Place et évolution de la fonction de l’expertise psychiatrique

Dr Daniel ZAGURY[1]

 

 INTRODUCTION

 

Seront d’abord évoquées la place et l’évolution de la fonction de l’expertise psychiatrique pénale, de l’histoire à l’actualité. Puis seront plus spécifiquement abordées les particularités des expertises des délinquants sexuels, soit dans le cours de l’instruction, soit dans les suites de la sentence. De telles expertises occupent une place croissante, parallèlement à l’augmentation des plaintes, des instructions, des procès et des condamnations pour infractions sexuelles [1].

Pour plus de clarté, il convient de faire quelques rappels :

- Article 122-1 du Code Pénal : N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes (article 122-1, alinéa 1).

La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes, demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime (article 122-1, alinéa 2).

- La Loi 94-89 du 1er février 1994 instituant une peine incompressible de trente ans de prison ferme pour les violeurs et meurtriers de mineurs, a créé une nouvelle sorte d’expertise confiée aux psychiatres. Cette expertise est obligatoire dès lors que le Juge de l’Application des Peines envisage d’accorder une mesure d’individualisation impliquant la libération conditionnelle ou la sortie temporaire de prison d’un auteur d’infractions sexuelles.

- La Loi 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, stipule dans son articles 131-36-4 : « Le suivi socio-judiciaire peut comprendre une injonction de soins. Cette injonction peut être prononcée par la juridiction de jugement s’il est établi après une expertise médicale, ordonnée dans les conditions prévues dans le Code de Procédure Pénale, que la personne poursuivie est susceptible de faire l’objet d’un traitement… ».

- L’article 763-3 prévoit que le Juge de l’Application des Peines peut également, « s’il est établi après une expertise médicale ordonnée postérieurement à la décision de condamnation, que la personne astreinte à un suivi judiciaire est susceptible de faire l’objet d’un traitement, prononcer une injonction de soins…

- L’article 763-4 énonce que le Juge de l’Application des Peines peut en outre, « à tout moment du suivi socio-judiciaire… ordonner d’office, ou sur réquisition du Procureur de la République, les expertises nécessaires pour l’informer sur l’état médical ou psychologique de la personne condamnée ».

Si la personne condamnée demande le relèvement de la mesure de suivi socio-judiciaire, le Juge de l’Application des Peines ordonnera une expertise médicale (article 763-6).

 

I - HISTORIQUE

 

Les Aliénistes ont d’emblée manifesté un double souci :

- D’abord, circonscrire un champ à l’intérieur duquel il existe une contre-indication à l’action judiciaire, en une sorte de tri médico-judiciaire : ces sujets sont pour nous, pour les Asiles, pour le soin et nous devons les protéger - et conjointement protéger la société contre leurs éventuelles infractions qui sont l’expression de leur aliénation mentale. Les autres relèvent du cours normal de la Justice, car la clinique ne permet pas de les considérer comme des aliénés.

- La seconde préoccupation des Aliénistes fut d’éviter la dilution de la clinique, son interpellation dans tous les registres de l’expérience humaine. On pourrait multiplier les citations. Contentons-nous de rappeler la fameuse querelle des monomanies. Jean-Pierre Falret [2] écrivait qu’il ne fallait pas tomber dans de ridicules « discussions d’avocats » ; non par quelles soient ridicules dans la bouche des avocats ; c’est sous la plume ou dans les propos des psychiatres qu’elles le deviennent. Falret défendait la dignité des concepts cliniques, afin que les psychiatres ne soient pas amenés à tenir un rôle qui n’est pas le leur.

Si le savoir des Aliénistes fut contesté dans le camp des juristes [3] [4], car son avis lui conférait un pouvoir estimé exorbitant, le principe clinico-éthique de l’irresponsabilité pénale du malade mentale a été maintenu de façon intangible pendant plus d’un siècle. Il suffit de se référer aux multiples déclarations de foi qui fourmillent dans les travaux médico-légaux. Citons, parmi tant d’autres, Joffroy [5], dans sa contribution à l’étude de la période médico-légale de la démence précoce (1907) : « Il vaut mieux, me semble-t-il, retarder la condamnation d’un coupable que d’envoyer à la pris un malheureux dont l’unique tort serait d’être atteint de démence précoce ».

Grasset [5], dans ce même congrès de Genève en 1907, rappelait le principe intangible du soin des aliénés criminels dont l’irrespect, affirmait-il, était la porte ouverte à toutes les dérives. C’est encore Halberstadt [6] qui écrit à propos de l’héboïdophrénie : « Il serait contraire à l’équité la plus élémentaire d’appliquer à leurs actes délictueux une sanction pénale ». Voilà donc un principe consensuel pendant plus d’un siècle.

Il est tout aussi important de souligner que cette exigence éthique agissait en retour comme un aiguillon de la clinique. Compte tenu des conséquences - la guillotine ou l’asile - il fallait absolument trouver des critères fiables pour distinguer la folie morale de la démence précoce, l’héboïdophrénie de la dégénérescence. Il fallait dégager des cadres nouveaux, comme celui de « meurtre immotivé » (Guiraud [7]). Si de nos jours, si peu d’auteurs s’intéressent à l’héboïdophrénie, c’est aussi parce que l’enjeu est moins crucial, alors que ces malades marquaient autrefois la fameuse frontière entre l’asile et la prison [8].

Très vite cependant, le manichéisme d’un système dichotomique va être doublement contesté par des cliniciens et par des juristes. Que faire du champ intermédiaire des « anormaux mentaux » qui, s’ils n’appartiennent pas à la catégorie des aliénés, ne peuvent pas pour autant être qualifiés de normaux ?

La circulaire Chaumié (1905), ancêtre du deuxième alinéa de l’article 122-1 de notre Code Pénal, va « mettre en demeure l’expert » de sortir de la bipartition initiale : « A côté des aliénés proprement dit, on rencontre des dégénérés, des individus sujets à des impulsions morbides momentanées, ou atteints d’anomalies mentales assez marquées pour justifier à leur égard une certaine modération dans l’application des peines édictées par la loi. Il importe que l’expert soit mis en demeure d’indiquer, avec la plus grande netteté possible, dans quelle mesure l’inculpé était, au moment de l’infraction, responsable de l’acte qui lui est imputé ».

Que de débats autour de l’émergence dans ce texte du terme de responsabilité, jugé « philosophique » ! Gilbert Ballet [5] fustigera « les connexités compromettantes » dans lesquelles on a pris la fâcheuse habitude de laisser s’égarer les psychiatres. De proche en proche, on va glisser de la contre-indication à l’action judiciaire à l’indication d’un traitement pénal (Daumezon [9]). C’est sur ce point que la critique de Michel Foucault [10] était la plus pertinente, quand il dénonçait cet espace qui n’est plus homogène au droit et qui n’est pas non plus homogène à la clinique, dont la fonction est celle de la couture, de l’ajustement. Foucault soulignait également que l’expertise d’Esquirol ou de Georget était la transposition dans l’institution judiciaire d’un savoir constitué ailleurs, dans les Asiles, alors que cela ne sera plus le cas par la suite. On aboutit alors à une sorte de métissage conceptuel médico-judiciaire qui conduisait Foucault à estimer que ce que dit un expert psychiatre est mille fois en dessous du niveau épistémologique de la psychiatrie.

Était-ce évitable ? Pouvait-on, comme le demandait Ballet [5], maintenir un idéal de pureté clinique et refuser d’entrer dans la discussion médico-légale qui implique la confrontation de paramètres cliniques (l’état mental au moment des faits) et de paramètres extra-cliniques (la nature des faits eux-mêmes ) ; ou bien la confrontation, lorsqu’il s’agit de discuter l’altération du discernement, des troubles de la personnalité et de la nature de l’infraction ?

Comme le rétorquait Régis [5] à Ballet, les Magistrats n’auraient pas alors les moyens, à partir des seules données diagnostiques, d’en tirer des conséquences de droit et cette discussion appartient bien, quelles qu’en soient les ambiguïtés et les dérives possibles, au champ de l’expertise : tout simplement parce que c’est l’essence même de l’article 64 du Code Pénal puis de l’article 122-1 du nouveau Code Pénal, que de mettre en relation rétrospective l’état mental et l’acte incriminé. Il est impossible de reprocher à la psychiatrique ce qui découle de l’essence même de la loi.

C’est d’ailleurs le plus souvent sur le terrain de l’interprétation médico-légale, et non sur celui du diagnostic, que se situent les querelles d’experts. Cela nous conduit à introduire la notion de jurisprudence expertale.

 

II - LA JURISPRUDENCE EXPERTALE ET SON ÉVOLUTION

 

L’état de démence, puis l’abolition du discernement ; l’atténuation de responsabilité puis l’altération du discernement, sont des formules génériques. Il n’est pas dit à l’expert quel en doit être le contenu. A chaque époque, ces dénominations génériques ont été l’objet de discussions, d’inclusions ou d’exclusions. Par analogie avec le droit, on peut parler de jurisprudence expertale. Avec Georget, l’état de démence est devenu synonyme d’aliénation et le principe en a été longtemps conservé, malgré un certain affinement. Puis on s’est montré beaucoup plus exigeant. On a réclamé un rapport direct et exclusif entre l’état mental pathologie et l’infraction. On peut estimer que le deuxième terme du couple nosographie-analyse médico-légale, a pris une importance croissante, d’où une dissociation entre des diagnostics souvent convergents et des analyses médico-légales souvent divergentes. Il faut y insister : Il ne peut y avoir de nosographie de l’abolition de l’altération du discernement, de listes d’affections déresponsabilisantes, parce que c’est contraire à la loi elle-même. Pour le dire simplement, la démarche expertale implique un examen clinique qui aboutit à un diagnostic, puis une analyse rétrospective de l’état mental au moment de l’action, enfin l’évaluation du rapport entre l’état mental et les faits. C’est d’ailleurs là que la notion de jurisprudence expertale trouve sa limite car ce rapport implique une étude au cas par cas, bien que des situations types puissent être étudiées.

Par exemple, un schizophrène qui tue en réponse à des ordres hallucinatoires, dans un contexte d’envahissement délirant, relèvera selon toute probabilité, de l’application de l’article 122-1 du Code Pénal. Le même schizophrène commettant toute autre infraction qui n’est pas en rapport direct avec cette pathologie pourrait, en toute rigueur médico-légale, relever du deuxième alinéa (altération du discernement). Et ce qui est vrai dans la synchronie, l’est encore plus dans la diachronie selon que l’infraction est perpétrée dans un moment de stabilisation ou d’efflorescence symptomatique. Trop de fausses contradictions sont imputées à l’expert psychiatre, alors qu’elles découlent de la loi.

Pour prendre un autre exemple, on aura habituellement tendance, dans un suicide altruiste mélancolique, à conclure à l’application de l’article 122-1, alinéa 1 du Code Pénal, tandis que dans un suicide élargi ou accompagné, on aura tendance à conclure à l’altération du discernement. La détresse n’est pas nécessairement la maladie, quel que soit l’embarras des tribunaux à juger le désespoir.

Mais si les traités classiques donnaient les grands principes directifs de la jurisprudence expertale, celle-ci est aujourd’hui de l’ordre du non-dit, vaguement honteux, derrière l’invocation de rigueur du respect de la clinique. L’absence d’un minimum de règles constitue un vrai problème et conduit à une véritable anarchie conceptuelle jusqu’à l’absurde. Et l’on n’évoque même pas ici la sous-estimation diagnostique à visée de « responsabilisation » pour des motifs philosophiques ou idéologiques, qui relèvent de la trahison clinique : on peut estimer qu’un schizophrène est partiellement responsable de l’acte qu’il a commis, si cela découle de la discussion médico-légale ; non qu’il n’est pas schizophrène !

Il faut donc redéfinir et rediscuter les grands axes de la jurisprudence expertale, au regard de l’évolution de nos connaissances. Les médias nous caricaturent ; il est normal que l’on nous demande des comptes et que nous justifiions nos points de vue et nos critères. Il est inévitable que l’on rit de nos grossières contradiction, quand elles ne sont pas imputables à la loi elle-même. Il faut redorer le blason de la psychiatrie légale, publier nos cas, les discuter, rétablir un minimum de règles. Qu’il y ait « querelle d’expert » dans certains cas limites est inévitable, mais parfaitement injustifiable quand un schizophrènes paranoïde commet un parricide dans un contexte clinique archétypique. Ou alors, il faudrait abroger la loi, mais ce n’est pas du ressort de l’expert.

Chaque expertise doit comporter un développement médico-légal clair, dans son articulation logique - trop souvent escamotée - qui analyse sur quoi repose le lien entre l’état mental et l’infraction, que ce lien soit direct ou indirect, exclusif ou partiel.

 

III - L’ÉVOLUTION DE L’EXPERTISE VERS LA RARÉFACTION DES NON-LIEUX PSYCHIATRIQUES

 

Les statistiques judiciaires n’existant en la matière que depuis 1989, on évitera ici de faire des extrapolations manifestement excessives à propos de la raréfaction des affaires clôturées à l’instruction par des non-lieux psychiatriques. Le chiffre de 16% au début des années 80, cité dans le rapport Pradier [11], est certainement erroné. Retenons 0,51% en 1990 ; 0,37% en 1995 ; 0,17% en 1997 [12] [13]. Quoi qu’il en soit, en des proportions cependant moindres que celles parfois avancées, il y a un fait objectif incontournable : la diminution des nons-lieux-article 122-1. Mais avant même d’aborder cette question, il convient de repousser fortement tous les amalgames et les contresens qui imputent à l’évolution doctrinale des seuls experts l’accroissement présumé des malades mentaux en prison.

- Il est absolument exact qu’un certain nombre de malades mentaux psychotiques sont indûment « responsabilisés » au regard de la clinique et de la loi. C’est un problème grave.

- Mais ils sont loin de représenter à eux seuls l’ensemble des sujets relevant du soin psychiatrique en prison. Il convient d’y associer :

• Ceux qui, en toute rigueur médico-légale, n’ont pas commis l’infraction dans un rapport exclusif à leur état mental aliénant, sauf à en revenir au tri médico-judiciaire des Aliénistes et à une régression asilaire.

• Ceux qui ont décompensé en milieu carcéral, notamment parce que la culpabilité liée à l’acte leur est inélaborable, débordant leurs modalités défensives, et qui relèvent parfois en cours d’incarcération de l’application de l’article D.398 du Code de Procédure Pénale qui prévoit l’hospitalisation sous contrainte en milieu psychiatrique ordinaire ou en Unité pour Malades Difficiles.

• Les déséquilibrés qui, de palier en palier, évoluent vers la psychose.

• Et surtout, il convient de rappeler la vulnérabilité de la population carcérale, ce qui est loin d’être un fait nouveau. Henri Colin [14], visitant les prisons en 1902, à la recherche des aliénés méconnus et condamnés, estimait leur proportion à 36% de prisonniers ! A moins d’inverser radicalement la logique médico-judiciaire et le cours de l’histoire, en exigeant un brevet de parfaite santé psychique pour relever de la sanction pénale, avec pour corollaire la multiplication des lieux thérapeutiques de sûreté et la diminution conjointe des incarcérations, le seul réajustement de la jurisprudence expertale ne réglera pas la question des troubles psychiatriques en prison.

Un certain nombre de « belles âmes », « professeurs d’éthique », totalement ignorants des complexités de la question est de l’histoire de la psychiatrie, croient avoir trouvé les responsables de l’état des prisons : les psychiatres, et tout particulièrement les experts. On redécouvre aujourd’hui la vulnérabilité de la population carcérale avec mauvaise conscience. Les médias s’en émeuvent. Les politiques, qui ont œuvré dans le seul sens de l’alourdissement des sanctions, en dénoncent vertueusement les conséquences. Tant mieux, si c’est pour apporter des solutions à la fois globales, concernant la psychiatrie publique, et spécifiques concernant les malades mentaux délinquants. Mais le train des bons sentiments peu en cacher un autre, et ce qui se profilerait derrière le paravent des discours généreux, c’est le retour à l’asile, ce lieu où s’entassent pêle-mêle les fous, les déviants et les gêneurs.

Ceci étant posé sans ambiguïté, revenons à la question : pourquoi les non-lieux psychiatriques diminuent-ils ? La réponse est très complexe [13] [15] [16]. Il convient de distinguer les facteurs qui relèvent d’une évolution doctrinale et ceux qui nous échappent, qui, eux, relèvent de l’évolution de la conscience collective, de la politique de santé publique, du poids croissant des victimes, de la modification de la représentation collective du délinquant criminel, de ce nouveau besoin de justice qu’avait bien repéré Jacques Léauté, de la crise du sens de la peine, de l’abrogation de la peine de mort, de la baisse du seuil de tolérance au risque, etc. On ne peut analyser un tel fait de société, repérable dans les démocraties d’évolution comparable, dans le seul face à face justice-psychiatrie, et encore moins dans la seule attitude des experts.

Il est impossible de développer ici l’ensemble de ces paramètres. On rappellera seulement la lente modification chez les psychiatres - dont les experts sont l’émanation - du rapport de la clinique, de la loi et de l’éthique, dans sa double dimension de progrès et d’ambiguïté, de souci de réintégration et de danger d’exclusion. On ne peut, en effet, sérieusement aborder la question de la responsabilité du malade délinquant, sans maintenir de front cette double polarité, qui est l’un des effets de la paradoxalité (Racamier [17]). Nicole Horrassius [18] l’a parfaitement exprimé : « Ces oppositions sont justement la spécificité de la psychiatrie et gérer ce paradoxe conceptuel constitue le fondement même d’une discipline pour laquelle il est indispensable de maintenir les deux termes de l’opposition » .

Lorsque nous n’y parvenons pas, nous ne sommes pas compris par l’opinion publique qui nous voit tantôt brandir l’étendard du « pauvre malade à soigner », tantôt celui du « sujet de droit à responsabiliser ». C’est la clinique, et ce sont des règles claires de jurisprudence expertale, qui doivent faire la différence au cas par cas.

L’évolution doctrinale vers un souci de responsabilisation, repérable dès la thèse de Lacan [19], va devenir un lieu commun : « Il faut confronter le sujet à la loi ». Mais il y a des millions d’années lumière entre la prudente remarque de Lacan sur l’effet thérapeutique de la sanction « dans certains cas », et l’usage qui en sera fait quelques décennies plus tard. Et surtout, une redoutable confusion s’est instaurée entre l’espace thérapeutique et l’espace judiciaire [16] [20] [21]. Le psychiatre et le psychologue sont convoqués pour donner du sens au châtiment. La punition la plus sévère est réclamée pour « permettre aux victimes d’accomplir leur deuil » !

De ce vaste débat découle une règle simple mais absolue, dans la rédaction d’une expertise : ne jamais invoquer la sanction comme thérapeutique. S’il est parfaitement exact que le court-circuit de l’action judiciaire peut « dans certains cas » s’avérer désastreux, mobilisant la toute-puissance et le risque de surenchère, cela ne signifie pas pour autant que la sanction aura des effets thérapeutiques. C’est dans cette nuance que se situe l’éthique de l’expert, qui doit s’en tenir aux rapports de la clinique et de la loi.

 

IV - QU’EN EST-IL DE L’APPLICATION DE L’ARTICLE 122-1 DANS LE CHAMP DES INFRACTION SEXUELLES ?

 

L’expérience montre que conclure à l’abolition du discernement est encore plus rare dans le cas des infractions à caractère sexuel. Il y a probablement à cela une raison liée à l'expression délirante dans notre culture : les hallucinations et la thématique délirante commandent plus souvent d’attaquer, voire de tuer, pour se défendre d’un vécu persécutif et d’une menace d’un danger vital, que de violer. Certes, on rencontre des états déliants mystico-extatiques, qui conduisent à s’unir à l’élue, selon un commandement divin ; ou de faux exhibitionnismes (confusion, démence, dénudation délirante, etc.), mais ces occurrences demeurent exceptionnelles.

Plus fréquente est la discussion d’une altération du discernement et, plus généralement, celle de l’indication de soins. Mais l’on se tourne alors vers nous en soulignant une prétendue contradiction : « Comment pouvez-vous dans vos expertises, à la fois conclure que le sujet n’est pas malade et indiquer la nécessité d’un traitement ? » Notre réponse mérite d’être entendue par la société, parce qu’elle est plus complexe qu’elle n’y paraît et parce qu’il existe aujourd’hui un risque majeur de confusion et de dérive vers la psychiatrisation abusive de toute délinquance, notamment sexuelle. L’articulation de l’éthique, de la clinique et de la loi, est toute autre dans le champ des troubles de la personnalité à composante perverse, que dans celui des maladies mentales.

C’est là sans doute que se situe l’enjeu central de la nouvelle loi : elle introduit un autre paradigme, dans un pays historiquement marqué par la dichotomie du soin et de la punition. Pour dire les choses simplement, il y a trois champs dans la psychiatrie : celui de la demande, qui concerne les sujets qui sollicitent les soins ou qui acceptent de céder à la pression de leur entourage ; celui du soin sans consentement, historiquement fondé par la loi de 1838, relayée par celle de 1990 ; celui de l’injonction de soin, soulevant dans notre pays des refus farouches liés à la lutte des psychiatres, notamment hospitaliers, contre les tentatives de judiciarisation des hospitalisations sous contrainte. C’est cette tradition qui est aujourd’hui en mutation. Dans ce troisième champ, et seulement à l’intérieur de ses limites, ce n’est plus réprimer ou soigner, mais réprimer et soigner. Pour l’immense majorité des abuseurs sexuels, il n’y a pas de contre-indication à l’action judiciaire. Le soin ne se substitue pas à la punition. Il s’y ajoute et permettra dans un second temps, dans certains cas, son aménagement.

Pour ces sujets qui ne sont pas spontanément demandeurs de soins, dans la grande majorité des cas, il faut donc penser conjointement la sanction et le soin, mais sans confusion : c’est l’expert qui indique la nécessité du soin ; c’est le juge qui l’énonce ; c’est le thérapeute qui offre sa disponibilité s’il le souhaite, car la loi ne prévoit pas d’obligation de soigner pour les médecins ; c’est le délinquant sexuel qui s’y engage. Il faut donc renverser le préjugé. Non seulement l’action judiciaire n’est pas un obstacle au soin, mais elle en est la condition. Ce qui nous permet, à nous psychiatres experts et psychiatres traitants, de sauvegarder un regard humaniste, ce n’est pas une quelconque complaisance. C’est seulement parce que la loi s’inscrit en arrière-fond de la relation, avec un homme qui a été ou qui va être jugé, que nous pouvons surmonter nos contre-attitudes, le regarder dans les yeux et qu’il peut nous confier les actes qu’il a commis et les fantasmes qui le hantent, en sachant qu’il sera écouté dans son humanité et non regardé comme un monstre. Chacun à sa place. C’est parce qu’il y a un juge et un policier qu’il peut y avoir un médecin. Il faut clairement dissocier le soin, alternatif à la sanction pénale, des malades mentaux, et l’aide thérapeutique, conjointe à la sanction pénale, des sujets présentant des troubles de la personnalité, quand ils en relèvent.

 

V - L’EXPERTISE PSYCHIATRIQUE ET LA NOTION DE PERVERSION

 

Deux remarques préalables s’imposent :

- Les perversions qui entrent dans le champ pénal ne concernent pas toutes les bizarreries et singularités des orientations sexuelles. Seule la minorité de la victime et l’absence de consentement de la victime majeure sont retenues. A moins d’être en désaccord sur ces points… le psychiatre n’est pas amené à porter un quelconque jugement de valeur sur ce qui est le bon ou le mauvais choix sexuel, la bonne ou la mauvaise manière de jouir. Toute une littérature normative peut être jetée au panier et, avec elle, sa critique antipsychiatrique. L’évolution des mentalités est, sur ce point, majeure.

- Il faut distinguer les « pervers de divan » et les « pervers de prison », car il ne s’agit pas des mêmes, ou si rarement. Si l’on s’en tient à la définition freudienne de 1905 [22], les sujets dont la recherche de satisfaction sexuelle obéit à « l’exclusivité et à la fixation », ne représentent qu’un faible contingent de tous ceux dont le fonctionnement mental pervers ou les conduites d’allure perverse sont au premier plan. Des formes mixtes névrotico-perverses, ce qui fera bondir ceux qui placent le dogme avant l’observation, au raptus pervers [23] de toutes sortes de personnalités (psychopathiques, limites, narcissiques, border lines, psychotiques…), nous rencontrons des défenses perverses, des moments pervers, des mouvements pervers, des stations perverses à évolution aléatoire, des allers retours progrédients ou régrédients de psychose en perversion [24], bien plus fréquemment que des organisations stables.

- Il en découle que la vulgate psychiatrique s’est trop facilement emparée de l’alibi freudien pour court-circuiter le trajet qui va de l’acte à la personne, en invoquant une « structure perverse » dont Lantéri-Laura [25] a bien montré qu’elle assurait exactement le même office que la constitution perverse de Dupré qui « incarnait laïquement le mal ». En caricaturant à peine, car on peut encore parfois le lire dans certaines expertises, le préjugé s’articule autour d’une logique aussi implacable que fausse : les actes commis sont pervers (adjectif qualifiant l’acte) ; ils relèvent d’une perversion sexuelle (substantif désignant l’organisation sexuelle) ; celle-ci correspond à une structuration définitive de la personnalité (déduction qui doit, pour être affirmée, être démontrée) ; toute ambition thérapeutique est vaine car « on ne change pas de structure » (affirmation qui condamne par avance tous les travaux consacrés au traitement des délinquants sexuels en milieu carcéral et en milieu ouvert).

Ce préjugé condense plusieurs contresens : confusion des perversions érotiques (Freud) et des perversions narcissiques (Racamier), ou de la perversité sexuelle (Balier) ; confusion de l’érotisme triste qui colore toute perversion sexuelle (Racamier) et de la violence qui s’empare secondairement de l’appareil sexuel (Bergeret), caractérisant la plupart des actes de délinquance sexuelle ; confusion surtout de toute une série de défenses face à la menace d’effondrement (Balier) et de l’organisation stable que l’on observe chez un assez faible contingent de délinquants sexuels, car c’est plutôt l’a-structuration et l’inorganisation qui prévaut.

 

C’est d’ailleurs l’un des paradoxes d’une loi centrée sur les violences sexuelles, que de ne pas engager la sexualité autrement qu’en termes de co-excitation ou d’annexion de la sexualité par une violence plus fondamentale [26]. C’est en quoi ce champ est radicalement différent de celui de la sexologie.

 

Par exemple, il est bien peu question de « plaisir sexuel » dans le viol, qui concerne dans la majorité des cas, souvent dans un moment de déstabilisation, le mouvement de passage brutal de la menace d’effondrement à l’emprise sur la victime, de la passivité à l’activité, de la sidération face à l’effroi d’une imago féminine terrifiante, au triomphe provisoire de sa déroute. La réinstauration du clivage permet de continuer, après l’acte, « comme si de rien n’était ».

Trop nombreux sont les travaux qui éclairent ces mécanismes pour être cités [26] [27] [28] [29] [30] [31] [32] [33] [34].

 

Mais il en découle que la clinique de ce « champ pervers » [35] est complexe et hétérogène et que l’usage du terme perversion dans les expertises doit être soigneusement explicité (car il peut avoir des implications majeures du fait de sa connotation péjorative dans la langue courante). Une description des conduites paraphiliques, une analyse psychodynamique des mécanismes de défense et du passage à l’acte, excluant tout jugement moral, est préférable. Prudence et approfondissement clinique doivent aller de pair.

 

VI - L’EXPERTISE PSYCHIATRIQUE ET L’ANALYSE DU PASSAGE A L’ACTE

 

L’expertise psychiatrique présentencielle est centrée sur l’analyse rétrospective de l’acte incriminé sous l’angle de la clinique et de l’interprétation médico-légale. C’est notamment sur l’approfondissement de cet éclairage et sur son aptitude à en rendre en termes communicables, sans jargonnage, que l’expert est attendu. Il doit pouvoir rendre compte de l’articulation des différentes séquences criminelles. La question du pourquoi est aléatoire, car métaphysique. Celle du comment ne peut être esquivée.  Trop de mécanismes extrêmement divers sont en jeu dans l’inceste, le viol, la pédophilie, l’exhibitionnisme… pour être ici détaillés. Ils feront l’objet d’autres conférences. Un point semble cependant important à souligner : deux conceptions opposées de l’expertise ont cristallisé les désaccords depuis le début du vingtième siècle ; La première, restrictive, éliminative d’une maladie mentale, a le mérite de ne pas risquer de glisser hors du champ de la psychiatrie, mais il lui est reproché de ne pas éclairer la dimension psychodynamique du passage à l’acte et l’analyse fine de la personnalité.

 

La seconde conception, plus extensive, est une entreprise plus ambitieuse, mais plus délicate, dépassant la simple fonction de tri, requérant la maîtrise permanente des différents registres référentiels. Chacun de ces registres a sa logique et ses limites propres : la démarche nosographique est qualitative, catégorielle, recherche systématique d’une appartenance à un type clinique défini. A l’inverse, la description caractérologique fait plutôt appel à la quantité, au gradualisme, à la continuité, à la nuance, à la finesse. L’approche dynamique demande une grande sobriété dans la restitution des jeux relationnels, doit témoigner du fonctionnement mental du sujet et ne jamais pouvoir être interprétée comme jugement de valeur. L’analyse criminologique clinique du seul psychiatre ne peut prétendre dépasser le constat prudent et mesuré des paramètres pronostiques favorables et défavorables, et doit indiquer les conditions présumées optimales pour éviter la récidive délinquante.

Dans le champ des délinquants sexuels, c’est indiscutablement la démarche extensive qui est en adéquation avec l’attente des magistrats et l’esprit de la loi. Autrement dit, l’examen doit être nécessairement long, prudent et approfondi. Michel Benezech [36][37] va plus loin. Il estime qu’une telle exploration ne pourrait être réalisée que dans des centres spécialisés d’évaluation et d’expertise, au décours d’une période suffisante d’observation. Cette exigence d’approfondissement est l’une des évolutions de l’expertise psychiatrique. Mais l’on ne peut passer sous silence que, dans le contexte actuel, cette ambition d’approfondissement est aléatoire (conditions d’accueil médiocres en prison, surcharge chronique des experts trop peu nombreux, multiplication des sollicitations, rémunérations insuffisantes, etc.).

 

VII - L’EXPERTISE PSYCHIATRIQUE ET L’AVIS THÉRAPEUTIQUE

 

La question de l’opportunité d’une injonction thérapeutique commande à l’expert de donner son avis. Il le fera en fonction de paramètres multiples et hétérogènes : Éventualité d’un suivi antérieur ou actuel en prison, ses modalités et ses effets… ?  Particularités clinique du cas ? Réponses connues aux psychotropes ? Capacités introspectives ? Intensité de la honte et émergence d’un sentiment de culpabilité ? Nature de la souffrance psychique ? Niveau de verbalisation ?  Efficience intellectuelle ? Besoin d’étayage ? Position du sujet face à l’idée du traitement et face à l’idée du changement ? Etc.

Rien n’interdit à l’expert, en fonction de sa propre expérience, de noter sa préférence pour telle ou telle modalité de suivi. Il peut soulever la question de l’opportunité d’un traitement anti-androgène. Mais il n’est pas l’ordonnateur d’un soin dont le psychiatre traitant serait l’effecteur. C’est au seul psychiatre en milieu carcéral qu’il appartient de décider des modalités du traitement, en fonction des moyens dont il dispose et en fonction de l’état de la relation duelle protégée par le secret médical. Si ses moyens thérapeutiques sont nuls, l’avis de l’expert sera purement formel, voire marqué d’inutilité.

Une certaine confusion, parfois entretenue, semble exister dans le sens d’un transfert de charge vers la psychiatrie de la question de la délinquance sexuelle. Il n’y aurait plus récidive criminelle, mais rechute de la maladie et échec de la psychiatrie. Pour ne pas tomber dans ce piège qui promeut l’expert bouc émissaire de la récidive, il faut que le rôle de l’expert soit clairement défini dans ses limites. L’évaluation pronostique n’est pas la prédiction astrologique de l’avenir.

Il convient de mesure combien le reproche qui est souvent fait à l’expertise est absurde : « Vous ne pouvez dire ce qui sera car la psychiatrie n’est pas une science… ». C’est justement parce qu’elle maintient son objectif de rigueur médicale, que la psychiatrie ne peut prédire l’avenir « à coup sûr ». Il y a deux affirmations que l’expert ne doit jamais tenir :

- Le sujet va récidiver immanquablement (y compris quand la pesée de la répétition est écrasante).

- Le sujet ne va pas récidiver (y compris quand les paramètres circonstanciels sont dominants).

Entre ces deux écueils, l’expert évalue les facteurs de pronostic favorable, les facteurs de pronostic défavorable, et surtout - parce que l’avenir n’est jamais écrit d’avance - il indique les mesures à préconiser pour s’appuyer sur les premiers et limiter les seconds. La psychiatrie ne peut accepter de se voir déléguer le fantasme collectif du risque zéro. Un criminel qui récidive n’est pas un malade qui rechute « parce que le psychiatre avait dit qu’on pouvait le relâcher ». Une telle représentation collective est d’ailleurs, dans le « champ pervers » [35], un facteur de déresponsabilisation du délinquant sexuel, donc un facteur supplémentaire de récidive : quelle que soit la qualité de l’offre de soutien, d’aide, d’encadrement, d’étayage, quelle que soit la compétence des prescriptions, c’est le délinquant sexuel qui demeure irréductiblement le responsable de ses actes. L’en dégager, c’est lui offrir par anticipation l’occasion d’une excuse : « Les spécialistes n’ont rien pu faire, alors moi… ! », entend-on parfois.

L’expertise n’aurait pas grand intérêt, en dehors du tri médico-judiciaire, si elle ne permettait de poser une indication de soins (quand elle s’impose) et d’évaluer par la suite les effets du traitement. Il y a quelques années encore, l’expert posait des indications et revoyait l’inculpé deux ou trois ans plus tard aux Assises, tel qu’en lui-même. Il n’avait rien sollicité spontanément et l’offre de soins n’était pas suffisante. Quelque chose a changé en profondeur dans beaucoup de régions grâce au travail des équipes soignants en milieu carcéral. C’est le couple expertise-thérapeutique, qui doit être au cœur des nouvelles pratiques, et non l’expertise seule.

 

 

VIII - L’EXPERTISE DE PRÉ-LIBÉRATION CONDITIONNELLE

 

Si l’expertise psychiatrique diligentée en cours d’instruction est essentiellement rétrospective, centrée sur l’état mental au moment des faits, l’expertise de pré-libération est surtout une expertise prospective [38]: elle ambitionne d’être une évaluation longitudinale à la foi s clinique, psychodynamique et criminologique. Elle est diachronique (la saisie d’un ensemble de processus après les faits), plus que synchronique (l’état psychique au temps de l’infraction). On a suffisamment reproché à l’examen psychiatrique d’avoir des prétentions excessives (notamment pronostiques), à l’issue d’un examen unique, photographie à un moment donné, pour ne pas souligner cette spécificité de l’examen de prélibération, qui se rapproche ainsi de la visée de la démarche clinique en situation thérapeutique.

Sa réalisation nécessite la mise à disposition du dossier pénal et des expertises antérieures. Il faudra refuser de faire cette expertise lorsque ces documents ne sont pas transmis à l’expert, car ce défaut ampute sa mission de l’essentiel. Il ne pourrait pas évaluer le cheminement du condamné depuis le début de l’instruction.

L’analyse de l’état dangereux post délictuel repose sur la comparaison de ce qu’il est au temps de l’examen et de ce qu’il était au moment de l’infraction, en reconstruisant les étapes de son parcours. C’est dire que la qualité des premières expertises conditionne dans une large mesure la qualité de l’appréciation clinique ultérieure.

L’expert s’attachera à cerner l’incidence respective des facteurs situationnels, contextuels et propres à la personnalité du sujet, qui ont facilité la commission de l’infraction. La prépondérance du circonstanciel est souvent un élément favorable du pronostic.

L’enchaînement des séquences criminelles, une fois analysé à l’aide du dossier pénal, des expertises initiales, des dires du sujet, l’expert évaluera la prise de conscience de l’intéressé : Qu’a-t-il à dire aujourd’hui de son acte, avec le recul ? A-t-il pris la mesure de la gravité des faits commis ? Invoque-t-il de façon projective ou réductrice un facteur extrinsèque ? (« C’est l’alcool… La drogue… Le chômage… Ma femme… La déprime… Le destin… ») Se maintient-il en position de victime de l’acte dont il a été l’auteur ? Entrevoit-il la complexité des processus ? Comment se situe-t-il désormais par rapport aux faits commis ? Par quelles étapes est-il passé ? etc.

L’expert explorera de façon systématique la position subjective du condamné à l’égard de sa victime : Regrets de façade ou processus plus authentique de culpabilité, de reconnaissance du préjudice qu’il a fait subir ? L’impact du procès, la perception de chacun de ses acteurs sera abordée.

L’expert s’attachera à reconstituer les étapes des processus de défense et d’adaptation à la situation carcérale. Un certain degré « d’hibernation », d’isolement, dans la première partie d’une longue peine, avec refus de toute remise en cause n’est pas en soi inquiétante, comme le montre l’expérience des soins en prison. C’est là une attitude fréquente. Mais comment réagit-il en fin de peine ? Y a-t-il une recrudescence anxieuse ? Observe-t-on une résurgence symptomatique ? Exprime-t-il une crainte plus ou moins masquée de la libération ? Quel est le poids de la culpabilité inconsciente, du masochisme, de la répétition ?

Face au risque de récidive, exprime-t-il des propos conformistes, banalisateurs, ou une inquiétude de meilleur aloi, en anticipant sur la réapparition possible des conditions qui ont facilité l’infraction et sur des stratégies possibles en réponse à ce risque ?

Quelle est sa position à l’égard du double registre judiciaire et thérapeutique ? Estime-t-il qu’il n’a de compte à rendre à personne, « ayant payé sa dette à l’égard de la société » ?

N’invoque-t-il les soins reçus que dans une visée utilitaire ? Tient-il un discours plaqué, faussement rassurant ? Quel est son degré de « compliance » au traitement ? Attribue-t-il l’absence de toute démarche thérapeutique à l’absence d’offre ou au défaut d’information ? Y a-t-il un détournement pervers des soins ? Les échecs antérieurs sont-il projectivement attribués à l’incompréhension ou à l’incompétence des soignants rencontrés ?

Comment peut-il rendre compte du travail accompli individuellement ou en groupe, de l’effet des psychotrope éventuellement prescrits ? Comment imagine-t-il le suivi ultérieur ? Qu’en attend-il ?

L’expert s’attachera soigneusement à faire le bilan des liens relationnels maintenus durant l’incarcération, des visites familiales, des soutiens divers, des études réalisées, des projets entamés…

Il est impossible de livrer un catalogue complet des domaines à explorer, qui ne se limitent pas à la seule sphère sexuelle.

A l’issue de cet examen approfondi, qui va bien au-delà du repérage nosographique, l’expert sera en mesure d’aborder le pronostic. Dans la majorité des cas, si l’on met à part les évolutions très positives et les tableaux figés, à la dangerosité criminologique intacte, voire accrue, cette évaluation consistera à dégager les éléments favorables et les éléments défavorables du pronostic, en proposant les conditions du maintien des premiers et d’atténuation des seconds. Ces indications thérapeutiques et leurs conditions de réalisation seront explicitées par l’expert afin d’éclairer la décision qui relève de la seule prérogative judiciaire.

 

 

 

 

IX - AMÉLIORER LES CONDITIONS DE L’EXPERTISE

 

Une véritable tartuferie entoure l’expertise pénale, dont la rémunération est notoirement insuffisante, et dont les conditions matérielles d’exercice dans les centres de détention, sont souvent désastreuses, éloignant nombre de collègues de qualité. Il y a 12.000 psychiatres en France. 800 sont inscrits sur diverses listes d’experts [39]. Moins encore sont disponibles pour les expertises pénales. Le système de rémunération forfaitaire, qui rétribue de façon identique les expertises les plus simples et les plus complexes, celles qui se limitent à un seul examen et celles qui demandent des investigations complémentaires, celles qui requièrent deux heures de travail et celles qui en exigent dix fois plus, pénalise les experts qui ne transigent pas avec l’approfondissement clinique, qui est le fondement de l’éthique expertale. Plus il travaillera, plus faible sera sa rémunération. Les effets pervers d’un tel système sont bien connus et multiples. Ce n’est pas ici le lieu de les détailler, tout en notant cette évidence : l’expert qui se voit confier des cas particulièrement complexes et qui est rétribué comme un baby-sitter, finira tôt ou tard par se décourager ou par restreindre ses ambitions. Ce qui est réconfortant, c’est qu’il y ait tout de même tant de bons experts et tant de bonnes expertises.

Les praticiens libéraux (30% des inscrits) renoncent souvent à l’expertise car les contraintes horaires des Assises désorganisent leur clientèle. Les hospitaliers, compte tenu de leur charge de temps plein, ne peuvent effectuer qu’un nombre nécessairement limité de missions. D’où le danger - dénoncé par tous, mais encouragé par le système - de pratiques expertales quasi exclusives, par des professionnels ayant rompu les amarres avec la pratique institutionnelle et thérapeutique, ayant perdu leur indépendance vis-à-vis de l’autorité judiciaire mandante.

La multiplication des demandes - et notamment du fait de l’application progressive de la loi du 17 juin 1998 -, l’augmentation des charges de travail des hospitaliers - et notamment du fait des vacances de poste liées à la baisse de la démographie hospitalière - aboutiront très vite à l’asphyxie du système ou à sa perversion (l’expertise bâclée, inexploitable par les juges, l’ouverture de parapluie généralisée, l’alibi, etc.). Les Juges de l’Application des Peines le savent bien, qui ont déjà le plus grand mal à obtenir dans des délais raisonnables des rapports approfondis de la part d’un collège d’experts. On exerce des pressions téléphoniques sur des praticiens surchargés pour que le rapport soit rendu avant la prochaine commission. On peut le prédire, sans risque d’erreur : Tout cela va s’aggraver si une véritable réforme en profondeur n’est pas enfin engagée, permettant à un plus grand nombre de psychiatres de se former, de s’inscrire sur les listes et d’avoir une pratique honnête, compétente, approfondie et dignement rétribuée, en fonction du travail réel fourni. C’est la condition sine qua non de l’aboutissement de la nouvelle orientation législative, reflet de l’évolution de la conscience collective et de l’évolution de nos connaissances cliniques. Il faut le dire sereinement aux magistrats, qui d’ailleurs le savent déjà : ils auront, dans une large mesure, les experts qu’ils se seront donné les moyens d’avoir. Prétendre, dans le contexte démographique actuel, augmenter la charge des psychiatres - thérapeutes et experts - sans prévoir le dégagement de moyens, est une hypocrisie.

 

CONCLUSION

 

La loi du 17 juin 1998, qui accorde une large place à l’expertise psychiatrique, est l’occasion d’une redéfinition de ses objectifs et de ses limites, en délogeant l’expert d’une illusoire position de devin proférant des avis péremptoires, pour lui confier celle du clinicien qui, puisant dans son expérience de thérapeute, est susceptible de donner à la justice des avis compétents et prudents pour la guider dans ses décisions. Mais si l’on ne veut pas que cette expertise soit l’alibi d’une loi inapplicable, un certain nombre de conditions cliniques, éthiques, mais aussi matérielles, doivent être respectées.

 

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[1] Daniel Zagury, Psychiatre des Hôpitaux, Chef de Service, Centre Psychiatrique du Bois de Bondy, 15 voie Promenade, 93000 Bondy, (E.P.S. Ville Evrard), Expert près la Cour d’Appel de Paris.