Les tentatives de suicide et les accidents de la route finissent par ne plus être des informations à force de se répéter B. CYRULNIK
Procéder au dur travail du concept de crise suicidaire implique de donner du suicide une vue plus large que la seule considération moralisatrice ou sociale. Relié à lidée de crise, le drame suicidaire peut alors prendre consistance et se prêter à une analyse progressive qui met en relief les différentes étapes du processus suicidaire. Tenir compte du nombre dimplications scientifiques croissantes des travaux actuels et de lesprit des interventions de crise savère alors fondamental pour autoriser des espoirs de prévention efficace. Parler un même langage en partant dune même base conceptuelle, celle de la crise suicidaire, est-il pour lheure une tentative cohérente et jouable dans la prise en charge actuelle des malades à risque, à fortiori lorsquils sont sur le chemin de la réalisation de leur acte auto-agressif (patient suicidaire) ?
Cet essai de réflexion et de conceptualisation a pour ambition dy répondre.
Abordé sous langle philosophique, le suicide reste non un malaise mais un problème qui engage la question du sens de la vie et de la liberté ; Camus le dit sans ambages dans le mythe de Sisyphe : " Il ny a quun problème philosophique vraiment sérieux, cest le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine dêtre vécue cest répondre à la question fondamentale de la philosophie, le reste, si le monde a trois dimensions, si lesprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux. Il faut dabord répondre " (1).
Saccorder la liberté dune plus grande intimité avec lidée du suicide est sans doute un des enjeux que lami de la sagesse, surtout dans lantiquité, gardait à lesprit afin de conquérir, dans une perspective de défense de sa dignité, la possibilité de vivre une mort libre (2). Face à ce détachement quasi idéal de lesthète du sens de la vie quà sa façon le philosophe antique incarne, le psychiatre ne peut quêtre interpellé par la valeur mortifère de nombre de suicides réussis de ses patients ou collègues, sans parler des cas présents dans sa famille ou ses amis et sans pour autant être toujours au clair sur la raison, la motivation ou lintentionnalité du geste suicidaire. Dans sa formation, le jeune médecin va aussi sidentifier à ses maîtres et, tel lenfant avec ses parents, apprendre à respecter ce que ces derniers respectent. Il en va ainsi de la folie et du suicide, de la maladie mentale et de laliénation, de la sidération à la dépression, tous beaux objets de la psychiatrie (Les objets de la psychiatrie, Sous la direction dY.Pelicier, LEsprit du temps, 1997) ou objets terrifiants selon ce quil a appris à décoder des comportements effectifs des uns et des autres devant lépreuve en deçà du discours.
Parce quil est de mise que sans rigueur le clinicien ne parviendra pas à identifier la source exacte des conflits ou du malaise de ses patients, il sagit aussi dadopter un langage commun reposant sur des définitions claires (Tableau I). Il sagira aussi de comprendre autant que faire se peut la problématique du malade, tout en restant le plus fidèle possible à la séméiologie apprise, garante dun raisonnement adéquat devant lexpression de la pathologie.
Hélas, le suicide aura tôt fait dapprendre au médecin quil ne sait pas grand chose, voire quil ne sait rien et lhumilité, en matière de suicidologie, est sans doute la plus constante compagne de la clinique. Parce que le médecin psychiatre se veut du coté de la vie, et parce que lurgence et la vie ne sont pas toujours en bons termes, il apprendra vite à penser les situations périlleuses en terme de crise, ce qui nest rien dautre finalement quun pari envers la vitalité du conflit et une invocation à lautre (3) afin quun bon choix oriente et la vie du malade et son suivi constructif.
Ainsi la crise nest pas nécessairement un malaise, la crise suicidaire pas plus que la crise dappendicite et peut être même moins si lon se souvient que lanxiété est ce qui traduit mal dès lorigine - dans les Epidémies dHippocrate la notion dembarras, de gène ou dimpossibilité de passer, " darrêter " un processus irritant comme si labord traditionnel de laporia reposait demblée sur un malentendu séculaire (4). Il y a donc lieu de se méfier des gloires acquises par tel ou tel mot et il vaut mieux préférer le mot dagitation ou de malaise lorsquil sagit dune situation dimpasse, quelle soit biologique, comme dans une affection psychosomatique (4), ou sociale comme celle repérée par Freud dans le livre justement nommé Malaise dans la culture. Encore est-il nécessaire de retenir ce que Freud précise : " Il nous suffit donc de répéter que le mot culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie séloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de lhomme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entres eux " (5). Réglementation pour Freud, ritualisation pour Cyrulnik et tous deux de pointer les relations entre le déchaînement de la violence et lauto ou lhétéro-destruction, ce qui rappelle Durkheim et lanomie sociale, mais en infléchissant la réflexion vers les conséquences de limpuissance culturelle.
Sans doute chacun voit-il midi à sa porte et lexpérience du suicide est-elle " limitée et socialement déformée ", (6) néanmoins il reste que lobservation éthologique est parfois cohérente avec les conclusions statistiques, faisant que " leffet tranquillisant du rituel intégrateur est parfaitement confirmé par létude des taux de suicide en Algérie " (7), expliquant que ces taux seffondrent lorsque " le Ramadan oblige au rituel, aux rencontres quotidiennes familiales et amicales " (8). Inversement lorsque les familles sont aux prises avec une déritualisation, lorsquelles sont déstructurées aussi, les jeunes et les moins jeunes vont éprouver de façon plus intensément négative leffet de la période de Noël et de la fête des mères : laugmentation des dépressions et des suicides y est alors notablement présente dans nos pays, accompagnée du sentiment déchec et de privation affective chez les sujets suicidaires (8) : Qui dira la détresse de ceux qui se sentent exclus de ces rituels euphorisants et coupables de navoir pu faire de ce moment de communion familiale un vécu partagé ? Lattitude déchec ou le sentiment de privation affective sont donc à bien considérer dans labord de la crise et doivent alerter quant à lavenir de sa gestion.
" Les individus capables de faire une crise sont capables de changer de position subjective " écrit Réfabert comme pour exorciser cette mauvaise habitude humaine à se fermer au changement et à rejouer, à répéter sempiternellement les mauvais scénarios pourvoyeurs déchecs. Ainsi le suicide sil est infiltré dun courant de crise peut à la fois signifier une aporie, un malaise, un chemin qui ne conduit nulle part et à la fois rendre compte dun combat noble dont Comte Sponville a ramassé la formule : " Le suicide est un droit dautant plus absolu quil se moque du droit. Cest la liberté minimale et maximale Arrières les prêtres ! Arrière les juges ! "(9).
En ce sens Socrate sest à sa façon suicidé dans la mesure où il provoque ses juges en les renvoyant à leur médiocrité et en précipitant ainsi sa condamnation (10): Sur son chemin de liberté poussaient bien quelques belles fleurs de la famille des ombéllifères dont la ciguë est lessence, ce qui peut-être fit de laporie une célèbre fleur spirituelle. Encore que pour Socrate lexécution est bien arrangeante pour la cité athénienne et le refus des juges découter est bien réel de sorte que son apologie laisse planer le doute sur le lot de celui qui demblée pose la question du sort conféré à lappel de celui qui souffre, injustement ou non, à la liberté, entravée, socialement ou non, psychiquement ou non, spirituellement ou non. La littérature illustre parfois la question du suicide de façon magistrale à fortiori quand il sagit de la crise suicidaire, crise se produisant lorsque toutes les solutions envisagées ont été mises en échec, loption du suicide apparaissant alors, pouvant aller de son évocation à sa planification et à son exécution. :
Dans " la Douce ", Dostoïevski met en scène une jeune femme qui se défenestre après avoir été tentée de tuer dun coup de revolver son mari alors quil dormait. Mari vaniteux qui projetait de laimer comme un chien avec sa maîtresse, afin dêtre tout pour elle, ce qui effectivement savère être désastreux pour la suite. Dans ce récit il est évident que le suicide semble ponctuer ce manque de manque même si cest donc Douce qui se suicide et non son mari, sans doute par culpabilité de son désir dhomicide, par retournement de lagressivité sur elle-même ? Le silence de lancien officier laisse toutefois sans voix devant une situation bloquée, inaccessible à la crise - Douce essaiera de se révolter mais en vain - par où on constate que la mort seule accompagne les prières de Douce envers son icône, comme si la chute de la jeune femme était la métaphore ultime de ce quexprimera Loukeria la servante : " Moi ça ma fait tomber le cur, comme ça, je crie : " Madame ! Madame ! " Elle, elle ma entendue, elle a voulu bouger, ou se retourner vers moi, sauf quelle sest pas retournée, elle a juste fait un pas, et elle serrait licône sur sa poitrine et et elle sest jetée par la fenêtre ! ". Suicide doux et humble laissera tomber Dostoïevski même sil conclue de façon laconique dans son commentaire du récit : " Pas de Psychologie, pure description " (11).
Pour autant on remarquera au passage lintuition de lauteur quant à la fascination de lêtre humain envers la mort et à lattrait du moyen mis à disposition : " On dit que ceux qui sont sur un sommet sont attirés vers le bas, vers le gouffre, comme deux-mêmes. Je pense que nombre de suicides se produisent pour la seule raison que le revolver est déjà dans la main. Il y a là le même gouffre, une pente a 45° sur laquelle on ne peut pas ne pas glisser et quelque chose vous appelle irrésistiblement à appuyer sur la gâchette. " (11)
Quoiquil en soit de lacuité de la pulsion de mort chez le patient suicidant ou suicidaire, parler de crise suicidaire implique pourtant daccepter de rompre avec lhabituelle psychiatrisation centrant lorigine du problème du seul coté de la pathologie mentale. Une crise suicidaire cest aussi la rencontre des ressources dun patient avec la crise quil vit et ce nest souvent quaprès lévaluation psychiatrique quil peut être observé de façon pertinente quil y avait ou non une pathologie mentale ! Entre temps les acteurs du soin auront essayé, justement, déviter une hospitalisation classique par une intervention de crise. Cette notion renvoie à lidée de crise systémique, "état de tension de lensemble relationnel qui annonce une bifurcation dans le devenir du système : après la crise le système ne peut pas être ce quil était auparavant ". (12). Cette prise en compte du système relationnel et soignant dans lequel se joue la crise suicidaire est dautant plus importante que bien souvent la crise que représente la tentative de suicide est une crise à tous les niveaux relationnels lorsquon a envisagé la famille au sens large du terme. (13).
Les tensions familiales sont tellement nettes lors de larrivée dun adolescent suicidant quelles ne nous étonnent plus quand bien même le jeune déploie tous ses efforts pour faire réfléchir tout le monde. Ceci ne doit pas porter à la conclusion quil y a fréquemment une problématique familiale pathogène, dautant que nombre de tentative de suicide ont lieu dans des familles qui sont habituellement épargnées par les dysfonctionnements relationnels ou une symptomatologie psychiatrique. (13).
Cest pourquoi il ne faut pas étiqueter les patients avec des diagnostics fixés trop rapidement de même quil ne sert à rien de formuler trop hâtivement des hypothèses, qui pour rester fonctionnelles, se doivent dêtre des hypothèses utiles et utilisables pour les familles. Comme lécrit Ausloos : " Et à quoi sert de démontrer ce que tout le monde sait déjà, si ce nest à provoquer une levée de boucliers, ce quen termes académiques on appelle résistance " (14) ? Ritualiser les rencontres avec le patient en crise et sa famille est une précaution indispensable pour faire du moment critique autre chose quun instant dans le parcours du sujet et autre chose quun événement banal de plus. Il sagit en somme de revenir à cette " période de transition représentant pour lindividu à la fois une occasion de croissance pour la personnalité et le danger dune augmentation de sa vulnérabilité à la maladie mentale " ( Caplan cité dans Crise, rupture et dépassement, 71).
Informer les familles de ce que veut dire une crise suicidaire cest donc, la plupart du temps, déconstruire ce à quoi elle est souvent réduite à leurs yeux, ce que là encore on entend après-coup : cette fameuse " bêtise " à laquelle est réduite la tentative de suicide est plus la vision qua le groupe familial du geste que son origine. " De sa souffrance chacun est juge et lui seul " écrit le philosophe (15) : celle-ci nest donc jamais à banaliser, encore moins à dissocier dun appel à laide. Ainsi la crise suicidaire, si elle nest pas obligatoirement source de malaise demande toutefois des proches quils acceptent de bousculer leurs habitudes de penser, de lever certains préjugés, de reconnaître leurs inerties, toutes entraves que la mise en crise du système par le suicidant peut aider à nuancer, voire à lever ! Il se peut dailleurs que les suicides réussis proviennent de léchec de lissue de la crise et cest en quoi lespérance, effectivement, peut aussi être regardée comme la principale cause de suicide, lorsquelle est déçue. (15). Ainsi toute menace suicidaire doit être prise au sérieux car elle est souvent la partie émergée de liceberg du processus suicidaire, la tentative de suicide pouvant se produire au cours de la phase aiguë de la crise. Il importe donc de repérer celle-ci au plus haut point.
Pour Caplan (1964) trois critères doivent être réunis pour sautoriser de parler de crise : un stress grave qui facilite létat de crise, un déséquilibre émotionnel important et majeur qui sempare du malade et laccumulation de tentatives itératives et sérieuses pour résoudre le problème soulevé et pour rétablir léquilibre (cité in 16). Cette définition est utile pour aborder également les fonctionnements suicidaires dune personne ou dune famille ainsi que les dépressions masquées car celles-ci évoluent parfois dans un tel contexte de crise et provoquent alors facilement les demandes daide urgente de nos confrères somaticiens : ainsi pour cette jeune adolescente adressée par une collègue dermatologue : la patiente se plaignait de taches sur son visage, de cernes sous les yeux, de toutes sortes de lésions au demeurant inexistantes pour le néophyte et quasi invisibles et imperceptibles pour le spécialiste. Ce qui attira lattention du médecin dermatologue fut non la séméiologie cutanée mais les nombreuses consultations antérieures, le sentiment dintraitable répétition anxiogène de la jeune patiente, désespérée. A lexamen de la famille, létat de crise était notable et cest lenfant de 11 ans qui put le mieux exprimer la souffrance du groupe, parler des cris incessants de sa grande sur Il nest pas toujours évident daborder lexpérience subjective de la difformité chez une adolescente en crise. La dysmorphophobie, cette hypocondrie de lapparence nest-elle pas aussi située à un carrefour nosographique dans lequel la sthénicité de la plainte peut amener le sujet à des passages à lacte suicidaires ? Ainsi le sentiment de répétition et de la souffrance et de la vanité des efforts employés pour la faire cesser sont importants à prendre en compte dans la définition de la crise : " La crise est limitée dans le temps et son dénouement peut être positif. Nombreux sont les patients qui plaident en quelque sorte pour le suicide. Sortir de lactuel, de lanecdotique permet à lexaminateur de plonger dans une autre dimension et de rejoindre chez le patient un sentiment de répétition inexorable [ ] La crise serait en quelque sorte la durée de cette hésitation entre plonger dans un destin funeste, façon paradoxale dy échapper en le contrôlant par le suicide, ou au contraire prendre conscience du caractère démesuré et irréversible de ce choix " note Grivois (17) et aussi (18). Repérer linstallation dun désir de mort savère véritablement être une épreuve extrêmement difficile mais indispensable au travail de prévention. Chacun utilise dailleurs des images, sortes danalogon de la crise qui permettent de reformuler létat de crise : en verbalisant sa volonté de mourir, tel adolescent suscitera du médecin lidée quil tire la sonnette dalarme du train familial, en faisant une demande paradoxale au psychanalyste telle autre malade fait naître lidée dorage suicidaire tant "la crise nentre dans aucun système, nest reliée à aucune pathologie particulière " (19). Ainsi le concept de crise suicidaire est certainement un des plus beaux hommages que la psychiatrie fait à la philosophie et à la vertu et au sens étymologique du mot crise, Krisis : Décision : " Le suicide comme décision, donc, et non comme pathologie, le suicide comme choix au moins possible, le suicide en tant quil dépend de nous, voilà mon problème et celui de nimporte qui " (20). Il nempêche que se rencontrent souvent une angoisse mortifère, un fond de scénarios noirs au plan social (Chômage, désinsertion, isolement, précarité ), et familial (antécédents familiaux de suicides, éclatement de la famille, voire mythe familial de la malédiction suicidaire) si bien "quil y a souvent confrontation avec le choix inconscient présent dans de nombreuses expériences humaines, ce choix entre lamour quon porte à la vie et le désir quon peut avoir den être quitte " (19).
On laura compris, la séméiologie de la crise suicidaire est comme une loupe grossissante de lautonomie des pulsions qui nous animent et dont on nest pas tout à fait maître comme si la fascination des désirs de mort nétait jamais tout à fait éteinte (Tableau II). Qui vante la pitié pour lindividu dépressif (nest-il pas malade ?) peut aussi vanter la terreur du dispositif anti-suicide comme sil était possible dêtre maître du sens sens du suicide et sens des mots (21)
Qui na pas entraperçu cette tyrannie de la chasse à la critique du geste suicidaire pour sexonérer de la crainte de la récidive et sautoriser la sortie du patient ? Et simultanément qui na pas fait lexpérience de cette logique interprétative froide afin de tirer le sens du geste coûte que coûte ? Sans doute est-il impossible de nêtre pas un peu coupable de cet état de fait mais suffit-il de se déculpabiliser en mettant en avant la violence éthique à légard du thérapeute du patient récidiviste pour rejeter sur un autre secteur le patient suicidant dont on ne comprend pas le geste, dont le non-sens fait peur et qui, de bonne grâce, donne à voir une froideur afin de mieux justifier la réaction terroriste du thérapeute ? Ces débordements institutionnels ne sont-elles pas à limage de lusage des limites non réfléchi édifiés non pas pour mais contre les "patients limites ", grands suicidants sil en est (22), tant par la fréquence des passages à lacte que par le contexte de crise perpétuelle dans lequel ils se déploient ?Ainsi est-il légitime de se référer à la psychothérapie institutionnelle, à la notion de cadre thérapeutique et donc à celui dinterventions de crise pour mettre clairement en uvre un usage adéquat des limites de notre action soignante : " sil ny a pas de limite, le borderline ne met rien au travail ; sil y en a trop, il sen va ". (23), voir tableau III.
Parler de crise suicidaire, à fortiori chez les états-limites, implique donc de faire le deuil dun projet thérapeutique idéal pour utiliser la crise comme source dalliance et non source de réaction thérapeutique négative. Ceci est dautant plus fondamental que les comportements suicidaires représenteraient le facteur le plus susceptible de grever le pronostic à long terme de trouble limite de la personnalité (9.5 à 10% de mort par suicide dans lensemble du groupe durant 15 à 20 ans de suivi dans létude de cohorte de Mc Glashan) (24) et (25).
Mettre en avant limportance du trouble limite de personnalité chez le patient suicidaire en crise revient à insister sur les facteurs internes au patient qui prédisposent à la crise, notamment la faiblesse du Moi, lintégration problématique du Surmoi et les conflits instinctuels dans le ça, ce qui permet de retrouver une partie des signes et symptômes de la crise suicidaire : intolérance à la frustration, sidération de ladaptation et difficultés à élaborer des solutions nouvelles, perte du contrôle pulsionnel, prédominance de lagressivité Dautres émotions, signes et comportements reliés à un vécu de crise sont résumés dans le tableau IV, selon (16).
Cette intensité émotive rappelle là aussi la part de déritualisation familiale ou sociale dans lexplosion de la violence (26), rendant compte que cest bien dans " les petits milieux déritualisés que les suicides sont les plus violents, lalcoolisme le plus dégradant, les bouffées délirantes et les confusions mentales les plus intenses " (27).
La crise suicidaire se définira alors comme ce vécu que seul le suicide semble clore comme solution unique trouvée pour mettre fin à la souffrance et à la douleur ressentie. On remarquera quune partie de cette séméiologie recouvre celle de létat dépressif et on peut aussi sétonner de la non-mention de la rétrocession simple des troubles avant lautolyse, parfois rencontrée, comme sil y avait résolution des conflits lorsque la décision de suicide était prise. (28).
Prolongeant la crise suicidaire, le processus exprime lidée de progression du projet suicidaire au fur et à mesure que le sujet attiré par le suicide se déleste, du début à la fin de la crise, des solutions envisagées, les répète ou les refuse selon quelles lui semblent insignifiantes ou inefficaces : " personne ne peut plus rien pour moi " est laboutissement du cheminement complexe de lidéation suicidaire. Préalablement, la crise est identifiable par un certain nombre de signes et dindices, témoin du processus autodestructeur engagé. ( tableau V).
Des messages verbaux, directs ou indirects, peuvent être présents : " Bientôt, jaurais enfin la paix ", "je comprends les gens qui se suicident " (Pierre Beregovoy, peu avant son suicide) (29), des signes comportementaux quil est parfois bien ardu de décoder (le don dobjets significatifs est souvent significatif "après-coup") lexemple de Beregovoy distribuant des roses à toutes les femmes présentes à sa réunion dadieu à Matignon est indicatif : " Mais une rose neutre, pas celle dont le PS avait fait son emblème une rose pale ", des signes de nature affective : pessimisme, humeur dépressive tenace, apathie au-delà des indices, après lapparition des idées suicidaires, de leur rumination, viennent la phase de la cristallisation et de la planification du scénario suicidaire (16).
La rumination dabord se caractérise "par une grande angoisse face à lincapacité de régler la crise et face au sentiment de ne plus avoir de solutions "(16). Et cette certitude insoutenable davoir affaire aux "salades morales habituelles " si lon commence à partager ses idées noires " Je ne vois plus que cela, en finir " ne suscite-t-il pas la réponse classique : " Arrête de dire des bêtises, pense à nous, tu nas pas le droit, ça va passer " ? Cest sur ce point précis que le romancier est parfois plus proche du patient en crise suicidaire que le meilleur des spécialistes : " Le lendemain matin, jai prix le revolver de Betty, je suis allé le jeter dans la Seine. Il pleuvait, et cette pluie froide et hostile me ravissait. Tout était changé, formes, sons, couleurs, odeurs. Les choses se dressaient là sans contours. Jétais une des ces choses, elles nétaient ni devant moi ni autour de moi, elles étaient là simplement, libérées davoir la moindre orientation et le moindre sens. Le droit au non-sens devrait être le premier droit de lhomme, le second, souhaitable, étant justement de ne pas en être un. " (30). Cest que dans cette phase de pré-passage à lacte, cest lattirance fatale par le non-sens et lépuisement, qui, curieusement, peuvent redonner des forces. Mais autrui est là pour réaffirmer que lennui et la peur dêtre un objet de haine, sont pleinement justifiées quand ce nest pas une réalité indépassable : " Ce mois là, novembre ou décembre, javais vraiment décidé den finir. Le revolver de Betty était là, sur la droite, je le regardais de temps en temps, je noublierais pas cette tache noire dans le tiroir, la fenêtre donnant sur la cour mouillée, la chambre étroite et mal meublée, le logeur obèse et sénile venant tous les 2 jours me gueuler dans les oreilles que javais encore oublié la lumière en sortant. Il me restait un peu dargent pour 8 ou 10 jours, mais autant le claquer en une nuit, non, et puis shlack, bonsoir lhorizon buté, baisées les bêtises. Dans ce genre de situation, les injures vous fusent directement dans la tête, elles éclatent en silence, elles sadressent à une masse physique indifférenciée ramenée à son fond merdeux. Lennui, quoi. " (30). Lorsque la cristallisation du suicide prend le dessus, la phase de planification nest pas forcément achevée : Le patient a pris sa décision, mais il ne sait pas encore comment passer à lacte. Lélément déclenchant est dans ce cas, parfois, le hasard lui-même comme ce patient désespéré, qui après avoir fait une fugue et sêtre retrouvé dans la nature, ramasse un tesson de bouteille pour se trancher la gorge
Quoiquil en soit limpression dominante est que ces personnes sont en attente, comme absente de la discussion, déjà ailleurs, dans une ultime anticipation de linéluctable. On remarque qu "à cette étape du processus suicidaire, les émotions de la personne tendent à la couper des autres et à lisoler "(31). A se couper ou à devenir chaotique ? A ne plus savoir comment faire sens dans le système familial ou relationnel ? Certaines familles sont ainsi habiles à marquer la tristesse par le blâme, dautres à mieux exploiter les sentiments de chacun pour nourrir la confusion des rôles. Mais la crise nest ni le désordre ni le chaos (32) et ses caractéristiques sont discernables : Soudaineté : " Ce soir là j avais vraiment décidé den finir "(30), incoercibilité : la crise est là quoi quon y fasse, au plus intime de soi : " Je noublierais pas cette tache noire dans le tiroir "(30), incompréhensibilité : " elles étaient là simplement, libérées davoir la moindre orientation et le moindre sens "(30), facticité : " jétais une des ces choses "(30).
Les ressorts de la crise côtoient le manque de recul du sujet suicidaire face à son existence et expliquent que la crise suicidaire saccompagne fréquemment dimpulsivité ; pour autant elle ne saurait se réduire à la tentative de suicide : une crise nest pas un raptus!
Cest aussi en quoi la crise suicidaire manifeste au patient ce qui jusque là était resté à larrière-plan, comme caché et agissant dans lombre : lenvie den finir, quon en a soupé de lexistence, quon a toujours été son pire ennemi et quon ne mérite pas de vivre, que la vie est inconsistante ou plutôt que tous les actes étaient lennemi de cette consistance Dans ce cas comment ne pas fantasmer le suicide comme ce qui retablierait cette impossible densité existentielle : la mort ne transforme telle pas la vie en destin ? Et puis à quoi se raccrocher quand tout vacille ? Les amis ? Mais ils finissent toujours par se lasser ! Mieux, ils peuvent être le pire des leurres : " Ne croyez pas surtout que vos amis vous téléphoneront tous les soirs, comme ils le devraient, pour savoir si ce nest pas justement le soir où vous décidez de vous suicider, ou plus simplement si vous navez pas besoin de compagnie, si vous nêtes pas en disposition de sortir. Mais non, sils téléphonent, soyez tranquille, se sera le soir où vous nêtes pas seul, et où la vie est belle. Le suicide, ils vous y pousseraient plutôt, en vertu de ce que vous vous devez à vous-même. Le ciel nous préserve, cher monsieur, dêtre placés trop haut par nos amis ! "(33). Mais si les amis ne suffissent pas à être là pendant la crise, peut-être que la famille y serait plus disposée ? Ce serait sans compter le pessimisme foncier et la rudesse acérée du philosophe de labsurde : " Quant à ceux dont cest la fonction de nous aimer, je veux dire les parents, les alliés (quelle expression !) cest une autre chanson. Ils ont le mot quil faut, eux, mais cest plutôt le mot qui fait balle ; ils téléphonent comme on tire à la carabine et ils visent juste. Ah les Bazaines ! " (33).
Ces commentaires font état de dires " psychotoxiques ", familiaux ou de proches, dont la justesse devrait sérieusement nous faire réfléchir sur limportance quon donne aux facteurs de protection ou de risque quon attribue aux dispositions personnelles, à la cohésion familiale, aux cognitions positives ou négatives à légard de soi, aux facteurs psychosociaux . " Un homme est plus un homme par les choses quil tait que par celles quil dit " écrit Camus (34). Celui-ci, dans la Chute, décrit indirectement comment peut être investi le travail du psychothérapeute réellement à lécoute de son art et de son malade, puisque Clamence, ce virtuose de la rhétorique, montre que ce nest pas en construisant sa méthode sur le principe de la confession quon parvient à intervenir dans le suicide : une jeune fille se noie dans la Seine sans quil ose en penser quoi que ce soit, dans une quasi-phobie de penser et en faisant léconomie de simpliquer :
" je marrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, jentendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis séteignit brusquement. Le silence qui suivit dans la nuit me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeais pas ( ). Jai oublié ce que jai pensé alors. " Trop tard, trop loin " ou quelque chose de ce genre. Jécoutais toujours, immobile. Puis à petit pas, sous la pluie, je méloignai. Je ne prévins personne " (35). Cette écoute stérile, ce comportement désengagé, e non-assistance à personne en danger, ce reniement de sa conscience font du héros de la Chute un personnage en faux Self qui défaille lorsque le réel vient déranger ses fictions narcissiques et son besoin masochiste dhumilier son esprit.
Cette défaite morale est dautant plus cruelle que " pour lacteur, comme pour lhomme absurde, une mort prématurée est irréparable " (34). Cette singularité du ressenti existentiel est o combien révélatrice du vécu de nombreux proches de suicidés.
Cest en quoi le suicide bouleverse notre conception du monde et de la vie dans laquelle il se déploie tant la crise semble lemporter même et surtout sur nos convictions les mieux établies : elle est bien le signe dune certaine "désintrication pulsionnelle "(36). Ce que daucuns ont toujours refusé, profitant de leur position reconnue pour empêcher que le suicidé, ce "trouble-fête ", continue de déranger la société et de saper la confiance quelle a en elle-même (37) : ainsi pour A. Comte, " cette pratique anti-sociale est à bannir " (38). On retrouve ce goût de la terreur pour empêcher que la maladie honteuse se répande, comme si le fantasme de la contagion de lépidémie suicidaire restait vivace : " des moyens énergiques de répression et un appareil imposant de terreur doivent seconder les autres effets du traitement médical et du régime " écrit Pinel (38). Sil convient bien dopposer la science à lidéologie, alors la suicidologie nen a pas fini de faire avec cette idéologie pinelienne, encore active. Car parler de crise suicidaire, nest ce pas finalement prêter le flanc à cette illusion davoir remplacé lidéologie par la science ? Lorsque Minois rappelle la conclusion dHalbwachs pour qui "le sentiment dune solitude définitive et sans recours est la cause unique du suicide "(39), ne parvient-il pas à nous dépeindre la relativité des connaissances scientifiques de 1930 certes, mais aussi la profonde fausseté de la protection que la Science fabrique et, partant, la méconnaissance des forces de déliaison qui allaient lemporter quelques années plus tard dans une des pages les plus noires que lhistoire des hommes ait écrite. Mais nous-mêmes, sommes-nous si sûrs dêtre allé plus loin ? De nous être mieux assuré du risque ? Car parler de crise suicidaire nest ce pas aussi le signe dune pensée en crise en regard de la psychiatrie, de sa vie, mais aussi, peut-être, de sa fin autant son issue, que sa finalité ? " Plus on tait les suicides concrets, plus on parle du suicide abstrait " continue décrire Minois (40) : " Crise suicidaire ", nest ce pas trop abstrait ? Ne sillusionne ton pas un peu dans une passion trop aveugle de comprendre, nous aussi, les "causes " du suicide ? Ne faudrait-il pas insister autant sur la crise suicidaire en général que sur les antécédents critiques concrets, tels labus sexuel (41), les histoires de suicide dans la famille ?(42).
En même temps si insister sur cette même crise nempêche pas forcement de repérer les états dépressifs, ne persiste til pas le risque que cela ne suscite pas suffisamment lattention envers les pathologies psychotiques chroniques, les pathologies schizophréniques qui pourtant nen continuent pas moins de beaucoup se suicider en milieu hospitalier ?(43). Il est vrai que les facteurs de risque pour ces patients semblent ainsi receler comme une "crise en négatif " puisque sont essentiellement retrouvés lapathie, lévitement social, la solitude et un fonctionnement social pauvre (43).
La crise suicidaire est-elle pour autant cernée lorsquon en a décrit les grandes étapes et son processus ? Les rapports avec le deuil, la perte sont-il dégagés suffisamment ? Si le suicide reste une maladie honteuse, nest ce pas parce quil a affaire avec dune part le tabou de la mort, et dautre part parce quil traîne derrière lui cette constatation douloureuse que les patients suicidés ne diffèrent pas dautres patients en ce qui concerne lintensité de leur dépression, ni même celle de leurs idées suicidaires ? (44). Nest-ce pas aussi parce quil sinscrit dans une tradition religieuse interdictrice à tout point de vue ? Ainsi pour Saint Thomas dAquin le suicide est absolument interdit pour 3 raisons fondamentales : il est un attentat contre la nature et contre la charité, il est un attentat contre la société et il est aussi un attentat contre Dieu .
La position actuelle de léglise est plus nuancée et consciente davoir affaire avec une "société de vieux qui napprécie pas plus ses vieillards quelle naime ses jeunes " (45). Cest en quoi certains de ses représentants ont pointé une des tentations rencontrées par de nombreuses institutions, dont linstitution religieuse : celle de labandon : " Le goût dêtre dur est une défense face à lenvie dabdiquer " écrit Monseigneur Rouet (46). Cette tentation est actuellement périodiquement à luvre lorsquil sagit de suicide car la prévention est difficile, délicate et incertaine.
Sagissant du suicide de ladolescent, deuxième cause de décès dans cette tranche dâge, la manipulation fréquente à ladolescence de lidée de mort ne saurait masquer la question de la vie : " Pour vous, quest-ce que vivre ? " si souvent posée aux adultes bien plus souvent gênés pour répondre quà lécoute de leur propre fragilité et pauvreté (46). Pour Marcelli si beaucoup dadolescents "pensent au suicide (idées suicidaires, adolescents suicidaires) " il y a lieu de ne pas généraliser et il sagit de faire la part avec " les adolescents qui mettent en acte leur suicide (adolescents suicidants) " (47). La condensation des conduites dépressives et suicidaires chez ladolescent sinscrit également dans un contexte de quête affective mais aussi dans une dynamique de séparation individuation dont les défaillances expliquent les décharges agressives, les accès de haine à légard de leur corps, de rage narcissique face à une image parentale inaccessible. (48).
Le mimétisme joue également un rôle sans quil soit lapanage du comportement adolescent et on sait que la disponibilité dexemples de suicide chez les stars et autres personnalités charismatiques peut provoquer une recrudescence de passage à lacte par des moyens identiques : on touche là aux limites pratiques de lépidémiologie (49). Le contexte dincapacité délaboration des pertes, des stress, du passage dun cycle dexistence à un autre ne peut que majorer le vécu de crise. Un parrallélisme entre ladolescent et le vieillard suicidaire est sans doute dans cette dépressivité chez lun qui na dégal que la démotivation de lautre : être sans motivations pour faire , sans " intérêts ", cest aussi être sans intérêt au regard dautrui, cest se renfermer dans une profonde dévalorisation de soi qui fait coller à la peau lidée dêtre nul. Dans cette dynamique, lorsque le manque manque, le patient est souvent déjà mort ou en passe de le devenir sur le plan des désirs. " Cest seulement à soutenir un manque, une perte, que le suicide peut-être évité ou sa répétition. Le suicidant ne supporte plus sa vie telle quelle est, ou plutôt telle quil la vit "(50). Mais cest justement ce que le patient démotivé a du mal à réaliser dans la mesure où la démotivation est le refus de la perte là où la dépression est plutôt le refus du deuil (51). Ce refus se retrouve de fait chez ladolescent selon Haim, par insuffisance des mécanismes habituels de défense, doù un blocage des processus de perte et de deuil, empêchant par conséquent le travail de deuil : ladolescent est ainsi contraint à maintenir de façon prolongée et rigide les investissements dans les investissements perdus ou décevants (52). Dans cette perspective la répétition des gestes critiques, de certaines automutilations, de certaines tentatives de suicide sont à lire aussi comme une tentative désespérée dintroduire une rupture avec lordre des choses passée afin de provoquer une solution de continuité, au sens orthopédique du mot, avec les anciennes assurances, les anciens objets dattachement. Cette portée psychodynamique du comportement suicidaire est à la fois " passée " au second plan tant la crise comporte une menace vitale pour lintégrité du patient et il sagit donc de bien différencier la répétition refrain, qui vient ponctuer le message du suicidant, et la répétition rengaine qui semble un peu plus enliser le processus thérapeutique.
Cette seconde issue, de mise en sommeil du développement de la personnalité est à craindre dautant plus que le patient peut être tenté par le recours à larchaïsme prenant alors les voies de la régression plutôt que la recherche de nouveaux équilibres porteurs. Le risque demeure absolu pourtant dans la mesure où le fonctionnement suicidaire est un fonctionnement en " tout ou rien " (50). Chez lâgé, cette dichotomie se retrouve, elle aussi, mais transposée dans le registre de lautonomie et de la dépendance vis à vis de laquelle le sujet âgé se vit souvent soit dans lune soit dans lautre, comme sil nexistait pas de dépendance de la personne âgée dite autonome. Cest en quoi la redéfinition de la dépendance à partir dune relation apporte du nouveau dans le champ de la psychogériatrie (53), car en resituant le message institutionnel prévalent qui supporte comme un pacte dénégatif entre le sujet âgé dépendant muet sur sa dépendance psychique et linstitution pour qui "vous êtes autonome " signifie en fait "vous êtes indépendant de nous et nous navons que des rapports de prestation de service à client " (53), il devient plus aisé de repérer les chemins de lanticipation de lultime étape de la relation de dépendance : le travail de trépas. Dans ce clivage de la dépendance entre la dépendance physique, manifeste, celle impliquée dans les interactions avec lenvironnement et celle, psychique, plus silencieuse, constituant le fondement et la base cachée de la précédente, le moi du sujet âgé ne peut que sappauvrir et ses capacités dadaptation décliner toujours plus.
Faisant fondre les aptitudes à anticiper, la démotivation suscite de plus comme une résistance passive au changement, un frein à la participation au projet de soin, une protestation en demi-teinte. Lorsque la régression, à laquelle la démotivation participe, est interdite, comme cest notamment le cas pour la personne âgée dite autonome dans la normalité du faux self (54), le passage à lacte suicidaire est un risque absolu en cas dévénement physique ou relationnel venant rompre le silence de la dépendance secrète. Ces données côtoient aussi la notion dhopelessness chez ladulte âgé et de façon plus générale une timidité rampante, de la honte ou une tendance à lhypocondrie sont des traits de personnalité fréquemment retrouvés dans le comportement suicidaire du sujet âgé (55). On le voit la crise narcissique du sujet âgé met en lumière une honte assez particulière, celle de se sentir incapable de jouir de la vie dans un processus entraînant une identification aux plus jeunes, ce qui révèle les failles adaptatives des personnalités narcissiques selon Kernberg (56) et rend compte des 3 axes de symptômes recoupés par la démotivation : le renoncement à désirer autrement que de façon conformiste, le désengagement relationnel (la non élaboration de la dépendance relationnelle), le refus danticiper (57). Ce refus peut alors, dans un contexte de crise, se muer en ultime protestation : le passage à lacte dont la personne âgée dira souvent après coup sil en réchappe " jai honte de ce que jai fait ".
Cela ne doit pourtant pas occulter le vécu de honte préalable à la tentative de suicide, lui aussi important. Du suicide " maladie honteuse " véhiculant faiblesse, lâcheté, folie voire perversion au rôle de la honte dans le suicide (58), des progrès ont donc vu le jour mais des avancées sociales restent à promouvoir si lon veut que la société soit moins traversée par des courants suicidogènes et faire en sorte que les prochaines décennies fassent bien comprendre à tous que le suicide fait partie du désir de lhomme (59).
Si lon a réussi à cerner le concept de crise suicidaire, il reste quil est licite de ne pas sillusionner donc sur son champ sémantique, particulièrement vivant et fécond. La question des limites de ce champ est particulièrement pertinente et une des questions posées est celle de léquivalent suicidaire. Pour Macqueron, le suicide pourrait être compris comme une mort tout de suite là ou léquivalent suicidaire serait perceptible comme une mort " demain peut-être ". (60).
Dans ce contexte, le problème du refus de soins semble central. Cest surtout le cas dans les maladies chroniques et on pense alors à lhémodialysé chronique qui refuse le suivi ou au diabétique insulinodépendant qui présente une surdose en insuline (60). Un peu comme avec la tentative de suicide, léquivalent suicidaire de ce type peut être regardé comme un appel à la régression et le désir dêtre materné répond aussi au comportement de maternage du soignant, notamment pour le sujet âgé. Ainsi les comportements à risque, répétitifs et de mise en danger de soi pourraient avoir comme objectif de rechercher inconsciemment une aide contenante : " Cest justement cette sécurité dont à besoin le suicidant alors même quil est incapable de la ressentir à lintérieur de lui-même et quil doit nécessairement la retrouver par une intervention extérieure " (61).
Pour les psychanalystes léquivalent suicidaire est une autodestruction intentionnelle dans un but inconscient déguisé en accident : cest le cas de certains accidents de la circulation notamment. Ceux-ci aboutissent dailleurs souvent à un " suicide indirect " réussi. Ainsi en Finlande, pays ayant un des taux de suicide parmi les plus élevés en Europe, une étude a été menée dans le cadre de la surveillance de laccidentologie, qui retrouve 5.9% des décès par accident de la route, liés à un suicide. Il était précisé quil sagissait dun homme dans 88% des cas, âgé en général entre 25 et 34 ans, et non exempt dantécédents psychiatriques (13% avaient des antécédents de tentative de suicide). A noter que lalcool nétait pas retrouvé associé significativement à ces "suicides indirects " dans cette étude portant sur lintégralité des accidents de la route mortels recensés entre 1987 et 1991 (62).
Dautres situations à risque comme les sports violents et dangereux méritent dêtre cités.
Dautres actes plus banaux, tels les "accidents bêtes " peuvent se voir et même si ces actes sont toujours inscrits dans une histoire ou lultime motivation peut être rapportée à une introjection parentale mortifère, en particulier maternelle, que le malade supprime en se tuant, il est difficile de ne pas se questionner sur la disparition de lenvie de vivre dans cette intentionnalité suicidaire (63).
Cette extinction des forces de vie pose aussi le problème des équivalents suicidaires dont la séméiologie varie selon lâge. Si lon prend le sujet âgé, la question du syndrome de glissement se pose avec acuité. Pour Ferrey toutefois il est exagéré de porter le diagnostic de dépression dans tous les cas et il sagirait dun effondrement somato-psychique par perte de ce qui faisait sans doute la vie de la personne (64). Néanmoins dans la définition quen donnait Delommier, était énoncée la notion dun état confuso-dépressif (65). Faut-il y voir alors plutôt une démotivation, quil semble ainsi fondamental de repérer dans ce syndrome où une dimension conative nest pas forcement absente, en particulier lorsque lanticipation de la mort se colore de la honte de vieillir (66) et provoque une dramatique perte dactivités donnant limpression clinique que le malade âgé a surtout baissé les bras dans une sorte deffondrement morale et dinanition affective ? (67)
Pour clore ce chapitre sur les particularités liées à lâge, et en particulier en ce qui concerne les adolescents, il est licite de mettre en avant quelques symptômes cliniques qui reflètent peut-être les idées exprimées plus haut: à la mise en sommeil du développement de leur personnalité font écho les troubles du sommeil, à la sensation dincomplétude (ou de vide existentiel du vieillard) répondent la prise dalcool ou labus de substance toxique, à la douleur morale du malade, la dépression : les trois grandes dimensions symptomatiques sont ainsi pointées par Fonbonne dans une étude portant sur 6091 adolescents âgés en moyenne de 12,7 ans (68).
En marge de la notion de crise suicidaire, on mentionnera également lidée de TS abortive qui évoque ces situations où le sujet renonce au dernier moment au passage à lacte : les TS abortives et en particulier lorsque le moyen verbalisé en serait la défenestration se recruteraient plus fréquemment parmi les troubles de personnalité borderline (état-limite) (69).
Cela posé il reste que porter le diagnostic de trouble de personnalité nest rien moins quévident à fortiori chez ladolescent et quil sagit de bien garder présent à lesprit que " lhomme se spécifie par la crise, et par sa précaire et infinie résolution. Il ne vit que par la création de dispositifs anti-crise, eux-mêmes porteurs de crises ultérieures " (70).
Le concept de crise est dune grande pertinence lorsquil sagit de mieux comprendre le ressenti du patient suicidaire. Il est également porteur dune finesse séméiologique susceptible de faire progresser, on ne peut pas ne pas limaginer, les efforts de prévention dans la mesure où le suicide frappe encore souvent, à tout âge et de façon inattendue. Si les stress familiaux,, professionnels et relationnels sont dutiles indicateurs de la crise suicidaire, ils ne la résument pas à eux seuls car cest de ladaptation du sujet en proie aux idées suicidaires quil sagit. En somme, il importe donc de rester critique face à la crise afin de mieux faire accoucher dun changement constructif en ce qui concerne les représentations du suicide et les voies qui y mènent. En orientant le travail de gestion de la crise suicidaire vers un travail de liaison des forces de vie (pulsion de vie) on peut alors espérer que le chemin de la crise suicidaire deviendra plus un chemin de guérison ou au moins une voie danticipation vers un avenir moins tragique.
Tableau I :Définitions
Bibliographie
Suicide : Acte de se donner délibérément la mort.
Idéation suicidaire : Attitude caractérisée par des intentions, des plans, des décisions et impulsions à se suicider.
Comportement suicidaire : Terme évoquant à la fois les idées suicidaires, les tentatives de suicide et les équivalents suicidaires.
Equivalent suicidaire : Conduite où, en dehors de toute référence à lidée de mort la dimension psychologique exprime une réelle propension au suicide.
Tentative de suicide : comportement auto-agressif cherchant à menacer la vie, à se mettre en danger ou donnant limpression de telles intentions mais sans forcément aboutir à la mort.
Suicidant : Se dit dune personne qui vient de faire une tentative de suicide, qui a survécu à un geste auto-destructeur.
Suicidaire : Sujet exprimant soit verbalement soit par son comportement lexistence dun risque de passage à lacte suicidaire.
Processus suicidaire : Notion qui comprend en deçà du passage à lacte tout son historique motivationnel.
Suicidologie : Science qui étudie les processus suicidaires et leur prévention. |
Tableau II : La crise suicidaire selon Grivois, (H. Grivois, Urgences Psychiatriques, Masson, Paris, 1986)
Moment dune hésitation, dune oscillation entre deux positions :
quitte à plonger dans un destin à priori funeste, je tiens à garder le contrôle et provoque ma mort
quelles que soient les circonstances, au contraire, je prends conscience du caractère passager, démesuré et irréversible
Tableau III - Notion de cadre thérapeutique.
Le cadre, en tant que métaphore dun contenant psychique, permet : - de mettre de lespace, de rendre possible lattente - de seffacer et de faire abstraction de ses propres désirs - de se mettre en position réceptive, réceptacle des émotions du sujet - de comprendre ce qui se passe sur le plan des interactions et danalyser ses propres émotions, son ressenti. " La méthode psychanalytique sabstient de toute hypothèse à priori ; elle na pas un modèle théorique du fonctionnement mental. Sa théorie, la métapsychologie, est plutôt une théorie du cadre, ou ce que Bourdieu a appelé une théorie de la pratique "(D. Houzel, NeuroPsychiatr. Enfance. Adolesc, 1997, 45 (11-12), 675-678, Questions dun psychanalyste aux sciences cognitives). |
Tableau IV - Emotions, signes et comportement reliés à un vécu de crise
(inspiré de Seguin M. et Huon P., Le suicide.)
Emotions, sentiments |
Signes, Symptômes et comportements |
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Tableau V : Signes précurseurs et processus suicidaire
(inspiré de Seguin M. et Huon P., Le suicide.)
Signes comportementaux |
Signes de nature affective |
Messages verbaux indirects |
Messages verbaux directs |
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" Je vais faire place nette "
" Je vais partir pour un long voyage "
" Des fois, je me dis que je serais mieux morte "
" Je te remets cela je nen aurais plus besoin "
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" Je veux mourir, jen peux plus "
" Ma vie na pas de sens. Ce sera bientôt fini "
Des fois, je pense à me tuer "
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Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11 Monique Thurin
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