Les conditions de la construction de l'alliance Thérapeutique




Dr Michel HAUTEFEUILLE

Praticien hospitalier, chef de Service,
Centre IMAGINE (Intersecteur pour pharmacodépendants du Val d'Oise), Centre Hospitalier Intercommunal Eaubonne-Montmorency, Val d'Oise.


Le sujet que l'on m'a demandé de traiter est transversal à des thèmes qui ont été ou qui seront abordés à cette tribune. Il est évident que toute réflexion sur le sevrage, pour que celui-ci ait un sens, renvoie à une réflexion sur la prise en charge dans une acception large. Cette prise en charge oblige à se poser la question de l'alliance thérapeutique et des conditions nécessaires à la construction de celle-ci.
Mon propos concernera la construction de cette alliance thérapeutique dans le cadre de la prise en charge des toxicomanes par des institutions spécialisées, l'orateur suivant abordant cette problématique dans le cadre de la pratique libérale.

Mais tout d'abord, je souhaiterais revenir sur le terme d'alliance thérapeutique. Le terme le plus usuel est celui de relation thérapeutique. Si une relation est un rapport qui lie un objet ou une personne à une autre, le Robert dans sa définition indique une notion de dépendance de l'un par rapport à l'autre, notion de dépendance qui apparaît très présente dans la relation médecin-malade par exemple. Par rapport à ce contexte de dépendance, la notion d'alliance est plus neutre. C'est un acte par lequel deux personnes s'allient et contractent un engagement réciproque. Cet acte semble effectivement plus approprié à ce que nous cherchons à établir avec nos patients, et à ce que nous allons chercher à décrire.
Un préalable, qui vaut pour tout patient, bien au delà de l'aspect qui nous préoccupe, est la possibilité de donner à celui-ci le pouvoir de choisir l'institution avec laquelle il voudra passer alliance. Seule cette liberté permettra réellement de construire cette alliance, ainsi que cela a clairement été établi il y a maintenant plus d'un siècle (1).
A l'intérieur de cette alliance il convient de déterminer les protagonistes.
La terminologie utilisée pour designer les consultants est d'ailleurs riche d'enseignement. Bon nombre d'institutions spécialisées utilisent le terme de clients pour désigner ces patients. D'autres équipes utiliseront des termes comme usagers, jeunes, tox, toxico en fonction de leur système de référence, mais aussi en fonction du type d'alliance qu'elles ont contracté avec eux. Dans ce cas je serai assez tenté d'employer plutôt le terme de relation. Mais nous savons bien que ce vagabondage terminologique renvoie à la méfiance de tous les intervenants vis-à-vis d'une trop grande médicalisation des problèmes de toxicomanie.

Le terme d'alliance induit donc un rapport de personne à personne, qui passe un contrat. Un des problèmes consiste à savoir contre quoi et contre qui cette alliance est contractée.
Contre quoi? A en croire le toxicomane lui-même et dans le cadre de la demande qu'il nous adresse dans le cas de figure qui intéresse cette conférence, l'ennemi commun serait cette drogue qui l'empêche de vivre, qui l'a déçu, dans laquelle il ne se reconnaît plus, qu'il prend simplement pour être normal, ce qui constitue généralement un constat d'échec accablant pour ce patient.
Objectivement, le patient venant nous demander un sevrage recherche avec nous l'alliance qui lui permettrait d'éradiquer ce produit de son corps, de sa tête, de sa vie. L'ennemi désigné est donc nommé : la drogue. La victoire de cette sainte alliance s'appellerait sevrage, dans l'immédiat, voire abstinence à plus long terme.
Les choses deviennent plus compliquées lorsque nous cherchons à comprendre contre qui cette alliance est contractée. S'agirait-il de faire alliance avec cette partie saine, raisonnable, socialisable de notre patient, contre cette autre lui-même qu'il décrit comme incapable de volonté, comme en proie au vice, comme mortifère ?
Il s'agit alors de comprendre que si alliance il y a, c'est avec un allié particulier qui est lui-même son pire ennemi.
Un des rôles de l'institution sera d'accepter mais aussi d'être dépositaire de cette guerre civile intérieure dont son patient est l'objet et le lieu.
Dans la définition de l'alliance, nous avons vu qu'il s'agissait de contracter un engagement réciproque. Qu'en est-il alors de l'engagement de l'institution ?
Nous constatons déjà que la signature de l'institution dans le cadre de cette alliance sera double :

- celle de l'institution elle-même ;
- celle du thérapeute, du référent, qui au sein de cette institution sera plus particulièrement en charge de ce patient.

C'est donc une alliance tripartite que nous sommes amenés à décrire:

1 - d'une part, le patient à qui il est demandé de respecter la loi de l'institution, de venir aux moments convenus (nous n'en sommes pas encore à parler de rendez-vous au sens où les consultations classiques peuvent l'entendre), et d'être en état de parler.

2 - d'autre part, l'institution qui est garante de la loi et doit savoir la faire respecter, qui protège l'espace de relation, qui garantit la confidentialité et le secret professionnel, qui est le lieu de la disponibilité et de la continuité des soins et qui a une obligation de moyens par rapport aux services qu'elle met à disposition des personnes qui viennent consulter.

3 - enfin, le thérapeute qui s'engage à s'abstenir de juger la conduite de ces patients, à avoir envers eux une certaine empathie, à être là pour prendre le temps de l'écoute, de la clarification des choix possibles, des orientations souhaitables avec le patient.

Institution et thérapeute sont l'objet de la part du patient de transferts, transferts qui ne sont pas toujours simultanés ni de même intensité. Certains thérapeutes sont parfois déçus ou choqués de constater que tel patient est plus attaché à l'institution qu'à eux-mêmes. C'est une alliance tripartite nous l'avons déjà dit, mais cela marque également l'intérêt des prises en charge pluridisciplinaire, où à certains moments le travail social, le travail d'accueil ou l'accompagnement réalisés par l'institution elle-même seront plus importants, plus nécessaires que la relation proprement dite avec le thérapeute.

Nous venons de définir les protagonistes de cette alliance thérapeutique, nous allons maintenant nous attacher à définir ce qui a notre sens en constitue deux piliers indispensables :

- le premier, je l'ai défini il y a quelques années par le terme d'intentionnalité de soins (2). Celle-ci réside dans la nécessité faite au patient mais encore plus au thérapeute qui en est le porteur et le garant de resituer tout acte thérapeutique, toute décision, toute orientation, toute indication dans la perspective de cette prise en charge. Par certain côté, ce qui menace le plus le toxicomane et le thérapeute, c'est l'absence de sens et la chronicisation qui peuvent prendre la forme de sevrages à répétition, d'ordonnances immuables, d'orientations hâtives, de réponses stéréotypées. Nous avons à interroger régulièrement nos actes et nos pratiques, la signification des projets établis avec notre patient afin de s'assurer si ceux-ci ont un sens dans son cheminement. Pour cela il est nécessaire de l'écouter. Nous savons bien que la demande du toxicomane peut apparaître ambivalente ou inauthentique parce que pour lui il n'est pas si facile d'abandonner un système de régulation de sa souffrance, un système de vie, un système de référence qu'il connaît par coeur. La première venue d'un patient constitue déjà un aboutissement, et représente bien souvent pour lui une véritable prise de risque : risque d'abandon de ce que nous venons de décrire plus haut, risque de changement, mais également les risques inhérents à la rencontre.
Cette écoute spécifique devra cerner, ainsi que l'écrit A. Morel(3) trois types de questions :

Quelle est sa demande et quel est le projet réalisable ?
Quels sont les besoins immédiats et les conditions nécessaires à la réalisation du projet ?
Quels sont les risques du changement désiré et les obstacles qui s'y opposent ?
La notion d'intentionnalité de soin renvoie à l'interrogation constante de ces trois points tout au long de l'accompagnement du patient.
Cette attitude permet de réduire trois des risques majeurs qui menacent l'alliance thérapeutique et qui sont :

- 1) la manipulation qui amènera à des actes à l'évidence contraires à la logique ou au bien fondé de la prise en charge,

- 2) la mise en échec qui explique bien souvent le découragement du thérapeute et le burn-out des équipes qui reprochent, pour paraphraser Descombey(4) , "à celui qu'elles veulent sauver de refuser de l'être"
et

- 3) la fascination débouchant sur tous les excès et les dérapages possibles.

- le deuxième pilier de cette alliance thérapeutique me semble résider dans la continuité des soins. Cette continuité ne pourra s'établir qu'à partir du moment où, au delà de toutes les difficultés que j'ai précédemment signalées, régnera entre toxicomane d'une part, et institution et thérapeute d'autre part une relation de confiance. La confiance est quelque chose qui se construit au jour le jour et dont est responsable chaque partie prenante de cette alliance. En ce qui concerne le toxicomane, par le respect par exemple des contrats passés et par le recours à la parole. En ce qui concerne le thérapeute et l'institution, la confiance sera basée sur leur crédibilité à accompagner, prendre en charge et soigner leur patient.
La continuité des soins sera le signe de la qualité de l'alliance thérapeutique chez une population dont on sait qu'elle est sujette au nomadisme médical et institutionnel. Il est normal et fréquent que le toxicomane passe d'institution en institution à la recherche de la réponse à sa problématique ou à la recherche de la prise en charge idéale. Ce qui apparaît au décours de ce type de cursus, c'est l'émergence d'un thérapeute référent au long cours. Ce "thérapeute leader" pour reprendre les termes du Pr. Olievenstein(5) sera le fil rouge de la prise en charge quels que soient les aléas, les interruptions, les rechutes, les périodes d'abstinence et de calme, les demandes impératives de sevrages etc. Ce thérapeute leader, présent aux différents stades de l'évolution de ce patient s'inscrira dans une relation thérapeutique privilégiée à la fois témoin de l'histoire du sujet et garant de l'attitude thérapeutique.
Ainsi que le fait remarquer Marcelli(6) , dans l'ouvrage de Venisse et Bailly sur les addictions, le suivi du toxicomane demande :

- du temps, beaucoup de temps ;
- un espace évolutif fait de lieu divers, de personnes différentes : thérapie plurifocale, travail en équipe, travail en réseau ;
- des alternances de présence et d'absence avec parfois des ruptures de soins après des engagements thérapeutiques qui ont semblé positifs et fructueux.
- et enfin dit-il, pour le thérapeute, une solide capacité d'empathie capable de résister à l'effondrement dépressif sans verser dans l'illusion de l'omnipotence solitaire.

C'est le risque, entre autre, de cette omnipotence solitaire qui nous fait penser que la prise en charge du toxicomane ne peut se faire qu'en équipe ou en réseau.
Cette équipe ou ce réseau offrira donc un cadre à l'intérieur duquel pourront se négocier le ou les contrats. Nous sommes de l'avis de Piquet(7) lorsqu'il différencie le contrat qui est un code, un langage commun, un système de repère négocié, adapté, réactualisé et le cadre, qui est plus vaste, plus global, qui est à la fois un lieu, un espace, une élaboration conceptuelle, un ensemble de représentations, de règles, de garde-fous.


En conclusion

La construction de cette alliance thérapeutique nous paraît donc référencée à trois éléments majeurs :

- l'intentionnalité de soin
- la continuité des soins
- le cadre et les lois qui vont régir les relations et les conditions de cette alliance.

Il revient à l'institution et au thérapeute de veiller à ce que ces éléments soient proposés au consultant. C'est lui qui en dernier recours choisira ou non de s'inscrire dans cette démarche, tant il est vrai qu'un acte tel que le sevrage peut, comme toute prescription, exister en dehors du cadre que nous venons de définir. Mais dans ce cas la signification et l'intérêt même de celui-ci semble difficile à cerner.

Notes

1)- S. Freud
" Traitement psychique" 1890 in "Résultats, idées, problèmes"
tome 1 ( 1890-1920), PUF, p.13 1995, Paris.

2)- Hautefeuille M.
´L'intentionnalité de soins-a in INTERVENTIONS, n° 34-35,
p. 123-126

3)- Morel A.
´Soigner les toxicomanes-a
p.247.Dunod, 1997

4)- Descombey J.P
Précis d'alcoologie clinique,
p.153, Dunod, 1995

5)- Olievenstein C. et coll
´La clinique du toxicomane-a
Laffont, 1987

6)- Marcelli D
´Les aléas du suivi des toxicomanes-a in ´Addictions: quels soins" J.L Venisse, D.Bailly,
p.79, Masson, 1997

7)- Piquet J.M
´La prise en charge des sujets toxicomanes en milieu hospitalier-a, non publié,
p.6, 1996; cité par Morel et al in ´Soigner les toxicomanes-a p.251, Dunod, 1997