La diversité des situations, des histoires, lhétérogénéïté des populations concernées, les différentes manières dêtre toxicomane, lévolution des modes de consommation et des produits consommés, la réflexion collective impulsée par lirruption du Sida dans notre monde, auront conduit à une modification profonde de nos attitudes vis à vis de la toxicomanie qui demande la prise en compte de lenvironnement et des différents facteurs sociaux, psychologiques, médicaux, biologiques (ex : si une personne très désinsérée accède aux soins avec le point dappui que peut être la substitution, ce nest pas la molécule en soi qui va laider quant à ses difficultés psychologiques et dinsertion, à ses problèmes de logement et de formation ...).
Les objectifs et les moyens de prise en charge se sont plus diversifiés, visant à la fois à une prise en charge globale et individualisée. En quelques années nous sommes passés dune époque de lobjectif presque unique des soins à labstinence, au risque de laisser pour compte les toxicomanes qui nétaient pas dans cette dynamique, à une époque où par différents moyens on essaie daider tous les toxicomanes quel que soit le moment de leur parcours et sans juger leur mode de vie. Cest un progrès indéniable, à condition cependant que ces objectifs de santé publique ne se substituent pas à une approche individualisée centrée sur le souci de la personne, mais la complètent.
La diversité des aides proposées ne peut permettre de répondre de manière adaptée et singulière au plus grand nombre sil ny a pas un souci de cohérence de lensemble, en tenant compte de lévaluation de ce qui existe, mais cela ne va pas de soi.
Via la méthadone et plus particulièrement le subutex, nous assistons à une médicalisation importante de la toxicomanie. Réduire la prise en charge des toxicomanes à des standards médicaux aurait des effets pervers renforçant lexclusion. Lengagement des médecins généralistes, des hôpitaux et des pharmaciens est indispendable et utile mais doit être coordonné de manière complémentaire avec les centres spécialisés et les différents acteurs agissant dans une dynamique de réduction des dommages sanitaires et sociaux. Si dans une logique de marché et de concurrence, chacun commence à construire sa propre holding où il ferait tout afin de maîtriser globalement la prise en charge sans tenir compte de ce qui est fait par dautres, cest retourner à nos territoires à défendre. Cest un appauvrissement dont le toxicomane fera les frais (1). Noublions pas que le centre de gravité de la prise en charge nest pas en soi tel ou tel lieu mais le toxicomane lui-même qui choisira dans son cheminement le point dancrage ou les points dancrage et dappui lui convenant le mieux. Il sagit de nous inscrire dans une stratégie qui met les propositions daide en synergie et dans nos sociétés guerrières, à considérer lautre comme un partenaire, on y gagne en démocratie et nous nous enrichissons du partage des expériences.
Un partenaire est effectivement une personne avec laquelle on sassocie sur des règles du jeu communes et des objectifs, préalablement définis. Dans ce processus, le toxicomane est un partenaire à part entière et cest la constitution de réseaux qui permet de remettre la personne en difficultés en position de vivre dautres expériences et dexplorer la question du choix. Cette exploration ne se fera plus face à un vide relationnel, mais dans une confrontation ayant au moins un sens pour les acteurs qui la proposent, où chacun reconnaît ses limites et prend position.
Pour sassocier, il faut sidentifier, donc se rendre identifiables sur ce que lon fait et sur ce que lon ne fait pas. Le partenariat est à considérer comme lalliance dune volonté individuelle, politique, associative avec un savoir-faire technique. Cette dynamique doit favoriser et entretenir des rapports de confiance suffisants. Cette confiance sacquiert au fil du temps et dans le fait que les engagements pris sont tenus. Il faut donc reconnaître ses propres limites pour pouvoir tenir compte de ce qui est convenu.
On ne peut prendre en compte la question de la toxicomanie en restant seul et tous les prétextes à la rencontre nécessitent des allers-retours et du temps. Car, ne faut-il pas, comme lécrit Michel Serres dans les cinq sens : N'apprend-t-on pas à parlementer avant de se mettre à parler, napprend-t-on pas les réponses en même temps quon apprend à marcher, parler ou voir ?
Pour notre part, lusager de drogues doit être démarginalisé, associé autant que soutenu et soigné. La disparité et/ou la juxtaposition des réponses renforcent le manque de repères, les sentiments dangoisse et les clivages. Toute action isolée strictement militante ne favorise pas la transversalité des actions. Lon se doit de décloisonner les modes de pensées mais toute confusion des compétences et des rôles est néfaste.
Même si les questions de lexclusion des toxicomanes, du SIDA, ne sont pas quune affaire de spécialistes, il y a nécessité que les actions coordonnées soient menées par des professionnels et des acteurs de proximité bien formés. Ceci ne peut se faire que dans une pratique en réseau qui ne doit pas, même si cela est nécessaire, se résumer à un simple carnet dadresses. Le réseau est un écosystème inter-humain fragile qui se construit dans le respect de la diversité à partir dun minimum de culture commune, sur une dynamique déchanges, de compréhension, dacceptation réciproque qui ne peuvent passer que par linformation, le dialogue, la négociation. Pour ce faire, il y a nécessité de formations, de contacts relativement réguliers avec les différents partenaires. Le réseau nest pas en soi thérapeutique mais a ses effets thérapeutiques et (ou) de socialisation selon son mode dorganisation et de circulation de la parole respectant les missions, les rôles et les places de chacun. Cest en ce sens que toute décision administrative et (ou) politique prise sans tenir compte dune lecture et dune évaluation pluri-disciplinaire du travail déjà en chantier dans ces réseaux et avec les structures de proximité peut être dommageable pour ce qui a mis beaucoup de temps, demandé beaucoup dénergie pour se construire, sentretenir et se réaménager face à lévolution du phénomène toxicomanie.
Cest sur ces bases stables que lon peut affronter la complexité du monde. Si nous les changeons disons pourquoi, pour qui, pourquoi faire et comment, par rapport à quels objectifs et avec quels moyens.
Toutes les approches préventives, éducatives, psychologiques, sociales et médicales doivent offrir des possibilités daide et daccompagnement qui tiennent compte de la situation et de la dynamique des sujets concernés et ne doivent pas être soumises hiérarchiquement à lun ou lautre aspect. Cela ne veut pas dire quil ny a pas à un moment donné dans la trajectoire de la personne, une priorité sur lun ou lautre de ces aspects. Cest dans cet esprit que se situe avec son savoir-faire, le dispositif de soins spécialisés. Lenvironnement influe sur nous, nous pouvons influer sur lenvironnement en introduisant de nouvelles relations, de nouvelles façons de penser et dagir afin que les conditions de vie dune majorité de patients saméliorent. Prévention, réduction des risques et des dommages, accès aux soins, soins et aide à linsertion sont à des places différentes tout aussi indispensables et se doivent dêtre coordonnés et renforcés. Le réseau nest pas là pour répondre au manque de moyens ou gérer la précarité, mais nécessite des moyens et un autre choix de travail afin que la personne toxicomane puisse bénéficier tant au niveau préventif que curatif, à une qualité daide et de soins adaptés.
Mais favoriser laccès aux soins, aux traitements ne suffit pas en soi, encore faut-il garantir la possibilité de continuité dans la durée tout en tenant compte du changement de situation de la personne durant les hospitalisations, lors de la prise en charge par les centres spécialisés, en médecine de ville, pendant les périodes dincarcération, pendant les gardes à vue, etc.
Ceci étant, le patient garde la liberté de mettre de la discontinuite; ou pas. Ce que nous avons à faire cest déviter de lui répondre en miroir mais rester disponible à reprendre les choses et laccompagnement si la personne le souhaite ... Dautre part, cette discontinuité, voire la rupture quil fera avec lun ou lautre dentre nous, ne lempêche pas, dans la diversité de ses investissements, de continuer son cheminement. La diversité est une richesse, le morcellement na que des effets contre productifs, morcellement qui peut se retrouver dans les modes de financements, à chacun sa compétence, à chacun son morceau ...
La discontinuité peut donc faire partie des moments de la prise en charge. La cohérence est nécessaire, elle se signifie dans des formes dorganisation adaptée, à la fois rigoureuse et souple, mais cest aussi un état desprit. Pour quil y ait des sujets, il faut des compléments et pour les aider à devenir ou redevenir sujets, il faut dans un travail partenarial, des complémentarités et du dialogue dépassant, sans pour cela les nier, les questions de pouvoir.