PRISE EN COMPTE DES
CONTEXTES SOMATIQUE, PSYCHIQUE ET SOCIAL
DANS LA DURÉE
Les conditions préalables générales au sevrage, entendues dans un premier temps comme conditions de possibilité de celui-ci, sont de nature extrêmement diverse. Elles renvoient aussi bien à la loi, qui lui assigne une place, qu'aux conditions techniques de sa mise en oeuvre mais aussi, et peut-être surtout, aux représentations qu'en ont les différents protagonistes (les patients, les soignants, l'entourage, le législateur, l'opinion publique), sans perdre de vue les possibilités effectives propres au patient, à un moment donné de sa trajectoire, de s'engager dans un renoncement. Dans la durée, au gré des images véhiculées et des valeurs privilégiées, la place du sevrage a été diversement appréciée et est encore susceptible de variations. Ces divers éléments surdéterminent en permanence la manière dont un patient va s'engager dans cette délicate opération. En particulier, la nature des propositions de soins va influer sur la demande (facilités d'accession à des lieux de cure, qualité des techniques, nature contraignante ou rassurante des contrats thérapeutiques éventuellement proposés, alternatives à la cure, notamment accès plus ou moins facilité à une gamme de substituts). Selon que le sevrage sera considéré comme un droit, un devoir, une sanction ou une triste nécessité, les occurrences de son déroulement et sa destinée en seront fortement affectées.
La première condition consiste dans la dépendance alléguée ou manifeste du patient à l'action de son produit. Cette situation, apparemment simple, peut recouvrir un certain nombre de cas de figure. Le plus souvent, la dépendance physique est mise en avant pour justifier une intervention visant à sa disparition. Il est exceptionnel de voir les soignants chercher à authentifier la réalité de cette dernière, par des examens biologiques par exemple. Ne sont généralement pris en compte que les dires du patient et l'examen clinique. Ce point est d'autant plus à souligner que les intoxications sont fréquemment mixtes et que la molécule principale de dépendance n'est pas forcément l'opiacé. De plus, en-dehors même des intoxications associées, la composition des substances illégales utilisées est peu vérifiable. A l'extrême, le patient peut interpréter comme syndrome de sevrage, tant les signes sont voisins, un syndrome aigu d'angoisse de séparation d'un rituel de consommation fortement investi.
Le poids de cette dépendance détermine une demande, généralement formulée par le patient, résultante de déterminants complexes. Cette demande s'accompagne d'ailleurs souvent de préoccupations contradictoires : demande de renonciation au produit et à son cortège d'inconvénients et crainte simultanée des conséquences de cette opération. Ceci dans la mesure où elle implique un renoncement aux bénéfices de l'usage du produit et l'éventuelle réapparition d'une symptomatologie qu'il occultait.
Ce fragile engagement va se voir confronté au dispositif médico-social correspondant, destiné à le prendre en compte. Les dispositions prévues aux termes de la loi du 31 décembre 1970, N° 701320, font de la cure de désintoxication un thème central autour duquel vont s'organiser l'esprit et les modalités pratiques de la prise en charge des patients. Le texte de la loi, s'il garantit l'anonymat aux personnes se présentant spontanément aux services de prévention ou de cure n'en insiste pas moins en cas de signalement par le Procureur de la République ou les services médicaux et sociaux sur des notions d'injonction à la cure et de surveillance étroite du déroulement de celle-ci. L'aspect autoritaire y est itérativement rappelé, ainsi que l'injonction à la cure. Ces simples termes traduisent un système de représentations dépassant nécessairement les seules conceptions du législateur et illustrant une manière collective prédominante d'appréhension de ce qu'est l'intoxication et des jugements de valeur qui s'y rattachent.
Le caractère singulier de l'auto-intoxication, repéré en tant que tel, se heurte à des représentations renvoyant à des schèmes généraux touchant à des conceptions fondamentales de ce que constitue une existence et de ce qui la fonde (1). Les réactions à ces types de pratique, loin d'être issues d'analyses fouillées, vont s'appuyer sur la force du sens commun. Celui-ci a tendance à ériger en tabou l'intégrité de la personne humaine.
Que ce soit à travers la tradition qui veut que nul n'attente au parachèvement de la créature de Dieu, ou que nul ne soit fondé à perturber l'authenticité d'un équilibre naturel, voire à perturber par les conséquences des effets d'un psychotrope un équilibre social. En substance, serait condamnable ce qui viendrait perturber l'intégrité, quelle que soit la conception que l'on ait de sa nature et de son origine. Ces représentations peuvent être contestées en l'absence d'une référence intangible et universellement acceptable : y aurait-il une aune de la naturalité ? L'homme n'advient-il pas de ce qu'il fait de lui-même ? L'intégrité sociale serait-elle à ce point mise en danger ?
Sur un autre plan, celui de la pensée individuelle, les représentations mises en oeuvre peuvent avoir trait à la volonté, à la conscience, à la raison, à leur perturbation par les psychotropes et aux risques y afférent de perte d'autonomie. Ici, la crainte serait de voir s'introduire un écart entre l'expérience et la conscience, rendant suspect un individu qui, à travers une éventuelle perte de son libre arbitre et de la maîtrise de soi, perdrait du même coup en qualité de citoyenneté. Mais l'inintelligibilité d'un comportement fonde-t-il à le discréditer, et jusqu'où ? En substance, les opiacés sont-ils plus aliénants que l'action d'autres molécules ou que l'influence de certaines conditions d'existence et interdisent-ils intégralement tout mode d'adaptation à un contexte ?
Ces préoccupations imposent de nous intéresser aux schémas explicatifs généraux et trop souvent acceptés comme implicites, qui sous-tendent les tentatives d'attribution de sens à des conduites difficilement appréhendables. Cette dernière se prête volontiers à une approche de type déterministe. Du choix d'un type de causalité vont dépendre non seulement l'intelligibilité du problème mais aussi la nature des institutions et les pratiques thérapeutiques. En d'autres termes, les éléments déterminants des conduites des patients pharmacodépendants seront-ils décodés à la lumière d'une causalité neurobiologique voire génétique ou en termes de désir et d'intention ? On voit là se dessiner en filigrane le débat des professionnels du soin privilégiant au gré de la diversité de leur culture technique et de leurs inclinations personnelles une approche psychologique, biologique ou comportementale.
Bien qu'il soit inévitable qu'une pensée se soutienne d'une activité cérébrale et que toute activité cérébrale débouche sur un évènement psychique, il faut reconnaître que l'option causale est emprunte d'un certain degré d'arbitraire. Le choix d'un problème n'est pas un problème mais reste irréductiblement un choix.
Une autre représentation a trait à la position solipsiste dans laquelle peut sembler s'installer le consommateur d'opiacés. Même si cette position supposée ne découle que du sentiment d'étrangeté inhérent à la consommation d'un psychotrope de caractère inhabituel, elle débouche sur le fait qu'il est socialement insupportable de voir un individu s'abstraire du jeu relationnel au sein d'un groupe, au moyen d'un artifice rendant problématique le repérage identificatoire.
Ceci peut expliquer la tentative insistante de ramener l'intoxiqué à un statut connu et identifiable. En tant que malade, on le soigne ; en tant que délinquant, on le punit ; victime d'une souffrance inabordable, on le substitue.
Toutes ces représentations vont être à l' oeuvre, en tout ou partie, chez tout un chacun, aussi bien pour le juge, le soignant, que le patient lui-même, déterminant les modalités de sa demande et la manière dont elle va être reçue. Pendant longtemps, la demande de sevrage a été lourdement surdéterminée par des pressions diverses et variées, la nature de l'appareil de soins mis à disposition et l'absence d'alternative.
Parmi les pressions les plus facilement repérées, on compte l'injonction thérapeutique, l'insistance de l'entourage, les difficultés entraînées par les aléas de l'approvisionnement. Plus individuel est le sentiment d'une faillite de l'intoxication elle-même. Ceci peut survenir lors de la constatation d'une conséquence dommageable, lors de la confrontation à la diminution des effets attendus ou lors de la prise de conscience d'une emprise devenue intolérable. Plus ambiguë est l'utilisation du sevrage dans un dessein conscient ou moins conscient de gestion de l'intoxication elle-même. Quoiqu'il en soit, il faudra renoncer à la fonction que remplissait l'opiacé : correction d'un déséquilibre, mise à distance d'affects ressentis comme dangereux, tentative parfois désespérée d'adaptation à la réalité ou résistance à un monde vécu comme intrusif.
Dans un premier temps, la demande est avant tout demande de désintoxication. Il s'agit là d'une opération technique qui consiste à aider un sujet à se séparer du toxique lui-même tout en l'aidant à affronter les conséquences somatiques de cette séparation. Les modalités en sont relativement codifiées et le temps de mise en oeuvre relativement bref. A ce propos, remarquons que la très ancienne notion de cure renvoie à des représentations qui vont toujours dans le sens de l'extraction d'un mauvais objet du corps (l'exorcisme, la saignée, le laxatif, la cure chirurgicale, etc.). Quant à l'idée de sevrage, elle vient redoubler cette notion de façon redondante puisqu'elle renvoie aussi à la séparation, cette fois définitive. Ainsi, tout autre est le problème du sevrage qui dépasse largement cette simple désintoxication. Il s'agit là davantage de la question posée par le renoncement à la fonction attribuée au toxique dans l'économie du sujet. Là encore, la chose peut être décodée en termes de rémanence dopaminergique, de symbolique insistante, et en tout état de cause, de deuil. Cette résignation à la perte nécessite à l'évidence une durée et des modalités acceptables et sans commune mesure avec la simple désintoxication.
L'élément subjectif déterminant pour le sujet réside dans l'idée qu'il se fait de lui-même, au sens de la manière dont il apprécie sa façon de vivre, sur un mode différent et indépendamment de sa dépendance. Cette dimension caractérisera son aptitude à se réapproprier une continuité psychique satisfaisante, par la capacité retrouvée à anticiper ses attitudes existentielles, à élaborer des conduites adaptées et assurer la pérennité des bénéfices du sevrage. Cette aptitude sera fonction de l'ancienneté de l'intoxication, de la nature du souvenir d'éventuelles expériences antérieures de sevrage, du crédit accordé au corps soignant mais surtout des composantes individuelles de la modulation de ses propres affects par le patient. Au moment où il formule sa demande, et où il évoque son rapport au produit, le patient fait volontiers intervenir la notion de volonté défaillante comme obstacle à la réalisation de la cure. Bien qu'en cet instant le terme volonté ait pour lui une connotation quelque peu morale, il conserve sa pertinence bien au-delà de ce qu'en entend le patient. On peut en effet appréhender le terme volonté comme la qualité du caractère consistant dans la force plus ou moins grande avec laquelle une tendance, à laquelle le sujet s'identifie consciemment, se maintient, devient efficace, malgré la résistance d'autres tendances à l'égard desquelles il se considère comme passif. De la façon plus ou moins perceptible dont il fera preuve de cette dernière dans le regard des soignants dépendra le degré de motivation qui lui sera reconnu.
L'appréciation de cette motivation est un des éléments principaux mis en avant dans les structures de soins pour accéder à la demande de sevrage. Une motivation (forte) est considérée alors comme de bon pronostic pour une demande désormais plus recevable. La motivation semble alors être entendue comme corrélée aux éléments perçus comme déterminants d'une réussite selon les critères des soignants. En tout état de cause, la cure, si elle est entreprise, sera l'occasion de faire la preuve tant des capacités du patient que de la pertinence du jugement des soignants sur ces dernières. L'entière difficulté repose sur les critères d'appréciation de cette motivation. Connotant aussi bien de purs besoins physiologiques que des aspirations du registre du psychique, le terme de motivation suscite à bon droit la circonspection. Il est peu susceptible de recevoir une élaboration conceptuelle pouvant lui conférer une quelconque efficacité opératoire, ce d'autant qu'il est héritier d'une réflexion propre à la philosophie morale, concernant le sens du devoir et le désir du bien. Le concept est d'un abord délicat, renvoyant aussi bien aux éléments qui ont présidé à son élaboration qu'aux circonstances auxquelles la motivation est censée s'appliquer.
Le degré de mobilité psychique du patient est irrémédiablement lié à des éléments objectivables de sa personnalité comme les comportements de fuite, d'évitement du déplaisir, de recherche de soulagement ou de satisfaction et les conduites de rééquilibrage, mais aussi et surtout, de ses possibilités d'élaboration mentale liées au souvenir du temps d'avant l'intoxication, à ses anticipations d'une situation viable sans drogue, elle-même liée à l'appréciation de ses possibilités d'investissements alternatifs. On conçoit aisément les difficultés rencontrées par les soignants pour apprécier, alors même que le patient est encore intoxiqué, le degré d'importance de ces divers éléments et leurs éventuelles interférences, voire leur caractère contradictoire. De surcroît, à moyen terme, la motivation du patient va se trouver confrontée à ce qui cliniquement est dénommé le syndrome amotivationnel. Cette situation, qui peut durer plusieurs mois, va imposer aux soignants le devoir de continuité vigilante dont l'expression peut se révéler contraignante pour le patient, confrontant ainsi ce dernier à la reconnaissance du caractère de mission de soins qu'il a délégué et qui peut s'avérer peu supportable : maison de repos, centre de post-cure, encadrement familial, suivi clinique rapproché, traitements de pathologies psychiatriques sous-jacentes... Il est en effet rarissime que le patient, après sevrage, hérite d'un climat psychique idéal, tant espéré par les plus immatures. Au delà même de ce syndrome déficitaire, il devra souvent affronter les envies réémergentes de produit, les nostalgies résiduelles et les stimuli environnementaux inhérents au quotidien, réveillant irrésistiblement une appétence qu'il pouvait croire éteinte.
D'autres éléments d'appréciation plus aisément objectivables ont trait à une éventuelle comorbidité. L'état d'une santé, souvent mise à dure épreuve, est évidemment à prendre en compte. Sur le plan somatique, une pathologie grave devra être prise en considération selon qu'elle sera génératrice chez le patient d'un désespoir inabordable ou d'un élan de restauration assorti d'un désir d'authenticité.
Les affections psychopathologiques associées constituent un obstacle plus délicat à aborder, leur caractère éminemment subjectif introduisant des erreurs d'appréciation majeures chez le patient lui-même. Vont venir interférer, dans le projet de sevrage, l'accessibilité thérapeutique de la symptomatologie psychiatrique et les possibilités effectives du patient d'adhérer au traitement d'une manière suffisamment compliante. Il est en effet illusoire de vouloir sevrer malgré lui un patient psychotique qui aura par trop expérimenté les vertus " thérapeutiques " des opiacés et qui aura été rendu méfiant à l'égard des neuroleptiques, par exemple.
Il est problématique également d'engager un sevrage trop précoce chez un déprimé insuffisamment amélioré par le traitement antidépresseur. Enfin, le "psychopathe" intimement persuadé de la validité de ses recettes existentielles entretiendra un défi permanent, mais stimulant à relever, pour l'indication de sevrage. Dans ce dernier cas de figure, il faudra s'attendre à des tentatives de sevrage multiples destinées à épuiser les mises en acte caractéristiques de cette manière d'être au monde, tout en maintenant un cap thérapeutique. Dans tous les cas, le retour au sein d'une famille pathogène posera des questions délicates à solutionner.
Quant aux détresses sociales, aux conséquences psycho-affectives désastreuses, elles mettent des limites de l'ordre du bon sens à l'ambition de sevrage. L'amélioration des conditions de vie constitue un préalable indispensable, tant il est peu concevable de renvoyer un patient à la rue, à son squatt, ou à son environnement immédiat de survie par le biais d'expédients.
Pour les soignants, sera déterminante la façon dont ils estiment pouvoir mettre en oeuvre un niveau de technicité à la hauteur de leurs choix thérapeutiques, c'est-à-dire moins fonction de critères cliniques bien codifiés que de l'expérience acquise par le clinicien et de sa reconnaissance de la portée et des aléas d'une approche dont les caractéristiques lui semblent connus et maîtrisables. Cette conviction du soignant, adaptée aux besoins exprimés par le patient par l'homogénéité qu'elle lui laisse percevoir est un élément non négligeable de la thérapeutique elle-même. C'est ainsi que le recours aux traitements médicamenteux sera, toutes choses égales par ailleurs, inversement proportionnelle aux qualités relationnelles de l'équipe soignante. Du sevrage-bloc assorti d'une présence continuelle à la médication symptomatique à outrance dans l'indisponibilité des soignants, s'offre aux protagonistes un éventail de possibilités de traitement de la situation de dépendance, dont les occurrences seront héritières.
Devant la difficulté de trouver des conditions optimales pour chaque patient, de nombreuses équipes ont cru bon d'opter pour le contrat réciproque, verbal ou écrit, préalable censé garantir le bon déroulement de la cure. Les bénéfices attendus sont hélas souvent victimes d'une dispendieuse prodigalité de moyens d'en faire respecter les termes, au gré des interprétations de la formulation retenue. Ceci tient en partie au fait que si l'on entend le contrat comme synallagmatique, on peut douter que le degré de conscience des protagonistes de ce à quoi ils s'engagent soit marqué au sceau de l'équité. De plus, il sonne comme un engagement de la part du patient à un abandon de ses symptômes avant même que le processus de cure ne soit engagé et alors même qu'à son décours fera résurgence une appétence insistante et parfois irrésistible, confrontant les équipes à de déconcertantes interrogations cliniques.
Voilà une spécificité intéressante du soin, qui surajoute aux règles implicites s'imposant à tout patient hospitalisé des impératifs supplémentaires liés directement à la singularité clinique de ce dernier, bien souvent réservée au domaine des addictions au sens large. Enfin la question se pose d'établir ce que garantit ce contrat : a-t-il une fonction de tiers régulateur, celle d'une réassurance pour les soignants, est-il une garantie pour les patients en face de l'arbitraire éventuel auxquels ils pourraient se voir confrontés par ces mêmes soignants ?
L'établissement même de ces contrats semble constituer une tentative de réduire l'éventuelle survenue d'un échec conduisant à ce qu'il est convenu d'appeler une rechute. Cet échec peut prendre la forme d'une interruption de la cure, par la fuite du patient ou son exclusion pour entorse au contrat, ou d'une récusation par le patient de la validité de la technique de sevrage mise en oeuvre. Toutefois, cet évènement peut servir la cause qu'il semble désespérer, en permettant un deuil des illusions de maîtrise, aussi bien pour le patient que pour les soignants. Faut-il encore que ces notions d'échec et de rechute soient entendues par les soignants comme une occurrence possible de l'ordre de la crise et non de la catastrophe ? Mais qui donc a échoué, le patient ou le soignant ? Ou ne serait-ce qu'un effet inattendu du contrat lui-même ? Le patient aura toujours bénéficié de l'occasion d'éprouver sa détermination à se séparer de son produit. Les soignants auront pu tester la pertinence des conditions de mise en oeuvre des soins qu'ils considéraient comme adaptés. L'expérience de sevrage elle-même en sortira enrichie d'une dimension supplémentaire.
Selon que les soignants se trouveront aptes à envisager échec et rechute comme intégrables dans un processus thérapeutique au sens large, même s'ils n'en seront pas les acteurs futurs, ou qu'ils se placeront dans la position du rejet, le temps du sevrage constituera un jalon thérapeutique éventuel pour le patient plutôt qu'un motif supplémentaire de persister dans son intoxication, pour un temps. Quant à l'intérêt d'un certain degré d'inconfort pour le patient au cours du sevrage, en tant que prise de conscience des conséquences de l'intoxication, si il peut paraître justifié pour certains patients capables de l'intégrer lors des premiers sevrages, il semble devenir peu souhaitable par la suite, voire venir renforcer leur vécu d'impuissance.
On ne peut parler d'un moment qu'au sein d'une dynamique et lorsque se pose le problème d'une tentative de renoncement au produit, se pose surtout le problème de savoir si le moment en est venu, si l'intéressé peut en faire les frais. Pour le thérapeute se pose en fait la question fondamentale de l'évaluation de la capacité du travail de deuil du patient. Ceci introduit de façon connexe la question des réactions du thérapeute en cas de réémergence du "symptôme toxicomaniaque" au moment du sevrage, ainsi que du climat institutionnel en rapport avec le sentiment d'échec; le vécu d'échec peut renvoyer alors à une culpabilité massive débouchant souvent sur une nouvelle rupture, celle du fragile embryon de relation au thérapeute qui pouvait s'instaurer. A trop vouloir réussir une cure, on peut tuer les seuls vrais éléments de traitement qui bien que partiels, apparaissent là, dans ce moment très particulier qu'est le temps de la tentative de sevrage. C'est un temps où se repose de façon concrète et douloureuse pour un "patient toxicomane" la question : puis-je prendre le risque de guérir ? C'est-à-dire, serais-je capable cette fois d'accepter un certain degré de vécu abandonnique afin de me donner les moyens de devenir affectivement suffisamment autonome ?
La position des soignants pendant le sevrage initie l'accompagnement indispensable pour la continuité ultérieure des soins. Deux écueils peuvent être alors repérés. Les représentations déjà évoquées de l'image du "toxicomane" éclairent les attitudes de rejet fréquemment rencontrées et qui transparaissent inévitablement au décours du sevrage, favorisant l'échec de celui-ci, en rendant possible une réactivation abandonnique, voire un sentiment d'humiliation. En revanche, une attitude inverse, caractérisée par une proximité affective d'allure fusionnelle, par trop réparatrice, pourra prendre valeur de promesse non tenable renvoyant aux mêmes inconvénients. Une distance relationnelle suffisamment adaptée à chaque individu, en fonction de ses potentialités propres, sera la meilleure garantie du dépassement de cette phase de contrainte que constitue le sevrage, augurant alors au mieux une phase de remobilisation de ses investissements affectifs, qu'il convient de soutenir. Les "motivations" de départ pourront trouver alors un espace d'accomplissement dont l'adéquation sera fonction des nouvelles données existentielles dont le sujet se dotera lui-même. C'est dire l'importance de l'implication du patient comme acteur de son changement, les soignants se devant alors de tenter de garantir, autant que faire se peut, un espace d'élaboration psychique propice à la mise en oeuvre de réalisations concrètes, suffisamment éloignées pour être attirantes, suffisamment à portée pour rester accessibles, suffisamment originales pour être investies.
En cas de substitution médicalisée, le sevrage pose en gros les mêmes problèmes sur le plan de l'évolutivité psychique. Son abord se fait cependant dans un contexte plus apaisé. Les problèmes sociaux ont eu le temps d'être traités ainsi que les affections somatiques et psychiques. La préparation en est beaucoup plus sereine, les pressions extérieures s'étant en partie amendées.
La difficulté réside davantage dans une imprégnation qui peut être de longue durée avec un produit garanti dans sa qualité et dans sa facilité d'accès. Le confort qu'il assure est, par sa nature et sa banalisation même, un élément d'hésitation à tenter un sevrage qui peut se voir facilement repoussé. La dépendance prolongée qui peut alors en résulter, et la facilité accrue avec laquelle on peut y avoir recours à nouveau, sont peu susceptibles d'encourager à affronter un post-sevrage souvent très inconfortable pendant des mois, en ce qui concerne les substituts de type agoniste, qui sont les mieux connus actuellement car utilisés depuis le plus longtemps.
Le rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, de mars 1995, dirigée par le Pr. Henrion, qualifie la notion de désintoxication comme étant ambiguë, relevant d'une approche mécaniste du phénomène, dans le cadre d'une loi qui la postule comme indépendante par nature de la volonté de celui qui la subit. Ce rapport pointe que dans la réalité, le sevrage ne s'intègre pas dans une vue linéaire des choses, mais illustre plutôt un processus lent et progressif qui connaît des paliers et des retours en arrière. Effectivement, bordée par une loi de référence comminatoire d'un côté, et de changements rapides survenant dans le champ des représentations sociales de la consommation des drogues, la clinique du sevrage a bien du mal à trouver ses marques. Les valeurs ambiantes varient, les optiques se modifient, les stratégies évoluent au gré de l'importance accordée au droit de modifier sa conscience en filtrant ses affects et au respect d'un niveau de risque acceptable pour la réussite de toute maturation psychique. A trop vouloir sevrer, on s'expose à voir apparaître un discrédit du sevrage lui-même, et à voir à l'extrême, certains patients trop compliants mourir à distance d'un sevrage insupporté. A trop multiplier le nombre de conditions retenables pour la mise en oeuvre d'un sevrage, celui-ci a peu de chance de se réaliser un jour, au risque d'éterniser une situation de dépendance de moins en moins mobilisable. Rappelons qu'il y a seulement un siècle, un illustre prédécesseur, Benjamin Ball déclarait :
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