Facteurs de risques relatifs à l'individu associés à la crise suicidaire : réfléxion sur les mécanismes psychopathologiques de la crise suicidaire

Professeur Ph. JEAMMET

Un grand nombre de facteurs de risque d'une conduite suicidaire à l'adolescence sont maintenant bien individualisés. Leur rôle est confirmé par de multiples études convergentes. Ces facteurs concernent les paramètres les plus objectivables et donc les plus aisément contrôlables : l'âge, le sexe, l'ethnicité, l'environnement socio-économique et dans une moindre mesure familial. Sur le plan individuel deux ordres de données ont également fait l'objet d'études contrôlées. Elles concernent d'une part les traumatismes qui ont pu affecter le développement de l'enfant, abandon, carence de soins, maltraitance et plus spécifiquement les abus sexuels ; et d'autre part les troubles psychiatriques envisagés actuellement, suivant l'orientation anglo-saxonne dominante, comme autant de catégories séparées, éventuellement en lien de co-morbidité.

Par contre fort peu est dit sur la psychopathologie proprement dite du suicide et plus spécifiquement de la crise suicidaire. C'est qu'en effet parler de la psychopathologie c'est redonner au sujet, à sa parole, à ses actes et à son histoire une position centrale que justement l'approche psychiatrique contemporaine a voulu remplacer par une démarche répondant mieux aux critères scientifiques expérimentaux de reproductibilité et de falsification avec l'espoir de mettre en évidence des déterminants universels , biologiques mais aussi environnementaux et évènementiels susceptibles de bénéficier d'actions thérapeutiques et si possible préventives à grande échelle et indépendantes de la complexité propre à une approche personnalisée. Démarche justifiée et qui a déjà à son actif un certain nombre de résultats sur lesquels un consensus peut se faire et une conférence comme celle-ci se doit de s'appuyer . Nous allons y revenir.

Doit on pour autant abandonner toute perspective psychopathologique du fait de sa complexité et de la difficulté à en généraliser les résultats ? Nous ne le pensons pas pour plusieurs raisons que nous allons essayer d'analyser.

La psychopathologie recueille et analyse les cognitions c'est à dire les contenus de pensée, leur succession et leur organisation dans le discours du sujet, leurs liens avec le passé, et les projections dans le futur, aussi bien que leur articulation dans le présent avec les émotions, les comportements, et les expressions corporelles. La psychanalyse y ajoute une herméneutique interprétative qui tient compte des non dits, des ratés du discours, des associations spontanées et bien sûr du transfert et du contre transfert, c'est à dire de ce qui se répète dans la relation actuelle des attitudes et attentes du sujet à l'égard d'autrui , telles qu'elles se sont organisés dans le passé et notamment l'enfance ainsi que de celles qu'il induit chez l'examinateur.

Toutes ces données en tant qu'elles sont caractéristiques du sujet, de ses modes relationnels avec lui-même et autrui, ont une certaine constance et se répètent d'un examinateur à l'autre. Elles peuvent se préter à une évaluation inter juges mais qui n’a pas la même reproductibilité que des entretiens structurés et des échelles d'auto ou d'hétéro évaluation. Elles révèlent également des constantes du fonctionnement psychique d'un sujet donné qui se prêtent elles aussi à de possibles classifications et typologies de personnalités et de caractères. La description des personnalités limites en est peut-être l'illustration la plus connue dans la mesure où elle est maintenant entrée dans le répertoire des troubles de la personnalité, du fait de la constance et de la massivité des symptômes et attitudes qui lui sont associés. Ainsi si la méthode casuistique reste la référence la plus habituelle en matière de psychopathologie elle n'exclut pas une généralisation des résultats. Celle-ci est possible par la valeur exemplaire du cas qui sert de modèle de compréhension et "donne à penser" d'une façon qui éclaire des cas similaires.

La validation du modèle est apportée par les ouvertures autorisées par cet apport et les changements qu'une telle approche induit répétitivement dans des cas et des situations semblables. Pour de nombreux méthodologistes, la méthode comparative, dont l'approche casuistique peut être une modalité, est la méthode expérimentale des sciences humaines.

La psychiatrie, et même dans une certaine mesure la médecine, relève-t-elle uniquement des sciences expérimentales ou appartient-elle également au champ des sciences humaines ? Il nous semble qu'elle participe des deux, que leur approche est complémentaire et qu'aucune exclusive n'est souhaitable. La question du suicide en est un exemple particulièrement explicite.

En effet peut-on raisonnablement penser que les représentations que le sujet se fait de lui-même, d'un acte comme le suicide, de ses motivations ne sont pas un élément indispensable pour la compréhension du geste et pour une action cherchant à le prévenir ? Le penser serait considérer que les contenus de pensée qui accompagnent ce geste sont exclusivement dépendants de l'équilibre de ses neuro-transmetteurs.

Inversement prendre en considération ces données psychopathologiques ne veut pas dire qu'elles sont la cause du geste suicidaire . Un acte aussi complexe que le suicide ne se réduit pas à un seul déterminant mais ne peut que relever d'une étiologie multifactorielle. Par contre l'articulation des contenus de pensée comme les modalités prévalentes de fonctionnements psychiques apparaissent pour le moins essentielles pour rétablir un lien de compréhension avec le sujet en détresse.

D’un autre côté l'analyse des données psychiatriques montre les limites d'une approche purement catégorielle des facteurs de risque et a contrario contraste ouvre la voie à une dimension psychopathologique.

Que ressort-il en effet de ces données ?

Plus un sujet est déprimé, impulsif, avec des troubles du comportement et des tendances anti-sociales, et s'adonne à des conduites addictives, en particulier alcoolisme et toxicomanie, plus il a de risques de commettre un geste suicidaire. En résumé, plus il va mal, plus il est à risques, ce qui n'est ni très original, ni vraiment imprévu.

Disons cependant que l'objectivation de ces facteurs a eu le mérite d'attirer l'attention sur l'importance du facteur dépression souvent sous estimé chez l'adolescent contrairement aux adultes. Sous estimation en partie liée au caractère souvent atypique et plus ou moins masqué de la dépression à cet âge. La recherche systématique de la dépression et l'utilisation d'échelles d'évaluation des symptômes dépressifs a permis un repérage bien meilleur et plus précoce de la dépression.

Cependant la prévalence de ces troubles psychiatriques dans les antécédents de suicide ne nous donne pas pour autant la réponse quant à la nature de leur rôle, leurs modalités d'action comme les séquences de leurs éventuel effets.

En effet :

  • ni ces troubles par eux-mêmes , ni leur association ne sont vraiment spécifiques de la conduite suicidaire les uns et les autres sont un facteur de risque pour la plupart des troubles de l'adolescent, en particulier les troubles du comportement, pas plus que ne sont spécifiques les antécédents d'abandon, de maltraitance et d'abus sexuels dans l'enfance considérés communément comme des facteurs de risque de suicide ;
  • leur présence dans les antécédents de suicide ne nous dit pas s'ils facilitent par eux mêmes le geste suicidaire ou s'ils sont au même titre que le suicide l'expression de facteurs déterminants communs. Un même facteur peut ainsi favoriser simultanément l'émergence de symptômes dépressifs, de troubles impulsifs, de comportements addictifs et de conduites suicidaires .sans que pour autant ils constituent des déterminants essentiels les uns par rapport aux autres ;.
  • la majorité de ces troubles et notamment les différentes formes de dépression n'aboutissent pas à un geste suicidaire. Seule une petite minorité de jeunes présentant des troubles psychiatriques feront une tentative de suicide (Beautrais et al., 1998). Inversement n'oublions pas non plus que si la présence des troubles psychiatriques multiplie par deux ou trois le risque suicidaire, celui-ci n'est absent d'aucun groupe témoin..
  • le facteur le plus prédictif d'un geste suicidaire demeure un antécédent de tentative de suicide. Indépendamment de tout autre facteur avoir eu recours à un geste suicidaire, et à un bien moindre degré avoir des pensées suicidaires, sont les premiers facteurs de risque . Parmi des adolescents hospitalisés troubles de l’humeur et syndromes dépressifs ne prédisent pas de risque suicidaire s’il n’y a pas d’antécédents de tentative de suicide (Goldston et al.,1999). Ces auteurs trouvent également qu’un comportement suicidaire récurrent est spécifiquement favorisé si le sujet en retire un soulagement immédiat (atténuation de la souffrance ou catharsis) ou si une tentative précédente a entraîné un changement désiré de l’entourage. Il y a bien une spécificité de l'acte et probablement un effet propre de celui-ci qui facilite la survenue d'autres actes semblables ;
  • enfin l'augmentation séculaire du suicide et des tentatives à l'adolescence et le rajeunissement des suicidants nous interrogent. Il est difficile d'incriminer des facteurs génétiques et biologiques. Les changements sociaux , de mode de vie et d'éducation, l'évolution des valeurs apparaissent bien comme les déterminants essentiels de cette évolution, ce qui laisse entière la question de savoir pourquoi seuls certains sujets vont être sensibles à ces changements et être conduits au suicide ( Birmaher et al 1996, Gershon al 1987, Kilerman et Weisman 1988)
  • De nombreux arguments plaident en faveur d'une relativisation des données proprement psychiatriques qui feraient du suicide l'expression d'une pathologie psychiatrique considérée comme une entité, la sommation des pathologies ne faisant qu'aggraver le risque. Inversement la qualité même des données objectivant ces facteurs psychiatriques fait ressortir la nécessité d'une vision plus globale qui redonne au sujet une place essentielle et rend nécessaire une approche psychopathologique et développementale qui donne un sens au geste suicidaire par rapport à l'histoire du sujet et à sa façon d'appréhender son lien avec lui-même, avec ses proches et avec le monde.

    Dans cette perspective le sujet ne souffre pas tant de maladies qu’il subirait et qui seraient en quelque sorte extérieures à sa personnalité, encore que cela puisse exister dans certains cas, que d'une vulnérabilité dans l'organisation de sa personnalité qui le rendrait particulièrement sensible à des situations et à des changements notamment environnementaux et éducatifs, plus ou moins spécifiques face auxquels le geste suicidaire apparaîtrait comme la réponse la plus disponible. Les troubles psychiatriques présents pourraient être tout autant cause que conséquence de cette vulnérabilité et devraient être envisagés plus comme des modes différents d'expression et d'adaptation à une même souffrance et à de mêmes difficultés et conflits que comme des catégories distinctes même si d'éventuels facteurs génétiques en favorisent la survenue.

    Avant d'envisager les facteurs de cette vulnérabilité il faut regrouper les arguments en faveur de cette approche.

    1. A côté d'états psychiatriques stables tels ceux cités précédemment comme facteurs de risque suicidaires, les recherches nosographiques actuelles font état également de situations aiguës de débordement et de désorganisation comme les attaques de paniques. Weisman et al (89) ont ainsi montré que les adultes ayant durant leur vie une histoire d'attaque de panique ont un risque 18 fois supérieur à un groupe témoin de faire une ou plusieurs tentatives de suicide.

    Le rôle spécifique des attaques de panique par rapport à celui d'autres troubles psychiatriques a été l'objet de controverse. La dépression sévère et la dépendance à l'alcool et à la cocaïne ont été associées à un risque accru de tentative de suicide et d'attaques de panique et la comorbilité dépressio/attaque de panique varie de 20 et 75% selon les études. PILOWSKY et al (1999) dans une étude en population générale de 1580 adolescents ont montré qu'en contrôlant les troubles psychiatriques les plus habituellement associés, la dépression sévère, l'addiction à l'alcool et aux drogues illicites, les adolescents ayant des attaques de panique avaient trois fois plus d'idées suicidaires, et avaient fait deux fois plus de tentatives de suicide que ceux sans attaque de panique. Gould et al (98) ont également trouvé que les attaques de panique étaient un facteur significatif de risque suicidaire retrouvant des données semblables constatées chez des adultes (Anthony et al ( 1991).

    2. La dernière décade a vu dans beaucoup de pays une augmentation du nombre de suicide chez les enfants et pré-adolescents, qu'il est difficile, comme l'augmentation séculaire du suicide et des tentatives chez les adolescents, de ne pas attribuer à des facteurs environnementaux et/ou développementaux et de personnalité. Un auteur comme Groholt et al (98) repris par Potter et al (98) a montré que les facteurs de risque à ces âges précoces différaient sensiblement de ceux des adolescents en cela que manquaient les troubles psychiatriques habituels chez les adolescents et que les conflits avec les parents étaient le premier facteur de risque avec les difficultés et déceptions dans les relations avec les pairs.

    Il est bien sûr peu vraisemblable qu’il y ait un véritable hiatus entre les facteurs de risque chez l’enfant et le pré-adolescent et ceux retrouvés chez l’adolescent plus âgé. Autrement dit il doit bien y avoir une continuité entre les conflits des plus jeunes avec leurs parents et la survenue de symptômes dépressifs plus tard. C’est cette continuité que la psychopathologie se donne pour objectif de rétablir à partir des liens entre les contenus psychiques des sujets en question ; que ces liens soient conscients ou inconscients, utilisent une logique discursive ou affective, s’expriment directement ou par des attitudes opposées ou par le déni…

    Ces différences développementales dans les modes d’expression symtomatiques sont d’ailleurs classiques. Birmaher et al (1996) rappellent que les symptômes dit endogènes : mélancolie, psychose, tentatives de suicide et létalité du suicide croissent avec l’âge. L’angoisse de séparation, les phobies, les plaintes somatiques et les problèmes de comportement sont par contre plus fréquents chez les enfants.

    Cette perspective psychopathologique n’est pas exclusive d’une prise en compte de facteurs biologiques et génétiques qui rendent tel ou tel plus susceptible de réagir à des tensions par une symptomatologie dépressive anxieuse ou impulsive. Mais elle donne tout son poids aux cognitions et à l’affectivité du sujet, aux représentations qu’il se fait de lui-même et des autres et surtout aux attentes qu’il a par rapport à lui-même et aux autres et des déceptions qui peuvent en résulter.

    3. Une étude prospective norvégienne (Wichstrom, 2000) portant sur 9 679 élèves a montré que les meilleurs prédicteurs d’une tentative de suicide étaient,  outre le sexe féminin, une fois de plus l’existence d’antécédents de tentative mais aussi un décalage dans le développement pubertaire en particulier une puberté précoce chez les filles, ou à un moindre degré une puberté retardée chez les garçons, montrant ainsi la difficulté pour un adolescent de gérer un décalage de maturité psysique par rapport à ses pairs. Le meilleur prédicteur d’une tentative est l’existence d’idées suicidaires et l’absence de celles-ci fait perdre à la dépression sa valeur prédictive. Cet auteur note également que le fait de ne plus vivre avec ses parents et celui de se dévaloriser ont une valeur prédictive. Il rappelle également que les deux plus importants événements précipitants sont une rupture sentimentale et un conflit d’autorité avec les parents (Beautrais et al 97), les deux types d’événements étant eux-mêmes corrélés avec une puberté précoce (Steinberg 88).

    4. Des études récentes s’intéressent de plus en plus à l’axe II des classifications, c’est-à-dire aux troubles de la personnalité. Axe II qui sort d'une pure classification catégorielle pour faire référence à cette notion globale de personnalité beaucoup plus difficile à délimiter que les symptômes psychiatriques classiques. Ces études objectivent l’incidence des troubles de la personnalité sur la survenue et la sévérité des troubles psychiatriques de l’axe I montrant ainsi que les positions sont loin d’être étanches et qu’il est bien difficile d’évaluer un trouble psychiatrique sans référence à la personnalité sur laquelle il survient (Johnson et al 1996 et 1999).

    Ainsi lors d’une étude longitudinale sur 717 adolescents et leurs mères réévalués 6 ans plus tard Johnson et al (99) montrent que les adolescents avec troubles de la personnalité ont plus de deux fois plus de risques de développer un ou plusieurs troubles de l’axe I que ceux sans troubles de la personnalité et ce après contrôle des troubles de l’axe I pendant l’adolescence. Le taux s’élève à trois fois pour les troubles de la personnalité de l’appendice B du DSM-IV c’est-à-dire pour les personnalités dépressives et passives-agressives.

    Les troubles de la personnalité regroupés sous le cluster C (personnalité évitante, dépendante et obsessionnelle-compulsive) sont plus spécifiquement associés au risque d'idées suicidaires et de gestes suicidaires.

    5. La présence de conditions affectives négatives regroupées en cluster telles que : anxiété, dépression, violence, impulsivité est plus importante pour prédire une tentative de suicide que la présence d’un diagnostic (Apter et al.,1990 ; Farmer 1987 ; Khan et al. 1988 ) De même Gispert et al (1987) que l’association dysphorie et rage est plus significative que les corrélations externes psycho-sociales.

    De même Stein et Apter individualisent un groupe d’adolescents à risque composé d’adolescents vulnérables à des événements mineurs qui provoquent un déséquilibre psychique avec augmentation de l’angoisse et de l’agressivité (Stein D. et al.1998).

    6. Depuis une dizaine d'années à la suite des travaux sur l'attachement de J.Bowlby maintenant classiques puis de M. Maine repris par P. Fonagy se développent des études mettant en évidence l'importance de la qualité de l'attachement pour le développement de l'enfant et la formation de la personnalité ainsi que la fréquence de troubles de l'attachement dans la pathologie psychiatrique.

    Les recherches commencent en ce qui concerne le suicide. Ainsi West et al ( 1999) ont montré dans une étude rétrospective sur 187 adolescents , une forte corrélation ente le bas niveau du sentiment de sécurité, une symptomatologie dépressive et un comportement suicidaire.

    Cette approche nous paraît particulièrement importante dans la mesure où elle permet grâce à des échelles d'évaluation de la nature de l'attachement qui ont fait la preuve de leur validité, d'objectiver des corrélations entre des troubles psychiatriques et des particularités de l'organisation du lien entre l'enfant et ses objets d' attachement. Elles objectivent également la stabilité du type d'attachement au cours de la vie montrant ainsi la force organisatrice des liens de l'enfance.

    Il a été également souligné que quelle que soit l'importance du lien aux pairs, les figures parentales demeurent la première source de sécurité dans les situations de détresse et que la majorité des adolescents maintenait ces figures d'attachement en "réserve" ( Weiss 1991) (Smith et George 1993).

    Si la dépression peut fausser la perception du caractère sécurisant des parents, à l'inverse les difficultés du lien d'attachement provoquent des attitudes inadaptées et rendent l'adolescent vulnérable à une réponse catastrophique en cas de difficultés relationnelles.

    On peut ainsi considérer avec Potter et al (1998) que malgré l'abondance des publications et celles des données objectives sur les facteurs de risque psycho-sociaux et de co-morbilité psychiatrique "notre compréhension des facteurs de risque d'un geste suicidaire demeure limitée".

    S'appuyant notamment sur les travaux de Groholt et al, déjà cités, faisant état chez les enfants et jeunes adolescents de la préseance des conflits parents-enfants et avec les pairs sur les troubles psychiatriques ces auteurs plaident pour une perspective systémique écologique du développement humain pour mieux comprendre et tenter de prévenir le suicide. Ils insistent sur la nécessité de développer des stratégies de préventions fondées sur une meilleure compréhension développementale.

    Si les études catégorielles centrées sur les facteurs de risque pris isolément, notamment psychiatriques ont eu leur intérêt, nous l'avons déjà relevé, elles nous paraissaient avoir apporté ce qu'elles pouvaient apporter, tout comme les études sur les facteurs psycho-sociaux ainsi qu'événementiels et traumatiques. Pour intéressants qu'ils soient, ces résultats ne sont pas suffisants. Les progrès nous paraissent pouvoir venir d'une perspective psychopathologique renouvelée notamment par les données sur l'attachement et le sentiment de sécurité interne.. Il n'apparaît pas heuristique de dissocier le geste suicidaire de sa signification pour le sujet lui même envisagé dans son contexte relationnel et affectif. Tout ce qui vulnérabilise le sujet, affaiblit ses ressources internes et ses moyens de protection et de défense a pour conséquence de le rendre plus dépendant des aléas de son lien avec l'environnement que les aléas soient le fait des événements , c'est-à-dire de la réalité externe , ou proviennent des vicissitudes de sa vie intérieure, de ses désirs et des attentes et des conflits qu'ils suscitent.

    Nous avons nous-même participé à une recherche multi-centrique sur ces facteurs psychologiques de vulnérabilité susceptibles de favoriser l’émergence d’une crise suicidaire.

    Pour ce faire nous avons entrepris une étude psychopathologique approfondie, portant sur un nombre de cas suffisamment important et s'étayant sur une méthodologie qui imposait à nos résultats un traitement systématique et une approche quantitative (Jeammet et Birot, 1994) .Nous avons eu essentiellement pour objectif de replacer la tentative de suicide dans l'ensemble du fonctionnement mental et de la situer au-delà de son sens pour le sujet par rapport à sa fonction dans l'économie psychique de celui-ci. Notre objectif était de repérer ce qui dans le fonctionnement mental de ces jeunes pouvait favoriser ce mode de réponse par l'agir, par opposition à une conflictualié qui serait demeurée intra-psychique, et comparativement aux autres formes de passages à l'acte, en conservant l'idée d'une pluralité possible des organisations psychopathologiques sous-jacentes.

    Nous avons étudié un groupe de 149 suicidants âgés de 13 à 25 ans et dont la tentative de suicide datait de moins de trois mois et deux groupes de comparaison, choisis parmi des consultants " tout venant ", situés dans la même tranche d’âge :

    - un premier groupe de 3O sujets, exprimant spontanément, dès le premier entretien, des idées suicidaires, mais n'ayant jamais fait de tentatives de suicide.

    un deuxième groupe de 60 sujets, n'ayant jamais effectué de tentative de suicide et ne présentant pas d'idées suicidaires.

    Nous avons évalué quatre types de données : psychosociales, les conditions de la tentative de suicide, les aspects diagnostiques et les aspects psychopathologiques proprement dits, qui nous intéressent plus particulièrement dans le cadre de cet exposé.

    L’ensemble des variables psychopathologiques étudiées allaient dans le sens de ce qu’on peut appeler une vulnérabilité psychique qui apparaît dans cette étude comme l’expression d’une difficulté de l’appareil psychique à tenir son rôle d’adaptation du sujet au double registre de ses besoins et désirs et de la pression de l’environnement. Cette caractéristique du fonctionnement psychique se retrouve à des niveaux différents et complémentaires de l’organisation mentale. Sont en effet impliquées :

    - la capacité de l'appareil psychique à répondre aux traumatismes extérieurs, tels que la perte ou la séparation, mais aussi aux émergences internes dont témoigne la potentialité désorganisante du fantasme inconscient, comme la difficulté à supporter et organiser la régression ;

    - les caractéristiques du fonctionnement psychique, que ce soit dans sa globalité : manque d'efficacité du travail du préconscient, difficulté à se représenter dans la continuité, non-figurabilité du conflit psychique, ou de façon plus spécifique dans la nature des mécanismes de défense préférentiels qui vont dans le sens de l'externalisation des conflits, évitement, projection, clivage, déni, et plus encore qui reflètent la faiblesse des mécanismes qui participent au travail d'élaboration et de contention psychique ;

    - enfin l'organisation même de l'appareil psychique, que ce soit au niveau des points organisateurs du développement: peu de fixations anales, particularités de l'auto-érotisme; ou de l'organisation oedipienne elle-même: rôle peu organisateur de l'Oedipe inversé et difficulté d'élaboration de l'homosexualité psychique.

    A ces données essentielles s'ajoutent:

    - l'importance du réveil des conflits à l'adolescence, qu'on peut interpréter comme le reflet de cette vulnérabilité de l'appareil psychique à métaboliser les conflits propres à la puberté ;

    - le peu de recours à la sublimation, qui aurait pu constituer une voie de dégagement possible par rapport aux pressions qui s'exercent sur l'appareil psychique;

    - la fréquence du recours à des positions exhibitionnistes.

    Cette étude fait ressortir une vulnérabilité narcissique particulière de la majorité des suicidants comparés pourtant à d’autres adolescents consultants en psychiatrie et présentant eux-mêmes déjà une certaine vulnérabilité narcissique. Nous entendons par vulnérabilité narcissique l’ensemble des données tirées des entretiens cliniques et des tests projectifs qui traduisaient des troubles dans l’organisation et la cohésion de l’image de soi, une mésestime de soi, une insécurité interne, un manque de confiance en soi et dans les autres.

    Cette fragilité narcissique rend compte, pour une grande part, de l’incapacité à supporter la perte ou la séparation, comme du réveil des conflits à l’adolescence et de la potentialité désorganisante du fantasme, tous paramètres très fréquemment présents.

    L’importance de la fragilité des suicidants confère donc paradoxalement un rôle essentiel aux relations. Celles-ci doivent en effet assurer le soutien narcissique défaillant au niveau interne alors que cette défaillance même vulnérabilise l'adolescent aux conflits et le sensibilise aux moindres variations de la distance relationnelle comme aux déceptions. De ce fait les objets investis sont susceptibles d'avoir un effet excitant accru. La faiblesse du filtre narcissique et des limites du moi nourrit l'éclat des investissements objectaux et leur apporte aisément une tonalité concrète: désirer, c'est faire. On conçoit que dans le cadre des relations à résonance oedipienne les fantasmes d'inceste et de parricide puissent rapidement affleurer à la conscience.

    La relation aux objets d’attachement et plus généralement aux personnes investies est donc impliquée chez les suicidants à plusieurs niveaux comme en témoignent :

    - leur sensibilité à la séparation et à la menace de perte qui les rend dépendants de leurs objets d'attachement comme de l'idéalisation de leurs investissements,

  • le caractère potentiellement excitant voire désorganisant de l'investissement d'objet lui-même, surtout si cet investissement répond à certaines caractéristiques : proximité des fantasmes incestueux, implication de l'homosexualité ou plus exactement de la particulière sexualisation à l’adolescence du besoin de recevoir des personnes importantes, notamment les adultes du même sexe, la force, le savoir, la sécurité que l’adolescent recherche et qu’il prête à ces adultes. Cette quête est susceptible d’éveiller ou de réactiver des fantasmes de pénétration particulièrement angoissants pour ces adolescents qui peuvent ressentir leur besoin de recevoir comme une soumission aliénante. Nous avons déjà souligné que ce caractère de l'objet investi ne peut être compris qu'en relation avec la menace que son investissement fait peser sur l'équilibre narcissique.(Jeammet 199 L'inachèvement des processus d'identification, leur caractère conflictuel, le poids des contraintes transgénérationnelles comme des modèles de relation tirés des expériences infantiles ne peuvent qu'accentuer l'attrait comme la menace exercés par l'objet Mais c'est aussi la nécessité vitale qu'il représente qui est inacceptable.
  • Comme le dit Marcelli : " la conjonction entre cette fragilité narcissique s’exprimant par des moments de flottement identitaire et la souffrance psychique provoquée par la nécessité d’une confrontation à la séparation psychique est susceptible d’expliquer en partie les particularités de l’association dépression-tentative de suicide à l’adolescence " (Marcelli, 1998).

    Il est ainsi difficile de parler des suicides et tentatives de suicide sans les replacer dans le cadre plus large des comportements à risque des adolescents. Il y a chez tout adolescent une propension à l’autodestruction. Le passage à l’acte suicidaire en est une manifestations extrême. L’acte suicidaire est ainsi plus souvent un moyen de fuir une tension insupportable que le point d’aboutissement d’un véritable désir de mort. C’est fréquemment une façon pour l’adolescent d’éviter sa dépendance, de reprendre un rôle actif et de rester maître de lui. Il y a électivement à l’adolescence, en raison de la réactualisation des conflits d’identification et des problématiques précoces de séparation-individuation, une réactivation de processus psychiques archaïques par lesquels l’adolescent aspire à se confondre avec l’environnement et se sent en même temps et de ce fait même le jouet de cet environnement. Dans ces cas-là, le recours aux attaques du corps propre devient un moyen de marquer la limite et de se réapproprier le corps.

    Le paradoxe c’est que l’acte suicidaire à cet âge peut être avant tout l’expression d’un désir d’affirmation de soi et d’échapper à ce qui est ressenti comme l’emprise des autres sur soi. A la limite c’est le phoenix renaissant de ces cendres : auto-engendrement par la destruction du corps, pendant actif de l’union des parents d’où est issu le corps. Au " je n’ai pas demandé à naître " que ces adolescents jettent comme un défi à la figure des parents ils opposent un : " je peux choisir de mourir ", qui reflète à leurs yeux la maîtrise retrouvée de leur propre destin.

    Le succès comme le plaisir n’ont qu’un temps, sont aléatoires et dépendent largement de l’attitude des autres. Autosabotage et autodestruction sont par contre sans limite et toujours à la disposition du sujet. Dans cette perspective la tentative de suicide peut être vue comme un dernier recours de l’adolescent pour se réapproprier un corps dont il devient maître dans la destruction à défaut de l’avoir été dans la naissance et dans l’émergence de la sexualité. Il y a dans cette utilisation du corps un processus d’expulsion de la conflictualité psychique, mais également un processus défensif de sauvegarde de l’identité.

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    Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11

    Monique Thurin