Olivet

Objectifs individuels et de santé publique des sevrages
(y compris la réduction des risques liée à l'usage)

Mr Fabrice OLIVET

Auto Support des Usagers de Drogues (ASUD) - Paris



Je remercie la Fédération Française de Psychiatrie et tout particulièrement le professeur Darcourt pour avoir invité l’association ASUD à se pencher sur les " objectifs individuels de santé publique des sevrages ". Je pourrais continuer et dire qu’à travers l’association ASUD, c’est l’ensemble des usagers de drogues qui sont conviés à participer à ces travaux sur le sevrage, soin qui, jusqu’à ces dernières années, constituait la seule réponse sanitaire offerte aux usagers, et qui plus est leur était souvent administré par la contrainte.

J’aurais donc pu continuer sur ce mode consensuel, puisque " conférence de consensus " il y a, malheureusement, après un accès passager d’euphorie du à mon manque de modestie, j’ai commencé à m’interroger sur ce qu’une association d’usagers de drogues peut verser au dossier des " modalités de sevrage chez les toxicomanes ". Pire, qu’est-ce qu’Asud peut bien inférer des " objectifs de santé publique des sevrages " ? Nous ne sommes ni des professionnels de la santé, ni des représentants de l’administration, encore moins des thuriféraires du sevrage.

Ou bien cette conférence pose comme postulat que le sevrage aux opiacés ne pose que des problèmes objectivement médicaux, liés à la durée du syndrome de manque, à ses mécanismes cérébraux et à toute la mécanique biologique de l’action des substances sur le cerveau, et dans ce cas, n’étant ni pharmacologue ni clinicien, je vais me fondre dans le public, prendre des notes pour le prochain article d’Asud sur " la décroche ". Ou bien l’on postule qu’il existe autour du sevrage un espace qui déborde les questions médicales pour intégrer le rapport à la loi, la morale, les processus narcissiques, la construction de l’identité, auquel cas aux côtés du président d’Asud devraient se trouver : un juge dispensateur d’injonction thérapeutique, un sociologue spécialiste des comportements de transgression, voire quelques éminents représentants des associations familiales.

Reste les " objectifs individuels ". Sur ce sujet, plusieurs choix s’offraient aux organisateurs de la conférence :

- S’adresser aux professionnels spécialistes qui auraient rapporté leur conversations avec des patients.

- Engager " un toxicomane ", à venir s’exprimer à la tribune sur ses propres motivations.

- Inviter le président d’Asud. Cette solution a été retenue car elle possède un double avantage, ASUD est une association de drogués, donc un petit sondage permettrait éventuellement de regrouper les principaux " objectifs " d’éventuels candidats au sevrage. Le président d’Asud est lui-même un drogué ou un ex-drogué, il peut donc puiser dans ses souvenirs personnels pour " nourrir " le débat.

Cette situation est pour moi quelque peu embarrassante. Nous pensons que le mode d’intervention de type témoignage personnel sur l’usage de drogues, traditionnel pour les usagers, pose un problème éthique à l’association ASUD. En effet, apparaître systématiquement comme matière première de la réflexion des autres contribue à conforter la participation objective (objet) des usagers au débat sur les drogues, qui s’oppose à l’action subjective (sujet) de tous les autres protagonistes, médecins, travailleurs sociaux, policiers, lesquels agissent plutôt que de se raconter. Si nous sommes de quelque utilité c’est au nom d’une " expertise " qui certes, s’est constituée à partir de nos expériences individuelles, mais qui promeut surtout une réflexion collective dans le domaine politique et social. Notre légitimité est celle du citoyen, usager ou ex-usager de drogues, déterminé à retrancher sa spécificité du domaine de l’exception, où le confinent son statut de délinquant mais aussi celui de malade chronique.

Je m’en serait tenu là si je ne m’étais souvenu que le sevrage, s’il ne constitue plus une panacée, reste l’un des axes prioritaires du " soin aux toxicomanes ". Hors, ASUD prétend également être une association d’usagers du " soin aux toxicomanes ". Contrairement aux apparences, cette revendication n’est pas contradictoire avec notre postulat de citoyenneté, même si la menace de confinement dans un statut de malade chronique n’apparaît pas extrêmement enthousiasmante à une partie de nos militants réfractaires à toute médicalisation de leur usage de drogues. Dans les faits, cet espace nouveau est un pis-aller permettant de jeter une passerelle légale sur le gouffre de l’exclusion sociale, en direction des pouvoirs publics et du système de soins. Bizarrement, même de ce point de vue, nos préoccupations du moment vont plutôt vers la gestion quotidienne de la dépendance aux opiacés que vers des objectifs de vie liés au sevrage. L’histoire du soin aux toxicomanes, la confusion entre sevrage et sanction pénale, matérialisée par de nombreuses incarcérations, les mauvais souvenirs laissés par les sevrages en hôpital psychiatrique, autant de raisons qui expliquent que notre réflexion sur le nouveau modèle du patient-citoyen, partenaire du système de soins, se soit naturellement organisée en premier lieu autour de la substitution.

En tant qu’usagers du système de soins, notre réflexion sur les objectifs du sevrage est extrêmement prosaïque : souffrir le moins possible, et le moins longtemps possible. Je dois dire que sur ce plan, il ne nous semble pas que de grands progrès ait été accompli depuis 20 ou 30 ans, voire 100 ou 200 ans. Sans vouloir revenir sur la curieuse prédilection de la pharmacopée française pour les benzodiazépines, et sa non moins curieuse répugnance à l’égard des opiacés, il nous semble que la réduction de la douleur pendant les sevrages n’a pas été une priorité de la recherche médicale française. Or les causes de ce désintérêt sont à rechercher bien au-delà de la sphère médicale stricto-sensu. Là encore, le statut des drogues, la fonction symbolique de la douleur dans une société judéo-chrétienne, la mainmise de la psychiatrie et de la justice sur la question des stupéfiants, au détriment de la pharmacologie ou même de la neurobiologie, autant de facteurs qui font qu’un usager de l’an 2000 peut lire chez Thomas de Quincey, opiomane du XIXe, une fidèle description des symptômes physiques qu’il devra enduré pendant son séjour dans un moderne établissement parisien. Le résultat pratique est que pour répondre à cet objectif premier de douleur minimale, une bonne partie des sevrages à l’héroïne sont toujours effectués par les laboratoires B..., seuls dispensateurs d’un produit opiacé disponible sans ordonnance dans toutes les bonnes pharmacies.

Au-delà de ce consensus apparent sur la crainte de la douleur pendant " la décroche ", il est intéressant d’observer qu’une minorité d’usagers recherchent au contraire une " décroche à la dure ", sans rien, histoire "d’en chier un max... ". Là aussi, de tels comportements me semblent directement liés à la question morale qui enveloppe de toutes parts la consommation de drogues, au delà du simple problème médical. Comme le faisait remarquer le professeur Boisonnas, il y a dans de tels cas une quasi - opposition entre sevrage et réduction des risques. Le taux d’abstinence de tels patients, au bout de quelques années, est sans doute remarquable si tant est qu’il est ramené à leur taux de mortalité.

Une petite minorité d’usagers est à l’inverse suffisamment lucide pour utiliser le sevrage comme parenthèse, entracte propice à une désintoxication physique ponctuelle, source de plaisir renouvelée dans une consommation compatible avec des quantité gérables d’un point de vue financier autant que sanitaire. Une telle rationalisation des objectifs du sevrage, devrait pouvoir se développer concomitamment à la substitution, laquelle procède du même appareillage intellectuel. Hélas, comme dans le cas de l’utilisation dégressive d’opiacés, l’idée que des patients dits " toxicomanes " puissent envisager le sevrage comme un simple outil de régulation de leur addiction bouscule trop de certitudes morales sur les mérites de l’abstinence.

Même si nous tentions de faire abstraction d’une loi qui impose à une partie des malades une prompte guérison sous peine de poursuites, notre intérêt serait de toutes façons centré plutôt sur l’abstinence que sur le sevrage proprement dit . Comme l’a précisé le Pr Boisonnas dans son intervention, les objectifs individuels des candidats au sevrage sont inscrits dans la dualité dépendance/abstinence, et non dans un rapport théorique "intoxication"/sevrage. Pour pouvoir traiter la question qui nous était posée, le Pr Boissonnas a délibérément omis de s’en tenir strictement à l’intitulé, ce qui lui aurait permis de remplacer un long exposé par une longue sieste. En effet, à l’exception des cas de figures marginaux précédemment cités, à la question : quels sont les objectifs individuels du sevrage des usagers dépendants aux opiacés ? Dans la grande majorité des cas, la réponse est: l’abstinence. Abstinence dont les tenants et aboutissants psychologiques entraînent une remarquable confusion entre le politique, le social, et le sanitaire. La plupart des demandes de sevrage concernent le désir ou le fantasme d’abstinence des usagers dépendants, mais contrairement au Pr Boissonnas, je ne vais pas sortir du sujet qui nous a été soumis. Je me contenterais, en guise de conclusion de reprendre l’intitulé d’un atelier de réflexion organisé par l’Association Nationale de Intervenants en Toxicomanie (A.N.I.T.), lors de journées de Chantilly, en 1997. Le titre en était : " l’ abstinence, projection morale ou point d’appui thérapeutique ? ". Je vous ferais grâce de l’intervention d’Asud sur ce sujet qui me valut d’être accusé d’être un partisan du " contrôle social " des usagers dépendants. En résumé, il me semble que cette intitulé riche de potentialités gagne à être inversé, ne faudrait-il pas plutôt envisager l’abstinence comme un point d’appui moral et une projection thérapeutique ?