Toute crise suicidaire constatée chez un individu doit non seulement faire discuter la structure mentale, définir la personnalité, évaluer le degré de tristesse et de désespoir, mais également faire évaluer le groupe social et lenvironnement dans lequel le suicidaire évolue avant quil ne devienne suicidant en mettant sa vie en danger pour devenir suicidé. Cest alors que se vérifiera ou non certaine information que lidéation suicidaire est de lordre de la pathologie individuelle et liée ou non à une difficulté dintégration sociale. On sait depuis Durkheim que " toute perturbation dun ordre collectif déterminera une exacerbation de lanomie et en accentuera les effets ".
Lévaluation du risque suicidaire peut, ainsi que je lai précisé dans un CD ROM récent, comprendre non seulement létude clinique et lanalyse des antécédents mais également létude des circonstances de grand stress vital, ce qui comprend un certain nombre de points dont le deuil, le contexte affectif, les difficultés générales personnelles et professionnelles, les dépendances toxiques, et tout ce qui touche à lestime de soi, et engendre un culpabilisme. Tout ceci évoque la nécessité dune mise au clair de la situation de la personne et plus encore lorsquil sagit dune collectivité. Je rappelle que le terme collectivité se définit comme " un ensemble dindividus groupés naturellement ou pour atteindre un but commun ". Je men tiendrai donc à ce thème dautant que le programme de cette Conférence aborde largement les causes de la crise suicidaire.
Ce nest pas tant létude des circonstances de la crise qui importe mais la réponse faite à cette crise suicidaire.
Pour cette présentation sur les circonstances de la crise suicidaire y compris dans les collectivités, j'ai choisi une observation clinique personnelle qui me semble correspondre à la question posée et utile pour la discussion.
En 1982, je suis appelé en consultation suicidologique urgente par les dirigeants dune entreprise filiale dun groupe industriel américain auquel ils devaient rendre compte des faits suivants :
Dans le même mois, trois suicides sont survenus chez trois ouvrières de la ligne de conditionnement, appelée " le parc à moules " :
Quelques semaines plus tard, une laborantine meurt après une absorption de cyanure sur le
site même, dans les toilettes. Les quatre femmes étaient dâge moyen de 33 ans, toutes mères de famille, mariées, une seule était célibataire.
Il sen suivra une réaction syndicale, une campagne de presse locale et une diffusion nationale de lévénement. Un mouvement de grève récent avait soulevé les difficultés de travail à la chaîne de conditionnement, le rythme passant de 160 à 180 boîtes par minute. " Cest dingue, on ne se parle plus, on se fait des signes " déclarait une ouvrière.
Une analyse plus profonde de lévénement me permit de relever plusieurs points négatifs :
Il me fut alors demandé de présenter cette autopsie psychologique devant deux dirigeants venus du siège d'outre-Atlantique et de faire des propositions préventives afin quun tel événement ne se reproduise pas. Ce que je fis, en insistant sur :
En un mot, la réalisation dun système dalerte psychologique, base primordiale de toute prévention du suicide dans les collectivités, sujet sur lequel je reviendrai plus loin.
Toutes ces propositions furent acceptées et à distance plusieurs mois plus tard je fus informé quaucun suicide ou tentative de suicide navait été constaté et que le taux dabsentéisme était en voie de réduction. Pour toute personne reconnue fragile est organisé un suivi étroit avec une assistante sociale, des contacts avec le médecin traitant par lintermédiaire dun psychiatre et une réponse favorable était donnée à toute demande de mutation interne.
De cette observation, jai retenu plusieurs points pour la discussion, excluant toute réflexion sur les causes mentales et sociales du suicide. Il sagira donc de :
Dans un premier temps, lentreprise garda sous silence sans intervention aucune les quatre suicides. Une notice nécrologique parue dans le journal de cette usine mentionna les disparitions sans en préciser la cause. Cette réserve ou cette prudence ( ?) fut très mal vécue par le personnel dautant quaucune réponse nétait donnée aux difficultés professionnelles signalées par les employés. La notion de suicide tabou est connue de tous.
Léquipe du Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles sattaqua à cette question dès après louverture du centre au début des années 1960. Ils mirent en évidence que le silence après un suicide ne faisait quaggraver la détresse de lentourage restant. Doù la notion de postvention, phase ultime de la prévention du suicide dans sa phase tertiaire. Lorigine du tabou se situerait dans un but protecteur au niveau du sacré pratiqué par les peuplades païennes polynésiennes. Apparemment, les sociétés occidentales nont pas suivi les mêmes règles et ce nest que depuis peu que le suicide nest plus considéré par le droit canon comme un crime. Rappelons cependant que tout renforcement du tabou suicide ne peut que majorer langoisse collective et déclencher des réactions agressives. Ainsi que le déclara Freud, le tabou de la mort nest pas seulement un signe de deuil mais aussi une marque dhostilité envers celui qui vient de mourir.
Nous avons relevé que le taux dabsentéisme dans cette entreprise était élevé. Peut-on considérer quil sagit dun facteur de risque suicidaire ? La réponse viendra de trois études :
En conclusion, il existe une relation circonstancielle entre suicide et absentéisme au travail qui ne semble pas être concernée par le trouble mental mais une fois de plus évoque le notion dun désespoir mixte psychologique et social.
Dans le cas clinique présenté, il a pu être noté que laspect contagieux éventuel dun premier suicide chez lune des ouvrières a pu entraîner celui de ses deux camarades puis de la laborantine. Il a pu être noté aussi que la campagne de presse provoquée ou non par les syndicats a fait réagir les dirigeants de lentreprise et a abouti à une meilleure organisation sociale.
Dans une brochure récente de lO.M.S., nous avons fait valoir dès lintroduction que les médias pouvaient être utiles pour la prévention du suicide mais aussi pouvaient influencer une contagiosité. En suicidologie, ce terme est discuté en fonction de ce qui est appelé lEffet Werther. En 1774, une épidémie de suicide chez les jeunes allemands à été déclenchée par la publication du roman de Goethe où le jeune Werther se tue par dépit amoureux avec une arme à feu. Les épidémies de suicide de ce genre affectent à priori uniquement les jeunes. Ce phénomène dramatique est dailleurs depuis lantiquité connu sous le nom de " suicide des vierges de Mélitus ". A Mélitus, une série de jeunes vierges se tuèrent par pendaison. La communauté dut faire passer une loi très particulière : toute jeune fille suicidée par pendaison sera conduite au cimetière, nue, avec la corde au cou Il est dit que lépidémie sarrêta net.
En ce qui concerne lépoque actuelle, la publication de livres comme Suicide Mode dEmploi en France (1982) et Final Exit aux U.S.A. en 1991 diffusé et traduit, a encouragé certains suicidaires à passer définitivement à lacte.
Je ne reviendrai pas plus sur cet événement mais signalerai néanmoins que la France est un des rares pays qui a fait voter une loi précise contre la provocation au suicide en 1997, inclue dans le Code Pénal par la suite.
Il se pose alors la question de savoir comment les média peuvent agir pour protéger la collectivité. Un exemple récent est donné aux U.S.A., tel que nous avons pu en discuter à lAssociation Américaine de Suicidologie en 1995. Il sagit du suicide du musicien et rockstar, Kurk Cobain, âgé de 27 ans, mort le 8 avril 1994 à Seattle (Etat de Washington). Dans la quinzaine précédente, il avait tenté un suicide à Rome. Sa tournée européenne fut annulée. De retour à Seattle, il senferme chez lui avec un fusil. Son épouse fait intervenir la police. Son entourage essaie de laider sans succès. Il accepte avec réticence dentrer dans une clinique de Los Angeles le 28 mars, où il ne restera que deux jours, puis il disparaît. Lannonce de son suicide provoqua une immense émotion aux U.S.A. et dans le monde. Il était le célèbre leader du Groupe Nirvana, parfois comparé à lun des Beatles, John Lennon, marié à une autre vedette, Courtney Love. Comme il était natif de la région de Seattle, le centre de crise de cette ville fut inondé dappels téléphoniques de jeunes en crise. Ce suicide fit craindre une épidémie de suicide chez les jeunes américains par le fait dun Effet Werther (voir supra). Cependant de nombreux appels téléphoniques cherchant des informations et des explications furent également dirigés vers ce centre de crise de Seattle et beaucoup dautres.
Ceci permit non seulement une dédramatisation de ce suicide " célèbre " mais aussi de fournir des informations protectrices dans un but de prévention du suicide dans sa phase primaire et secondaire et même tertiaire. Il fut organisé une messe publique en présence de la veuve et du Directeur du centre de crise où vinrent se recueillir 7000 jeunes en deuil de leur idole. Tout au long de cette période, les média insistèrent plus sur la carrière prodigieuse du musicien que sur laspect pathologique de son acte présenté comme inutile voire stupide. A postériori, il ne fut pas constaté daugmentation du nombre des suicides à Seattle. Seul un cas fut relié officiellement au suicide du musicien. Il sagit dun garçon de 28 ans connu comme étant déprimé, dépendant toxique, isolé et dont le père sétait lui-même suicidé comme Kurt Cobain avec un fusil de chasse.
Ce genre détudes est maintenant connu sous le label de " cluster suicide studies " que lon peut traduire par " étude de suicides survenant dans un groupe social défini ou une collectivité ".
Ainsi, il faut retenir la nécessité dune cohésion sociale entre professionnel de toute origine pour sinon prévenir une contagiosité suicidaire en prenant toutes les mesures et selon le moment en encourageant les systèmes dalerte et pour mettre en place un système préventif de récidive.
A cet égard, je rappellerai la déclaration de E. Shneidman : " la complexité vient aussi du fait que le suicidaire est incapable de faire la différence entre limportance ou non de la pression externe. Il éprouve une difficulté à trouver une autre alternative aux problèmes de la vie quotidienne ".
Cela concerne linformation générale avec mise en place de tout système dalerte et de protection du suicidant potentiel.
La prévention intervention incite à une mobilisation et une mise en place dune conduite thérapeutique adaptée de lindividu et de son environnement proche.
En cas de mort par suicide, elle incite à ne pas considérer le suicide comme un tabou, à prendre en charge ceux de la collectivité qui restent alors dans langoisse et lincertitude et, pour les professionnels contactés, suicidologues ou non, quelle que soit leur profession, y compris les soignants, dédramatiser lévénement.
La prévention du suicide est certes une mission mais chacun des représentants de la collectivité peut y participer. Le sociologue Frédéric de Coninck, dans un passage un peu critique sur la théorie dEmile Durkheim, écrit : " sil savérait quun acte réputé aussi individuel, aussi intime obéissait à des déterminations collectives, on tiendrait une preuve pratiquement a maxima, de la manière dont nos actes dépendent des réalités sociales qui nous dépassent ".
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Coupures de presse :
Communiqués de presse radiophoniques :
Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11 Monique Thurin