Existe-t-il des caractéristiques cliniques et psychopathologiques des adultes auteurs d’agressions sexuelles intra-familiales ?

Dr Jean-Michel DARVES-BORNOZ[1]

 

 

            La question qui est posée ici n’a suscité que peu de recherches. En outre, l’absence d’utilisation des méthodologies modernes de recherche clinique et épidémiologique jette le doute sur la validité des découvertes. Ce manque préoccupant est en soi un élément scientifique à verser au débat. En effet, problème de santé majeur, l’abus sexuel d’enfants ne peut trouver de réponse dans la seule répression mais dans une approche préventive diversifiée où le débat de société suivi de ses décisions éducatives et la théorisation psychiatrique accompagnée de ses prescriptions psychiques sont décisifs.     

            Ce texte trouve la justification de sa démarche dans l’opinion que les auteurs d’agression sexuelle intra-familiale ne forment pas un groupe clinique spécifique, et que pris dans leur ensemble, les traumatismes interindividuels – émotionnels et physiques aussi bien que sexuels - apparaissent comme un facteur de risque de délinquance sexuelle surtout chez les hommes. Dès lors, la référence au champ du trauma sert la prévention en ce domaine, en particulier pour saisir au moment opportun chez les victimes la genèse d’identifications aliénantes, en particulier d’identifications à l’agresseur.

 

Histoire

            Le problème de santé posé par les violences sexuelles est connu dans notre pays depuis un siècle et demi. Dès cette époque, il y a marqué la psychiatrie clinique et la psychotraumatologie naissantes. En attestent les anciennes observations d’Hystérie (Briquet 1859), d’Hystérie traumatique (Charcot 1870/1889) et de Dissociation hystérique (Janet 1904) qui ouvrirent la voie à la Neurotica de Freud. Cette théorie freudienne place l’étiologie des hystéries dissociatives dans la survenue d’un traumatisme (Freud & Breuer 1892). Dans un texte qu’il écrivit directement en français, Freud affirme : « expérience de passivité sexuelle avant la puberté : telle est donc l'étiologie spécifique de l'hystérie" (Freud 1896).

            Ce savoir s’étendait en cette fin du dix-neuvième siècle bien au-delà des seuls spécialistes de la psychopathologie. En 1860, Tardieu avait publié dans une revue scientifique un article intitulé "Etude médico-légale sur les sévices et mauvais traitements exercés sur des enfants" (Tardieu 1860). Tardieu était professeur de médecine légale à l'Université de Paris, doyen de la Faculté de médecine de Paris et président de l'Académie de médecine. Son livre "Etude médico-légale sur les attentats aux moeurs", diffusé dès 1857, relatait l’expertise de 616 cas dont 339 étaient des viols ou des tentatives de viol sur des enfants de moins de onze ans. Lors de son séjour à Paris en 1889 et 1890, Freud venu de Vienne pour apprendre de Charcot, suivit aussi des enseignements du successeur de Tardieu, le professeur Brouardel, médecin spécialisé dans le viol d'enfant. Brouardel était connu pour ses conférences à ce propos, et son ouvrage "Les attentats aux moeurs" fut édité dans une collection de cours de médecine légale de la Faculté de Médecine de Paris après sa mort (Brouardel 1909). L’existence de maltraitances sévères avait donc été portée à la connaissance du corps médical et des élites de la société française. Pourtant, peu à peu, ces avis d’experts furent disqualifiés de manière « passive agressive » dans une mise en cause de la véracité des allégations ou dans la promotion de la notion de « pithiatisme ». S’est instaurée alors pour les rescapés d’abus sexuels une période de déni de leur souffrance qui a duré un siècle et dont nous avons encore du mal à sortir en France.

 

Un problème majeur de santé

 

            Comprendre comment les expériences traumatiques interindividuelles – émotionnelles et physiques aussi bien que sexuelles – troublent le développement psychique des enfants, contribue à la prévention de leur reproduction sur les générations ultérieures. Nous avions d'ailleurs noté il y a plusieurs années (Darves-Bornoz 1996) que l'effraction du traumatisme produit une réminiscence traumatique différente d’un souvenir banal. Elle est un quasi-irreprésenté incapable de lier de manière civilisée les impulsions ultérieures et laisse toute la place pour des courts-circuits psychiques s'exprimant dans des actes comme ceux des addictions de toute nature. Ce trait est particulièrement vrai chez les enfants et les adolescents, sujets en développement s'il en est. En effet, chez eux la répétition ne se fait pas seulement en pensée mais aussi en acte, que ce soit dans des jeux répétitifs ou dans des passages à l'acte. Si l'on est optimiste on pensera que ce qui a été subi passivement est répété activement pour tenter de contrôler l'effroi. Si l'on est plus pessimiste on concevra la répétition des traumatismes ou "addiction au traumatisme" ou "traumatophilie", comme une perversion acquise par le mélange des registres érotiques et agressifs. La répétition du cauchemar traumatique évoque le scénario unique et mille fois répété du pervers.

 

Les traumatismes les plus essentiels et désorganisateurs affectent des enfants

Les traumatismes psychiques affectent pour leur immense majorité des enfants et des adolescents ; en outre, ils consistent avant tout en des maltraitances physiques et sexuelles (Breslau et al. 1998). Une enquête nationale auprès de plusieurs milliers d’adolescents représentatifs de la population générale effectuée par le groupe « Santé de l’adolescent » de Marie Choquet (INSERM U472) a révélé que près d’un adolescent sur cinq a vécu des agressions physiques ou sexuelles, et que par ailleurs, si les agressions sexuelles n’excèdent sûrement pas en nombre les agressions physiques, par contre leurs séquelles psychiques les y surpassent pour le cas général (Choquet et al. 1994).

            En effet, les situations susceptibles de créer un traumatisme ne sont pas égales entre elles pour l’intensité de leurs effets, de même que tous les sujets ne sont pas égaux entre eux pour leur résistance. Le contexte ou la séquence dans laquelle le trauma s’insère, a sa part dans le devenir psychopathologique. En particulier, la réitération chronique du trauma engendre des manifestations cliniques propres outre la clinique psychotraumatique usuelle. Ainsi, il n’est pas équivalent de subir la blessure d’un viol unique à l’âge de trente ans, et celle de l’inceste commis par son propre père tous les jours de six à seize ans. De ce point de vue, les différences entre les garçons et les filles spécialement au regard des viols et agressions importent. Les garçons agressés sexuellement – et ils ne représentent pas moins du tiers des victimes – expriment bien plus couramment que les filles une détresse dans des conduites déviantes, surcroît comportemental à une détresse psychique par ailleurs guère moindre que chez elles (Darves-Bornoz et al. 1998b).

            En définitive, quand nous présentons comme Edna Foa (Foa 1993) le viol comme la première cause de traumatisme psychique, notre affirmation repose sur la  grande fréquence de cette blessure potentiellement traumatique – vécue en France  par près de deux millions de femmes selon l’équipe INSERM de Bicêtre (Spira et al. 1993), estimation confirmée par le Comité Français d’Education pour la Santé (CFES 2000) – et sur la grande constance traumatique de cet événement (Breslau et al. 1998). La reviviscence traumatique y persiste de manière chronique dans la majorité des cas, et dans une proportion encore supérieure si le viol est incestueux  (Darves-Bornoz 1998a ; Darves-Bornoz 2000). De fait, dans les populations de patients psychiatriques hospitalisés, lorsque le sujet a un antécédent traumatique, il s’agit le plus souvent d’un traumatisme sexuel (Darves-Bornoz 1996).

 

Victimes et agresseurs dans le Centre de Tours

            Dans le Centre d’Accueil de Victimes de Violences Sexuelles du CHU de Tours, les trois-quarts des plaignants sont des enfants ou des adolescents et dans ce cas, près de la moitié des faits sont intra-familiaux. L’auteur de l’agression sexuelle y est le plus souvent le père (33% des cas), le beau-père (28%), un oncle (21%), un frère (13%), un grand-père (3%) voire un arrière grand-père (3%). Dans ce centre, la plainte ne vise une femme que dans un cas sur cent. La proportion des pères de victimes qui exercent une activité professionnelle de cadre dépasse le quart des participants ce qui contredit l’idée reçue que le traumatisme sexuel n’affecte que les campagnes reculées ou les banlieues agitées. Le sex ratio parmi les enfants et les adolescents se plaignant, un garçon pour six filles, y minimise le phénomène de victimisation des garçons dans la population générale où il se situe à un pour trois (Choquet et al. 1997).  Ce hiatus, mis en parallèle avec le nombre considérable de traumatisés sexuels de sexe  masculin parmi les détenus des prisons invite à promouvoir la reconnaissance des victimisations sexuelles de garçons.

 

La gravité du traumatisme de l’inceste

A la suite d’autres auteurs à la recherche d’une séquence spécifique de blessures psychiques associée à un type de situation traumatique particulier,  par exemple dans les conditions de persécution politique violente ou de catastrophe majeure, nous avons tenté (Darves-Bornoz 2000 ; Darves-Bornoz 1999) de conforter le modèle empirique du traumatisme des viols incestueux (Tableau 1). Une technique de régression logistique portant sur le viol incestueux en tant que variable dépendante et proposant les items du Tableau 1 comme covariables dichotomiques, a déterminé un modèle qui différencie bien les viols incestueux des viols non-incestueux : âge au premier viol inférieur à quinze ans (OR=10.4) ; viols répétés sur une période d’au moins plusieurs mois (OR=4.6) ; et environnement de mauvaise qualité dans les suites des viols (OR=10.4). Ces caractéristiques situent donc les viols incestueux parmi les blessures humaines les plus terribles qui soient et à ce titre génératrices de troubles majeurs du développement psychique.

 

Tableau 1 – Spécificités des viols incestueux

[Tableau extrait de : Darves-Bornoz JM (2000) Problématique féminine en psychiatrie. Masson, Paris, 270 pp.]

 

                                                                       Viol incestueux       Viol non-incestueux

Caractéristiques du traumatisme                               %                                %                      p

 

Viols répétésa                                                            85                               39                    <.001

Viols répétés sur au moins plusieurs moisb              64                               13                    <.001

Plusieurs séquences d’abus sexuelsc                      23                               24                      ns

Violence surajoutée pendant les violsd                     46                               63                      ns

Age au premier viol inférieur à 15 ans                      87                               27                    <.001

Agression physique (en dehors des viols)               49                               35                      ns

Pas de dépôt de plainte immédiat                               90                               43                    <.001

Victime de sexe masculin                                          8                                 11                      ns

Mauvais environnement après les viols                    97                               52                   <.001

___________________________________________________________________________

aPar un unique ou plusieurs agresseurs

bPar un des agresseurs

cAvec ou sans viol mais avec différents agresseurs

dUsage de la violence physique, d’une arme ou de la menace


Clinique

            Il est frappant de constater combien les études cliniques et épidémiologiques sont rares (Balier 1996 ;  Balier et al. 1996 ; Ciavaldini et Balier 2000 ; Savin 2000) et les efforts financiers du corps social pour les fonder solidement sont faibles. C’est pourquoi, à ce jour, aucun résultat ne peut prétendre de manière formelle à la vérité.

 

Les typologies d’auteurs d’agressions sexuelles peuvent être redoutables

Les typologies d’auteurs d’agressions sexuelles peuvent être heuristiques pour un spécialiste averti mais dangereuses pour le néophyte en recherche de « prêt-à-penser ». Elles apparaissent donc souvent illusoires et de surcroît sujettes à des dérives éthiques. Les modèles et les facteurs de risque n’expliquent jamais les singularités d’une situation.  Les auteurs d’une agression sexuelle incestueuse ne se révèlent-ils pas susceptibles aussi de violences sexuelles d’une autre nature ? Que penser d’un praticien qui traque l’antécédent de maltraitance d’un parent pour démontrer qu’il a bien commis un abus sur ses enfants ?  Les typologies magnifiées deviennent redoutables. Le portrait-robot réducteur conduit inévitablement à une psychiatrie sommaire ou de délation. Un modèle sert à scander un moment chez un patient sans oublier qu’à un autre moment de sa cure, il faudra souvent avoir recours à d’autres modélisations.

 

Les auteurs d’inceste ne constituent pas un groupe clinique

            Traditionnellement, sont isolés trois groupes d’auteurs d’agressions sexuelles : les violeurs d’adultes, les pédophiles extra-familiaux et les pédophiles intra-familiaux. L’agression sexuelle intra-familiale a souvent la réputation d’être plus souvent isolée. Cependant, dans le cas général, un sujet appréhendé pour une agression sexuelle intra-familiale a commis auparavant d’autres agressions sexuelles restées méconnues, incestueuses ou non. La moindre gravité pronostique de l’agression incestueuse apparaît une thèse à nuancer. Ainsi, parmi des auteurs d’une agression sexuelle intra-familiale, il a pu être relevé des actes pédophiliques antérieurs de type incestueux chez 22% d’entre eux et non-incestueux chez 59%, seul un tiers des sujets ne mentionnant aucun autre incident. Parmi des auteurs d’une agression sexuelle non-incestueuse, on a pu repérer aussi la survenue avant le délit outre d’autres agressions sexuelles non-incestueuses chez 79% d’entre eux, des agressions incestueuses chez 13% (Studer et al. 2000). Ces observations remettent ainsi en cause l’existence d’un groupe clinique spécifique de pédophiles intra-familiaux.

 

Les traumatismes interindividuels comme facteur de risque

            Les sujets maltraités dans leur enfance, pour le quart d’entre eux, reproduiront des maltraitances sur des enfants (Cicchetti 1989). Les jeunes auteurs d’agressions sexuelles incarcérés furent deux fois plus souvent traumatisés physiquement ou sexuellement dans l’enfance que les autres jeunes détenus (Jonson-Reid et Way 2001). Ce qui semble en cause en fait, c’est la sévérité de la blessure et non sa nature. Ainsi, plus l’âge auquel l’abus de l’enfant a été précoce et plus des comportements sexuels inappropriés seront fréquents (McClellan et al. 1996). Chez les auteurs d’agressions sexuelles de sexe féminin, l’antécédent d’abus sexuel est quasi universel et souvent particulièrement barbare. Le facteur de victimisation chez une femme sera particulièrement catastrophique pour la mener au comportement d’agression, alors qu’une expérience factuellement moins dramatique peut le déclencher chez les hommes. Il en résulte que les garçons maltraités deviennent plus souvent des agresseurs  (McClellan et al. 1997). La façon dont l’ensemble des traumatismes interindividuels subis – notamment négligence ou maltraitance physique et émotionnelle aussi bien que sexuelle – conduisent au comportement d’agression est complexe. La transmission du comportement de l’auteur à la victime dans un cycle pathologique peut être approchée en référence aux concepts de compulsion de répétition et d’identification à l’agresseur (Ferenczi 1932). Le sujet recherche la reviviscence active – y compris dans le rôle violent d’un agresseur - du scénario de sa propre agression vécue autrefois passivement, sans qu’on ait totalement épuisé la question du recours préférentiel à ces mécanismes par les victimes.

 

Approches empiriques des personnalités et des troubles

            Les pédophiles aussi bien que les auteurs de viols d’adultes se manifestent souvent sur un mode « passif-agressif » (Chantry et Craig 1994), mais les traits psychopathiques qui expriment d’une certaine façon une extraversion, spécifieraient mieux les violeurs (Firestone 2000). En effet, les pédophiles se montreraient plus souvent timides et introvertis que les agresseurs d’adultes (Quinsey 1983 ; Williams et Finkelhor 1990) en même temps que plus souvent désocialisés (Segal et Marshall 1985), même si ces caractéristiques sont sur-représentées dans ces deux groupes (Gudjonsson 2000). L’ensemble des auteurs d’agressions sexuelles partagent souvent des caractéristiques psychosociales. Parmi elles on a souvent noté en particulier un défaut de compétences sociales ainsi que de connaissance de la sexualité (Salter 1988) même si des exceptions notables à ce type de tableau s’observent aussi comme nous le mentionnions plus haut.

La dépression narcissique, typiquement sous la forme de honte, marquerait volontiers la réaction des pédophiles lorsqu’ils sont appréhendés. En effet, le besoin de ne pas apparaître comme des « monstres » les caractériserait plus que les agresseurs d’adultes (Gundjunsson 2000).          Par contre, la tendance anxieuse ou dépressive ne serait pas plus prévalente dans ce groupe que chez ceux qui ont violé des adultes (Gundjonsson 2000). L’usage de substances psychoactives par l’agresseur ou la victime, avec au premier rang l’alcool, joue un rôle fondamental dans bien des agressions. Cependant, une intoxication par l’alcool au moment du passage à l’acte serait moins souvent en cause chez les pédophiles (Gudjonsson 2000).

 

Des femmes qui agressent

            On doit à Mathews et ses collègues (1989), la première étude sur les agresseurs de sexe féminin. Mathews distingue dans sa typologie de femmes qui commettent des abus sexuels, le type "initiatrice sexuelle" qui a toute sa responsabilité, le type "prédisposée" qui a été elle-même agressée sexuellement, et le type "contrainte" qui a été obligée par un tiers à abuser sexuellement de la victime et qui est elle-même victime. Concernant les abus sexuels commis par des femmes, de nombreux lieux communs existent dans le corps social. Le premier de ces lieux communs est que "les femmes ne sont jamais des auteurs d'abus sexuel". On entend dire aussi que "les abus sexuels qu'elles commettent n'en sont pas vraiment parce que c'est fait gentiment". Il découle de cette opinion que les abus sexuels commis par des femmes devraient laisser moins de séquelles psychologiques. Un autre de ces lieux communs peut se résumer de la façon suivante : "si un homme de trente ans a des relations sexuelles avec une jeune fille de quatorze ans c'est un abus sexuel, mais si une femme de trente ans a des relations sexuelles avec un garçon de quatorze ans c'est de l'éducation sexuelle". Parmi ces idées reçues, il y a celle qui affirme : "si vous avez été abusé sexuellement dans l'enfance, vous abuserez vous-même". On trouve aussi les opinions suivantes : "les femmes abusent seulement des adolescents", et "les femmes n'abusent sexuellement que des garçons". Enfin, fondée sur le même préjugé, l'idée est parfois émise que "les femmes qui commettent des abus sexuels sont contraintes à le faire par un homme qui a imaginé un scénario pervers".

            La première question d'importance qui se pose, est de savoir si ces agressions sexuelles sont rares, ou si elles sont rarement rapportées.  On savait que les hommes victimes d'agressions sexuelles avaient plus de difficultés à évoquer leur traumatisme que les femmes. Pour les victimes d'agressions sexuelles commises par une femme, la difficulté de parler de cet événement à qui que ce soit pourrait être encore plus grande. En effet, l'éventualité de l'existence d'abus sexuels commis par des femmes est une hypothèse déniée par le plus grand nombre, comme étaient déniés autrefois les abus sexuels eux-mêmes, parce que cela s'attaque à une illusion dont le démenti susciterait de l’effroi : les femmes sont supposées être particulièrement protectrices avec les enfants. De plus, cela heurte l'incrédulité de sujets qui prétendent ne pas comprendre comment de tels méfaits sont matériellement possibles ... "puisqu'elles n'ont pas de pénis". Enfin cela s'oppose à une rationalisation plus récente qui attribue le phénomène du viol à une cause exclusive : "le pouvoir mâle".  On retrouve souvent, dans ce cadre, la vieille argumentation que tout cela n'est que fantasme, puisqu'impossible.                      

            Les premières statistiques sur la proportion de garçons parmi les victimes d'agressions sexuelles s'échelonnaient sur une étendue allant de 5 à 10% (Knopp 1986) alors que l’étude INSERM récente de Marie Choquet et ses collègues sur le viol chez les adolescents,  trouve une proportion de 38% (Choquet et al. 1997). C'est dire que quand un phénomène est encore mal connu, les statistiques peuvent le sous-estimer. Les victimes elles-mêmes contribuent à cette méconnaissance en évitant les systèmes d'aide et de soins mis en place pour rompre leur isolement. Finkelhor et Russell (1984) ont estimé, après examen de données recueillies par une association américaine impliquée dans l'aide aux victimes, que 6% des filles et 14% des garçons victimes d'un abus sexuel l’avaient été par une femme. Pourtant, le Bureau des Statistiques Criminelles Américaines ne relevait pendant la période 1975-1984 que 1% d'agressions sexuelles commises par des femmes. Elliott (1994) a présenté une série d'abus sexuels commis par des femmes. Sa méthodologie ne prétend pas être parfaite mais les données sur le sujet sont tellement rares que son étude reste précieuse. Ses cent vingt-sept victimes se répartissent en deux tiers de filles et un tiers de garçons. L'agresseur était la mère dans la moitié des cas chez les filles, et dans le tiers des cas chez les garçons. L'abus sexuel en cause pouvait consister en une relation sexuelle, en une pénétration avec un objet ou avec un doigt, en une masturbation mutuelle forcée, en une sexualité orale, ou en un mélange d'abus sexuel et physique.  Toutes les femmes et 88% des hommes affirmaient avoir ressenti de la détresse après ces violences. Onze pour cent des victimes admettaient avoir abusé elles-mêmes plus tard des enfants.

 

Psychopathologie

            La recherche psychopathologique est dominée par les travaux de Claude Balier. Sa précieuse élaboration ne se fonde pas sur le type de victime visé mais sur le fonctionnement psychique révélé par le comportement violent de l’agresseur. Parmi ce que ce chercheur nous a appris, il semble important de signaler la survenue de pratiques sexuelles perverses sur des enfants qui coexistent avec une existence conforme voire socialement réussie. L’omission du consentement, c’est-à-dire la méconnaissance de l’altérité, semble plus important dans ces agissements que l’attachement à un scénario ludique de néo-sexualité pour reprendre le terme de Joyce McDougall (McDougall 1993).

            Claude Balier souligne ce qui est en cause dans le viol : non pas une pathologie de la sexualité mais une pathologie en rapport avec la toute-puissance narcissique. De fait, l’agresseur recourt dans son fonctionnement psychique au clivage du Moi et au déni corollaire pour éviter la désorganisation psychique. Balier utilise les phases du développement décrites par Piera Aulagnier : l’originaire avec la proto-représentation du pictogramme ; le primaire qui intègre l’absence, altérité en gestation; le secondaire où apparaissent les représentations de la pensée et le sujet. Il rapporte à l’originaire les auteurs des actes qui nous effraient le plus : viols avec meurtre, sodomisations par le père incestueux, viols brutaux d’enfants ou d’adultes. Les agresseurs parvenus au primaire reconnaissent un objet distinct d’eux-mêmes mais ils en attendent un reflet en miroir car dès que l’altérité se manifeste, ils la vivent comme une attaque. Balier réfère à ce cadre les sujets incestueux sans attachement précis à un enfant particulier. Dans le secondaire les systèmes de signification peuvent être transmis et en particulier les interdits comme ceux du meurtre ou de l’inceste. Cela permet de comprendre l’existence du sentiment de culpabilité chez ces sujets et de les situer dans une problématique névrotique autorisant l’analyse avec eux de leur utilisation de clivages. Les sujets incestueux avec un authentique attachement spécifique à leur objet d’amour apparenté se placeraient dans cette catégorie.

 

Conclusion

            Les modèles que représentent les typologies d’agresseurs sont heuristiques en ce qu’ils nous aident à penser les singularités. Utilisés pour éviter de penser les singularités, ils deviennent contre-productifs. Ainsi, les auteurs d’agression sexuelle incestueuse sont le plus souvent des agresseurs potentiels sur des objets extra-familiaux. Les modèles ne servent qu’à scander un moment chez un patient en n’oubliant pas qu’à un autre moment de la cure, il faudra sûrement avoir recours à un autre modèle.

 

 

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[1] Docteur ès Sciences, hdr, Psychiatre des hôpitaux à Tours, Clinique Psychiatrique Universitaire (CHU) & EA 3248 Psychobiologie des émotions (Université François-Rabelais)