Seront d’abord évoquées la place
et l’évolution de la fonction de l’expertise psychiatrique
pénale, de l’histoire à l’actualité. Puis
seront plus spécifiquement abordées les particularités des
expertises des délinquants sexuels, soit dans le cours de
l’instruction, soit dans les suites de la sentence. De telles expertises
occupent une place croissante, parallèlement à
l’augmentation des plaintes, des instructions, des procès et des
condamnations pour infractions sexuelles [1].
Pour plus de clarté, il convient de faire
quelques rappels :
- Article 122-1 du Code
Pénal :
N’est pas pénalement responsable la personne qui était
atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique
ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes (article 122-1,
alinéa 1).
La personne qui était
atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique
ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle
de ses actes, demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte
de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le
régime (article 122-1, alinéa 2).
- La Loi 94-89 du 1er
février 1994
instituant une peine incompressible de trente ans de prison ferme pour les
violeurs et meurtriers de mineurs, a créé une nouvelle sorte
d’expertise confiée aux psychiatres. Cette expertise est
obligatoire dès lors que le Juge de l’Application des Peines
envisage d’accorder une mesure d’individualisation impliquant la
libération conditionnelle ou la sortie temporaire de prison d’un
auteur d’infractions sexuelles.
- La Loi 98-468 du 17 juin 1998 relative à la
prévention et à la répression des infractions sexuelles
ainsi qu’à la protection des mineurs, stipule dans son articles
131-36-4 : « Le suivi socio-judiciaire peut comprendre une injonction
de soins. Cette injonction peut être prononcée par la juridiction
de jugement s’il est établi après une expertise
médicale, ordonnée dans les conditions prévues dans le
Code de Procédure Pénale, que la personne poursuivie est
susceptible de faire l’objet d’un traitement… ».
- L’article 763-3 prévoit que le Juge de
l’Application des Peines peut également, « s’il
est établi après une expertise médicale ordonnée
postérieurement à la décision de condamnation, que la
personne astreinte à un suivi judiciaire est susceptible de faire
l’objet d’un traitement, prononcer une injonction de soins…
- L’article 763-4 énonce que le Juge de
l’Application des Peines peut en outre, « à tout moment
du suivi socio-judiciaire… ordonner d’office, ou sur
réquisition du Procureur de la République, les expertises nécessaires
pour l’informer sur l’état médical ou psychologique
de la personne condamnée ».
Si la personne condamnée
demande le relèvement de la mesure de suivi socio-judiciaire, le Juge de
l’Application des Peines ordonnera une expertise médicale (article
763-6).
Les Aliénistes ont d’emblée
manifesté un double souci :
- D’abord, circonscrire un champ à
l’intérieur duquel il existe une contre-indication à
l’action judiciaire, en une sorte de tri médico-judiciaire : ces sujets sont pour nous, pour les Asiles,
pour le soin et nous devons les protéger - et conjointement
protéger la société contre leurs éventuelles
infractions qui sont l’expression de leur aliénation mentale. Les
autres relèvent du cours normal de la Justice, car la clinique ne permet
pas de les considérer comme des aliénés.
- La seconde préoccupation des
Aliénistes fut d’éviter la dilution de la clinique, son
interpellation dans tous les registres de l’expérience humaine. On pourrait multiplier les citations.
Contentons-nous de rappeler la fameuse querelle des monomanies. Jean-Pierre
Falret [2] écrivait qu’il ne fallait pas tomber dans de ridicules
« discussions d’avocats » ; non par quelles soient ridicules dans la bouche des
avocats ; c’est sous la plume ou dans les propos des psychiatres
qu’elles le deviennent. Falret défendait la dignité des
concepts cliniques, afin que les psychiatres ne soient pas amenés
à tenir un rôle qui n’est pas le leur.
Si le savoir des Aliénistes fut
contesté dans le camp des juristes [3] [4], car son avis lui conférait
un pouvoir estimé exorbitant, le principe clinico-éthique de
l’irresponsabilité pénale du malade mentale a
été maintenu de façon intangible pendant plus d’un
siècle. Il suffit de se
référer aux multiples déclarations de foi qui fourmillent
dans les travaux médico-légaux. Citons, parmi tant
d’autres, Joffroy [5], dans sa contribution à l’étude
de la période médico-légale de la démence
précoce (1907) : « Il vaut mieux, me semble-t-il,
retarder la condamnation d’un coupable que d’envoyer à la
pris un malheureux dont l’unique tort serait d’être atteint
de démence précoce ».
Grasset [5], dans ce même congrès de
Genève en 1907, rappelait le principe intangible du soin des
aliénés criminels dont l’irrespect, affirmait-il,
était la porte ouverte à toutes les dérives. C’est
encore Halberstadt [6] qui écrit à propos de
l’héboïdophrénie : « Il serait
contraire à l’équité la plus
élémentaire d’appliquer à leurs actes
délictueux une sanction pénale ». Voilà donc un principe consensuel pendant plus
d’un siècle.
Il est tout aussi important de souligner que cette
exigence éthique agissait en retour comme un aiguillon de la clinique.
Compte tenu des conséquences - la guillotine ou l’asile - il
fallait absolument trouver des critères fiables pour distinguer la folie
morale de la démence précoce,
l’héboïdophrénie de la
dégénérescence. Il fallait dégager des cadres
nouveaux, comme celui de « meurtre immotivé »
(Guiraud [7]). Si de nos jours, si peu d’auteurs
s’intéressent à l’héboïdophrénie,
c’est aussi parce que l’enjeu est moins crucial, alors que ces
malades marquaient autrefois la fameuse frontière entre l’asile et
la prison [8].
Très vite cependant, le manichéisme
d’un système dichotomique va être doublement contesté
par des cliniciens et par des juristes.
Que faire du champ intermédiaire des « anormaux
mentaux » qui, s’ils n’appartiennent pas à la
catégorie des aliénés, ne peuvent pas pour autant
être qualifiés de normaux ?
La circulaire Chaumié (1905), ancêtre du
deuxième alinéa de l’article 122-1 de notre Code Pénal,
va « mettre en demeure l’expert » de sortir de la
bipartition initiale : « A côté des
aliénés proprement dit, on rencontre des
dégénérés, des individus sujets à des
impulsions morbides momentanées, ou atteints d’anomalies mentales
assez marquées pour justifier à leur égard une certaine
modération dans l’application des peines édictées
par la loi. Il importe que l’expert soit mis en demeure d’indiquer,
avec la plus grande netteté possible, dans quelle mesure
l’inculpé était, au moment de l’infraction, responsable
de l’acte qui lui est imputé ».
Que de débats autour de
l’émergence dans ce texte du terme de responsabilité,
jugé « philosophique » ! Gilbert Ballet [5]
fustigera « les connexités compromettantes » dans lesquelles on a pris la
fâcheuse habitude de laisser s’égarer les psychiatres. De
proche en proche, on va glisser de la contre-indication à l’action
judiciaire à l’indication d’un traitement pénal (Daumezon [9]). C’est sur ce point que la
critique de Michel Foucault [10] était la plus pertinente, quand il
dénonçait cet espace qui n’est plus homogène au
droit et qui n’est pas non plus homogène à la clinique,
dont la fonction est celle de la couture, de l’ajustement. Foucault
soulignait également que l’expertise d’Esquirol ou de
Georget était la transposition dans l’institution judiciaire
d’un savoir constitué ailleurs, dans les Asiles, alors que cela ne
sera plus le cas par la suite. On aboutit alors à une sorte de
métissage conceptuel médico-judiciaire qui conduisait Foucault
à estimer que ce que dit un expert psychiatre est mille fois en dessous
du niveau épistémologique de la psychiatrie.
Était-ce évitable ? Pouvait-on,
comme le demandait Ballet [5], maintenir un idéal de pureté
clinique et refuser d’entrer dans la discussion
médico-légale qui implique la confrontation de paramètres
cliniques (l’état mental au moment des faits) et de
paramètres extra-cliniques (la nature des faits eux-mêmes ) ;
ou bien la confrontation, lorsqu’il s’agit de discuter
l’altération du discernement, des troubles de la
personnalité et de la nature de l’infraction ?
Comme le rétorquait Régis [5] à
Ballet, les Magistrats n’auraient pas alors les moyens, à partir
des seules données diagnostiques, d’en tirer des
conséquences de droit et cette discussion appartient bien, quelles
qu’en soient les ambiguïtés et les dérives possibles,
au champ de l’expertise : tout simplement parce que c’est
l’essence même de l’article 64 du Code Pénal puis de
l’article 122-1 du nouveau Code Pénal, que de mettre en relation
rétrospective l’état mental et l’acte
incriminé. Il est impossible de reprocher à la psychiatrique ce
qui découle de l’essence même de la loi.
C’est d’ailleurs le plus souvent sur
le terrain de l’interprétation médico-légale, et non
sur celui du diagnostic, que se situent les querelles d’experts. Cela nous conduit à introduire la notion de jurisprudence
expertale.
L’état de démence, puis
l’abolition du discernement ; l’atténuation de
responsabilité puis l’altération du discernement, sont des
formules génériques. Il n’est pas dit à
l’expert quel en doit être le contenu. A chaque époque, ces
dénominations génériques ont été
l’objet de discussions, d’inclusions ou d’exclusions. Par
analogie avec le droit, on peut parler de jurisprudence expertale. Avec
Georget, l’état de démence est devenu synonyme
d’aliénation et le principe en a été longtemps
conservé, malgré un certain affinement. Puis on s’est
montré beaucoup plus exigeant. On a réclamé un rapport
direct et exclusif entre l’état mental pathologie et
l’infraction. On peut estimer que le deuxième terme du couple
nosographie-analyse médico-légale, a pris une importance
croissante, d’où une dissociation entre des diagnostics souvent
convergents et des analyses médico-légales souvent divergentes.
Il faut y insister : Il ne peut y avoir de nosographie de
l’abolition de l’altération du discernement, de listes
d’affections déresponsabilisantes, parce que c’est contraire
à la loi elle-même.
Pour le dire simplement, la démarche expertale implique un examen
clinique qui aboutit à un diagnostic, puis une analyse
rétrospective de l’état mental au moment de l’action,
enfin l’évaluation du rapport entre l’état mental et
les faits. C’est d’ailleurs là que la notion de
jurisprudence expertale trouve sa limite car ce rapport implique une
étude au cas par cas, bien que des situations types puissent être
étudiées.
Par exemple, un schizophrène qui tue en
réponse à des ordres hallucinatoires, dans un contexte
d’envahissement délirant, relèvera selon toute
probabilité, de l’application de l’article 122-1 du Code
Pénal. Le même schizophrène commettant toute autre
infraction qui n’est pas en rapport direct avec cette pathologie
pourrait, en toute rigueur médico-légale, relever du
deuxième alinéa (altération du discernement). Et ce qui
est vrai dans la synchronie, l’est encore plus dans la diachronie selon
que l’infraction est perpétrée dans un moment de
stabilisation ou d’efflorescence symptomatique. Trop de fausses contradictions
sont imputées à l’expert psychiatre, alors qu’elles
découlent de la loi.
Pour prendre un autre exemple, on aura habituellement
tendance, dans un suicide altruiste mélancolique, à conclure
à l’application de l’article 122-1, alinéa 1 du Code
Pénal, tandis que dans un suicide élargi ou accompagné, on
aura tendance à conclure à l’altération du
discernement. La détresse n’est pas nécessairement la
maladie, quel que soit l’embarras des tribunaux à juger le
désespoir.
Mais si les traités classiques donnaient les
grands principes directifs de la jurisprudence expertale, celle-ci est
aujourd’hui de l’ordre du non-dit, vaguement honteux,
derrière l’invocation de rigueur du respect de la clinique. L’absence
d’un minimum de règles constitue un vrai problème et
conduit à une véritable anarchie conceptuelle
jusqu’à l’absurde.
Et l’on n’évoque même pas ici la sous-estimation
diagnostique à visée de
« responsabilisation » pour des motifs philosophiques ou
idéologiques, qui relèvent de la trahison clinique : on
peut estimer qu’un schizophrène est partiellement responsable de
l’acte qu’il a commis, si cela découle de la discussion
médico-légale ; non qu’il n’est pas
schizophrène !
Il faut donc redéfinir et rediscuter les
grands axes de la jurisprudence expertale, au regard de
l’évolution de nos connaissances. Les médias nous caricaturent ; il est normal que
l’on nous demande des comptes et que nous justifiions nos points de vue
et nos critères. Il est inévitable que l’on rit de nos
grossières contradiction, quand elles ne sont pas imputables à la
loi elle-même. Il faut redorer le blason de la psychiatrie
légale, publier nos cas, les discuter, rétablir un minimum de
règles. Qu’il y ait
« querelle d’expert » dans certains cas limites est
inévitable, mais parfaitement injustifiable quand un schizophrènes
paranoïde commet un parricide dans un contexte clinique
archétypique. Ou alors, il faudrait abroger la loi, mais ce n’est
pas du ressort de l’expert.
Chaque expertise doit comporter un
développement médico-légal clair, dans son articulation
logique - trop souvent escamotée - qui analyse sur quoi repose le lien
entre l’état mental et l’infraction, que ce lien soit direct
ou indirect, exclusif ou partiel.
Les statistiques judiciaires n’existant en la
matière que depuis 1989, on évitera ici de faire des
extrapolations manifestement excessives à propos de la
raréfaction des affaires clôturées à
l’instruction par des non-lieux psychiatriques. Le chiffre de 16% au
début des années 80, cité dans le rapport Pradier [11],
est certainement erroné. Retenons 0,51% en 1990 ; 0,37% en
1995 ; 0,17% en 1997 [12] [13]. Quoi qu’il en soit, en des
proportions cependant moindres que celles parfois avancées, il y a un
fait objectif incontournable : la diminution des nons-lieux-article 122-1.
Mais avant même d’aborder cette question, il convient de repousser
fortement tous les amalgames et les contresens qui imputent à
l’évolution doctrinale des seuls experts l’accroissement
présumé des malades mentaux en prison.
- Il est absolument exact qu’un certain
nombre de malades mentaux psychotiques sont indûment
« responsabilisés » au regard de la clinique et de
la loi. C’est un problème grave.
- Mais ils sont loin de représenter
à eux seuls l’ensemble des sujets relevant du soin psychiatrique
en prison. Il convient d’y
associer :
• Ceux qui, en toute rigueur
médico-légale, n’ont pas commis l’infraction dans un
rapport exclusif à leur état mental aliénant, sauf
à en revenir au tri médico-judiciaire des Aliénistes et
à une régression asilaire.
• Ceux qui ont décompensé en
milieu carcéral, notamment parce que la culpabilité liée
à l’acte leur est inélaborable, débordant leurs
modalités défensives, et qui relèvent parfois en cours
d’incarcération de l’application de l’article D.398 du
Code de Procédure Pénale qui prévoit
l’hospitalisation sous contrainte en milieu psychiatrique ordinaire ou en
Unité pour Malades Difficiles.
• Les déséquilibrés qui,
de palier en palier, évoluent vers la psychose.
• Et surtout, il convient de rappeler la
vulnérabilité de la population carcérale, ce qui est loin
d’être un fait nouveau. Henri Colin [14], visitant les prisons en
1902, à la recherche des aliénés méconnus et
condamnés, estimait leur proportion à 36% de prisonniers ! A
moins d’inverser radicalement la logique médico-judiciaire et le
cours de l’histoire, en exigeant un brevet de parfaite santé
psychique pour relever de la sanction pénale, avec pour corollaire la
multiplication des lieux thérapeutiques de sûreté et la diminution
conjointe des incarcérations, le seul réajustement de la
jurisprudence expertale ne réglera pas la question des troubles
psychiatriques en prison.
Un certain nombre de « belles
âmes », « professeurs
d’éthique », totalement ignorants des complexités
de la question est de l’histoire de la psychiatrie, croient avoir
trouvé les responsables de l’état des prisons : les
psychiatres, et tout particulièrement les experts. On
redécouvre aujourd’hui la vulnérabilité de la
population carcérale avec mauvaise conscience. Les médias
s’en émeuvent. Les politiques, qui ont œuvré dans le
seul sens de l’alourdissement des sanctions, en dénoncent
vertueusement les conséquences. Tant mieux, si c’est pour apporter
des solutions à la fois globales, concernant la psychiatrie publique, et
spécifiques concernant les malades mentaux délinquants. Mais le
train des bons sentiments peu en cacher un autre, et ce qui se profilerait
derrière le paravent des discours généreux, c’est le
retour à l’asile, ce lieu où s’entassent pêle-mêle
les fous, les déviants et les gêneurs.
Ceci étant posé sans
ambiguïté, revenons à la question : pourquoi les
non-lieux psychiatriques diminuent-ils ? La réponse est très
complexe [13] [15] [16]. Il convient de distinguer les facteurs qui
relèvent d’une évolution doctrinale et ceux qui nous
échappent, qui, eux, relèvent de l’évolution de la
conscience collective, de la politique de santé publique, du poids
croissant des victimes, de la modification de la représentation
collective du délinquant criminel, de ce nouveau besoin de justice
qu’avait bien repéré Jacques Léauté, de la
crise du sens de la peine, de l’abrogation de la peine de mort, de la
baisse du seuil de tolérance au risque, etc. On ne peut analyser un tel
fait de société, repérable dans les démocraties
d’évolution comparable, dans le seul face à face
justice-psychiatrie, et encore moins dans la seule attitude des experts.
Il est impossible de développer ici
l’ensemble de ces paramètres. On rappellera seulement la lente
modification chez les psychiatres - dont les experts sont
l’émanation - du rapport de la clinique, de la loi et de
l’éthique, dans sa double dimension de progrès et
d’ambiguïté, de souci de réintégration et de danger
d’exclusion. On ne peut, en effet, sérieusement aborder la question
de la responsabilité du malade délinquant, sans maintenir de
front cette double polarité, qui est l’un des effets de la
paradoxalité (Racamier [17]). Nicole Horrassius [18] l’a
parfaitement exprimé : « Ces oppositions sont
justement la spécificité de la psychiatrie et gérer ce
paradoxe conceptuel constitue le fondement même d’une discipline
pour laquelle il est indispensable de maintenir les deux termes de
l’opposition » .
Lorsque nous n’y parvenons pas, nous ne
sommes pas compris par l’opinion publique qui nous voit tantôt
brandir l’étendard du « pauvre malade à
soigner », tantôt celui du « sujet de droit
à responsabiliser ». C’est la clinique, et ce sont des
règles claires de jurisprudence expertale, qui doivent faire la
différence au cas par cas.
L’évolution doctrinale vers un souci de
responsabilisation, repérable dès la thèse de Lacan [19],
va devenir un lieu commun : « Il faut confronter le sujet
à la loi ». Mais
il y a des millions d’années lumière entre la prudente
remarque de Lacan sur l’effet thérapeutique de la sanction
« dans certains cas », et l’usage qui en sera fait
quelques décennies plus tard. Et surtout, une redoutable confusion
s’est instaurée entre l’espace thérapeutique et
l’espace judiciaire [16] [20] [21]. Le psychiatre et le psychologue
sont convoqués pour donner du sens au châtiment. La punition la plus sévère est
réclamée pour « permettre aux victimes
d’accomplir leur deuil » !
De ce vaste débat découle une
règle simple mais absolue, dans la rédaction d’une
expertise : ne jamais invoquer la sanction comme thérapeutique. S’il est parfaitement exact que le
court-circuit de l’action judiciaire peut « dans certains
cas » s’avérer désastreux, mobilisant la
toute-puissance et le risque de surenchère, cela ne signifie pas pour
autant que la sanction aura des effets thérapeutiques. C’est dans
cette nuance que se situe l’éthique de l’expert, qui doit
s’en tenir aux rapports de la clinique et de la loi.
L’expérience montre que conclure
à l’abolition du discernement est encore plus rare dans le cas des
infractions à caractère sexuel. Il y a probablement à cela
une raison liée à l'expression délirante dans notre
culture : les hallucinations et la thématique délirante
commandent plus souvent d’attaquer, voire de tuer, pour se
défendre d’un vécu persécutif et d’une menace
d’un danger vital, que de violer. Certes, on rencontre des états
déliants mystico-extatiques, qui conduisent à s’unir
à l’élue, selon un commandement divin ; ou de faux
exhibitionnismes (confusion, démence, dénudation
délirante, etc.), mais ces occurrences demeurent exceptionnelles.
Plus fréquente est la discussion d’une
altération du discernement et, plus généralement, celle de
l’indication de soins. Mais l’on se tourne alors vers nous en
soulignant une prétendue contradiction : « Comment
pouvez-vous dans vos expertises, à la fois conclure que le sujet
n’est pas malade et indiquer la nécessité d’un
traitement ? » Notre
réponse mérite d’être entendue par la
société, parce qu’elle est plus complexe qu’elle
n’y paraît et parce qu’il existe aujourd’hui un risque
majeur de confusion et de dérive vers la psychiatrisation abusive de
toute délinquance, notamment sexuelle. L’articulation de
l’éthique, de la clinique et de la loi, est toute autre dans le
champ des troubles de la personnalité à composante perverse, que
dans celui des maladies mentales.
C’est là sans doute que se situe
l’enjeu central de la nouvelle loi : elle introduit un autre paradigme,
dans un pays historiquement marqué par la dichotomie du soin et de la
punition. Pour dire les choses
simplement, il y a trois champs dans la psychiatrie : celui de la demande,
qui concerne les sujets qui sollicitent les soins ou qui acceptent de
céder à la pression de leur entourage ; celui du soin sans
consentement, historiquement fondé par la loi de 1838, relayée
par celle de 1990 ; celui de l’injonction de soin, soulevant dans
notre pays des refus farouches liés à la lutte des psychiatres,
notamment hospitaliers, contre les tentatives de judiciarisation des
hospitalisations sous contrainte. C’est cette tradition qui est
aujourd’hui en mutation. Dans ce troisième champ, et seulement
à l’intérieur de ses limites, ce n’est plus
réprimer ou soigner, mais réprimer et soigner. Pour l’immense majorité des abuseurs
sexuels, il n’y a pas de contre-indication à l’action
judiciaire. Le soin ne se substitue pas à la punition. Il s’y
ajoute et permettra dans un second temps, dans certains cas, son
aménagement.
Pour ces sujets qui ne sont pas spontanément
demandeurs de soins, dans la grande majorité des cas, il faut donc
penser conjointement la sanction et le soin, mais sans confusion : c’est l’expert qui indique la
nécessité du soin ; c’est le juge qui
l’énonce ; c’est le thérapeute qui offre sa
disponibilité s’il le souhaite, car la loi ne prévoit
pas d’obligation de soigner pour les médecins ; c’est le délinquant sexuel qui
s’y engage. Il faut donc renverser le préjugé. Non
seulement l’action judiciaire n’est pas un obstacle au soin, mais
elle en est la condition. Ce qui
nous permet, à nous psychiatres experts et psychiatres traitants, de
sauvegarder un regard humaniste, ce n’est pas une quelconque
complaisance. C’est seulement parce que la loi s’inscrit en arrière-fond
de la relation, avec un homme qui a été ou qui va être
jugé, que nous pouvons surmonter nos contre-attitudes, le regarder dans
les yeux et qu’il peut nous confier les actes qu’il a commis et les
fantasmes qui le hantent, en sachant qu’il sera écouté dans
son humanité et non regardé comme un monstre. Chacun à sa
place. C’est parce qu’il y a un juge et un policier qu’il
peut y avoir un médecin. Il faut clairement dissocier le soin, alternatif
à la sanction pénale, des malades mentaux, et l’aide thérapeutique,
conjointe à la sanction pénale, des sujets présentant des
troubles de la personnalité, quand ils en relèvent.
Deux remarques préalables
s’imposent :
- Les perversions qui entrent dans le champ
pénal ne concernent pas toutes les bizarreries et singularités
des orientations sexuelles. Seule la minorité de la victime et
l’absence de consentement de la victime majeure sont retenues. A moins
d’être en désaccord sur ces points… le psychiatre
n’est pas amené à porter un quelconque jugement de valeur
sur ce qui est le bon ou le mauvais choix sexuel, la bonne ou la mauvaise
manière de jouir. Toute une
littérature normative peut être jetée au panier et, avec
elle, sa critique antipsychiatrique. L’évolution des
mentalités est, sur ce point, majeure.
- Il faut distinguer les « pervers de
divan » et les « pervers de prison », car il
ne s’agit pas des mêmes, ou si rarement. Si l’on s’en tient à la
définition freudienne de 1905 [22], les sujets dont la recherche de
satisfaction sexuelle obéit à
« l’exclusivité et à la fixation »,
ne représentent qu’un faible contingent de tous ceux dont le
fonctionnement mental pervers ou les conduites d’allure perverse sont au
premier plan. Des formes mixtes névrotico-perverses, ce qui fera bondir
ceux qui placent le dogme avant l’observation, au raptus pervers [23] de
toutes sortes de personnalités (psychopathiques, limites, narcissiques,
border lines, psychotiques…), nous rencontrons des défenses
perverses, des moments pervers, des mouvements pervers, des stations perverses
à évolution aléatoire, des allers retours
progrédients ou régrédients de psychose en perversion
[24], bien plus fréquemment que des organisations stables.
- Il en découle que la vulgate psychiatrique
s’est trop facilement emparée de l’alibi freudien pour
court-circuiter le trajet qui va de l’acte à la personne, en
invoquant une « structure perverse » dont
Lantéri-Laura [25] a bien montré qu’elle assurait
exactement le même office que la constitution perverse de Dupré
qui « incarnait laïquement le mal ». En caricaturant
à peine, car on peut encore parfois le lire dans certaines expertises,
le préjugé s’articule autour d’une logique aussi
implacable que fausse : les actes commis sont pervers (adjectif qualifiant
l’acte) ; ils relèvent d’une perversion sexuelle
(substantif désignant l’organisation sexuelle) ; celle-ci
correspond à une structuration définitive de la
personnalité (déduction qui doit, pour être
affirmée, être démontrée) ; toute ambition thérapeutique
est vaine car « on ne change pas de structure »
(affirmation qui condamne par avance tous les travaux consacrés au
traitement des délinquants sexuels en milieu carcéral et en
milieu ouvert).
Ce préjugé condense plusieurs
contresens : confusion des perversions érotiques (Freud) et des
perversions narcissiques (Racamier), ou de la perversité sexuelle
(Balier) ; confusion de l’érotisme triste qui colore toute
perversion sexuelle (Racamier) et de la violence qui s’empare
secondairement de l’appareil sexuel (Bergeret), caractérisant la
plupart des actes de délinquance sexuelle ; confusion surtout de
toute une série de défenses face à la menace
d’effondrement (Balier) et de l’organisation stable que l’on
observe chez un assez faible contingent de délinquants sexuels, car
c’est plutôt l’a-structuration et l’inorganisation qui
prévaut.
C’est d’ailleurs l’un des
paradoxes d’une loi centrée sur les violences sexuelles, que de ne
pas engager la sexualité autrement qu’en termes de co-excitation
ou d’annexion de la sexualité par une violence plus fondamentale [26]. C’est en quoi ce champ est
radicalement différent de celui de la sexologie.
Par exemple, il est bien peu question de
« plaisir sexuel » dans le viol, qui concerne dans la
majorité des cas, souvent dans un moment de déstabilisation, le
mouvement de passage brutal de la menace d’effondrement à
l’emprise sur la victime, de la passivité à
l’activité, de la sidération face à l’effroi
d’une imago féminine terrifiante, au triomphe provisoire de sa
déroute. La réinstauration du clivage permet de continuer,
après l’acte, « comme si de rien
n’était ».
Trop nombreux sont les travaux qui éclairent
ces mécanismes pour être cités [26] [27] [28] [29] [30]
[31] [32] [33] [34].
Mais il en découle que la clinique de ce
« champ pervers » [35] est complexe et
hétérogène et que l’usage du terme perversion dans
les expertises doit être soigneusement explicité (car il peut
avoir des implications majeures du fait de sa connotation péjorative
dans la langue courante). Une description des conduites paraphiliques, une
analyse psychodynamique des mécanismes de défense et du passage
à l’acte, excluant tout jugement moral, est
préférable. Prudence et approfondissement clinique doivent aller
de pair.
L’expertise psychiatrique
présentencielle est centrée sur l’analyse
rétrospective de l’acte incriminé sous l’angle de la
clinique et de l’interprétation médico-légale. C’est
notamment sur l’approfondissement de cet éclairage et sur son
aptitude à en rendre en termes communicables, sans jargonnage, que
l’expert est attendu. Il doit
pouvoir rendre compte de l’articulation des différentes
séquences criminelles. La question du pourquoi est aléatoire, car
métaphysique. Celle du comment ne peut être esquivée. Trop de mécanismes
extrêmement divers sont en jeu dans l’inceste, le viol, la
pédophilie, l’exhibitionnisme… pour être ici
détaillés. Ils feront l’objet d’autres
conférences. Un point semble cependant important à souligner :
deux conceptions opposées de l’expertise ont cristallisé
les désaccords depuis le début du vingtième
siècle ; La première, restrictive, éliminative
d’une maladie mentale, a le mérite de ne pas risquer de glisser
hors du champ de la psychiatrie, mais il lui est reproché de ne pas
éclairer la dimension psychodynamique du passage à l’acte
et l’analyse fine de la personnalité.
La seconde conception, plus extensive, est une
entreprise plus ambitieuse, mais plus délicate, dépassant la
simple fonction de tri, requérant la maîtrise permanente des
différents registres référentiels. Chacun de ces registres a sa logique et ses limites
propres : la démarche nosographique est qualitative, catégorielle, recherche
systématique d’une appartenance à un type clinique défini.
A l’inverse, la description caractérologique fait plutôt appel à la quantité,
au gradualisme, à la continuité, à la nuance, à la
finesse. L’approche dynamique
demande une grande sobriété dans la restitution des jeux
relationnels, doit témoigner du fonctionnement mental du sujet et ne
jamais pouvoir être interprétée comme jugement de valeur. L’analyse
criminologique clinique du seul
psychiatre ne peut prétendre dépasser le constat prudent et
mesuré des paramètres pronostiques favorables et
défavorables, et doit indiquer les conditions présumées
optimales pour éviter la récidive délinquante.
Dans le champ des délinquants sexuels,
c’est indiscutablement la démarche extensive qui est en
adéquation avec l’attente des magistrats et l’esprit de la
loi. Autrement dit, l’examen doit être nécessairement long,
prudent et approfondi. Michel
Benezech [36][37] va plus loin. Il estime qu’une telle exploration ne
pourrait être réalisée que dans des centres
spécialisés d’évaluation et d’expertise, au
décours d’une période suffisante d’observation. Cette
exigence d’approfondissement est l’une des évolutions de
l’expertise psychiatrique. Mais l’on ne peut passer sous silence
que, dans le contexte actuel, cette ambition d’approfondissement est
aléatoire (conditions d’accueil médiocres en prison,
surcharge chronique des experts trop peu nombreux, multiplication des
sollicitations, rémunérations insuffisantes, etc.).
La question de l’opportunité d’une
injonction thérapeutique commande à l’expert de donner son
avis. Il le fera en fonction de paramètres multiples et
hétérogènes : Éventualité d’un
suivi antérieur ou actuel en prison, ses modalités et ses
effets… ?
Particularités clinique du cas ? Réponses connues aux
psychotropes ? Capacités introspectives ? Intensité de
la honte et émergence d’un sentiment de culpabilité ?
Nature de la souffrance psychique ? Niveau de verbalisation ? Efficience intellectuelle ? Besoin
d’étayage ? Position du sujet face à
l’idée du traitement et face à l’idée du
changement ? Etc.
Rien n’interdit à l’expert, en
fonction de sa propre expérience, de noter sa préférence
pour telle ou telle modalité de suivi. Il peut soulever la question de
l’opportunité d’un traitement anti-androgène. Mais
il n’est pas l’ordonnateur d’un soin dont le psychiatre
traitant serait l’effecteur.
C’est au seul psychiatre en milieu carcéral qu’il appartient
de décider des modalités du traitement, en fonction des moyens
dont il dispose et en fonction de l’état de la relation duelle
protégée par le secret médical. Si ses moyens
thérapeutiques sont nuls, l’avis de l’expert sera purement
formel, voire marqué d’inutilité.
Une certaine confusion, parfois entretenue, semble
exister dans le sens d’un transfert de charge vers la psychiatrie de la
question de la délinquance sexuelle. Il n’y aurait plus
récidive criminelle, mais rechute de la maladie et échec de la
psychiatrie. Pour ne pas tomber dans ce piège qui promeut
l’expert bouc émissaire de la récidive, il faut que le rôle
de l’expert soit clairement défini dans ses limites.
L’évaluation pronostique n’est pas la prédiction
astrologique de l’avenir.
Il convient de mesure combien le reproche qui est
souvent fait à l’expertise est absurde : « Vous ne
pouvez dire ce qui sera car la psychiatrie n’est pas une
science… ». C’est justement parce qu’elle
maintient son objectif de rigueur médicale, que la psychiatrie ne peut
prédire l’avenir « à coup sûr ».
Il y a deux affirmations que l’expert ne doit jamais tenir :
- Le sujet va récidiver immanquablement (y
compris quand la pesée de la répétition est
écrasante).
- Le sujet ne va pas récidiver (y compris
quand les paramètres circonstanciels sont dominants).
Entre ces deux écueils, l’expert
évalue les facteurs de pronostic favorable, les facteurs de pronostic
défavorable, et surtout - parce que l’avenir n’est jamais
écrit d’avance - il indique les mesures à préconiser
pour s’appuyer sur les premiers et limiter les seconds. La psychiatrie
ne peut accepter de se voir déléguer le fantasme collectif du
risque zéro. Un criminel qui récidive n’est pas un malade
qui rechute « parce que le psychiatre avait dit qu’on pouvait
le relâcher ». Une
telle représentation collective est d’ailleurs, dans le
« champ pervers » [35], un facteur de déresponsabilisation
du délinquant sexuel, donc un facteur supplémentaire de
récidive : quelle que soit la qualité de l’offre de
soutien, d’aide, d’encadrement, d’étayage, quelle que
soit la compétence des prescriptions, c’est le délinquant
sexuel qui demeure irréductiblement le responsable de ses actes.
L’en dégager, c’est lui offrir par anticipation
l’occasion d’une excuse : « Les spécialistes
n’ont rien pu faire, alors moi… ! », entend-on
parfois.
L’expertise n’aurait pas grand
intérêt, en dehors du tri médico-judiciaire, si elle ne
permettait de poser une indication de soins (quand elle s’impose) et
d’évaluer par la suite les effets du traitement. Il y a quelques
années encore, l’expert posait des indications et revoyait l’inculpé
deux ou trois ans plus tard aux Assises, tel qu’en lui-même. Il
n’avait rien sollicité spontanément et l’offre de
soins n’était pas suffisante. Quelque chose a changé en
profondeur dans beaucoup de régions grâce au travail des
équipes soignants en milieu carcéral. C’est le couple expertise-thérapeutique,
qui doit être au cœur des nouvelles pratiques, et non
l’expertise seule.
Si l’expertise psychiatrique diligentée
en cours d’instruction est essentiellement rétrospective,
centrée sur l’état mental au moment des faits,
l’expertise de pré-libération est surtout une expertise
prospective [38]: elle ambitionne d’être une évaluation
longitudinale à la foi s clinique, psychodynamique et criminologique.
Elle est diachronique (la saisie d’un ensemble de processus après
les faits), plus que synchronique (l’état psychique au temps de
l’infraction). On a suffisamment reproché à l’examen
psychiatrique d’avoir des prétentions excessives (notamment
pronostiques), à l’issue d’un examen unique, photographie
à un moment donné, pour ne pas souligner cette
spécificité de l’examen de prélibération, qui
se rapproche ainsi de la visée de la démarche clinique en
situation thérapeutique.
Sa réalisation nécessite la mise
à disposition du dossier pénal et des expertises
antérieures. Il faudra refuser de faire cette expertise lorsque ces
documents ne sont pas transmis à l’expert, car ce défaut
ampute sa mission de l’essentiel.
Il ne pourrait pas évaluer le cheminement du condamné depuis le
début de l’instruction.
L’analyse de l’état dangereux post
délictuel repose sur la comparaison de ce qu’il est au temps de
l’examen et de ce qu’il était au moment de
l’infraction, en reconstruisant les étapes de son parcours.
C’est dire que la qualité des premières expertises
conditionne dans une large mesure la qualité de
l’appréciation clinique ultérieure.
L’expert s’attachera à cerner
l’incidence respective des facteurs situationnels, contextuels et propres
à la personnalité du sujet, qui ont facilité la commission
de l’infraction. La prépondérance du circonstanciel est
souvent un élément favorable du pronostic.
L’enchaînement des séquences
criminelles, une fois analysé à l’aide du dossier
pénal, des expertises initiales, des dires du sujet, l’expert
évaluera la prise de conscience de
l’intéressé : Qu’a-t-il à dire
aujourd’hui de son acte, avec le recul ? A-t-il pris la mesure de la
gravité des faits commis ? Invoque-t-il de façon projective
ou réductrice un facteur extrinsèque ?
(« C’est l’alcool… La drogue… Le
chômage… Ma femme… La déprime… Le
destin… ») Se maintient-il en position de victime de
l’acte dont il a été l’auteur ? Entrevoit-il la
complexité des processus ? Comment se situe-t-il désormais
par rapport aux faits commis ? Par quelles étapes est-il
passé ? etc.
L’expert explorera de façon
systématique la position subjective du condamné à
l’égard de sa victime : Regrets de façade ou processus
plus authentique de culpabilité, de reconnaissance du préjudice
qu’il a fait subir ? L’impact du procès, la perception
de chacun de ses acteurs sera abordée.
L’expert s’attachera à
reconstituer les étapes des processus de défense et
d’adaptation à la situation carcérale. Un certain
degré « d’hibernation », d’isolement,
dans la première partie d’une longue peine, avec refus de toute
remise en cause n’est pas en soi inquiétante, comme le montre
l’expérience des soins en prison. C’est là une
attitude fréquente. Mais comment réagit-il en fin de peine ?
Y a-t-il une recrudescence anxieuse ? Observe-t-on une résurgence
symptomatique ? Exprime-t-il une crainte plus ou moins masquée de
la libération ? Quel est le poids de la culpabilité
inconsciente, du masochisme, de la répétition ?
Face au risque de récidive, exprime-t-il des
propos conformistes, banalisateurs, ou une inquiétude de meilleur aloi,
en anticipant sur la réapparition possible des conditions qui ont
facilité l’infraction et sur des stratégies possibles en
réponse à ce risque ?
Quelle est sa position à l’égard
du double registre judiciaire et thérapeutique ? Estime-t-il
qu’il n’a de compte à rendre à personne,
« ayant payé sa dette à l’égard de la
société » ?
N’invoque-t-il les soins reçus que dans
une visée utilitaire ? Tient-il un discours plaqué,
faussement rassurant ? Quel est son degré de
« compliance » au traitement ? Attribue-t-il
l’absence de toute démarche thérapeutique à
l’absence d’offre ou au défaut d’information ? Y
a-t-il un détournement pervers des soins ? Les échecs
antérieurs sont-il projectivement attribués à
l’incompréhension ou à l’incompétence des
soignants rencontrés ?
Comment peut-il rendre compte du travail accompli
individuellement ou en groupe, de l’effet des psychotrope
éventuellement prescrits ? Comment imagine-t-il le suivi
ultérieur ? Qu’en attend-il ?
L’expert s’attachera soigneusement
à faire le bilan des liens relationnels maintenus durant
l’incarcération, des visites familiales, des soutiens divers, des
études réalisées, des projets entamés…
Il est impossible de livrer un catalogue complet
des domaines à explorer, qui ne se limitent pas à la seule
sphère sexuelle.
A l’issue de cet examen approfondi, qui va bien
au-delà du repérage nosographique, l’expert sera en mesure
d’aborder le pronostic. Dans la majorité des cas, si l’on
met à part les évolutions très positives et les tableaux
figés, à la dangerosité criminologique intacte, voire
accrue, cette évaluation consistera à dégager les
éléments favorables et les éléments
défavorables du pronostic, en proposant les conditions du maintien des
premiers et d’atténuation des seconds. Ces indications thérapeutiques
et leurs conditions de réalisation seront explicitées par
l’expert afin d’éclairer la décision qui
relève de la seule prérogative judiciaire.
Une véritable tartuferie entoure
l’expertise pénale, dont la rémunération est
notoirement insuffisante, et dont les conditions matérielles
d’exercice dans les centres de détention, sont souvent
désastreuses, éloignant nombre de collègues de qualité.
Il y a 12.000 psychiatres en France. 800 sont inscrits sur diverses listes
d’experts [39]. Moins encore sont disponibles pour les expertises
pénales. Le système de rémunération forfaitaire,
qui rétribue de façon identique les expertises les plus simples
et les plus complexes, celles qui se limitent à un seul examen et celles
qui demandent des investigations complémentaires, celles qui
requièrent deux heures de travail et celles qui en exigent dix fois
plus, pénalise les experts qui ne transigent pas avec
l’approfondissement clinique, qui est le fondement de l’éthique
expertale. Plus il travaillera, plus faible sera sa rémunération.
Les effets pervers d’un tel système sont bien connus et multiples.
Ce n’est pas ici le lieu de les détailler, tout en notant cette évidence :
l’expert qui se voit confier des cas particulièrement complexes et
qui est rétribué comme un baby-sitter, finira tôt ou tard
par se décourager ou par restreindre ses ambitions. Ce qui est
réconfortant, c’est qu’il y ait tout de même tant de
bons experts et tant de bonnes expertises.
Les praticiens libéraux (30% des inscrits)
renoncent souvent à l’expertise car les contraintes horaires des
Assises désorganisent leur clientèle. Les hospitaliers, compte
tenu de leur charge de temps plein, ne peuvent effectuer qu’un nombre
nécessairement limité de missions. D’où le danger -
dénoncé par tous, mais encouragé par le système -
de pratiques expertales quasi exclusives, par des professionnels ayant rompu
les amarres avec la pratique institutionnelle et thérapeutique, ayant
perdu leur indépendance vis-à-vis de l’autorité
judiciaire mandante.
La multiplication des demandes - et notamment du fait
de l’application progressive de la loi du 17 juin 1998 -,
l’augmentation des charges de travail des hospitaliers - et notamment du
fait des vacances de poste liées à la baisse de la
démographie hospitalière - aboutiront très vite à
l’asphyxie du système ou à sa perversion (l’expertise
bâclée, inexploitable par les juges, l’ouverture de
parapluie généralisée, l’alibi, etc.). Les Juges de
l’Application des Peines le savent bien, qui ont déjà le
plus grand mal à obtenir dans des délais raisonnables des
rapports approfondis de la part d’un collège d’experts. On
exerce des pressions téléphoniques sur des praticiens
surchargés pour que le rapport soit rendu avant la prochaine commission.
On peut le prédire, sans risque d’erreur : Tout cela va
s’aggraver si une véritable réforme en profondeur
n’est pas enfin engagée, permettant à un plus grand nombre
de psychiatres de se former, de s’inscrire sur les listes et
d’avoir une pratique honnête, compétente, approfondie et
dignement rétribuée, en fonction du travail réel fourni.
C’est la condition sine qua non de l’aboutissement de la nouvelle
orientation législative, reflet de l’évolution de la
conscience collective et de l’évolution de nos connaissances
cliniques. Il faut le dire sereinement aux magistrats, qui d’ailleurs le
savent déjà : ils auront, dans une large mesure, les experts
qu’ils se seront donné les moyens d’avoir. Prétendre,
dans le contexte démographique actuel, augmenter la charge des
psychiatres - thérapeutes et experts - sans prévoir le
dégagement de moyens, est une hypocrisie.
La loi du 17 juin 1998, qui accorde une large place
à l’expertise psychiatrique, est l’occasion d’une
redéfinition de ses objectifs et de ses limites, en délogeant
l’expert d’une illusoire position de devin proférant des
avis péremptoires, pour lui confier celle du clinicien qui, puisant dans
son expérience de thérapeute, est susceptible de donner à
la justice des avis compétents et prudents pour la guider dans ses
décisions. Mais si l’on ne veut pas que cette expertise soit
l’alibi d’une loi inapplicable, un certain nombre de conditions
cliniques, éthiques, mais aussi matérielles, doivent être
respectées.
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[1] Daniel Zagury, Psychiatre des
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d’Appel de Paris.