Psychiatre, psychanalyste, professeur émérite à l'Université René Descartes - Paris
La terminologie
Au cours de la conférence, on sera certainement amené à définir les termes. Pourquoi choisir « maltraitance » plutôt que d'autres termes souvent utilisés : abus ou sévices sexuels, violence(s) sexuelle(s), agressions et atteintes sexuelles (des bénignes atteintes à la pudeur jusqu'au viol et l'inceste qui est seulement qualifié par la loi de « viol aggravé ») ? Pour faire entrer les maltraitances sexuelles dans le cadre général des maltraitances ? Le mot implique continuité ou répétition plutôt qu'un acte isolé.
On sera aussi amené à énumérer tout ce qui peut entrer dans le cadre de la maltraitance sexuelle : man¦uvres pédératisques, inceste, viol (avec la reconnaissance récente de la possibilité d'un viol au sein d'un couple marié ou assimilé), femmes battues, prostitution (sauf si elle est « volontaire »Š).
L'exhibition sur la voie publique est une atteinte sexuelle ; mais que font des parents qui ont des relations sexuelles sous le regard de l'enfant ; j'ai connu des parents qui se pensaient « modernes » et libérateurs en mettant leur enfant dans leur lit quand ils faisaient l'amour.
Les limites légales de la maltraitance sexuelle
En France, la maltraitance est balisée par deux repères : l'âge et le consentement. Tout est permis dans la vie sexuelle privée, si les sujets sont majeurs et consentants. Ce n'est pas le cas ailleurs ; ainsi les rapports sexuels anaux (désignés du terme péjoratif de « sodomie ») entre deux époux sont passibles de poursuite dans un certain nombre d'états aux Etats-Unis.
On ne considère pas qu'il puisse y avoir un consentement de l'enfant mineur sexuel. Où est la limite d'âge ? En France, elle se situe à 15 ans ; elle varie selon les pays. Mais de toute façon, à un même âge chronologique, les sujets n'ont pas tous le même développement intellectuel, ni le même équilibre émotionnel.
Le consentement n'est pas non plus si facile à définir ; on peut être consentant au début et ne l'être plus ensuite.
La valeur de l'enfant et de la femme comme personne humaine à part entière
Pour qu'on puisse parler de maltraitance sexuelle d'enfants, il a fallu toute une évolution culturelle qui reconnaisse que l'enfant s'appartient à lui-même, qu'il est une personne. Le pater familias romain avait droit de vie et de mort sur l'enfant et pouvait l'exposer en le condamnant à mourir. Jusqu'où l'enfant appartient-il à ses parents, sa famille, son lignage, son clan, son église, sa nation ? La Convention internationale des droits de l'enfant (20 novembre 1989) est un produit de la culture occidentale ; bien des migrants en France ne peuvent pas comprendre qu'ils n'aient pas le droit de battre leur enfant comme ils l'entendent et de pratiquer les mutilations sexuelles prescrites dans leur culture.
Pour qu'on condamne le viol des femmes, il a fallu toute une évolution dans la conception de la femme, qui fasse de l'éternelle mineure du droit romain (qui a tant marqué le droit français, en particulier le code Napoléon) une personne à part entière, égale de l'homme. Dans certaines cultures, le rapt, donc le viol, était un mode légitime de se procurer une femme. On sait que les aspects les plus avancés de cette évolution sont récents, et que l'évolution n'est pas encore achevée.
Le constat de maltraitance sexuelle
Que vaut la parole de l'enfant ? L'enfant a bien du mal à parler de ce qui lui est arrivé et, quand il ouvre la bouche, souvent on ne le croit pas. Il est vicieux, méchant, veut salir son agresseur, par exemple son père ; la mère, qui a vu, qui sait, ou a tout fait pour ne pas savoir, s'indigne ; les rapports sexuels du père et de la fille lui évitent « le devoir conjugal », protègent son couple. Effrayé par les conséquences pour ses parents qu'on met en avant, l'enfant se rétracte.
Parler avec l'enfant n'est pas facile. On parvient parfois à comprendre ce qui s'est passé par les détours du dessin et du jeu. Quand il parle, il est vrai que sa parole peut fluctuer ; il varie dans ce qu'il ressent et pense ; il est partagé entre des tendances contraires : sa souffrance et son attachement à ses parents.
Parfois l'enfant a menti, c'est beaucoup moins fréquent qu'on ne l'a longtemps cru.
Pour éviter la multiplication traumatique des entretiens avec l'enfant, on a proposé d'enregistrer en vidéo le premier entretien et de l'utiliser pour la suite de l'enquête. Nous aurons certainement l'occasion d'en discuter.
On a assisté ces dernières décennies à un phénomène particulier : au cours d'une psychothérapie, le plus souvent de type émotionnel, des patients (plus souvent des femmes) ont « retrouvé des souvenirs » d'agression sexuelle par leur père. Il semble que les thérapeutes considèrent facilement qu'il s'agit de souvenirs et non de fantasmes. Toujours est-il que des pères, notamment aux Etats-Unis, ont été traînés devant les tribunaux et condamnés malgré leurs dénégations. On a beaucoup écrit sur la question. Tout cela s'inscrit dans un mouvement de retour à une théorie de la séduction ; Freud avait mis cette théorie en doute dans sa généralité, ce qui l'avait conduit à la découverte de l'importance de la vie fantasmatique et de la sexualité infantile ; aujourd'hui on lui fait grief de l'abandon - en fait seulement partiel - de cette théorie ; ce grief ne me paraît pas fondé. Jean Laplanche a développé une théorie de la séduction généralisée, qui a séduit beaucoup de psychanalystes : l'adulte émet des signifiants énigmatiques pour l'enfant ; sa thèse me paraît une négation de la sexualité infantile, l'enfant a un corps et un vécu qui lui permettent de comprendre ces signifiants, même si ce n'est pas complètement et rationnellement.
Un autre phénomène qui prend de l'ampleur est la peur qui se développe de la pédophilie, et l'utilisation de cette accusation notamment dans des procès de divorce pour avoir la garde de l'enfant.
Le sujet maltraité est-il innocent ou coupable ?
On a longtemps considéré le sujet comme coupable de la maltraitance dont il était l'objet. Un film récent, The Magdalena Sisters, montre, à partir de faits réels, un couvent où l'on enfermait récemment encore les filles coupables pour les punir et les redresser. Une jeune femme, victime d'un viol ‹ dirions-nous aujourd'hui ‹ contre lequel elle s'est défendue, est accusée d'avoir déshonoré sa famille et est enfermée ; l'opprobre ne tombe pas sur le violeur, mais sur la victime.
Aujourd'hui, on veut réagir et on insiste auprès de la victime sur le fait qu'elle est innocente, que ce n'est pas sa faute. Certes l'adulte est responsable de la maltraitance de l'enfant, particulièrement quand il est en position de responsabilité. Mais la victime a parfois été consentante au début. Parfois la fille ne dénonce l'inceste que lorsque son père la délaisse pour s'intéresser à la s¦ur cadette. L'enfant a une sexualité infantile, une curiosité sexuelle et se laisse prendre à des jeux érotiques, en particulier s'il connaît la personne et l'aime ; puis les choses prennent une allure inquiétante, mais la marche arrière n'est pas aisée. L'adolescente a « aguiché » et ensuite été prise dans un tourbillon de violence auquel elle ne s'attendait pas ; ce que les mères des garçons ayant participé à des « tournantes » utilisent pour proclamer l'innocence de leurs fils et la culpabilité de la fille.
Il y a un danger à installer la personne agressée dans un statut de victime. Toute sa vie, elle se sentira atteinte, comme s'il était impossible de restaurer son intégrité. Cependant, c'est à restaurer son intégrité que les soins qui lui sont donnés et l'accompagnement dont elle a besoin doivent viser. Parfois pourtant, bien qu'ayant réussi sa vie, en particulier sa vie sexuelle sur bien des points (mariage avec un bon partenaire, enfants, etc.), la victime continue de se sentir atteinte ; elle attache beaucoup d'importance à la condamnation de l'agresseur pour retrouver son assise.
Les conséquences
Une désorganisation profonde et durable peut résulter immédiatement du traumatisme. Le trouble étant manifeste, on a quelque chance de s'en occuper.
Les conséquences à long terme seraient importantes à connaître, ce qui n'est pas facile en raison des cas qui n'ont pas été diagnostiqués et des cas qui n'ont pas été suivis. C'est souvent « après-coup » que les effets les plus redoutables se manifestent. Dans l'enfance, le sujet vit une sexualité infantile « pré-sexuelle », comme dit Freud ; ce qu'on lui a fait, il n'en comprendra pleinement la signification que lorsqu'il sera capable d'une sexualité complète.
On sait que les agresseurs sexuels ont été souvent des enfants agressés sexuellement. Ils sont poussés à une reprise active du traumatisme subi comme moyen de le maîtriser.
Les conséquences sont polymorphes et nous entendrons parler de leurs multiples aspects dans cette Conférence de consensus.
Je n'aborderai pas la difficile question de la prévention que nous aurons aussi à traiter dans cette Conférence, pour conclure sur une courte, mais éloquente vignette.
Une vignette
Je vois arriver dans mon bureau un enfant de 5 ans. Sa nourrice a eu l'attention attirée par l'anus de l'enfant qui saignait, et elle l'a conduit chez le médecin. L'enfant a raconté facilement que son père mettait sa quéquette dans son derrière. On me l'envoie pour des soins psychologiques.
Je n'ai pas posé de questions à l'enfant, mais l'ai laissé dessiner à sa guise. Il a dessiné un renard dont la queue était prise par la glace. Puis il a exprimé le regret de ne plus voir son père (le père était en prison pour la maltraitance sexuelle de son enfant), car son père lui offrait de grandes sucettes vertes à sucer (il y avait également eu fellation).
La consultation s'était déroulée devant quelques membres de mon équipe. Nous étions sidérés, malgré la qualité que nous prêtions à l'analyse de notre sexualité anale. Nous imaginions la dimension du pénis du père pénétrant le petit anus de l'enfant et le faisant saigner. L'enfant ne se plaignait pas ; la souffrance effleurait seulement à travers l'histoire de la queue du renard prise dans la glace. Qui plus est, il regrettait la présence de son père qui lui donnait de si bonnes choses à sucer. La mère, oligophrène et psychotique, avait assisté à toues les scènes sexuelles sans rien dire.
Cette vignette me paraît illustrer la complexité de ce que vit un enfant (et probablement toute victime d'une maltraitance sexuelle), si bien que je n'imagine pas que nous puissions aboutir dans cette Conférence de consensus à des conclusions simplistes.
RÉFÉRENCES
[1] Sandler Joseph, Fonagy Peter (1997), Recovered Memories of Abuse. True or False ?, London, Karnac.
[2] Laplanche Jean (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 164 p. Réédition, collection Quadrige, avec l'index général des Problématiques révisé, 1994.