Le mot renvoie à une représentation simple : cesser un mode d'alimentation et passer à une nourriture plus consistante, plus solide, plus forte, moins dépendante, moins régressive, moins fusionnelle. C'est le sevrage de l'enfant au sein, la séparation avec la mère, le sevrage de l'animal, le passage plus ou moins rapide encore du jeune veau au bovidé adulte.
Dans tous les cas, le sevrage renvoie à une représentation de l'AVANT et de l'APRÈS, à une rupture nécessaire, assez rapide, brutale même, difficile quelquefois ; mais cette rupture certes, n'en est pas moins poursuite, dans un autre mode, d'un lien.
L'alimentation n'est pas que réelle ; elle est aussi symbolique et ce déplacement est vital. Pour les toxicomanes, le mot sevrage déjà pose problème en lui-même ; de quoi se séparent-ils ?
En effet pour se séparer il faut être deux. De quoi donc le toxicomane se sèvre-t-il ? ; de quoi, de qui se sépare-t-il ?
Bref les deux pôles de la séparation ici ne sont pas clairs comme pour la mère et l'enfant. Ici, il y a le toxicomane mais il n'y a plus de quoi se séparer sinon d'une partie de lui-même et c'est bien là toute la difficulté : comment se séparer de soi sans mourir ?
Ainsi évaluer l'opportunité, le moment et le cadre du sevrage chez le toxicomane c'est d'abord être assez impliqué dans l'histoire personnelle d'un individu, sans pour autant s'y identifier, pour appréhender la capacité d'une personne étiquetée toxicomane à se séparer d'une très grande partie de son histoire, sans mourir réellement.
C'est l'évaluation minimum nécessaire.
Une autre évaluation s'impose ensuite.
Il n'y a pas de sevrage, sinon illusoire, s'il n'y a pas déplacement.
Le sevrage médical, physique n'est pas un sevrage s'il ne peut déplacer le problème du sevrage réel vers une séparation plus symbolique.
A mon avis, le même problème se pose d'ailleurs pour les produits de substitution.
Pour revenir à la question à traiter, je la reformulerai en :
Concrètement, les cures s'inscrivent dans le cadre de projet thérapeutique individualisé, élaboré avec les professionnels des centres d'accueil (psychologues, éducateurs).
Sous la responsabilité du médecin, les infirmières assurent la mise en place et le suivi de ces cures qui se déroulent selon un protocole précis au sein des différents services avec lesquels nous collaborons depuis plusieurs années.
Le protocole de sevrage est expliqué. Une obligation explicite est faite concernant le respect de l'équipe hospitalière, le matériel mis à disposition, l'interdiction de prendre un ou des produits.
Certains aspects du protocole sont négociés entre le patient, le service hospitalier et l'infirmière de l'AMPT.
Ils concernent les autorisations : de sortie de chambre, de recevoir un appel téléphonique, de visite...
L'infirmière accompagne le patient lors de son entrée et le visite quotidiennement, de même elle rencontre tous les jours l'équipe soignante.
Une fiche de liaison entre l'hôpital et le service d'accueil permet un meilleur suivi.
A la sortie de l'hôpital, un rendez-vous est pris dans le centre d'accueil.
Je voudrai d'abord établir le champ précis de mon intervention. Elle est placée dans le chapitre "préparation et mise en place" avant le chapitre du sevrage lui-même, avant l'après-sevrage, avant l'évaluation des résultats, après l'étude du contexte général des objectifs et des conditions préalables, évaluation des motivations, évaluation psychopathologique et sociale.
Tous ces chapitres et sous-chapitres se répartissent sur une ligne du TEMPS : AVANT - PENDANT - APRÈS. Chacun peut s'efforcer évidemment de ne pas déborder de sa question précise, en pensant que l'on arrivera forcément à aller, après plusieurs interventions successives, du début à la fin.
D'emblée, nous somme tenté d'envisager le sevrage comme un processus linéaire AVANT - PENDANT - APRÈS. Mon expérience de psychologue clinicien dans un centre d'accueil où coexsistent plusieurs "portes d'entrées", me fait dire que nous essayons tous de mettre en ordre un grand désordre. Evaluation des moments, des procédures, des méthodes, des évaluations, des cadres : n'y a-t-il pas d'autres façons de penser, de se représenter l'humain, ses limites, ses possibles.
L'apparition du virus du SIDA a ajouté à ce désordre : les virus n'ont pas de "bon sens" et c'est souvent dans un profond malaise que ces questions son posées.
Le "bon sens" du sevrage a été battu en brèche depuis les années 80, les cadres ont débordé, on a assisté à une remise en question complète du sens classique du sevrage et de la prise en charge des toxicomanes.
Dans une grande confusion sont apparus des hypothèses puis des méthodes éclatées ; puis des retours à la méthode et à son discours.
Aujourd'hui avec les produits de substitution, le sevrage rapide et l'abstinence deviendraient l'apanage de quelques puristes auxquels s'opposeraient les tenants d'une vision adaptatrice tenant compte du danger d'une hécatombe, partisans du pragmatisme et du réalisme des substitutions.
Ma conviction est que "LE" cadre, "LE" moment sont des représentations aussi généralisatrices que "LE" toxicomane. Évaluer "LE" moment, "LE" cadre opportun est une vue de l'esprit. Cette représentation colle trop à la représentation qu'en ont les toxicomanes eux-mêmes qui souvent croient que le sevrage est l'opportunité à saisir immédiatement, spontanément, sans contrainte, sans démarche, sans méthode, sans remise en question.
Ainsi s'agirait-il de parler des cadres et de moments opportuns.
A y regarder de plus près que signifie "moment opportun" ?
Est-ce un moment sur une ligne continue ? Se saisit-on d'une opportunité ? Où mène d'ailleurs cette opportunité, à quel port ? Est-ce seulement une adaptation maligne aux circonstances extérieures ? S'agit-il d'une durée, d'un rythme, d'une vitesse ?
Une opportunité est une occasion favorable représentée comme extérieure à celui qui la saisit ; et qui donc une fois saisie, ferait partie de lui. La "galère" c'est aussi un bateau sur lequel les toxicomanes embarquent.
Le cadre est aussi une image intéressante.
Il s'agit de limites soulignant ou contenant une surface, un volume, séparé d'un autre volume ou d'une autre surface.
Le cadre implique un grand contenant un petit. Si l'on passe au sens symbolique de ce cadre, souvent imaginé carré ou rectangulaire (rarement ovale ou rond), il s'agit d'une limite, d'une borne à l'action de réflexion et qui assure protection, éclairage, reconnaissance, signalisation.
Un cadre peut-il être seulement l'outil qu'il devrait être ?
La question de l'évaluation me semble renvoyer à un véritable questionnement des cadres existants, encore faut-il définir des choix clairs qui fondent socialement une évaluation :
1er choix : au pire, rassurer l'opinion publique par des statistiques de "sevrages" effectués. Il s'agit d'une évaluation de surface.
2ème choix : s'attaquer réellement aux problèmes et faire que les cadres en place soient à la fin assez visibles pour être discernés et assez souples pour être utilisés selon différentes modalités au cas par cas.
3ème choix : le plus difficile : évaluer la capacité symbolique du toxicomane à un moment donné dans un cadre donné et évaluer en même temps la capacité de transformation possible du cadre, du lien.
Entre ces deux approches, il y a souvent un hiatus. Ce hiatus fait partie du symptôme même qu'est la prise d'opiacés.
C'est sur ce symbolique que j'aimerais ouvrir une discussion : la banalisation et la sacralisation du sevrage sont les deux signes inversés du même symptôme que je retrouve à la fois chez la plupart des toxicomanes et souvent dans l'institution : le vide ou absence réelle de désir reconnu.
Évaluer l'opportunité d'un cadre précis pour un toxicomane précis renvoie à une nécessaire prise de risque de part et d'autre ; risque évalué lui-même au possible qu'implique normalement tout cadre humain désirant.
Mais les cadres sont-ils tous des lieux de désir, de possible ou seulement des lieux de pouvoir ?