psychose:

- 1 psychose délirante ressortissant essentiellement de la psychiatrie.

-1 état limitrophe de la psychose d’allure pseudo-psychopathique, sans délire, présentant une angoisse massive d’intrusion et d'anéantissement identitaire dans les relations avec autrui, avec pour défense prévalente l'affirmation d'une domination phallique violente à visée auto-conservatrice (Mervin Glasser). Mélange de psychose et de "perversité morale" (au sens de P.C. Racamier), où n'interviennent ni érotisme ni plaisir sexuel, très proche du fonctionnement mental des violeurs et assassins étudiés par Claude Balier en milieu carcéral, auquel j’ajouterai un mécanisme d’identification primaire directe aux agresseurs parentaux (climat de violence meurtrière dans la famille).  Risque de récidive, et peut-être de passage du viol au meurtre.

- 1 état limitrophe de la psychose au bord de la désintégration délirante, en raison d’une excitation envahissante et confusionnelle suscitée par la vue de tous les enfants ressentis comme persécuteurs. Risque de passage direct d’attouchements superficiels au meurtre.

 

3) 12 cas apparentés aux perversions sexuelles, où l'érotisme prévaut par rapport à la destructivité : la séduction est au premier plan. Recherche compulsive d’une relation idéalisée mère-enfant, avec confusion entre affectivité et sensualité. Risque de récidive sexuelle-érotique, mais pas de dérapage vers la violence.

 

4) 7 cas inclassables dans les catégories nosographiques classiques, présentant un fonctionnement mental protéiforme, où se mêlent tantôt débilité intellectuelle et dépression, tantôt immaturité et perversité, tantôt identification à un modèle paternel de virilité associée à la violence, tantôt croyance naïve au “ naturel ” de l’intimité érotique parent/enfant pour l’avoir vécue soi-même sans conflit apparent avec une mère célibataire, etc.

 

Le vaste champ clinique des comportements pédophiliques n'est donc absolument pas réductible à une psychopathologie univoque. La prédictibilité de la récidive et des modalités de celle-ci ne peut être fondée sur le type d'actes commis, mais sur l'économie psychique considérée dans son ensemble.

 

 

C- Les points communs, par-delà les différences

 

1) Du point de vue psychopathologique :

 

Dans tous les cas, on trouve au premier plan des troubles graves du narcissisme, une fragilité du sentiment de continuité identitaire, et une menace d’effondrement dépressif sous-jacent, liés à des angoisses majeures d'altération voire de disparition de la représentation de soi.

Le recours à la sexualité avec les enfants n'est pas issu d'une aberration pulsionnelle, encore moins d’un excès de la pulsion sexuelle (souvent en réalité peu active), mais d'une tentative de "solution défensive" par rapport au déficit narcissique consécutif à l'absence d'images parentales suffisamment bonnes dans le monde psychique interne.

 

2) La présence constante de traumatismes infantiles peut-être spécifiques:

 

Soulignons que les viols ou abus sexuels subis dans l’enfance n’ont été que rarement relevés (2/24), alors que, selon les statistiques, cet élément serait présent dans 30% de l’ensemble des cas de délinquance d’ordre pédophilique. En conséquence, on peut se demander si ce type de traumatisme délabrant ne concernerait pas davantage le passé infantile des agresseurs les plus violents (exceptionnels dans notre consultation en milieu ouvert), ou bien encore les cas d’incestes intra familiaux auxquels nous n’avons pas eu affaire.

 

En revanche, quelques éléments constants marquent l’enfance des pédophiles rencontrés, quelle que soit leur organisation mentale:

- En premier lieu, une carence fondamentale, sous forme soit de discontinuité excessive, soit de retrait prématuré, soit de déficit sévère ultra-précoce, de l‘amour parental primaire, qui n’a pas fourni l’apport libidinal nécessaire à l’instauration d'une assise narcissique assez solide pour assurer le sentiment de continuité identitaire.

- En second lieu, un échec des processus d'identifications croisées aux deux parents, qui fondent la stabilité de la représentation de soi. Le père, pour des raisons diverses, n’a pu être investi dans la triangulation comme support identificatoire et n'a pas joué son indispensable rôle de tiers à la fois protecteur, séparateur de la mère et garant de la loi. La mère a donc gardé un statut fantasmatique d'objet archaïque tutélaire, doté d'un contrôle tout-puissant et castrateur sur le corps de l'enfant et ses plaisirs, en raison d’expériences précoces de gratifications/frustrations désordonnées qui ont produit des effets désorganisants sur la construction de l’image corporelle.

- Enfin, un vécu de rejet massif par le couple parental, qui empêche l'intégration d'une représentation positive de la sexualité adulte, paralyse l'élaboration du sens de la différence des sexes et des générations, et entraîne le sentiment d'avoir été pour les parents un enfant en trop, un poids ou une gêne.

 

Le traumatisme le plus fondamental semble donc se situer, non pas au niveau d’une séduction subie, mais à celui d’une détresse primaire persistante, consécutive à une absence ou une insuffisance d’investissement libidinal par les parents.

 

3) Les motivations du choix de l'enfant :

 

La pauvreté de la vie affective et sexuelle, la peur des adultes et plus particulièrement des femmes, le sentiment d'insuffisance et d'infériorité du potentiel viril sont monnaie courante (comme le notent Mohr, Turner et Jerry, 1964), mais ne sauraient suffire à expliquer le choix de l'enfant comme partenaire en quelque sorte « par défaut », du moins certainement pas dans tous les cas.

 

Je reprendrai  pour ma part l'hypothèse de Claude Balier (98), selon laquelle l'enfant, évocateur simultanément de la dépendance impuissante du « petit » et de la féminité maternelle, réveille chez ces sujets gravement carencés les traces de leur propre détresse infantile.

Toutefois, selon l'ampleur et la précocité des traumatismes narcissiques subis, la nature de l’angoisse ne sera pas la même, et donnera lieu à des modalités défensives très différentes, où interviennent de manière plus ou moins prédominante la destructivité ou la libido érotique.

 

 

IV Proposition de critères psychodynamiques pour évaluer le poids de la destructivité et celui de l’érotisme dans l’organisation défensive

 

A- Les défenses essentiellement fondées sur le recours à la destructivité, du côté de la perversité narcissique et de la psychose

 

Concernant ce point, je m’appuierai essentiellement sur les travaux de Claude Balier (96,98,2001), qui m’ont beaucoup éclairée dans la compréhension des quelques sujets de ce type rencontrés dans notre consultation.

Dans les cas les plus massivement carencés en amour parental dès le début de leur vie, des expériences précoces catastrophiques ont généré des angoisses innommables de néantisation (des états d’« agonie primitive » dirait Winnicott), dont les traces, impossibles à élaborer en représentations pensables, n’ont pu être travaillées psychiquement. Pour pouvoir malgré tout s’organiser, le moi recourt inconsciemment à une défense drastique: il tente de se couper radicalement de cette partie de lui-même trop dangereuse, afin d’en détruire l’impact désorganisateur, en lui déniant toute signification et en lui retirant tout investissement affectif. Ainsi, le sujet pourra relater les évènements de son histoire, souvent dramatiques et effroyables pour l’interlocuteur, sur un ton froid et purement factuel. La défense de base est fondée sur un clivage radical des expériences infantiles désastreuses, qui tente de réduire au silence la terreur qui leur est associée.

Celle-ci peut néanmoins être soudain ranimée, à travers la rencontre avec un enfant, sur un mode d’effraction envahissante pour le moi, qui devra impérativement s’en protéger à nouveau en détruisant au plus vite le lien entre la perception de l’enfant externe et le retour en force des angoisses internes d’anéantissement. Ce qui pourra conduire au viol voire au meurtre, effectués sans participation érotique, pour annuler le mouvement confusionnel avec la passivité de l'enfant, en affirmant à l’inverse la possession d’une toute-puissance narcissique-phallique dominatrice, calquée sur l’omnipotence terrifiante et mortifère attribuée aux parents. De cette manière, le violeur d’enfant détruit le mouvement qui pourrait faire de celui-ci  un double potentiel.

 

B- Les défenses essentiellement fondées sur le recours à l’érotisation, du côté des perversions sexuelles

 

Dans les cas où l’environnement primaire a pu fournir au début de la vie un apport libidinal minimum, mais trop discontinu ou prématurément retiré, l‘angoisse, de nature fondamentalement dépressive, se manifeste par d’importantes fluctuations de l’estime de soi et de la représentation identitaire, sur fond de sentiment de vide interne à combler impérativement. La défense de base se fonde sur une incessante quête d’excitation sensorielle érotisée, appuyée sur les traces des échanges érotiques et narcissiques trop tôt perdus avec la mère, avant tout destinée à renforcer la représentation vacillante de l’image corporelle et à nier le manque affectif. Assez souvent, une telle suractivité sexuelle à valeur anti-dépressive est apparue dès l’enfance des futurs pédophiles de ce type, sous la forme de jeux masturbatoires compulsifs avec d’autres enfants, auxquels ils disent être restés fixés. Il peut même arriver qu’ils se souviennent avoir sollicité érotiquement des adultes qui ont « déçu » leur besoin taraudant de se voir désiré dans le regard de l’autre.

 

A l’âge adulte, cette défense pourra s’organiser autour de la construction de scénarios érotiques avec des enfants, selon les mécanismes suivants :

- Le pervers sexuel pédophile cherche à dénier l’insupportable désintérêt de ses propres parents pour l’enfant qu’il a été en affirmant, à l’inverse, la haute valeur érotique des enfants pour un adulte :  l’enfant, dont la « beauté » est à la fois sur-érotisée et sur-idéalisée, incarne la perfection imaginaire désirée du propre Moi infantile aux yeux de la mère, selon le processus décrit par Freud à propos de Léonard de Vinci (1910).

-L’enfant remplit ainsi la fonction d’un double externe, où le pédophile retrouve en miroir l’assurance de sa propre intégrité corporelle et de son idéalité. Par-là est affirmée une relation de complétude réciproque parfaite avec sa mère, qui non seulement dénie la différence des sexes et des générations entre eux, mais aussi renverse en son contraire l’insatisfaction fondamentale éprouvée dans les rapports avec elle.

-Les scénarios érotiques, fondés sur un fantasme de séduction réciproque irrésistible qui implique la conviction d’un « consentement » de l’enfant, excluent la violence physique: les pratiques sexuelles, essentiellement fondées sur des échanges de caresses où le regard et le toucher jouent un rôle de premier plan, adoptent une allure plus “ maternelle ” que génitalisée.. La “ confusion des langues ” entre affectivité et sexualité (Ferenczi) est ici portée à son comble. Tout se passe comme si les relations avec l’enfant devaient démontrer, par identification alternative, une pseudo-réciprocité d’échanges idéalement satisfaisants sur tous les plans avec la mère primaire, pour mieux dénier l’inquiétante imago maternelle persécutrice ou rejetante qui se profile à l’arrière-plan. Celle-ci est massivement projetée sur le monde des adultes, globalement ressenti comme porteur de danger de blessures narcissiques.

Parmi les pédophiliques organisés sur ce mode, certains se satisfont de brefs contacts physiques sans lendemain avec des partenaires interchangeables et peu investis, alors que d’autres (les plus fréquemment rencontrés dans notre consultation) tendent à établir des relations continues, parfois pendant des années, avec pour partenaires d’élection des enfants eux aussi carencés sur le plan affectif, et eux aussi poussés à recourir défensivement à la recherche d’un désir érotique dans le regard d’un autre, en compensation des failles de leur environnement primaire.

 

Dans l’ensemble, les scénarios pervers pédophiliques visent à dénier et colmater, à travers le commerce érotique avec des enfants, les failles narcissiques profondes issues d’une privation maternelle prématurée. Toutefois, à l’opposé des cas où prédomine la destructivité, le traumatisme subi n’est pas ici expulsé radicalement de la vie psychique : il est au contrairement figuré au sein même des scénarios, sous une forme déguisée qui en inverse le sens et cherche à le renverser en plaisir. Cette tentative de maîtrise, qui recourt à la mise en acte de fantasmes de désir, renvoie à une modalité très particulière de clivage, où le moi “ oscille en va-et-vient ” alternativement entre deux courants de pensée opposés (Freud 1927 et 1938): l’un qui adopte une position de triomphe mégalomaniaque par rapport aux blessures narcissiques subies; l’autre qui reconnaît au contraire un sentiment profondément dépressif de désert affectif et de malaise identitaire (courant qui pourra éventuellement fonder un travail d’élaboration psychique).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On peut résumer ces divers éléments différenciateurs dans le tableau suivant :

 

 

 

Défenses fondées sur le recours à la destructivité

(perversité narcissique/psychose)

Défenses fondées sur le recours à l’érotisation

(perversions sexuelles érotiques)

Traumatismes narcissiques de base

Déficit majeur d’amour parental primaire : sentiment d’avoir été dès le début un enfant indésirable.

Parfois atmosphère familiale de violence, négligence des besoins élémentaires, ou maltraitance.

Perte trop soudaine ou trop précoce des échanges sensuels et narcissiques primaires avec la mère.

Sentiment d’être devenu secondairement indésirable pour le couple parental

Type d’angoisse

Terreur innommable de néantisation, d’intrusion, de confusion sujet/objet dans les relations avec autrui.

Effondrement de l’estime de soi et vacillement de la représentation identitaire en cas d’échec relationnel (déception, abandon, humiliation, rejet).

 

Mode relationnel

Pauvre, défensivement fondé sur la domination d’autrui.

Quête de relations affectives et érotiques comme support vital du sentiment d’existence.

Défenses mises en œuvre contre les traumatismes

Traumatismes archaïques impensables, maintenus à l’écart de la vie psychique en raison de leur impact désorganisant.

 

Clivage radical et déni massif des affects de détresse.

 

Représentation identitaire fondée sur un idéal de toute-puissance phallique.

Figuration des traumatismes subis, sous une forme déguisée qui les renverse en leur contraire.

 

Clivage oscillant en alternance entre déni et reconnaissance de la détresse narcissique et de la dépression. 

Représentation identitaire dont l’instabilité est combattue par le recours à l’excitation sensorielle érotisée.

 

Place de la rencontre avec l’enfant dans l’économie psychique, et modalités sexuelles utilisées

Perception de l’enfant externe comme être faible et passif, qui ranime soudain les vécus infantiles désastreux internes: moment d’effraction brutale du clivage protecteur de la cohésion du moi, et de confusion psychotique dedans/dehors.

 

Annulation radicale du risque d’identification confusionnelle à l’enfant fragile, soit par l’affirmation d’une toute-puissance phallique dominatrice (viol dénué d’investissement érotique), soit par la suppression de l’objet externe inducteur du retour des traces traumatiques (meurtre).

 

Identification directe et massive à des images parentales omnipotentes et mortifères.

 

Surinvestissement érotique et narcissique de l’enfant comme double externe idéalisé doté d’une séduction irrésistible.

 

Affirmation de l’attrait érotique de l’enfant pour l’adulte, visant à dénier et renverser en son contraire le désintérêt parental subi.

 

Confusion entre affectivité et sexualité : pratiques sexuelles « douces », d’allure plus « maternelle » que génitalisée, visant à incarner une représentation idéale des échanges mère/enfant trop tôt perdus.

 

 

Projection des aspects négatifs des images parentales sur le monde des adultes

 

 

Ce tableau ne vise évidemment pas à réduire à deux cas de figure caricaturaux la complexité des conduites pédophiliques, sur laquelle je n’ai cessé d’insister. Il se donne seulement pour but de proposer un repérage clair des éléments psychodynamiques à mon avis essentiels à explorer pour déterminer la place des conduites pédophiliques dans l’économie psychique des diverses organisations mentales rencontrées.

 

 

En conclusion

 

Malgré le polymorphisme clinique des conduites pédophiliques et l’infinie diversité des configurations psychopathologiques au sein desquelles elles peuvent apparaître, un point commun me semble pouvoir être dégagé : le constat paradoxal que ces troubles du comportement sexuel correspondent bien moins à des troubles de la sexualité proprement dits qu’à des tentatives de « solution défensive » par rapport à des angoisses majeures concernant le sentiment identitaire, elles-mêmes consécutives à des carences fondamentales de l’environnement primaire au cours de la petite enfance.

Des critères psychodynamiques précis peuvent être utilisés pour évaluer, au cas par cas, la place et la valeur économique des conduites pédophiliques dans les modalités défensives mises en œuvre, qui peuvent considérablement varier en fonction de la nature et de l’ampleur des traumatismes précoces.

L’évaluation des modalités d’une prise en charge adéquate en milieu ouvert de ces patients difficiles, dont la psychopathologie déborde le plus souvent la nosographie psychiatrique habituelle et dont la « demande » de soins exige d’être travaillée, nécessite pour la majorité d’entre eux un cadre institutionnel impliquant divers intervenants travaillant en équipe, pour élaborer et assurer en commun un suivi thérapeutique adéquat.

 

Sur le plan thérapeutique, aucun traitement « standard » ne saurait être envisagé. Au contraire, les procédés thérapeutiques doivent être suffisamment diversifiés pour s’adapter au niveau de capacité d’élaboration mentale de chaque cas. Néanmoins, quels qu’ils soient (psychothérapie individuelle, thérapies de groupe, psychomotricité, entretiens psychiatriques et infirmiers, etc.), ils doivent s’inscrire dans un cadre « tiercéisé » et offrir une modalité relationnelle à valeur d’étayage narcissique dans un cadre parental symbolique. Ainsi conçus, ils permettent généralement d’éviter les récidives de passage à l’acte, au moins pendant la durée du suivi. Il n’est du reste pas rare que les patients ainsi pris en charge demandent à poursuivre leurs soins au-delà de la période d’obligation. Je voudrais souligner que, contrairement à certaines idées reçues, il s’avère que la plupart de ces patients, y compris les « pervers », sont capables d’évolution, à des degrés variables, à condition que leur problématique fondamentalement narcissique/dépressive soit prise en compte, au-delà de leurs conduites délinquantes.

Il faut toutefois signaler qu’un petit nombre des cas reçus se sont avérés résolument récalcitrants à tout abord thérapeutique, tant la reconnaissance de la moindre faille interne et l’idée d’une quelconque dépendance à autrui représente pour eux une blessure narcissique insurmontable : leur dimension paranoïaque ne semble pas laisser d’autre recours que le pur suivi judiciaire.

 

Pour finir, je voudrais attirer l’attention sur les limites quantitatives des possibilités de prise en charge de ce type de patients, pour un personnel de Centre Médico-Psychologique voué en priorité au soin des malades appartenant à son secteur géographique. Des ressources financières et humaines supplémentaires seraient nécessaires pour accueillir convenablement un nombre accru de nouveaux venus (prévisible selon la loi Guigou). Peut-être serait-il judicieux d’envisager, plutôt qu’un morcellement de ces soins dans les divers CMP, la création de lieux de soins intersectoriels spécialisés susceptibles, non seulement de développer les moyens de prendre en charge ces patients difficiles, mais aussi de dispenser une formation actuellement bien insuffisante, et de poursuivre l’indispensable travail de recherche qui s’impose dans ce domaine encore bien mal connu.

 

 

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[1] psychanalyste, membre de la societe psychanalytique de paris - psychologue dans le service du professeur barte -  (consultation specialisee  de sexopathie  cmp 21°secteur 17/19 rue d’armaille  75017 paris)

 

[2] Professeur Barte, consultation de sexopathie, 17/19 rue d’Armaillé 75017 PARIS