Nombreuses mais
hétérogènes, elles utilisent divers modes
d’approche, les uns fondés sur l’étude clinique
qualitative, avec son aspect empirique mais aussi sa richesse, les autres
fondés sur l’utilisation d’outils plus quantifiables (tests,
questionnaires, statistiques), dont le caractère plus objectif implique
inévitablement un appauvrissement d’informations.
En Amérique du Nord,
l’étude de Mohr, Turner et Jerry menée
dès1964 distingue trois groupes selon l’âge (très
jeunes, de plus de 50 ans, ou du troisième âge), et rapporte
les conduites pédophiles à un sentiment
d’infériorité sexuelle et sociale, poussant à la recherche de partenaires moins
« menaçants » qu’un adulte et
d’expériences venant contre-balancer des échecs conjugaux
ou professionnels. Dans cette typologie, il s’agit davantage de conduites
réactionnelles que d’un attrait sexuel préférentiel.
Ce cas de figure peut certes exister, mais est bien loin de recouvrir le large
éventail clinique des conduites pédophiliques.
Groth et Burgess proposent en 1977 une typologie beaucoup plus approfondie,
distinguant fondamentalement le viol de l’attentat à la pudeur, en
fonction d’une part des motivations et des modalités de
l’acte, d’autre part des relations avec la victime. Dans le cas du viol, il s’agit d’un
désir de domination et d’affirmation de puissance, avec ou sans
érotisation sadique, et la relation n’est jamais maintenue. Dans
l’attentat à la pudeur, le pédophile
« fixé » à l’attrait
préférentiel pour l’enfant utilise la séduction et
le jeu, sans violence ni contrainte, et recherche une relation de
pseudo-réciprocité aussi bien affective que sexuelle avec des
partenaires réguliers dont il prétend vouloir s’occuper
tendrement et dont il cherche à se faire aimer ; il est
identifié aux enfants idéalement perçus comme
« purs, sincères, naturels », et ses rapports avec
les adultes sont distants, craintifs, conformistes. Ce tableau clinique est,
dans mon expérience, fréquemment rencontré.
Knight, Carter et Prentky ont élaboré en 1989 une méthodologie
d’analyse statistique à partir d’un questionnaire
très structuré dans ses items, selon une approche
comportementalo-cognitiviste
mêlant à la mesure du degré de fixation et de violence
sadique ou non-sadique la « compétence sociale »
faible ou forte. Suivant la même approche, l’Institut Philippe
Pinel de Montréal a
développé un modèle d’expertise quantifiable,
basé sur la reconnaissance ou non des actes commis, des
conséquences sur la victime, de la responsabilité, des liens
entre fantasmes et acte, et l’existence ou non de problèmes
annexes ou de prise de toxiques. Proulx met en relief trois dimensions chez les pédophiles : la
solitude, la faible estime de soi, et les distorsions cognitives. Celles-ci
sont également soulignées par Raviart, tant dans les relations avec les autres adultes que
pour celles qui concernent les enfants.
Van Gijseghem a tenté en 1988 de se démarquer des
typologies comportementalistes et d’élaborer une classification
dans l’optique psychodynamique,
à partir de la relation d’objet et de la structure du
caractère selon la fixation à un des stades freudiens. Sa grille
nosologique très complexe, subdivisée en huit types distincts,
envisage minutieusement pour chacun d’eux la nature, le sens et les
facteurs déclencheurs de l’abus sexuel, les éléments
étiologiques, les caractéristiques de la relation et du discours,
les éléments contre-transférentiels, enfin
éventuellement les autres formes d’agir illicites. Ce travail
très fouillé, qui se veut exhaustif, échoue cependant
à offrir des « entrées » possibles à
tous les cas de figure cliniques.
L’utilisation des tests n’aboutit, au MMPI, à aucun profil particulier des
pédophiles, sinon un score
plus élevé à l’échelle de
schizophrénie chez ceux qui utilisent la violence. Au Rorschach, une étude comparant des pédophiles et
des délinquants non sexuels met en relief chez les premiers des traits
de personnalité déjà relevés par ailleurs comme la
pauvre estime de soi, la fragilité narcissique, des signes
d’anxiété et d’impuissance face aux
évènements, et y adjoint des traits de caractère tels que
« opposition chronique avec hostilité » ou
« tendance imaginative » qui ne renvoient à
aucune psychopathologie précise.
.
En France, les
études les plus connues (Balier, Coutanceau et Martorell, Dubret et
Cousin, Zagury)
sont surtout fondées sur l’observation clinique, et souvent
centrées sur les notions de « perversion » ou
« perversité ». Je les évoquerai au cours d’une
tentative de clarification de ces notions, dont la réalité
clinique doit être précisée et délestée de la
connotation moralisante qui leur est généralement
associée.
1) Une conduite pédophilique, en elle-même bien sûr qualifiable de
perverse du point de vue strictement comportemental, ne signe pas pour
autant obligatoirement un fonctionnement psychique pervers durablement
organisé comme tel. Elle peut
apparaître de manière ponctuelle et isolée, accidentelle
en quelque sorte, au sein
d'organisations mentales fonctionnant habituellement dans un autre registre, par
exemple névrotique ou psychotique délirant.
2) C'est donc seulement quand la place d’une telle conduite
s'avère centrale dans l'économie psychique globale que l'on peut attribuer à un individu le
qualificatif de "pédophile". Et lorsque c’est le cas, la
plupart des cliniciens insistent sur le caractère protéiforme et
souvent mal structuré d’organisations mentales complexes,
où la composante perverse intervient de manière plus ou moins
marquée et très variable
(Coutanceau et Martorell 1998; Dubret et Cousin1998; le DSM IV, qui regroupe
les "paraphilies"sous la vaste rubrique des troubles de
l'identité sexuelle).
3) Malgré l'adjectif commun
"pervers", il est essentiel de différencier
fondamentalement les perversions sexuelles érotiques de ce que P.C.
Racamier a appelé
“ les perversités narcissiques ” (1986, 1987). Dans celles-ci, l’organisation
défensive est fondée sur le déni, l’expulsion et la
projection immédiate sur autrui de toute blessure susceptible
d’altérer une représentation de soi invulnérable et
sans faille. Ce mécanisme s’exerce, bien au-delà du sexuel,
dans le champ de la réalité sociale globale, sous la forme
d’une manipulation psychique des
objets externes visant à disqualifier leur Moi et leur pensée, de
manière à obtenir, non pas une jouissance sexuelle, mais une
“ ivresse narcissique ”
nourrie de la déroute et du rabaissement de l’autre utilisé
comme faire-valoir. Selon Claude Balier (1996), cette forme de perversité peut intervenir partiellement
dans les processus aboutissant aux comportements sexuels violents, lorsqu'elle
s'allie à une utilisation du sexe viril comme instrument de domination
d'autrui en raison d'angoisses de néantisation. De son
côté, Daniel Zagury
(1996) utilise ce modèle pour appréhender la pathologie des
“ tueurs en série ”. Pour résumer, on peut
dire que dans la perversité la préservation de soi est
fondée sur la destruction physique ou psychique de l'autre, alors que
dans les perversions sexuelles l’érotisation
et l’idéalisation du scénario englobent
simultanément la personne propre et celle du partenaire (cf. infra).
4) L'étude publiée en 1998 par Martorell
et Coutanceau, à partir de
l'examen de près de 300 cas condamnés pour des délits
allant des plus légers aux plus graves, montre une infime minorité
de sujets sadiques chez lesquels se
combinent perversité et sexualité (plus
"prédateurs" ou "pédoclastes" que
pédophiles à proprement parler), une petite proportion de
violeurs ou assassins pour la plupart psychotiques ou déficients
mentaux, et une majorité écrasante (80%) de
"tripoteurs" en
quête d'attouchements, ne pratiquant que rarement le coït, et
utilisant exclusivement la séduction pour aborder les enfants. Cette
majorité d'hommes « névrotico-immaturo-pervers », mal affirmés dans leur identité, narcissiquement
très vulnérables et souvent facilement manipulables (profil bien
éloigné de l’image du pervers froid et dominateur), entrent
facilement en relation avec les enfants par le jeu et établissent avec
eux des relations pseudo-égalitaires où l'affectivité
glisse vers la sexualité sans faire intervenir ni violence ni
contrainte. Pour ma part, toutes proportions gardées car mon
expérience ne porte jusqu'ici que sur 24 cas, j'ai observé la
même prédominance très marquée des comportements
de séduction par rapport aux comportements impliquant la violence
physique.
Toutefois, le type d’acte commis ne peut,
à lui seul, suffire à inférer la structure mentale
sous-jacente. Par exemple, la
pratique de rares attouchements furtifs apparemment bénins peut renvoyer
à la névrose, mais peut aussi être le fait d'une
personnalité située aux confins de la psychose, superficiellement
adaptée à la vie sociale quotidienne, mais ponctuellement
sujette, à la seule vue des enfants, à une fascination
envahissante dont la tonalité persécutoire peut faire craindre
l'éventuel recours à un acte meurtrier. En conséquence,
les tentatives de classification fondées sur des critères
uniquement comportementaux sont
à mon avis largement insuffisantes.
En
l’absence actuelle de classification satisfaisante, j’ai acquis la
conviction de la nécessité (du moins pour les cas hors névrose ou
psychose délirante, relativement faciles à repérer) d’une
investigation clinique approfondie, comportant plusieurs rencontres
exploratoires réalisées par des professionnels de la psychiatrie
travaillant en équipe, pour évaluer la place du comportement
déviant dans l’économie psychique globale ainsi que les
capacités de travail évolutif. La rigueur de cette évaluation
psychodynamique semble fondamentale pour une orientation thérapeutique
correcte de ces cas qui, pour la plupart, débordent les catégories de la
nosographie psychiatrique habituelle.
Depuis 1992, je participe à une consultation
spécialisée qui reçoit, dans le contexte ambulatoire
d’un Centre Médico-Psychologique, des délinquants sexuels soumis par la justice
à une “ injonction de soins ”. La plupart de nos
cas n’appartiennent donc pas, dans leur majorité, à la
grande criminalité, puisque les condamnés à de longues
peines sont pris en charge en milieu carcéral, éventuellement en
SMPR.
Une petite équipe de personnes intéressées a
été constituée par le Chef de Service[2] pour
participer, chacun à temps partiel, à l’organisation et au
suivi de cette consultation: deux praticiens hospitaliers
expérimentés (Pr Barte et Dr Santos), un
psychologue-psychanalyste (en l’occurrence moi-même), et deux
infirmiers. Actuellement, de nouveaux participants sont sur le point de s’y
intégrer.
L’organisation de cette consultation spécialisée a
d’emblée été conçue de manière tout
à fait spécifique sur les deux points suivants :
1)
Une prise en charge en deux temps successifs.
Le premier est consacré à l’évaluation
clinique pluridisciplinaire,
laquelle comporte systématiquement une triple polarité
d’approche, criminologique, psychiatrique et psychanalytique (avec
parfois l’appoint d’une évaluation psychomotrice ou
sociale), préalable à la décision en commun d’une
orientation thérapeutique adaptée à chaque cas. Ce premier
temps d’évaluation, qui prend en compte l’ensemble de la
problématique de chaque sujet, au-delà de ses conduites
délinquantes, permet souvent de faire simultanément
émerger au moins une acceptation, au mieux une demande de soins
liée à l’expression d’une souffrance, dans la plupart des cas absentes au départ.
Il est bien sûr indispensable de s’assurer de l’accord du
futur patient pour lutter contre son comportement délinquant (accord
généralement présent, au moins par peur de la prison),
pour tenter d’en comprendre le sens, et pour chercher avec notre aide des
aménagements relationnels et pulsionnels nouveaux. Ce premier temps
d’évaluation adopte donc déjà une valeur pré-thérapeutique.
Vient ensuite le deuxième
temps de l’orientation thérapeutique à proprement parler,
qui peut être ou non multifocale et s’effectuer, selon les cas,
auprès de soignants extérieurs ou non à ceux de
l’équipe d’évaluation.
2)
Le souci de maintenir une “ tiercéité ”
à toutes les étapes,
pour des patients chez lesquels l’interdit de l’inceste est
souvent mal intégré, vacillant ou inexistant. Ainsi, c’est
le psychiatre qui annonce au patient l’orientation thérapeutique
choisie, et qui sera le garant du suivi. Si par exemple il s’agit
d’une psychothérapie, il convoquera régulièrement le
patient, à intervalles divers selon les cas, pour faire le point avec
lui en présence d'un infirmier. De plus, c’est lui qui sera
l’interlocuteur avec la justice.
Sur 46 consultants vus jusqu'ici dans ce cadre, nous
avons reçu plus de 50% de condamnés pour pédophilie (dont
2/24 seulement ayant agi leurs actes avec violence, menace ou contrainte, les
autres ayant utilisé la séduction). Les organisations mentales
observées peuvent être réparties comme suit :
1) 2 cas apparentés à la
névrose: comportement
ponctuel très culpabilisé, clairement répudié par
le Moi conscient comme mouvement érotique aberrant, honteux, et
dommageable pour les enfants. Risque de récidive très
réduit.
.
2) 3 cas apparentés à la psychose:
- 1 psychose délirante ressortissant
essentiellement de la psychiatrie.
-1 état limitrophe de la psychose
d’allure pseudo-psychopathique, sans délire, présentant une
angoisse massive d’intrusion et d'anéantissement identitaire dans
les relations avec autrui, avec pour défense prévalente
l'affirmation d'une domination phallique violente à visée
auto-conservatrice (Mervin Glasser).
Mélange de psychose et de "perversité morale" (au sens de P.C. Racamier), où
n'interviennent ni érotisme ni plaisir sexuel, très proche du fonctionnement mental des
violeurs et assassins étudiés par Claude Balier en milieu
carcéral, auquel j’ajouterai un mécanisme d’identification
primaire directe aux agresseurs parentaux (climat de violence meurtrière dans la famille). Risque de récidive, et
peut-être de passage du viol au meurtre.
- 1 état limitrophe de la psychose au bord de
la désintégration délirante, en raison d’une
excitation envahissante et confusionnelle suscitée par la vue de tous
les enfants ressentis comme persécuteurs. Risque de passage direct
d’attouchements superficiels au meurtre.
3) 12 cas apparentés aux perversions
sexuelles, où
l'érotisme prévaut par rapport à la destructivité :
la séduction est au premier plan. Recherche compulsive d’une
relation idéalisée mère-enfant, avec confusion entre
affectivité et sensualité. Risque de récidive
sexuelle-érotique, mais pas de dérapage vers la violence.
4) 7 cas inclassables dans les catégories
nosographiques classiques,
présentant un fonctionnement mental protéiforme, où se
mêlent tantôt débilité intellectuelle et
dépression, tantôt immaturité et perversité,
tantôt identification à un modèle paternel de virilité
associée à la violence, tantôt croyance naïve au
“ naturel ” de l’intimité érotique
parent/enfant pour l’avoir vécue soi-même sans conflit
apparent avec une mère célibataire, etc.
Le vaste champ clinique des comportements
pédophiliques n'est donc absolument pas réductible à une
psychopathologie univoque. La prédictibilité de la
récidive et des modalités de celle-ci ne peut être
fondée sur le type d'actes commis, mais sur l'économie psychique
considérée dans son ensemble.
1)
Du point de vue psychopathologique :
Dans tous les cas, on trouve au
premier plan des troubles graves du narcissisme, une fragilité du
sentiment de continuité identitaire, et une menace d’effondrement
dépressif sous-jacent, liés à des angoisses majeures
d'altération voire de disparition de la représentation de soi.
Le recours à la
sexualité avec les enfants n'est pas issu d'une aberration pulsionnelle,
encore moins d’un excès de la pulsion sexuelle (souvent en
réalité peu active), mais d'une tentative de "solution
défensive" par rapport au déficit narcissique consécutif à l'absence
d'images parentales suffisamment bonnes dans le monde psychique interne.
2)
La présence constante de traumatismes infantiles peut-être
spécifiques:
Soulignons que les viols ou abus sexuels subis
dans l’enfance n’ont été que rarement relevés
(2/24), alors que, selon les
statistiques, cet élément serait présent dans 30% de
l’ensemble des cas de délinquance d’ordre
pédophilique. En conséquence, on peut se demander si ce type de
traumatisme délabrant ne concernerait pas davantage le passé
infantile des agresseurs les plus violents (exceptionnels dans notre
consultation en milieu ouvert), ou bien encore les cas d’incestes intra
familiaux auxquels nous n’avons pas eu affaire.
En revanche, quelques
éléments constants marquent l’enfance des pédophiles
rencontrés, quelle que soit leur organisation mentale:
- En premier lieu, une carence
fondamentale, sous forme soit de discontinuité excessive, soit de
retrait prématuré, soit de déficit sévère
ultra-précoce, de l‘amour parental primaire, qui n’a pas fourni
l’apport libidinal nécessaire à l’instauration d'une
assise narcissique assez solide pour assurer le sentiment de continuité
identitaire.
- En second lieu, un échec des processus
d'identifications croisées aux deux parents, qui fondent la
stabilité de la représentation de soi. Le père, pour des raisons diverses,
n’a pu être investi dans la triangulation comme support
identificatoire et n'a pas joué son indispensable rôle de tiers
à la fois protecteur, séparateur de la mère et garant de
la loi. La mère a donc gardé un statut fantasmatique d'objet
archaïque tutélaire, doté d'un contrôle tout-puissant
et castrateur sur le corps de l'enfant et ses plaisirs, en raison
d’expériences précoces de gratifications/frustrations
désordonnées qui ont produit des effets désorganisants
sur la construction de l’image corporelle.
- Enfin, un vécu de rejet massif par le
couple parental, qui empêche
l'intégration d'une représentation positive de la
sexualité adulte, paralyse l'élaboration du sens de la
différence des sexes et des générations, et entraîne
le sentiment d'avoir été pour les parents un enfant en trop,
un poids ou une gêne.
Le
traumatisme le plus fondamental semble donc se situer, non pas au niveau
d’une séduction subie, mais à celui d’une
détresse primaire persistante, consécutive à une absence
ou une insuffisance d’investissement libidinal par les parents.
3) Les motivations du choix de l'enfant :
La pauvreté de la vie affective et sexuelle,
la peur des adultes et plus particulièrement des femmes, le sentiment d'insuffisance
et d'infériorité du potentiel viril sont monnaie courante (comme
le notent Mohr, Turner et Jerry, 1964), mais ne sauraient suffire à
expliquer le choix de l'enfant comme partenaire en quelque sorte
« par défaut », du moins certainement pas dans
tous les cas.
Je reprendrai pour ma part l'hypothèse de Claude Balier (98), selon
laquelle l'enfant,
évocateur simultanément de la dépendance impuissante du
« petit » et de la féminité maternelle, réveille
chez ces sujets gravement carencés les traces de leur propre
détresse infantile.
Toutefois,
selon l'ampleur et la précocité des traumatismes narcissiques
subis, la nature de l’angoisse ne sera pas la même, et donnera lieu
à des modalités défensives très différentes,
où interviennent de manière plus ou moins prédominante la
destructivité ou la libido érotique.
Concernant ce point, je m’appuierai
essentiellement sur les travaux de Claude Balier (96,98,2001), qui m’ont
beaucoup éclairée dans la compréhension des quelques
sujets de ce type rencontrés dans notre consultation.
Dans les cas les plus massivement carencés en amour parental
dès le début de leur vie, des expériences précoces catastrophiques ont
généré des angoisses innommables de
néantisation (des
états d’« agonie primitive » dirait
Winnicott), dont les traces, impossibles à élaborer en
représentations pensables, n’ont pu être travaillées
psychiquement. Pour pouvoir malgré tout s’organiser, le moi
recourt inconsciemment à une défense drastique: il tente de se
couper radicalement de cette partie de lui-même trop dangereuse, afin
d’en détruire l’impact désorganisateur, en lui déniant toute signification et en lui
retirant tout investissement affectif. Ainsi, le sujet pourra relater les
évènements de son histoire, souvent dramatiques et effroyables
pour l’interlocuteur, sur un ton froid et purement factuel. La
défense de base est fondée sur un clivage radical des
expériences infantiles désastreuses, qui tente de réduire
au silence la terreur qui leur est associée.
Celle-ci peut néanmoins être soudain
ranimée, à travers la rencontre avec un enfant, sur un mode
d’effraction envahissante pour le moi, qui devra impérativement
s’en protéger à nouveau en détruisant au plus
vite le lien entre la perception de l’enfant externe et le retour en
force des angoisses internes d’anéantissement. Ce qui pourra conduire au viol voire au meurtre,
effectués sans participation érotique, pour annuler le
mouvement confusionnel avec la passivité de l'enfant, en affirmant à l’inverse la possession
d’une toute-puissance narcissique-phallique dominatrice, calquée
sur l’omnipotence terrifiante et mortifère attribuée aux
parents. De cette manière, le violeur d’enfant
détruit le mouvement qui pourrait faire de celui-ci un double potentiel.
Dans les cas où l’environnement
primaire a pu fournir au début de la vie un apport libidinal minimum,
mais trop discontinu ou prématurément retiré, l‘angoisse,
de nature fondamentalement dépressive, se manifeste par d’importantes fluctuations de
l’estime de soi et de la représentation identitaire, sur fond de
sentiment de vide interne à combler impérativement. La
défense de base se fonde sur une incessante quête
d’excitation sensorielle érotisée, appuyée sur les traces des échanges
érotiques et narcissiques trop tôt perdus avec la mère, avant
tout destinée à renforcer la représentation vacillante de
l’image corporelle et à nier le manque affectif. Assez souvent, une telle suractivité sexuelle
à valeur anti-dépressive est apparue dès l’enfance
des futurs pédophiles de ce type, sous la forme de jeux masturbatoires
compulsifs avec d’autres enfants, auxquels ils disent être restés
fixés. Il peut même arriver qu’ils se souviennent avoir
sollicité érotiquement des adultes qui ont
« déçu » leur besoin taraudant de se voir
désiré dans le regard de l’autre.
A l’âge adulte, cette défense
pourra s’organiser autour de la construction de scénarios
érotiques avec des enfants, selon les mécanismes suivants :
- Le pervers sexuel pédophile cherche à
dénier l’insupportable désintérêt de ses
propres parents pour l’enfant qu’il a été en
affirmant, à l’inverse, la haute valeur érotique des
enfants pour un adulte : l’enfant, dont la
« beauté » est à la fois
sur-érotisée et sur-idéalisée, incarne la
perfection imaginaire désirée du propre Moi infantile aux yeux de
la mère, selon le processus décrit par Freud à propos de Léonard
de Vinci (1910).
-L’enfant remplit ainsi la fonction d’un double externe, où le pédophile retrouve en miroir
l’assurance de sa propre intégrité corporelle et de son
idéalité. Par-là est affirmée une relation de
complétude réciproque parfaite avec sa mère, qui non
seulement dénie la différence des sexes et des
générations entre eux, mais aussi renverse en son contraire
l’insatisfaction fondamentale éprouvée dans les rapports
avec elle.
-Les scénarios érotiques, fondés sur un fantasme de séduction
réciproque irrésistible qui implique la conviction d’un
« consentement » de l’enfant, excluent la
violence physique: les
pratiques sexuelles,
essentiellement fondées sur des échanges de caresses où le
regard et le toucher jouent un
rôle de premier plan, adoptent une allure plus
“ maternelle ” que génitalisée.. La “ confusion des langues ”
entre affectivité et sexualité (Ferenczi) est ici portée
à son comble. Tout se passe comme si les relations avec
l’enfant devaient démontrer, par identification alternative, une
pseudo-réciprocité d’échanges idéalement
satisfaisants sur tous les plans avec la mère primaire, pour mieux
dénier l’inquiétante imago maternelle persécutrice
ou rejetante qui se profile à l’arrière-plan. Celle-ci est massivement projetée sur le
monde des adultes, globalement ressenti comme porteur de danger de blessures
narcissiques.
Parmi les pédophiliques organisés sur
ce mode, certains se satisfont de brefs contacts physiques sans lendemain avec
des partenaires interchangeables et
peu investis, alors que
d’autres (les plus
fréquemment rencontrés dans notre consultation) tendent à
établir des relations continues, parfois pendant des années, avec pour partenaires
d’élection des enfants eux aussi carencés sur le plan
affectif, et eux aussi
poussés à recourir défensivement à la recherche
d’un désir érotique dans le regard d’un autre, en
compensation des failles de leur environnement primaire.
Dans l’ensemble, les scénarios
pervers pédophiliques visent à dénier et colmater,
à travers le commerce érotique avec des enfants, les failles
narcissiques profondes issues d’une privation maternelle
prématurée. Toutefois,
à l’opposé des cas où prédomine la
destructivité, le traumatisme subi n’est pas ici
expulsé radicalement de la vie psychique : il est au
contrairement figuré au sein même des scénarios, sous une
forme déguisée qui en inverse le sens et cherche à le
renverser en plaisir. Cette
tentative de maîtrise, qui recourt à la mise en acte de fantasmes
de désir, renvoie à une modalité très
particulière de clivage,
où le moi “ oscille en
va-et-vient ” alternativement entre deux courants de pensée
opposés (Freud 1927 et
1938): l’un qui adopte une
position de triomphe mégalomaniaque par rapport aux blessures
narcissiques subies; l’autre qui reconnaît au contraire un
sentiment profondément dépressif de désert affectif et de
malaise identitaire (courant qui pourra éventuellement fonder un travail
d’élaboration psychique).
On
peut résumer ces divers éléments différenciateurs
dans le tableau suivant :
|
Ce
tableau ne vise évidemment pas à réduire à deux cas
de figure caricaturaux la complexité des conduites pédophiliques, sur laquelle je n’ai cessé
d’insister. Il se donne seulement pour but de proposer un repérage
clair des éléments psychodynamiques à mon avis essentiels
à explorer pour déterminer la place des conduites
pédophiliques dans l’économie psychique des diverses
organisations mentales rencontrées.
Malgré le polymorphisme clinique des conduites
pédophiliques et l’infinie diversité des configurations
psychopathologiques au sein desquelles elles peuvent apparaître, un point
commun me semble pouvoir être dégagé : le constat
paradoxal que ces troubles du comportement sexuel correspondent bien moins
à des troubles de la sexualité proprement dits qu’à
des tentatives de « solution défensive » par
rapport à des angoisses majeures concernant le sentiment identitaire, elles-mêmes consécutives à des
carences fondamentales de l’environnement primaire au cours de la petite
enfance.
Des critères psychodynamiques précis
peuvent être utilisés
pour évaluer, au cas par cas, la place et la valeur économique
des conduites pédophiliques dans les modalités défensives
mises en œuvre, qui peuvent considérablement varier en fonction de
la nature et de l’ampleur des traumatismes précoces.
L’évaluation des modalités
d’une prise en charge adéquate en milieu ouvert de ces patients
difficiles, dont la psychopathologie
déborde le plus souvent la nosographie psychiatrique habituelle et dont
la « demande » de soins exige d’être
travaillée, nécessite pour la majorité d’entre
eux un cadre institutionnel impliquant divers intervenants travaillant en
équipe, pour élaborer
et assurer en commun un suivi thérapeutique adéquat.
Sur le plan thérapeutique, aucun traitement
« standard » ne saurait être envisagé. Au
contraire, les procédés thérapeutiques doivent
être suffisamment diversifiés pour s’adapter au niveau de capacité
d’élaboration mentale de chaque cas. Néanmoins, quels
qu’ils soient (psychothérapie individuelle, thérapies de
groupe, psychomotricité, entretiens psychiatriques et infirmiers, etc.),
ils doivent s’inscrire dans un cadre
« tiercéisé » et offrir une
modalité relationnelle à valeur d’étayage
narcissique dans un cadre parental symbolique. Ainsi conçus, ils permettent généralement
d’éviter les récidives de passage à l’acte, au
moins pendant la durée du suivi.
Il n’est du reste pas rare que les patients ainsi pris en charge
demandent à poursuivre leurs soins au-delà de la période
d’obligation. Je voudrais souligner que, contrairement à certaines
idées reçues, il s’avère que la plupart de ces
patients, y compris les « pervers », sont capables
d’évolution, à
des degrés variables, à condition que leur problématique
fondamentalement narcissique/dépressive soit prise en compte,
au-delà de leurs conduites délinquantes.
Il faut toutefois signaler qu’un petit
nombre des cas reçus se sont avérés résolument
récalcitrants à tout abord thérapeutique, tant la reconnaissance de la moindre faille interne
et l’idée d’une quelconque dépendance à autrui
représente pour eux une blessure narcissique insurmontable : leur
dimension paranoïaque ne semble pas laisser d’autre recours que le
pur suivi judiciaire.
Pour finir, je voudrais attirer l’attention sur
les limites quantitatives des possibilités de prise en charge de ce type
de patients, pour un personnel de Centre Médico-Psychologique
voué en priorité au soin des malades appartenant à son
secteur géographique. Des ressources financières et humaines
supplémentaires seraient nécessaires pour accueillir convenablement un nombre accru de
nouveaux venus (prévisible selon la loi Guigou). Peut-être
serait-il judicieux d’envisager, plutôt qu’un morcellement de
ces soins dans les divers CMP, la création de lieux de soins intersectoriels spécialisés susceptibles, non seulement de développer les
moyens de prendre en charge ces patients difficiles, mais aussi de dispenser
une formation actuellement bien insuffisante, et de poursuivre
l’indispensable travail de recherche qui s’impose dans ce domaine encore
bien mal connu.
AUBUT J. et coll (1987) Les
agresseurs sexuels.
Paris, Maloine, 1993
AULAGNIER P. (1967) La perversion
comme structure in L’Inconscient n°2.
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