Groupe bibliographique

Conceptualisation de la crise suicidaire

Dr Cyril HAZIF-THOMAS

Hôpital de Jour Psychogériatrique - Centre de Gérontologie - CHU de Poitiers

…Les tentatives de suicide et les accidents de la route finissent par ne plus être des informations à force de se répéter… B. CYRULNIK

Introduction :

Procéder au dur travail du concept de crise suicidaire implique de donner du suicide une vue plus large que la seule considération moralisatrice ou sociale. Relié à l’idée de crise, le drame suicidaire peut alors prendre consistance et se prêter à une analyse progressive qui met en relief les différentes étapes du processus suicidaire. Tenir compte du nombre d’implications scientifiques croissantes des travaux actuels et de l’esprit des interventions de crise s’avère alors fondamental pour autoriser des espoirs de prévention efficace. Parler un même langage en partant d’une même base conceptuelle, celle de la crise suicidaire, est-il pour l’heure une tentative cohérente et jouable dans la prise en charge actuelle des malades à risque, à fortiori lorsqu’ils sont sur le chemin de la réalisation de leur acte auto-agressif (patient suicidaire) ?

Cet essai de réflexion et de conceptualisation a pour ambition d’y répondre.

I- Du suicide et de la notion de crise

Abordé sous l’angle philosophique, le suicide reste non un malaise mais un problème qui engage la question du sens de la vie et de la liberté ; Camus le dit sans ambages dans le mythe de Sisyphe : "  Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie, le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux. Il faut d’abord répondre " (1).

S’accorder la liberté d’une plus grande intimité avec l’idée du suicide est sans doute un des enjeux que l’ami de la sagesse, surtout dans l’antiquité, gardait à l’esprit afin de conquérir, dans une perspective de défense de sa dignité, la possibilité de vivre une mort libre (2). Face à ce détachement quasi idéal de l’esthète du sens de la vie qu’à sa façon le philosophe antique incarne, le psychiatre ne peut qu’être interpellé par la valeur mortifère de nombre de suicides réussis de ses patients ou collègues, sans parler des cas présents dans sa famille ou ses amis… et sans pour autant être toujours au clair sur la raison, la motivation ou l’intentionnalité du geste suicidaire. Dans sa formation, le jeune médecin va aussi s’identifier à ses maîtres et, tel l’enfant avec ses parents, apprendre à respecter ce que ces derniers respectent. Il en va ainsi de la folie et du suicide, de la maladie mentale et de l’aliénation, de la sidération à la dépression, tous beaux objets de la psychiatrie (Les objets de la psychiatrie, Sous la direction d’Y.Pelicier, L’Esprit du temps, 1997) ou objets terrifiants selon ce qu’il a appris à décoder des comportements effectifs des uns et des autres devant l’épreuve en deçà du discours.

Parce qu’il est de mise que sans rigueur le clinicien ne parviendra pas à identifier la source exacte des conflits ou du malaise de ses patients, il s’agit aussi d’adopter un langage commun reposant sur des définitions claires (Tableau I). Il s’agira aussi de comprendre autant que faire se peut la problématique du malade, tout en restant le plus fidèle possible à la séméiologie apprise, garante d’un raisonnement adéquat devant l’expression de la pathologie.

Hélas, le suicide aura tôt fait d’apprendre au médecin qu’il ne sait pas grand chose, voire qu’il ne sait rien et l’humilité, en matière de suicidologie, est sans doute la plus constante compagne de la clinique. Parce que le médecin psychiatre se veut du coté de la vie, et parce que l’urgence et la vie ne sont pas toujours en bons termes, il apprendra vite à penser les situations périlleuses en terme de crise, ce qui n’est rien d’autre finalement qu’un pari envers la vitalité du conflit et une invocation à l’autre (3) afin qu’un bon choix oriente et la vie du malade et son suivi constructif.

Ainsi la crise n’est pas nécessairement un malaise, la crise suicidaire pas plus que la crise d’appendicite et peut être même moins si l’on se souvient que l’anxiété est ce qui traduit mal dès l’origine - dans les Epidémies d’Hippocrate — la notion d’embarras, de gène ou d’impossibilité de passer, " d’arrêter " un processus irritant comme si l’abord traditionnel de l’aporia reposait d’emblée sur un malentendu séculaire (4). Il y a donc lieu de se méfier des gloires acquises par tel ou tel mot et il vaut mieux préférer le mot d’agitation ou de malaise lorsqu’il s’agit d’une situation d’impasse, qu’elle soit biologique, comme dans une affection psychosomatique (4), ou sociale comme celle repérée par Freud dans le livre justement nommé Malaise dans la culture. Encore est-il nécessaire de retenir ce que Freud précise : " Il nous suffit donc de répéter que le mot culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entres eux " (5). Réglementation pour Freud, ritualisation pour Cyrulnik et tous deux de pointer les relations entre le déchaînement de la violence et l’auto ou l’hétéro-destruction, ce qui rappelle Durkheim et l’anomie sociale, mais en infléchissant la réflexion vers les conséquences de l’impuissance culturelle.

Sans doute chacun voit-il midi à sa porte et l’expérience du suicide est-elle " limitée et socialement déformée ", (6) néanmoins il reste que l’observation éthologique est parfois cohérente avec les conclusions statistiques, faisant que " l’effet tranquillisant du rituel intégrateur est parfaitement confirmé par l’étude des taux de suicide en Algérie " (7), expliquant que ces taux s’effondrent lorsque " le Ramadan oblige au rituel, aux rencontres quotidiennes familiales et amicales " (8). Inversement lorsque les familles sont aux prises avec une déritualisation, lorsqu‘elles sont déstructurées aussi, les jeunes et les moins jeunes vont éprouver de façon plus intensément négative l’effet de la période de Noël et de la fête des mères : l’augmentation des dépressions et des suicides y est alors notablement présente dans nos pays, accompagnée du sentiment d’échec et de privation affective chez les sujets suicidaires (8) : Qui dira la détresse de ceux qui se sentent exclus de ces rituels euphorisants et coupables de n’avoir pu faire de ce moment de communion familiale un vécu partagé ? L’attitude d’échec ou le sentiment de privation affective sont donc à bien considérer dans l’abord de la crise et doivent alerter quant à l’avenir de sa gestion.

" Les individus capables de faire une crise sont capables de changer de position subjective " écrit Réfabert comme pour exorciser cette mauvaise habitude humaine à se fermer au changement et à rejouer, à répéter sempiternellement les mauvais scénarios pourvoyeurs d’échecs. Ainsi le suicide s’il est infiltré d’un courant de crise peut à la fois signifier une aporie, un malaise, un chemin qui ne conduit nulle part et à la fois rendre compte d’un combat noble dont Comte Sponville a ramassé la formule : "  Le suicide est un droit d’autant plus absolu qu’il se moque du droit. C’est la liberté minimale et maximale — Arrières les prêtres ! Arrière les juges ! "(9).

En ce sens Socrate s’est à sa façon suicidé dans la mesure où il provoque ses juges en les renvoyant à leur médiocrité et en précipitant ainsi sa condamnation (10): Sur son chemin de liberté poussaient bien quelques belles fleurs de la famille des ombéllifères dont la ciguë est l’essence, ce qui peut-être fit de l’aporie une célèbre fleur spirituelle. Encore que pour Socrate l’exécution est bien arrangeante pour la cité athénienne et le refus des juges d’écouter est bien réel de sorte que son apologie laisse planer le doute sur le lot de celui qui d’emblée pose la question du sort conféré à l’appel de celui qui souffre, injustement ou non, à la liberté, entravée, socialement ou non, psychiquement ou non, spirituellement ou non. La littérature illustre parfois la question du suicide de façon magistrale à fortiori quand il s’agit de la crise suicidaire, crise se produisant lorsque toutes les solutions envisagées ont été mises en échec, l’option du suicide apparaissant alors, pouvant aller de son évocation à sa planification et à son exécution. :

Dans " la Douce ", Dostoïevski met en scène une jeune femme qui se défenestre après avoir été tentée de tuer d’un coup de revolver son mari alors qu’il dormait. Mari vaniteux qui projetait de l’aimer comme un chien avec sa maîtresse, afin d’être tout pour elle, ce qui effectivement s’avère être désastreux pour la suite. Dans ce récit il est évident que le suicide semble ponctuer ce manque de manque même si c’est donc Douce qui se suicide et non son mari, sans doute par culpabilité de son désir d’homicide, par retournement de l’agressivité sur elle-même ? Le silence de l’ancien officier laisse toutefois sans voix devant une situation bloquée, inaccessible à la crise - Douce essaiera de se révolter mais en vain - par où on constate que la mort seule accompagne les prières de Douce envers son icône, comme si la chute de la jeune femme était la métaphore ultime de ce qu’exprimera Loukeria la servante : " Moi ça m’a fait tomber le cœur, comme ça, je crie : " Madame ! Madame ! " Elle, elle m’a entendue, elle a voulu bouger, ou se retourner vers moi, sauf qu’elle s’est pas retournée, elle a juste fait un pas, et elle serrait l’icône sur sa poitrine et — et elle s’est jetée par la fenêtre ! ". Suicide doux et humble laissera tomber Dostoïevski même s’il conclue de façon laconique dans son commentaire du récit : " Pas de Psychologie, pure description " (11).

Pour autant on remarquera au passage l’intuition de l’auteur quant à la fascination de l’être humain envers la mort et à l’attrait du moyen mis à disposition : " On dit que ceux qui sont sur un sommet sont attirés vers le bas, vers le gouffre, comme d’eux-mêmes. Je pense que nombre de suicides se produisent pour la seule raison que le revolver est déjà dans la main. Il y a là le même gouffre, une pente a 45° sur laquelle on ne peut pas ne pas glisser et quelque chose vous appelle irrésistiblement à appuyer sur la gâchette. " (11)

Quoiqu’il en soit de l’acuité de la pulsion de mort chez le patient suicidant ou suicidaire, parler de crise suicidaire implique pourtant d’accepter de rompre avec l’habituelle psychiatrisation centrant l’origine du problème du seul coté de la pathologie mentale. Une crise suicidaire c’est aussi la rencontre des ressources d’un patient avec la crise qu’il vit et ce n’est souvent qu’après l’évaluation psychiatrique qu’il peut être observé de façon pertinente qu’il y avait ou non une pathologie mentale ! Entre temps les acteurs du soin auront essayé, justement, d’éviter une hospitalisation classique par une intervention de crise. Cette notion renvoie à l’idée de crise systémique, "état de tension de l’ensemble relationnel qui annonce une bifurcation dans le devenir du système : après la crise le système ne peut pas être ce qu’il était auparavant ". (12). Cette prise en compte du système relationnel et soignant dans lequel se joue la crise suicidaire est d’autant plus importante que bien souvent la crise que représente la tentative de suicide est une crise à tous les niveaux relationnels lorsqu’on a envisagé la famille au sens large du terme. (13).

Les tensions familiales sont tellement nettes lors de l’arrivée d’un adolescent suicidant qu’elles ne nous étonnent plus quand bien même le jeune déploie tous ses efforts pour faire réfléchir tout le monde. Ceci ne doit pas porter à la conclusion qu’il y a fréquemment une problématique familiale pathogène, d’autant que nombre de tentative de suicide ont lieu dans des familles qui sont habituellement épargnées par les dysfonctionnements relationnels ou une symptomatologie psychiatrique. (13).

C’est pourquoi il ne faut pas étiqueter les patients avec des diagnostics fixés trop rapidement de même qu’il ne sert à rien de formuler trop hâtivement des hypothèses, qui pour rester fonctionnelles, se doivent d’être des hypothèses utiles et utilisables pour les familles. Comme l’écrit Ausloos : " Et à quoi sert de démontrer ce que tout le monde sait déjà, si ce n’est à provoquer une levée de boucliers, ce qu’en termes académiques on appelle résistance " (14) ? Ritualiser les rencontres avec le patient en crise et sa famille est une précaution indispensable pour faire du moment critique autre chose qu’un instant dans le parcours du sujet et autre chose qu’un événement banal de plus. Il s’agit en somme de revenir à cette " période de transition représentant pour l’individu à la fois une occasion de croissance pour la personnalité et le danger d’une augmentation de sa vulnérabilité à la maladie mentale " ( Caplan cité dans Crise, rupture et dépassement, 71).

Informer les familles de ce que veut dire une crise suicidaire c’est donc, la plupart du temps, déconstruire ce à quoi elle est souvent réduite à leurs yeux, ce que là encore on entend après-coup : cette fameuse " bêtise " à laquelle est réduite la tentative de suicide est plus la vision qu’a le groupe familial du geste que son origine. " De sa souffrance chacun est juge et lui seul " écrit le philosophe (15) : celle-ci n’est donc jamais à banaliser, encore moins à dissocier d’un appel à l’aide. Ainsi la crise suicidaire, si elle n’est pas obligatoirement source de malaise demande toutefois des proches qu’ils acceptent de bousculer leurs habitudes de penser, de lever certains préjugés, de reconnaître leurs inerties, toutes entraves que la mise en crise du système par le suicidant peut aider à nuancer, voire à lever ! Il se peut d’ailleurs que les suicides réussis proviennent de l’échec de l’issue de la crise et c’est en quoi l’espérance, effectivement, peut aussi être regardée comme la principale cause de suicide, lorsqu’elle est déçue. (15). Ainsi toute menace suicidaire doit être prise au sérieux car elle est souvent la partie émergée de l’iceberg du processus suicidaire, la tentative de suicide pouvant se produire au cours de la phase aiguë de la crise. Il importe donc de repérer celle-ci au plus haut point.

Pour Caplan (1964) trois critères doivent être réunis pour s’autoriser de parler de crise : un stress grave qui facilite l’état de crise, un déséquilibre émotionnel important et majeur qui s’empare du malade et l’accumulation de tentatives itératives et sérieuses pour résoudre le problème soulevé et pour rétablir l’équilibre (cité in 16). Cette définition est utile pour aborder également les fonctionnements suicidaires d’une personne ou d’une famille ainsi que les dépressions masquées car celles-ci évoluent parfois dans un tel contexte de crise et provoquent alors facilement les demandes d’aide urgente de nos confrères somaticiens : ainsi pour cette jeune adolescente adressée par une collègue dermatologue : la patiente se plaignait de taches sur son visage, de cernes sous les yeux, de toutes sortes de lésions au demeurant inexistantes pour le néophyte et quasi invisibles et imperceptibles pour le spécialiste. Ce qui attira l’attention du médecin dermatologue fut non la séméiologie cutanée mais les nombreuses consultations antérieures, le sentiment d’intraitable répétition anxiogène de la jeune patiente, désespérée. A l’examen de la famille, l’état de crise était notable et c’est l’enfant de 11 ans qui put le mieux exprimer la souffrance du groupe, parler des cris incessants de sa grande sœur…Il n’est pas toujours évident d’aborder l’expérience subjective de la difformité chez une adolescente en crise. La dysmorphophobie, cette hypocondrie de l’apparence n’est-elle pas aussi située à un carrefour nosographique dans lequel la sthénicité de la plainte peut amener le sujet à des passages à l’acte suicidaires ? Ainsi le sentiment de répétition et de la souffrance et de la vanité des efforts employés pour la faire cesser sont importants à prendre en compte dans la définition de la crise : " La crise est limitée dans le temps et son dénouement peut être positif. Nombreux sont les patients qui plaident en quelque sorte pour le suicide. Sortir de l’actuel, de l’anecdotique permet à l’examinateur de plonger dans une autre dimension et de rejoindre chez le patient un sentiment de répétition inexorable […] La crise serait en quelque sorte la durée de cette hésitation entre plonger dans un destin funeste, façon paradoxale d’y échapper en le contrôlant par le suicide, ou au contraire prendre conscience du caractère démesuré et irréversible de ce choix " note Grivois (17) et aussi (18). Repérer l’installation d’un désir de mort s’avère véritablement être une épreuve extrêmement difficile mais indispensable au travail de prévention. Chacun utilise d’ailleurs des images, sortes d’analogon de la crise qui permettent de reformuler l’état de crise : en verbalisant sa volonté de mourir, tel adolescent suscitera du médecin l’idée qu’il tire la sonnette d’alarme du train familial, en faisant une demande paradoxale au psychanalyste telle autre malade fait naître l’idée d’orage suicidaire tant "la crise n’entre dans aucun système, n’est reliée à aucune pathologie particulière "…(19). Ainsi le concept de crise suicidaire est certainement un des plus beaux hommages que la psychiatrie fait à la philosophie et à la vertu et au sens étymologique du mot crise, Krisis : Décision : " Le suicide comme décision, donc, et non comme pathologie, le suicide comme choix au moins possible, le suicide en tant qu’il dépend de nous, voilà mon problème et celui de n’importe qui " (20). Il n’empêche que se rencontrent souvent une angoisse mortifère, un fond de scénarios noirs au plan social (Chômage, désinsertion, isolement, précarité…), et familial (antécédents familiaux de suicides, éclatement de la famille, voire mythe familial de la malédiction suicidaire) si bien "qu’il y a souvent confrontation avec le choix inconscient présent dans de nombreuses expériences humaines, ce choix entre l’amour qu’on porte à la vie et le désir qu’on peut avoir d’en être quitte " (19).

II - Séméiologie de la crise suicidaire

On l’aura compris, la séméiologie de la crise suicidaire est comme une loupe grossissante de l’autonomie des pulsions qui nous animent et dont on n’est pas tout à fait maître comme si la fascination des désirs de mort n’était jamais tout à fait éteinte (Tableau II). Qui vante la pitié pour l’individu dépressif (n’est-il pas malade ?) peut aussi vanter la terreur du dispositif anti-suicide comme s’il était possible d’être maître du sens — sens du suicide et sens des mots (21)

Qui n’a pas entr’aperçu cette tyrannie de la chasse à la critique du geste suicidaire pour s’exonérer de la crainte de la récidive et s’autoriser la sortie du patient ? Et simultanément qui n’a pas fait l’expérience de cette logique interprétative froide afin de tirer le sens du geste coûte que coûte ? Sans doute est-il impossible de n’être pas un peu coupable de cet état de fait mais suffit-il de se déculpabiliser en mettant en avant la violence éthique à l’égard du thérapeute du patient récidiviste pour rejeter sur un autre secteur le patient suicidant dont on ne comprend pas le geste, dont le non-sens fait peur et qui, de bonne grâce, donne à voir une froideur afin de mieux justifier la réaction terroriste du thérapeute ? Ces débordements institutionnels ne sont-elles pas à l’image de l’usage des limites — non réfléchi — édifiés non pas pour mais contre les "patients limites ", grands suicidants s’il en est (22), tant par la fréquence des passages à l’acte que par le contexte de crise perpétuelle dans lequel ils se déploient ?Ainsi est-il légitime de se référer à la psychothérapie institutionnelle, à la notion de cadre thérapeutique et donc à celui d’interventions de crise pour mettre clairement en œuvre un usage adéquat des limites de notre action soignante : " s’il n’y a pas de limite, le borderline ne met rien au travail ; s’il y en a trop, il s’en va ". (23), voir tableau III.

Parler de crise suicidaire, à fortiori chez les états-limites, implique donc de faire le deuil d’un projet thérapeutique idéal pour utiliser la crise comme source d’alliance et non source de réaction thérapeutique négative. Ceci est d’autant plus fondamental que les comportements suicidaires représenteraient le facteur le plus susceptible de grever le pronostic à long terme de trouble limite de la personnalité (9.5 à 10% de mort par suicide dans l’ensemble du groupe durant 15 à 20 ans de suivi dans l’étude de cohorte de Mc Glashan) (24) et (25).

Mettre en avant l’importance du trouble limite de personnalité chez le patient suicidaire en crise revient à insister sur les facteurs internes au patient qui prédisposent à la crise, notamment la faiblesse du Moi, l’intégration problématique du Surmoi et les conflits instinctuels dans le ça, ce qui permet de retrouver une partie des signes et symptômes de la crise suicidaire : intolérance à la frustration, sidération de l’adaptation et difficultés à élaborer des solutions nouvelles, perte du contrôle pulsionnel, prédominance de l’agressivité…D’autres émotions, signes et comportements reliés à un vécu de crise sont résumés dans le tableau IV, selon (16).

Cette intensité émotive rappelle là aussi la part de déritualisation familiale ou sociale dans l’explosion de la violence (26), rendant compte que c’est bien dans " les petits milieux déritualisés que les suicides sont les plus violents, l’alcoolisme le plus dégradant, les bouffées délirantes et les confusions mentales les plus intenses " (27).

La crise suicidaire se définira alors comme ce vécu que seul le suicide semble clore comme solution unique trouvée pour mettre fin à la souffrance et à la douleur ressentie. On remarquera qu’une partie de cette séméiologie recouvre celle de l’état dépressif et on peut aussi s’étonner de la non-mention de la rétrocession simple des troubles avant l’autolyse, parfois rencontrée, comme s’il y avait résolution des conflits lorsque la décision de suicide était prise. (28).

Prolongeant la crise suicidaire, le processus exprime l’idée de progression du projet suicidaire au fur et à mesure que le sujet attiré par le suicide se déleste, du début à la fin de la crise, des solutions envisagées, les répète ou les refuse selon qu‘elles lui semblent insignifiantes ou inefficaces : " personne ne peut plus rien pour moi " est l’aboutissement du cheminement complexe de l’idéation suicidaire. Préalablement, la crise est identifiable par un certain nombre de signes et d’indices, témoin du processus autodestructeur engagé. ( tableau V).

Des messages verbaux, directs ou indirects, peuvent être présents : " Bientôt, j’aurais enfin la paix ", "je comprends les gens qui se suicident " (Pierre Beregovoy, peu avant son suicide) (29), des signes comportementaux qu’il est parfois bien ardu de décoder (le don d’objets significatifs est souvent significatif "après-coup") l’exemple de Beregovoy distribuant des roses à toutes les femmes présentes à sa réunion d’adieu à Matignon est indicatif : " Mais une rose neutre, pas celle dont le PS avait fait son emblème — une rose pale ", des signes de nature affective : pessimisme, humeur dépressive tenace, apathie…au-delà des indices, après l’apparition des idées suicidaires, de leur rumination, viennent la phase de la cristallisation et de la planification du scénario suicidaire (16).

La rumination d’abord se caractérise "par une grande angoisse face à l’incapacité de régler la crise et face au sentiment de ne plus avoir de solutions "(16). Et cette certitude insoutenable d’avoir affaire aux "salades morales habituelles " si l’on commence à partager ses idées noires " Je ne vois plus que cela, en finir… " ne suscite-t-il pas la réponse classique : " Arrête de dire des bêtises, pense à nous, tu n’as pas le droit, ça va passer… " ? C’est sur ce point précis que le romancier est parfois plus proche du patient en crise suicidaire que le meilleur des spécialistes : " Le lendemain matin, j’ai prix le revolver de Betty, je suis allé le jeter dans la Seine. Il pleuvait, et cette pluie froide et hostile me ravissait. Tout était changé, formes, sons, couleurs, odeurs. Les choses se dressaient là sans contours. J’étais une des ces choses, elles n’étaient ni devant moi ni autour de moi, elles étaient là simplement, libérées d’avoir la moindre orientation et le moindre sens. Le droit au non-sens devrait être le premier droit de l’homme, le second, souhaitable, étant justement de ne pas en être un. " (30). C’est que dans cette phase de pré-passage à l’acte, c’est l’attirance fatale par le non-sens et l’épuisement, qui, curieusement, peuvent redonner des forces. Mais autrui est là pour réaffirmer que l’ennui et la peur d’être un objet de haine, sont pleinement justifiées quand ce n’est pas une réalité indépassable : " Ce mois là, novembre ou décembre, j’avais vraiment décidé d’en finir. Le revolver de Betty était là, sur la droite, je le regardais de temps en temps, je n’oublierais pas cette tache noire dans le tiroir, la fenêtre donnant sur la cour mouillée, la chambre étroite et mal meublée, le logeur obèse et sénile venant tous les 2 jours me gueuler dans les oreilles que j’avais encore oublié la lumière en sortant. Il me restait un peu d’argent pour 8 ou 10 jours, mais autant le claquer en une nuit, non, et puis shlack, bonsoir l’horizon buté, baisées les bêtises. Dans ce genre de situation, les injures vous fusent directement dans la tête, elles éclatent en silence, elles s’adressent à une masse physique indifférenciée ramenée à son fond merdeux. L’ennui, quoi. " (30). Lorsque la cristallisation du suicide prend le dessus, la phase de planification n’est pas forcément achevée : Le patient a pris sa décision, mais il ne sait pas encore comment passer à l’acte. L’élément déclenchant est dans ce cas, parfois, le hasard lui-même comme ce patient désespéré, qui après avoir fait une fugue et s’être retrouvé dans la nature, ramasse un tesson de bouteille pour se trancher la gorge…

Quoiqu’il en soit l’impression dominante est que ces personnes sont en attente, comme absente de la discussion, déjà ailleurs, dans une ultime anticipation de l’inéluctable. On remarque qu’ "à cette étape du processus suicidaire, les émotions de la personne tendent à la couper des autres et à l’isoler "(31). A se couper ou à devenir chaotique ? A ne plus savoir comment faire sens dans le système familial ou relationnel ? Certaines familles sont ainsi habiles à marquer la tristesse par le blâme, d’autres à mieux exploiter les sentiments de chacun pour nourrir la confusion des rôles. Mais la crise n’est ni le désordre ni le chaos (32) et ses caractéristiques sont discernables : Soudaineté : " Ce soir là j ‘avais vraiment décidé d’en finir "(30), incoercibilité : la crise est là quoi qu’on y fasse, au plus intime de soi : " Je n’oublierais pas cette tache noire dans le tiroir "(30), incompréhensibilité : " elles étaient là simplement, libérées d’avoir la moindre orientation et le moindre sens "(30), facticité : " j’étais une des ces choses "(30).

Les ressorts de la crise côtoient le manque de recul du sujet suicidaire face à son existence et expliquent que la crise suicidaire s’accompagne fréquemment d’impulsivité ; pour autant elle ne saurait se réduire à la tentative de suicide : une crise n’est pas un raptus!

C’est aussi en quoi la crise suicidaire manifeste au patient ce qui jusque là était resté à l’arrière-plan, comme caché et agissant dans l’ombre : l’envie d’en finir, qu’on en a soupé de l’existence, qu’on a toujours été son pire ennemi et qu’on ne mérite pas de vivre, que la vie est inconsistante ou plutôt que tous les actes étaient l’ennemi de cette consistance…Dans ce cas comment ne pas fantasmer le suicide comme ce qui retablierait cette impossible densité existentielle : la mort ne transforme t’elle pas la vie en destin ? Et puis à quoi se raccrocher quand tout vacille ? Les amis ? Mais ils finissent toujours par se lasser ! Mieux, ils peuvent être le pire des leurres : " Ne croyez pas surtout que vos amis vous téléphoneront tous les soirs, comme ils le devraient, pour savoir si ce n’est pas justement le soir où vous décidez de vous suicider, ou plus simplement si vous n’avez pas besoin de compagnie, si vous n’êtes pas en disposition de sortir. Mais non, s’ils téléphonent, soyez tranquille, se sera le soir où vous n’êtes pas seul, et où la vie est belle. Le suicide, ils vous y pousseraient plutôt, en vertu de ce que vous vous devez à vous-même. Le ciel nous préserve, cher monsieur, d’être placés trop haut par nos amis ! "(33). Mais si les amis ne suffissent pas à être là pendant la crise, peut-être que la famille y serait plus disposée ? Ce serait sans compter le pessimisme foncier et la rudesse acérée du philosophe de l’absurde : " Quant à ceux dont c’est la fonction de nous aimer, je veux dire les parents, les alliés (quelle expression !) c’est une autre chanson. Ils ont le mot qu’il faut, eux, mais c’est plutôt le mot qui fait balle ; ils téléphonent comme on tire à la carabine et ils visent juste. Ah les Bazaines ! " (33).

III - Limites du concept de crise suicidaire

Ces commentaires font état de dires " psychotoxiques ", familiaux ou de proches, dont la justesse devrait sérieusement nous faire réfléchir sur l’importance qu’on donne aux facteurs de protection ou de risque qu’on attribue aux dispositions personnelles, à la cohésion familiale, aux cognitions positives ou négatives à l’égard de soi, aux facteurs psychosociaux…. " Un homme est plus un homme par les choses qu’il tait que par celles qu’il dit " écrit Camus (34). Celui-ci, dans la Chute, décrit indirectement comment peut être investi le travail du psychothérapeute réellement à l’écoute de son art et de son malade, puisque Clamence, ce virtuose de la rhétorique, montre que ce n’est pas en construisant sa méthode sur le principe de la confession qu’on parvient à intervenir dans le suicide : une jeune fille se noie dans la Seine sans qu’il ose en penser quoi que ce soit, dans une quasi-phobie de penser et en faisant l’économie de s’impliquer :

" je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit dans la nuit me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeais pas (…). J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. " Trop tard, trop loin "…ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis à petit pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins personne " (35). Cette écoute stérile, ce comportement désengagé, e non-assistance à personne en danger, ce reniement de sa conscience font du héros de la Chute un personnage en faux Self qui défaille lorsque le réel vient déranger ses fictions narcissiques et son besoin masochiste d’humilier son esprit.

Cette défaite morale est d’autant plus cruelle que " pour l’acteur, comme pour l’homme absurde, une mort prématurée est irréparable " (34). Cette singularité du ressenti existentiel est o combien révélatrice du vécu de nombreux proches de suicidés.

C’est en quoi le suicide bouleverse notre conception du monde et de la vie dans laquelle il se déploie tant la crise semble l’emporter même et surtout sur nos convictions les mieux établies : elle est bien le signe d’une certaine "désintrication pulsionnelle "(36). Ce que d’aucuns ont toujours refusé, profitant de leur position reconnue pour empêcher que le suicidé, ce "trouble-fête ", continue de déranger la société et de saper la confiance qu’elle a en elle-même (37) : ainsi pour A. Comte, " cette pratique anti-sociale est à bannir " (38). On retrouve ce goût de la terreur pour empêcher que la maladie honteuse se répande, comme si le fantasme de la contagion de l’épidémie suicidaire restait vivace : " des moyens énergiques de répression et un appareil imposant de terreur doivent seconder les autres effets du traitement médical et du régime " écrit Pinel (38). S’il convient bien d’opposer la science à l’idéologie, alors la suicidologie n’en a pas fini de faire avec cette idéologie pinelienne, encore active. Car parler de crise suicidaire, n’est ce pas finalement prêter le flanc à cette illusion d’avoir remplacé l’idéologie par la science ? Lorsque Minois rappelle la conclusion d’Halbwachs pour qui  "le sentiment d’une solitude définitive et sans recours est la cause unique du suicide "(39), ne parvient-il pas à nous dépeindre la relativité des connaissances scientifiques de 1930 certes, mais aussi la profonde fausseté de la protection que la Science fabrique et, partant, la méconnaissance des forces de déliaison qui allaient l’emporter quelques années plus tard dans une des pages les plus noires que l’histoire des hommes ait écrite. Mais nous-mêmes, sommes-nous si sûrs d’être allé plus loin ? De nous être mieux assuré du risque ? Car parler de crise suicidaire n’est ce pas aussi le signe d’une pensée en crise en regard de la psychiatrie, de sa vie, mais aussi, peut-être, de sa fin autant son issue, que sa finalité ? " Plus on tait les suicides concrets, plus on parle du suicide abstrait " continue d’écrire Minois (40) : " Crise suicidaire ", n’est ce pas trop abstrait ? Ne s’illusionne t’on pas un peu dans une passion trop aveugle de comprendre, nous aussi, les "causes " du suicide ? Ne faudrait-il pas insister autant sur la crise suicidaire en général que sur les antécédents critiques concrets, tels l’abus sexuel (41), les histoires de suicide dans la famille ?(42).

En même temps si insister sur cette même crise n’empêche pas forcement de repérer les états dépressifs, ne persiste t’il pas le risque que cela ne suscite pas suffisamment l’attention envers les pathologies psychotiques chroniques, les pathologies schizophréniques qui pourtant n’en continuent pas moins de beaucoup se suicider en milieu hospitalier ?(43). Il est vrai que les facteurs de risque pour ces patients semblent ainsi receler comme une "crise en  négatif " puisque sont essentiellement retrouvés l’apathie, l’évitement social, la solitude et un fonctionnement social pauvre (43).

La crise suicidaire est-elle pour autant cernée lorsqu’on en a décrit les grandes étapes et son processus ? Les rapports avec le deuil, la perte sont-il dégagés suffisamment ? Si le suicide reste une maladie honteuse, n’est ce pas parce qu’il a affaire avec d’une part le tabou de la mort, et d’autre part parce qu’il traîne derrière lui cette constatation douloureuse que les patients suicidés ne diffèrent pas d’autres patients en ce qui concerne l’intensité de leur dépression, ni même celle de leurs idées suicidaires ? (44). N’est-ce pas aussi parce qu’il s’inscrit dans une tradition religieuse interdictrice à tout point de vue ? Ainsi pour Saint Thomas d’Aquin le suicide est absolument interdit pour 3 raisons fondamentales : il est un attentat contre la nature et contre la charité, il est un attentat contre la société et il est aussi un attentat contre Dieu .

La position actuelle de l’église est plus nuancée et consciente d’avoir affaire avec une  "société de vieux qui n’apprécie pas plus ses vieillards qu’elle n’aime ses jeunes " (45). C’est en quoi certains de ses représentants ont pointé une des tentations rencontrées par de nombreuses institutions, dont l’institution religieuse : celle de l’abandon : " Le goût d’être dur est une défense face à l’envie d’abdiquer " écrit Monseigneur Rouet (46). Cette tentation est actuellement périodiquement à l’œuvre lorsqu’il s’agit de suicide car la prévention est difficile, délicate et incertaine.

S’agissant du suicide de l’adolescent, deuxième cause de décès dans cette tranche d’âge, la manipulation fréquente à l’adolescence de l’idée de mort ne saurait masquer la question de la vie : " Pour vous, qu’est-ce que vivre ? " si souvent posée aux adultes bien plus souvent gênés pour répondre qu’à l’écoute de leur propre fragilité et pauvreté (46). Pour Marcelli si beaucoup d’adolescents "pensent au suicide (idées suicidaires, adolescents suicidaires) " il y a lieu de ne pas généraliser et il s’agit de faire la part avec " les adolescents qui mettent en acte leur suicide (adolescents suicidants) " (47). La condensation des conduites dépressives et suicidaires chez l’adolescent s’inscrit également dans un contexte de quête affective mais aussi dans une dynamique de séparation individuation dont les défaillances expliquent les décharges agressives, les accès de haine à l’égard de leur corps, de rage narcissique face à une image parentale inaccessible. (48).

Le mimétisme joue également un rôle sans qu’il soit l’apanage du comportement adolescent et on sait que la disponibilité d’exemples de suicide chez les stars et autres personnalités charismatiques peut provoquer une recrudescence de passage à l’acte par des moyens identiques : on touche là aux limites pratiques de l’épidémiologie (49). Le contexte d’incapacité d’élaboration des pertes, des stress, du passage d’un cycle d’existence à un autre ne peut que majorer le vécu de crise. Un parrallélisme entre l’adolescent et le vieillard suicidaire est sans doute dans cette dépressivité chez l’un qui n’a d’égal que la démotivation de l’autre : être sans motivations pour faire , sans " intérêts ", c’est aussi être sans intérêt au regard d’autrui, c’est se renfermer dans une profonde dévalorisation de soi qui fait coller à la peau l’idée d’être nul. Dans cette dynamique, lorsque le manque manque, le patient est souvent déjà mort — ou en passe de le devenir — sur le plan des désirs. " C’est seulement à soutenir un manque, une perte, que le suicide peut-être évité ou sa répétition. Le suicidant ne supporte plus sa vie telle qu’elle est, ou plutôt telle qu’il la vit "(50). Mais c’est justement ce que le patient démotivé a du mal à réaliser dans la mesure où la démotivation est le refus de la perte là où la dépression est plutôt le refus du deuil (51). Ce refus se retrouve de fait chez l’adolescent selon Haim, par insuffisance des mécanismes habituels de défense, d’où un blocage des processus de perte et de deuil, empêchant par conséquent le travail de deuil : l’adolescent est ainsi contraint à maintenir de façon prolongée et rigide les investissements dans les investissements perdus ou décevants (52). Dans cette perspective la répétition des gestes critiques, de certaines automutilations, de certaines tentatives de suicide sont à lire aussi comme une tentative désespérée d’introduire une rupture avec l’ordre des choses passée afin de provoquer une solution de continuité, au sens orthopédique du mot, avec les anciennes assurances, les anciens objets d’attachement. Cette portée psychodynamique du comportement suicidaire est à la fois " passée " au second plan tant la crise comporte une menace vitale pour l’intégrité du patient et il s’agit donc de bien différencier la répétition refrain, qui vient ponctuer le message du suicidant, et la répétition rengaine qui semble un peu plus enliser le processus thérapeutique.

Cette seconde issue, de mise en sommeil du développement de la personnalité est à craindre d’autant plus que le patient peut être tenté par le recours à l’archaïsme prenant alors les voies de la régression plutôt que la recherche de nouveaux équilibres porteurs. Le risque demeure absolu pourtant dans la mesure où le fonctionnement suicidaire est un fonctionnement en " tout ou rien " (50). Chez l’âgé, cette dichotomie se retrouve, elle aussi, mais transposée dans le registre de l’autonomie et de la dépendance vis à vis de laquelle le sujet âgé se vit souvent soit dans l’une soit dans l’autre, comme s’il n’existait pas de dépendance de la personne âgée dite autonome. C’est en quoi la redéfinition de la dépendance à partir d’une relation apporte du nouveau dans le champ de la psychogériatrie (53), car en resituant le message institutionnel prévalent qui supporte comme un pacte dénégatif entre le sujet âgé dépendant muet sur sa dépendance psychique et l’institution pour qui "vous êtes autonome " signifie en fait "vous êtes indépendant de nous et nous n’avons que des rapports de prestation de service à client " (53), il devient plus aisé de repérer les chemins de l’anticipation de l’ultime étape de la relation de dépendance : le travail de trépas. Dans ce clivage de la dépendance entre la dépendance physique, manifeste, celle impliquée dans les interactions avec l’environnement et celle, psychique, plus silencieuse, constituant le fondement et la base cachée de la précédente, le moi du sujet âgé ne peut que s’appauvrir et ses capacités d’adaptation décliner toujours plus.

Faisant fondre les aptitudes à anticiper, la démotivation suscite de plus comme une résistance passive au changement, un frein à la participation au projet de soin, une protestation en demi-teinte. Lorsque la régression, à laquelle la démotivation participe, est interdite, comme c’est notamment le cas pour la personne âgée dite autonome dans la normalité du faux self (54), le passage à l’acte suicidaire est un risque absolu en cas d’événement physique ou relationnel venant rompre le silence de la dépendance secrète. Ces données côtoient aussi la notion d’hopelessness chez l’adulte âgé et de façon plus générale une timidité rampante, de la honte ou une tendance à l’hypocondrie sont des traits de personnalité fréquemment retrouvés dans le comportement suicidaire du sujet âgé (55). On le voit la crise narcissique du sujet âgé met en lumière une honte assez particulière, celle de se sentir incapable de jouir de la vie dans un processus entraînant une identification aux plus jeunes, ce qui révèle les failles adaptatives des personnalités narcissiques selon Kernberg (56) et rend compte des 3 axes de symptômes recoupés par la démotivation : le renoncement à désirer autrement que de façon conformiste, le désengagement relationnel (la non élaboration de la dépendance relationnelle), le refus d’anticiper (57). Ce refus peut alors, dans un contexte de crise, se muer en ultime protestation : le passage à l’acte dont la personne âgée dira souvent après coup s’il en réchappe " j’ai honte de ce que j’ai fait ".

Cela ne doit pourtant pas occulter le vécu de honte préalable à la tentative de suicide, lui aussi important. Du suicide " maladie honteuse " véhiculant faiblesse, lâcheté, folie voire perversion au rôle de la honte dans le suicide (58), des progrès ont donc vu le jour mais des avancées sociales restent à promouvoir si l’on veut que la société soit moins traversée par des courants suicidogènes et faire en sorte que les prochaines décennies fassent bien comprendre à tous que le suicide fait partie du désir de l’homme (59).

IV  - La signification suicidaire de certaines conduites, la question des équivalents suicidaires et des particularités liées à l’âge

Si l’on a réussi à cerner le concept de crise suicidaire, il reste qu’il est licite de ne pas s’illusionner donc sur son champ sémantique, particulièrement vivant et fécond. La question des limites de ce champ est particulièrement pertinente et une des questions posées est celle de l’équivalent suicidaire. Pour Macqueron, le suicide pourrait être compris comme une mort tout de suite là ou l’équivalent suicidaire serait perceptible comme une mort " demain peut-être ". (60).

Dans ce contexte, le problème du refus de soins semble central. C’est surtout le cas dans les maladies chroniques et on pense alors à l’hémodialysé chronique qui refuse le suivi ou au diabétique insulinodépendant qui présente une surdose en insuline (60). Un peu comme avec la tentative de suicide, l’équivalent suicidaire de ce type peut être regardé comme un appel à la régression et le désir d’être materné répond aussi au comportement de maternage du soignant, notamment pour le sujet âgé. Ainsi les comportements à risque, répétitifs et de mise en danger de soi pourraient avoir comme objectif de rechercher inconsciemment une aide contenante : " C’est justement cette sécurité dont à besoin le suicidant alors même qu’il est incapable de la ressentir à l’intérieur de lui-même et qu’il doit nécessairement la retrouver par une intervention extérieure " (61).

Pour les psychanalystes l’équivalent suicidaire est une autodestruction intentionnelle dans un but inconscient déguisé en accident : c’est le cas de certains accidents de la circulation notamment. Ceux-ci aboutissent d’ailleurs souvent à un " suicide indirect " réussi. Ainsi en Finlande, pays ayant un des taux de suicide parmi les plus élevés en Europe, une étude a été menée dans le cadre de la surveillance de l’accidentologie, qui retrouve 5.9% des décès par accident de la route, liés à un suicide. Il était précisé qu’il s’agissait d’un homme dans 88% des cas, âgé en général entre 25 et 34 ans, et non exempt d’antécédents psychiatriques (13% avaient des antécédents de tentative de suicide). A noter que l’alcool n’était pas retrouvé associé significativement à ces "suicides indirects " dans cette étude portant sur l’intégralité des accidents de la route mortels recensés entre 1987 et 1991 (62).

D’autres situations à risque comme les sports violents et dangereux méritent d’être cités.

D’autres actes plus banaux, tels les "accidents bêtes " peuvent se voir et même si ces actes sont toujours inscrits dans une histoire ou l’ultime motivation peut être rapportée à une introjection parentale mortifère, en particulier maternelle, que le malade supprime en se tuant, il est difficile de ne pas se questionner sur la disparition de l’envie de vivre dans cette intentionnalité suicidaire (63).

Cette extinction des forces de vie pose aussi le problème des équivalents suicidaires dont la séméiologie varie selon l’âge. Si l’on prend le sujet âgé, la question du syndrome de glissement se pose avec acuité. Pour Ferrey toutefois il est exagéré de porter le diagnostic de dépression dans tous les cas et il s’agirait d’un effondrement somato-psychique par perte de ce qui faisait sans doute la vie de la personne (64). Néanmoins dans la définition qu’en donnait Delommier, était énoncée la notion d’un état confuso-dépressif (65). Faut-il y voir alors plutôt une démotivation, qu’il semble ainsi fondamental de repérer dans ce syndrome où une dimension conative n’est pas forcement absente, en particulier lorsque l’anticipation de la mort se colore de la honte de vieillir (66) et provoque une dramatique perte d’activités donnant l’impression clinique que le malade âgé a surtout baissé les bras dans une sorte d’effondrement morale et d’inanition affective ? (67)

Pour clore ce chapitre sur les particularités liées à l’âge, et en particulier en ce qui concerne les adolescents, il est licite de mettre en avant quelques symptômes cliniques qui reflètent peut-être les idées exprimées plus haut: à la mise en sommeil du développement de leur personnalité font écho les troubles du sommeil, à la sensation d’incomplétude (ou de vide existentiel du vieillard) répondent la prise d’alcool ou l’abus de substance toxique, à la douleur morale du malade, la dépression : les trois grandes dimensions symptomatiques sont ainsi pointées par Fonbonne dans une étude portant sur 6091 adolescents âgés en moyenne de 12,7 ans (68).

En marge de la notion de crise suicidaire, on mentionnera également l’idée de TS abortive qui évoque ces situations où le sujet renonce au dernier moment au passage à l’acte : les TS abortives et en particulier lorsque le moyen verbalisé en serait la défenestration se recruteraient plus fréquemment parmi les troubles de personnalité borderline (état-limite) (69).

Cela posé il reste que porter le diagnostic de trouble de personnalité n’est rien moins qu’évident à fortiori chez l’adolescent et qu’il s’agit de bien garder présent à l’esprit que " l’homme se spécifie par la crise, et par sa précaire et infinie résolution. Il ne vit que par la création de dispositifs anti-crise, eux-mêmes porteurs de crises ultérieures " (70).

Conclusion 

Le concept de crise est d’une grande pertinence lorsqu’il s’agit de mieux comprendre le ressenti du patient suicidaire. Il est également porteur d’une finesse séméiologique susceptible de faire progresser, on ne peut pas ne pas l’imaginer, les efforts de prévention dans la mesure où le suicide frappe encore souvent, à tout âge et de façon inattendue. Si les stress familiaux,, professionnels et relationnels sont d’utiles indicateurs de la crise suicidaire, ils ne la résument pas à eux seuls car c’est de l’adaptation du sujet en proie aux idées suicidaires qu’il s’agit. En somme, il importe donc de rester critique face à la crise afin de mieux faire accoucher d’un changement constructif en ce qui concerne les représentations du suicide et les voies qui y mènent. En orientant le travail de gestion de la crise suicidaire vers un travail de liaison des forces de vie (pulsion de vie) on peut alors espérer que le chemin de la crise suicidaire deviendra plus un chemin de guérison ou au moins une voie d’anticipation vers un avenir moins tragique.

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  • Tableau I :Définitions

     

    Suicide : Acte de se donner délibérément la mort.

    Idéation suicidaire : Attitude caractérisée par des intentions, des plans, des décisions et impulsions à se suicider.

    Comportement suicidaire : Terme évoquant à la fois les idées suicidaires, les tentatives de suicide et les équivalents suicidaires.

    Equivalent suicidaire : Conduite où, en dehors de toute référence à l’idée de mort la dimension psychologique exprime une réelle propension au suicide.

    Tentative de suicide : comportement auto-agressif cherchant à menacer la vie, à se mettre en danger ou donnant l’impression de telles intentions mais sans forcément aboutir à la mort.

    Suicidant : Se dit d’une personne qui vient de faire une tentative de suicide, qui a survécu à un geste auto-destructeur.

    Suicidaire : Sujet exprimant soit verbalement soit par son comportement l’existence d’un risque de passage à l’acte suicidaire.

    Processus suicidaire : Notion qui comprend en deçà du passage à l’acte tout son historique motivationnel.

    Suicidologie : Science qui étudie les processus suicidaires et leur prévention.

     

    Tableau II : La crise suicidaire selon Grivois, (H. Grivois, Urgences Psychiatriques, Masson, Paris, 1986)

     

    Moment d’une hésitation, d’une oscillation entre deux positions :

    quitte à plonger dans un destin à priori funeste, je tiens à garder le contrôle et provoque ma mort

    quelles que soient les circonstances, au contraire, je prends conscience du caractère passager, démesuré et irréversible

  • Durée variable, quelques heures à quelques mois
  • Risque constant durant la crise
  • Il faut maintenir le dialogue
  • Contacts répétés
  • Hospitalisation parfois


  • Tableau III  - Notion de cadre thérapeutique.

    Le cadre, en tant que métaphore d’un contenant psychique, permet :

    - de mettre de l’espace, de rendre possible l’attente

    - de s’effacer et de faire abstraction de ses propres désirs

    - de se mettre en position réceptive, réceptacle des émotions du sujet

    - de comprendre ce qui se passe sur le plan des interactions et d’analyser ses propres émotions, son ressenti.

    La méthode psychanalytique s’abstient de toute hypothèse à priori ; elle n’a pas un modèle théorique du fonctionnement mental. Sa théorie, la métapsychologie, est plutôt une théorie du cadre, ou ce que Bourdieu a appelé une théorie de la pratique "(D. Houzel, NeuroPsychiatr. Enfance. Adolesc, 1997, 45 (11-12), 675-678, Questions d’un psychanalyste aux sciences cognitives).

    Tableau IV  - Emotions, signes et comportement reliés à un vécu de crise

    (inspiré de Seguin M. et Huon P., Le suicide.)

     

    Emotions, sentiments

    Signes, Symptômes et comportements

  • Anxiété
  • Douleur
  • Colère
  • Impuissance
  • Frustration
  • Désespoir
  • Confusion
  • Tristesse
  • Sentiment de solitude
  • Sentiment d’être inadéquat et incompétent
  • Vulnérabilité
  • Fébrilité émotive
  • Perte d’appétit
  • Somatisation
  • Crises de larmes
  • Isolement, réclusion
  • Détérioration du réseau social
  • Changement radical de comportement
  • Perte d’efficacité
  • Abus de drogues ou d’alcool
  • Hyperactivité
  • Apathie, léthargie
  • Manque de cohérence face au problème
  • Demandes d’aide
  • Agressivité
  • Négligence dans les soins
  • Tableau V : Signes précurseurs et processus suicidaire

    (inspiré de Seguin M. et Huon P., Le suicide.)

    Signes comportementaux

    Signes de nature affective

    Messages verbaux indirects

    Messages verbaux directs

  • Isolement
  • Pensées mortifères
  • Mise en ordre des affaires personnelles
  • Abus de toxiques
  • Diminution des performances socioprofessionnelles, scolaires…
  • Négligence
  • Lassitude, démotivation
  • Pessimisme
  • Ennui
  • Tristesse
  • Indécision, désespoir
  • Difficultés d’attention, de concentration
  • Pensées dépressives récurrentes
  • Sentiment de culpabilité
  • Chaos émotionnel : colères, pleurs, stupeurs…
  • " Je vais faire place nette "

    " Je vais partir pour un long voyage "

    " Des fois, je me dis que je serais mieux morte "

    " Je te remets cela…je n’en aurais plus besoin… "

    " Je veux mourir, j’en peux plus "

    " Ma vie n’a pas de sens. Ce sera bientôt fini "

    Des fois, je pense à me tuer "


    Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11

    Monique Thurin