Existe-t-il une histoire particulière chez les agresseurs sexuels ?

Quel est le rôle de ce facteur ?

Pr Michel DELAGE[1]

 

 

I - Introduction.

           

1) Essayer de répondre à cette double question oblige à considérer le problème dans une perspective qui tienne compte des aspects contextuels et considère le processus qui peut conduire un individu à devenir un agresseur sexuel dans un environnement donné, par rapport à des évènements vécus, à une histoire de vie.

            Rappelons que l’agresseur sexuel est tout autant celui qui commet sur autrui une atteinte sexuelle violente, avec contrainte menace ou surprise, ou sans violence contrainte ou surprise si la victime est un mineur de moins de 15 ans (loi n° 92-683 du code pénal du 22 Juillet 1992).

            Les agresseurs sexuels sont le plus souvent des hommes, mais ils peuvent être aussi des femmes ou des adolescents. Les agressions peuvent être commises au sein de la famille, ou en dehors, de manière individuelle ou collective.

            C’est dans le domaine des abus sexuels commis sur des enfants que les données sont les plus nombreuses et qu’on a le mieux cerné l’histoire des agresseurs. Aussi c’est cette situation que nous aurons surtout en tête dans cette étude.

 

            2) Dans une première approximation, il est devenu courant et banal d’affirmer que les agresseurs sexuels ont eux même été agressés sexuellement ou maltraités dans leur enfance, ce qui conduit à affirmer que les enfants abusés sexuellement et/ou maltraités deviendront des agresseurs sexuels dans leur famille ou en dehors et/ou des parents maltraitants.

            Sans reprendre ici le détail d’une revue statistique on peut rappeler que selon les différents travaux consacrés à ce sujet 30 à 70 % des agresseurs ont été eux mêmes victimes d’une agression sexuelle (1).

            Trois points sont à considérer à partir de ces chiffres :

                        1 - La  divergence importante des résultats n’est pas un signe d’incohérence. Elle témoigne de l’hétérogénéité des sources et des populations étudiées et selon que sont pris en compte seulement les abus sexuels stricto sensu, ou la maltraitance dans un sens élargi.

                        2 - Le fait d’avoir été maltraité n’apparaît pas comme un élément suffisant pour devenir agresseur puisque certains semblent échapper à ce destin (2). La répétition n’est pas obligatoire.

                        3 - Il existe un piège du raisonnement qui tient au fait que les propositions qui découlent des enquêtes ne sont pas réversibles. Ainsi s’il est exact que les parents maltraitants ont souvent été des enfants maltraitants, que les agresseurs ont été agressés, il est faux de dire que les enfants maltraitants deviennent des adultes maltraitants (3).

            C’est toute la différence que l’on peut établir entre des études rétrospectives menées chez des sujets maltraitants, actuellement nombreuses, et des études prospectives beaucoup moins nombreuses et beaucoup plus difficiles à réaliser puisqu’elles ne peuvent se dérouler que dans la longue durée.

 

            3) Ainsi, si d’un côté certains éléments peuvent constituer des facteurs de risque, c’est à dire statistiquement retrouvés avec une plus grande fréquence dans l’histoire des individus, il nous faudra souligner et comprendre le rôle de facteurs de protection susceptibles de permettre à des enfants maltraités d’éviter de devenir à leur tour auteurs de sévices. On est amené alors à considérer la notion de résilience, c’est à dire la capacité de certains à dépasser les épreuves de l’existence (3) (4). On peut évoquer pour chaque individu des zones de forces et des zones de vulnérabilité mobilisées ensemble au cours d’une agression. L’histoire des agresseurs sexuels doit alors être comprise dans cette balance entre les conséquences négatives des agressions subies et les capacités à faire face à des expériences traumatisantes. Ainsi doit être examiné le rôle de cette histoire comme semblant orienter le sujet vers un destin, ou  comme mobilisant des ressources lui permettant de « rebondir » et d’évoluer favorablement.

 

 

II - Facteurs de risque : les agresseurs ont le plus souvent été eux-mêmes victimes.

           

1) L’histoire des agresseurs sexuels doit d’abord être placée dans un contexte social et culturel général. Sans qu’il soit besoin d’insister ici sur les différents aspects de la modernité, on doit rappeler que le questionnement des grands principes moraux et religieux, la crise des valeurs, la recherche du plaisir à tout prix, la destructuration de la famille, la fragilisation des liens sociaux conduisent à des situations d’anomie et de frustrations multiples, constituant des facteurs contextuels importants susceptibles de favoriser le processus pouvant conduire un individu à devenir un agresseur sexuel.

            Trois éléments surtout sont souvent retrouvés (5) :

                        - Une structure de parenté qui ne joue plus son rôle d’organisateur de la vie,

                        - des liens intra-familiaux et sociaux déritualisés,

                        - des conditions socio-économiques défavorables (ainsi les enfants de familles défavorisées peuvent être quatre fois plus exposés que les autres à l’abus sexuel (6).

 

            2) Sur ce fond général qui peut caractériser ce que Roussel nomme la famille incertaine (7), les auteurs d’agression  sexuelle ont la plupart du temps une histoire particulière (8). Trois séries de facteurs susceptibles d’être associés entre eux peuvent être relevés conférant à l’enfance de ces derniers un vécu traumatique au sens large du terme (9) (10) (11) (12) et responsables d’un arrêt du développement et de failles narcissiques de la personnalité (13).

            - Tout d’abord l’abus sexuel subi pendant l’enfance ou l’adolescence, véritable traumatisme pouvant être le fait d’un agresseur extra-familial ou au sein même de la famille. On peut évoquer ici les conséquences à long terme de ce qui est désigné dans les classifications internationales comme traumatisme de type I lorsque l’agression a été unique, traumatisme de type II lorsque l’agression a été répétée dans un contexte de stress permanent comme dans les situations d’inceste (14) (15).

            - Ensuite une viciation précoce et durable du lien à l’autre. Nous aurons ici à examiner :

                        . le contexte général de la maltraitance,

                        . la carence affective,

                        . l’enfance vécue dans un climat incestuel.

            - Enfin, certaines situations de dysfonctionnalité familiale non spécifiques paraissent susceptibles de troubler l’intériorisation des interdits.

            3) Nous allons examiner plus précisément ces diverses occurences :

                        a - Le traumatisme sexuel subi pendant l’enfance :

                                   * Dans les agressions extra-familiales les perturbations susceptibles d’être induites dans le développement de l’enfant dépendent en partie des facteurs familiaux et des capacités des parents à exercer un rôle d’étayage (16).

            On peut évoquer ici un mécanisme d’identification  à l’agresseur (17) et la tentative par l’agression ultérieure, notamment sur des enfants, d’une abréaction et d’une maîtrise du traumatisme sexuel infantile que les sujets ont eux mêmes subis.

                                   * Les agressions intra-familiales sont plus caractéristiques. On peut retenir deux situations (18). Une première situation apparaît comme la conséquence d’une crise dans le cycle vital de la famille : conflit conjugal, séparation, divorce ; avec comme conséquence l’incapacité d’un ou des deux parents à maintenir la distance intergénérationnelle, le report sur l’enfant bouc émissaire du conflit entre les parents (19) (20).

            Une deuxième situation concerne les abus sexuels intrafamiliaux dans le cadre, non plus d’une crise mais d’une situation organisatrice de la phénoménologie familiale. On peut ici décrire des familles incestueuses dans lesquelles les statuts affectifs sont vagues, les comportements flous, les limites peu claires et dans lesquelles le tabou de l’inceste est transgressé le plus souvent par un père séducteur, manipulateur imposant la loi du silence à sa victime. L’enfant agressé aura tendance à revivre dans son environnement la tragédie qu’il a connue.

                        b - La viciation précoce, profonde et durable du lien, 2ème occurrence que nous voulons étudier est évidemment présente dans ces familles où l’inceste fait partie de la culture. Indépendamment de cette situation il existe

                                   * des familles où règne un climat incestuel (21). On y repère : les attaques constantes de l’intimité par le regard, le toucher, la dévalorisation du corps, l’exhibitionnisme, les confidences érotiques faites à leurs enfants par des parents pervers.

            Dans de telles familles, il n’est pas rare de constater la suppression des frontières entre les générations et l’existence d’une hiérarchie parents-enfants dysfonctionnelle s’accompagnant d’une coalition perverse dans laquelle l’enfant se trouve pris malgré lui (22). Il gardera alors en lui des sentiments confus concernant sa propre identité et les limites de ce qui est interdit.

                                   * La carence affective par négligence ou abandon est responsable d’une perturbation du lien d’attachement et favorise une organisation pathologique de la personnalité en entraînant avidité affective, dépendance à l’égard d’autrui, manque de repères structurants (23). La pauvreté, l’isolement social, une mère vivant seule avec ses enfants favorisent le risque de négligence. Les parents qui négligent affectivement leurs enfants correspondent à la description qu’en donne Cantwell (1984) (24). « Ces parents ne sont pas du tout démonstratifs ; ils regardent très peu leur enfant, ne lui parlent presque pas, ne lui montrent pas beaucoup d’intérêt et quand ils sont avec les autres adultes ils oublient rapidement leur existence ».

            Les messages transmis par les comportements négligents vont peu à peu développer chez les victimes des sentiments d’infériorité, de faible estime de soi et d’inadéquation (25) (26).

            Le trouble profond de l’attachement amène ces sujets devenus adultes à attendre de leurs bébés l’amour qu’ils n’ont pas reçu et à utiliser leur enfant pour combler leurs propres carences.

                                   * Enfin la situation générale de la maltraitance est à examiner dans le cadre de cette viciation des liens d’attachement.

            Les caractéristiques communes de la maltraitance, physique et psychologique sont : (27)

                        - La dysfonctionnalité importante des systèmes familiaux,

                        - l’enfant non reconnu comme sujet     , instrumentalisé,

                        - la répétition des mêmes drames sur plusieurs générations.

            Bien évidemment les familles incestueuses entrent dans ce cadre, mais indépendamment de cette situation il faut évoquer aussi les familles à transaction violente. Dans de telles familles l’enfant a été confronté à l’agression et au meurtre comme possible et non comme interdit. Dans un premier temps, l’enfant supporte passivement cette violence dans un contexte de non protection créé par l’assymétrie des rapports de pouvoir et par l’ambiance terrorisante existant dans la famille. Puis il met en place des mécanismes d’adaptation qui l’amènent à un désir de vengeance et au besoin de dominer, d’abuser et d’agresser les autres.

                        c - Indépendamment de ces situations marquées par des traumatismes et des carences graves, la dysfonctionnalité familiale constitue une occurrence fréquemment rencontrée quoique moins spécifique dans les histoires des agresseurs sexuels. On évoquera ici principalement

                                   * des familles présentant un trouble de l’organisation hiérarchique, les enfants se trouvant souvent en situation de parents de leurs parents (28),

                                   * des familles marquées par des défaillances dans l’intégration de la loi,

                                   * des familles dont les adultes n’apparaissent pas comme des parents compétents.

            Certaines organisations familiales apparaissent ici comme plus exposées à l’existence de failles profondes dans la transmission et l’intégration d’un modèle d’autorité parentale et des lois qui régissent les rapports humains : ce sont les familles monoparentales, certaines recompositions familiales, les familles dont les adultes sont eux mêmes issus d’un tissu familial et social carencé sur les plans matériel, psychologique ou social. Les enfants sont ici susceptibles de grandir dans un milieu où ils n’ont pas conscience de transgresser une loi qu’ils ne connaissent pas ou parce qu’ils sont soumis à des croyances et des mythes familiaux qui les placent hors de la loi universelle, notamment celle qui concerne le respect de l’autre et le tabou de l’inceste (29).

                                   * Enfin, il faut citer certaines dysfonctionnalités dans lesquelles l’enfant est devenu objet de projection, enjeu des règlements de compte parentaux, instrumentalisés et habitués à la manipulation.

            3) Ainsi l’agresseur apparaît souvent comme ayant été d’abord victime. On peut évoquer de différentes manières, selon les références théoriques utilisées, le mécanisme par lequel la victime devient bourreau.

                        a -  L’identification à l’agresseur (Forenezi) (17) associe :

                                   * la mauvaise image de soi,

                                   * le déni de sa propre souffrance (26),

                                   * l’idéalisation de l’adulte coupable.

                        b - Dans le comportement adaptatif décrit par Summit (30), l’enfant apprend à supporter ce qu’il subit au prix d’une distorsion cognitive qui l’amène à ne pas réagir, à se sentir coupable et mauvais, à garder le secret jusqu’à pouvoir un jour se venger et laisser éclater sa colère sur autrui.

                        c - La théorie de l’apprentissage (31) (32) indique comment la violence qui fonctionne dans les familles s’intègre au comportement individuel. Steinmetz a montré une relation claire entre les méthodes de résolution du conflit dans le couple, et celles utilisées par les enfants (33).

                        d - Les théoriciens de l’attachement indiquent de leur côté que les schémas de représentation de la relation interindividuelle (modèles internes d’attachement) déterminent la nature et le développement des relations ultérieures (34) (35).

                        e -  Enfin la notion de «légitimité destructrice» est une manière de montrer comment un enfant violenté acquiert le droit de se venger de ce qu’il a reçu et d’infliger à d’autres, ses enfants en particulier, ce qu’il a lui même reçu, manière de rétablir une balance de justice (36).

            4) Finalement les expériences de vie des agresseurs sexuels permettent de distinguer plusieurs cas de figure (5) :

                        a - Des sujets qui ont connu une relation très fusionnelle à leur mère, une sexualisation traumatique, parfois abusés sexuellement par leur père et développent à leur tour l’agression sexuelle dans un contexte intrafamilial dominé par l’angoisse de morcellement et la nécessité de maintenir un moi collectif indifférencié.

                        b - Des sujets qui ont vécu un lien très fort avec une mère ayant investi émotionnellement et souvent sexuellement son enfant en présence d’un père passif, dans une configuration familiale où l’enfant a pris la place du mari et le père celle de l’enfant. L’intoxication maternelle provoque ici une sexualisation précoce et un apprentissage de techniques de manipulation qui mène au développement de scénari pervers, d’autant plus lorsque ces sujets ont été abusés par un pédophile dans leur enfance ou leur adolescence.

                        c - Des sujets qui ont été pris dans une relation dyadique avec une mère leur ayant transmis une illusion de toute puissance, en même temps qu’ils étaient confrontés à une figure paternelle autoritaire, parfois maltraitante et objet persécuteur. Ces sujets vont alors s’organiser sur un mode paranoïaque et se comporter en agresseur intra ou extra-familial.

                        d - Des sujets ayant connu la négligence grave et l’abandon, cherchant à compenser les carences du passé par des stratégies de survie affective qui les conduisent à des comportements « prédateurs » que ceux-ci soient intra ou extrafamilial, et d’autant moins décelés par l’entourage que ces sujets se montrent gentils et se font adopter.

                        e - Des sujets victimes de maltraitance physique dans leur enfance, et qui se montrent eux-mêmes violents, revendicatifs, disposés à punir et à faire mal dans un climat d’érotisation de la colère, la douleur et les cris de la victime provoquant l’excitation (29).

                        f - Des sujets ayant connu un climat relationnel fait de rejet, de séduction, dans un flou permanent des attentes et des limites. De tels sujets apprennent à devenir manipulateurs et transgressifs, et s’orientent vers un fonctionnement psychopathique susceptible de les conduire au viol et au meurtre.

                        g - Enfin, on peut évoquer des sujets fonctionnant dans un registre plus névrotique, mais dont les assises sont fragiles. Confrontés à un moment donné à une crise existentielle qui dévoile leur fragilité, lorsqu’ils perdent leur source d’affection et leur représentation masculine de l’homme puissant et viril (divorce, mort de la mère etc...), ils régressent et abusent sexuellement des enfants de leur entourage. Ils peuvent ainsi se révéler pédophiles dans un climat d’inquiétude au sujet de leur capacité sexuelle.

            5) Les agresseurs sont dans leur grande majorité des hommes (94 %) (5) mais deux cas particuliers méritent une attention, selon que les agresseurs sexuels sont des femmes ou des adolescents.

                        a - Du côté des femmes, il s’agit de mères ayant connu des carences majeures dans leur enfance, et qui ont souhaité avoir un enfant seules et pour elles seules (37). L’enfant qui grandit sans père apparaît comme un objet de jouissance de la mère dans le prolongement du temps de la dépendance symbiotique. Il est soumis à une excitation sans frein. L’abus sexuel de l’enfant se produit le plus souvent à l’adolescence, soit dans le prolongement d’une relation antérieurement trop proche et érotisée, soit lors de retrouvailles avec un adolescent dont la mère a été séparée depuis plusieurs années.

                        b - Du côté des adolescents (38) (39), plusieurs cas de figure sont à considérer.

            * Certains adolescents deviennent agresseurs

                        - dans un contexte familial qui associe :

                                   . de faibles représentations de l’interdit,

                                   . une conception patriarcale de la famille,

                                   . de faibles possibilités socio-économiques.

                        - Dans un contexte social qui favorise une socialisation par identification aux

                          pairs.

            Dans ces conditions, la pratique des « tournantes », le viol collectif apparaissent comme une affirmation de l’homme puissant et viril venant masquer la fragilité et les incertitudes adolescentes de la représentation masculine.

            * D’autres adolescents, profondément carencés, et confrontés précocément à un réel violent et/ou sexuel venu occulter la place habituellement dévolue à l’imaginaire et au symbolique sont d’autant plus enclins à devenir des agresseurs sur des enfants plus jeunes, souvent des garçons, qu’ils sont placés en institution et qu’ils subissent tout à la fois les manques affectifs liés à la vie institutionnelle, les rapprochés physiques de la vie collective et la poussée pulsionnelle pubertaire et post-pubertaire (39).

            * Enfin les adolescents agresseurs au sein de la famille commettent l’inceste,

                        - soit dans une ambiance familiale hypersexualisée et à climat incestuel déjà évoqué plus haut,

                        - soit à l’inverse dans une ambiance familiale hyposexualisée (5) dans laquelle on ne parle jamais de sexualité, ni de relations affectives, les enfants étant livrés à leur désir sans encadrement, de la part de parents qui éprouvent du dégoût à l’égard de ce qui concerne le sexuel.

*

                                                                     *    *

            Ainsi les maltraitances, les agressions sexuelles, les abus intrafamiliaux, les carences affectives et éducatives jalonnent l’enfance de nombreux agresseurs sexuels et constituent par conséquent d’importants facteurs de risque corrélés à d’autres éléments comme la dysfonctionnalité familiale et les mauvaises conditions socio-économiques.

            Cependant il est important de mettre en balance ces facteurs de risque avec des éléments de protection susceptibles chez certains d’être suffisamment importants pour leur éviter de devenir à leur tour agresseurs.

            Les développements cliniques et théoriques récents autour du concept de résilience sont ici à prendre en compte.

 

 

 

 

 

 

III -  Facteurs de protection et résilience : les victimes peuvent ne pas devenir des agresseurs.

           

1) La résilience, définie comme « la capacité de réussir de manière acceptable pour la société, en dépit d’un stress ou d’une adversité qui comportent le risque grave d’une issue négative » (40) est un processus dynamique, modulable selon les évènements et les circonstances. Sa difficulté d’étude tient au fait qu’elle ne peut se repérer que dans l’après coup, lorsqu’on a pu vérifier au terme d’un parcours l’évolution favorable d’un individu malgré les agressions qui jalonnent son histoire. Cette évolution favorable n’est d’ailleurs jamais ni absolue, ni définitive et elle est susceptible d’être remise en question lorsque le sujet est atteint dans sa zone de vulnérabilité (41). Telle qu’elle la résilience oblige à porter un nouveau regard sur les phénomènes de maltraitance et à comprendre ce qui permet à certains individus de se développer favorablement malgré une histoire personnelle qui les prédispose à devenir agresseurs.

            2) L’étude de la résilience pose des problèmes méthodologiques complexes (42) et les données sont encore parcellaires sur le devenir à long terme des enfants victimes (41) (43) (44). Cependant trois catégories de facteurs méritent d’être repérés. Certains préexistent à l’agression et peuvent être assimilés à des facteurs de protection, tandis que d’autres sont mobilisés au cours de l’agression et après, durant toute la vie (45).

                        a - Tout d’abord les facteurs personnels. Bien sûr on peut évoquer ici la notion de tempérament (46). Mais au delà de certaines dispositions génétiques et de capacités adaptatives innées, on doit remarquer les possibilités de certains enfants et adolescents à prendre des distances avec les maltraitances subies, à développer des capacités de maîtrise de la situation. Si l’existence d’un q.i. plutôt élevé favorise ses capacités, le sens de l’humour, un bon niveau de mentalisation (47), des ressources spirituelles (25), la croyance dans le sens de la vie et la mise en place de projets de vie constituent les éléments les plus fréquemment mis en avant dans les études (48).

            Il semble que la qualité des attachements précoces joue un rôle prépondérant. Lorsque l’enfant a pu compter au début de son existence sur de bonnes « nourritures affectives » (49), il acquiert une suffisante sécurité interne (50) (51) difficilement entamée par des conditions défavorables de vie susceptibles de survenir par la suite.

            Dans une perspective analytique la notion de deuil originaire développée par Racamier (52) permet de rendre compte du fait qu’un individu développe une confiance en soi et des capacités à surmonter  les épreuves de l’existence lorsque l’enfant arrive grâce à la qualité de l’attachement maternel, à se dégager sans dommage narcissique de la relation fusionnelle initiale.

            Mais l’important dans la résilience est que jusque dans certaines limites, un rattrapage des carences précoces et/ou des dommages subis est possible (53) si un environnement favorable peut être mis en place.

                        b - Le facteur environnemental est en effet essentiel. L’existence ou le développement de liens significatifs avec un adulte capable de constituer ce que B. Cyrulnik nomme un « tuteur de développement », constitue avec la présence d’un réseau social efficace des éléments de protection déterminants (3) (43) (55) (54). Mais l’âge auquel ces éléments peuvent être mis en place constitue une donnée encore mal prise en compte. On peut penser que plus l’enfant avance en âge, plus des traits de personnalité se fixent moins il sera accessible aux actions de l’environnement. On perçoit en tous cas, avec ces données, le rôle que la société peut jouer dans la lutte contre l’isolement des victimes et la mis en place de programmes de soutien affectif et développementaux.

                        c - Le facteur familial :

            La famille est bien souvent nous l’avons souligné, le lieu même de la maltraitance. Néanmoins au sein même des familles maltraitantes des ressources peuvent être mobilisées, surtout si l’on prend en compte la notion de familles élargies.

            Par ailleurs, dans les agressions extrafamiliales, les réactions parentales sont essentielles à considérer susceptibles d’aggraver ou au contraire d’atténuer les effets d’une agression. La famille apparaît comme plus ou moins apte à surmonter les épreuves et à mobiliser des forces positives autour de l’enfant victime (56). La loyauté intergénérationnelle et la fidélité à l’héritage reçu sont dans cette optique des notions intéressantes à considérer (36).

 

 

IV - Conclusion :

           

Les agresseurs sexuels ont souvent une histoire de victime dont la particularité est de les amener par un processus complexe à devenir eux-mêmes bourreaux.

            Cependant cette histoire doit être comprise dans un contexte et dans la mise en balance de facteurs de risque représentés par les différentes figures de la maltraitance, et de facteurs de résilience permettant au plus grand nombre des victimes d’échapper à un destin d’agresseurs.

            On ne doit pas pour autant faire de la résilience un alibi pour stigmatiser ceux qui n’ont pas su s’en sortir, ou pour rester dans l’inaction en rejetant la victime et ses difficultés (44). Bien au contraire la prise en compte de ces éléments doit permettre la mise en place d’approches de prévention tertiaire en soulageant la souffrance des victimes bien sûr, mais en se préoccupant- de limiter les conséquences à long terme des agressions subies.

 

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[1] Professeur de psychiatrie et d’hygiène mentale, Hôpital d’Instruction des Armées Sainte-Anne, 83800 Toulon Naval.