Caractéristiques favorisant le passage à l'acte dans la crise suicidaire

Docteur Yves Lecrubier

INSERM - Hôpital de la Pitié-Salpêtrière Paris

La prévalence vie entière des idées suicidaires varie largement selon les pays.

2.09 à Beyrouth (Liban), 18.5 à Christ Church (Nouvelle-Zélande) Weissman et col 1999. La prévalence en France, 14.2%, enquête de Savigny Lépine et col 89, est proche de celle observée aux USA (13.5) dans la NCS, ©Kessler et col 99.

L'enquête menée par l'O.M.S, Sartorius et col 1993, chez des consultants en médecine générale, montre l'existence d'idées suicidaires presque exclusivement chez des sujets présentant un diagnostique psychiatrique ou un trouble subliminaire. * Lecrubier et col 1998. Figure 1

Cette population observée en soins primaires est importante puisqu'on a montré que 80% des sujets expriment ces idées dans les mois précédant un suicide et que 50% consultent les services de santé dans la semaine précédant la tentative (TS) Appleby et col 1999.

Facteurs socio-démographiques

Rappelons que les sujets à risque ne sont en général pas identifiés et qu'à posteriori les équipes soignantes n'évaluent le risque comme moyen ou élevé que chez 15% des sujets qui réaliseront une tentative dans la semaine (enquête réalisée par Appleby sur plus de 10 000 suicides au cours de la National Clinical Survey tableau 1).

Evolution

Lorsque les idées existent, elles donnent lieu à un plan pour la réalisation d'une tentative chez environ 1/3 des sujets. 72 % de ceux qui présentent des idées et un plan feront un passage à l'acte, 26% de ceux qui ont des idées sans plan réaliseront une TS, le plus souvent impulsive.

Le temps entre la survenue d'idées et la 1ère TS est bref, la majorité des TS surviennent dans la 1ère année : chez 90% de ceux qui n'ont pas de plan et 60% de ceux avec un plan Figure 2.

Le 1er groupe ne répète pas habituellement la tentative index, le 2ème groupe est à haut risque. Kessler et col 1999

Ce délai peut dépendre du diagnostic, en effet Appleby montre que le délai avant la tentative est d'environ 3 mois en cas de dépression majeure et de 36 mois pour les autres diagnostiques.

*Tous les critères remplis sauf 1, soit un symptôme manquant, soit une durée insuffisante

Sévérité

La sévérité des idées peut être associée à un passage à l'acte mais de façon marginale (Odd Ratio 1.05 — 1.16 par rapport à d'autres facteurs comme l'existence d'une impulsivité Odd Ratio 3.10 (1.73 — 5.57)).

La plupart des études ne trouvent pas de lien entre la sévérité symptomatique et l'association d'une tentative aux idées suicidaires Oquendo et col 1999, Mann et col 1999. On peut mettre en évidence un lien avec la sévérité subjective si l'on utilise des questionnaires Beck et al 1961.

Il existe des âges où la survenue d'idées est plus probable. On notera figure 3 que les courbes en fonction de l'âge sont identiques pour les idées et pour les TS, le pic se situe vers 14 — 20 ans.

Le tableau 3 montre l'existence de facteurs socio-démographiques pertinents et les OR correspondants pour le sexe, l'existence d'un mariage antérieur, l'appartenance à une cohorte récente et le niveau d'éducation.

Les mêmes facteurs ont été retrouvés par Weissman et col 1999 dans leur échantillon multinational.

Les troubles psychiatriques sont un facteur de risque connu.

Ils sont présents lors de plus de 90% des suicides et des TS. On peut voir dans le tableau 4 réalisé à partir des données de l'étude O.M.S. en médecine générale que les idées suicidaires sont elles aussi liées à un diagnostique ou à un trouble subliminaire Lecrubier et col 1998. La comparaison entre les tentatives passées et les tentatives récentes (dernier mois) du même tableau montre qu'il existe un biais mémoriel tendant à sous-estimer l'importance de cette variable. Johnsson Fridell et col 1996 avaient montré que 12 sujets sur 42 avaient oublié leur tentative index au cours d'un suivi de 5 ans.

Si l'on essaie d'évaluer quel diagnostic semble lié à la survenue d'idées et au passage à une tentative, tableau 5, l'association est variable selon les diagnostic mais toujours parallèle entre idéation et TS. Le diagnostic semble augmenter le risque de voir apparaître des idées se suicide et le passage à l'acte ultérieur semble "proportionnel" à l'existence d'idées. L'existence ou pas d'un plan ou d'une impulsivité semble peu lié au diagnostic.

Les troubles subliminaires doivent être pris en compte puisque 83% des sujets se présentant consécutivement dans un centre pour une TS, présentent un diagnostic psychiatrique, 78% un diagnostic subliminaire, 10% ne présentent que 1 ou plusieurs diagnostics subliminaires : au total 94% de diagnostics Balazs et al 2000.

La coexistence entre plusieurs troubles est un facteur dont l'importance avait été mise en évidence pour les suicides et les tentatives tableau 6.

L'OR pour la NCS, lorsqu'il existe 3 diagnostics et plus, est de 19.7. Szadoczky et al 2000 trouvent une corrélation linéaire entre la survenue de TS et le nombre de diagnostics.

Le tableau 7 montre que l'association entre troubles anxieux et dépressifs augmente considérablement la proportion des idées suicidaires qui semblent devenir la règle.

Le nombre de tentatives semble augmenter dans des proportions approximativement similaires.

L'association entre deux troubles, même lorsqu'ils sont subliminaires comme le trouble mixte anxiété depression montre le même type d'augmentation Tableau 8.

Les sujets uniquement anxieux présentent des prévalences basses. On peut envisager que l'ensemble des sujets passant à l'acte appartient au spectre des troubles dépressifs et de l'anxiété généralisée. Tableau 2.

Personnalité : Tous les clusters prédisent une augmentation de l'idéation suicidaire et pour le cluster C la survenue ultérieure d'un comportement suicidaire. Il est possible que ces données correspondent à l'apparition de troubles de l'axe I très fortement prédite par l'existence antérieure d'un trouble de la personnalité selon le DSM IV Johnson et col 1999.

Un trait essentiel est l'impulsivité qui représente 64% de la variance associant un trait au comportement suicidaire, le diagnostic (facteur dépression et facteur psychotique) expliquant 75% de la variance associant état et comportement suicidaire, Mann et col 1999.

Si l'on prend ce trait en compte dans un modèle de régression logistique, l'impulsivité est associée au nombre de TS vie entière (O.R 3.3), on ne trouve par contre pas d'influence de la personnalité borderline, d'antécédents familiaux ou de traumatismes dans l'enfance après correction du facteur impulsivité.

Il existe donc de nombreux facteurs qui augmentent le risque d'idéation suicidaire. Leur nombre semble essentiel dans le tableau 9 (nombre de facteurs de risque) qui explore les facteurs de risque sociaux démographiques, ceux liés à la personnalité et ceux liés au diagnostic. La probabilité de présenter une idéation suicidaire devient extrêmement élevée à partir de trois facteurs. Le nombre de facteurs de risque rendant probable un passage à l'acte semble différent selon qu'il existe un plan ou une impulsivité Kessler et col 1999.

Impulsivité et biologie

La sévérité des idées suicidaires reste un facteur pertinent et indépendant, mais marginal, comme nous l'avons déjà signalé. Il paraît vraisemblable que l'alcoolisme souvent associé au passage à l'acte soit lui aussi associé à la variable impulsivité ou au facteur de risque correspondant. A l'inverse, l'impulsivité n'est pas en soi un facteur spécifique. En effet, seule une partie des sujets ayant fait une tentative violente présente une impulsivité tableau 10, ces sujets font partie du spectre de ceux qui présentent des anomalies de la sérotonine, un autre groupe est "mélancolique" Cremniter et col 99.

La même relation entre métabolisme de la sérotonine et l'impulsivité est mise en évidence chez l'adolescent Askenazy et col 2000. Par contre chez des adolescents hospitalisés pour des troubles du comportement, ceux qui sont impulsifs et anxieux comprennent tous les suicides récurrents, ceux qui sont impulsifs mais non anxieux, la majorité des comportements délictueux mais pas de comportements suicidaires récurrents, Askenazy et col 2000 en cours - Tableau 11.

Il semble donc que l'existence d'idées suicidaires soit le plus souvent lié à un diagnostic d'épisode actuel tandis qu'un certain nombre d'autres facteurs (existence d'un plan, existence d'une anxiété aiguë, impulsivité) soit capable de faciliter un passage à l'acte dans le contexte de ces idées. Les facteurs sociaux démographiques identifiés ne paraissent pas nécessairement très spécifiques, ainsi l'existence d'un mariage antérieur, pourrait être lié soit à la présence d'un diagnostic, soit à l'existence d'une mauvaise gestion de l'impulsivité.

Par ailleurs, on considère toujours le suicide comme une entité univoque. Il est clair que pour les sujets bipolaires, le diagnostic est fondamental, un traitement préventif est possible Müller-Oerlinghausen et col 1991. Chez les sujets unipolaires, l'association à l'état dépressif de l'anxiété ou d'une impulsivité est très importante. Chez l'adolescent, l'association anxiété /impulsivité semble fondamentale. On doit donc tenir compte de cette hétérogénéité, ce qui n'empêche pas de proposer un modèle général qui, outre la nécessité d'un motif (idées, situation physique ou psychologique intolérable) et d'une facilitation du passage à l'acte (impulsivité, anxiété) prenne en compte les facteurs protecteurs soit socio-démographiques (mariage), soit personnels, tels que la conservation d'un certain nombre d'investissements Linehan et col 1983 ou leur disparition comme on l'observe chez certains états mélancoliques.

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Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11

Monique Thurin