Du désir d'archives et de la bibliothèque personnelle d'Henri Ey
à la publication en réseau des bibliothèques psychiatriques de France.
Dr Patrice BELZEAUX (PERPIGNAN)
Congrès de Neuro et de Psychiatrie de Langue Française, Biarritz, Juin 1999
J'aimerai, dans le temps qui m'a été donné évoquer -plus qu'un travail en cours-, un trajet personnel. C'est d'une retrouvaille ou plutôt d'une tentative de retrouvaille dont il s'agit ici; retrouvaille avec l'homme Henri Ey que j'avais connu et côtoyé dans l'année 1976 jusqu'à l'été 1977 précédant sa disparition. Retrouvaille aussi avec un lieu et une atmosphère, celle de l'accueil de Renée Ey et celle silencieuse, chaleureuse et ouverte de la fameuse bibliothèque de Banyuls dels Aspres. Retrouvailles enfin avec son oeuvre qui avait été il y a vingt ans l'objet de ma thèse et de mon mémoire de psychiatrie.
Un désir insensé d'aller voir dans les livres de la bibliothèque s'ils me donneraient à nouveau accès à l'homme que j'avais connu et dont j'avais admiré l'autorité de son savoir... c'est dans ce contexte et pour les besoins de l'Association que j'entrepris début 1997, le catalogue sur support informatique de cette bibliothèque. Et bien sûr, ce travail m'a conduit, dans ce paradoxe propre au désir, au plus loin de ce que j'aurai voulu et approuvé initialement, c'est à dire, dans la problématique de l'informatique dans ses rapports avec la documentation et la psychiatrie, et au plus près de ce que je ne pouvais espérer: à savoir me donner à nouveau la parole comme me l'avait donnée Henri Ey dans son dernier séminaire de Thuir.
J'évoquerai donc aujourd'hui ce trajet qui, partant du Catalogue informatisé de la Bibliothèque personnelle d'Henri Ey, m'a conduit à reprendre les rapports de la clinique de Ey avec la clinique d'aujourd'hui, à reconsidérer comme indispensable l'action documentaire en psychiatrie et à évoquer les similitudes des classifications actuelles en psychiatrie avec les méthodes de classification des listes de descripteurs (ou mots-clés) dans le champ documentaire.
La Bibliothèque personnelle d'Henri Ey:
En fait, je m'apercevais au fur et à mesure de l'avancée de mon travail de récolement que la bibliothèque d'Henri Ey était somme toute une Bibliothèque de taille modeste: 2500 ouvrages scientifiques, à peine plus que la bibliothèque de l'honnête homme. Que manquaient les ouvrages les plus représentatifs de l'oeuvre de Ey (P. Janet, Huglings Jackson,..), et qui ne comportait que très peu de livres antérieurs aux années 20. L'explication en était qu'Henri Ey n'était pas un collectionneur (sauf des boites de cigares), ni un fouineur de bouquiniste (un seul ouvrage de 1885 porte la mention "acheté sur les quai en 1924"(1) ) et qu'il travaillait essentiellement à la Bibliothèque de Ste Anne dont il connaissait par coeur le chiffrage des côtes (j'en ai été le témoin ahuri, un jour qu'une camarade d'internat en mal de thèse était venu le questionner sur une bibliographie) et dont il consultait librement les paquets de fiches (il reste encore à Banyuls un paquet de références en anglais) ainsi que les ouvrages, jouissant ainsi des richesses inestimables de ce haut lieu de travail, qu'il avait longuement contribué à developper avec le concours et la complicité de Mme Girard, la bibliothécaire.
Cependant se dégageaient peu à peu de l'étude de cette bibliothèque des qualités, qui sans être spectaculaires, devinrent à l'analyse tout à fait essentielles:
Les références vont couvrir le temps de sa vie professionnelle des années 20 aux années 80, formant un ensemble homogène et cohérent; et l'on verra tout à l'heure l'intérêt d'un tel ensemble.
Les références sont internationales et donnent une idées des relations et de l'audience d'Henri Ey hors de France. En effet 40% des ouvrages sont écrits dans 13 langues étrangères ou dominent l'anglais, l'allemand et l'espagnol. On retrouvera naturellement tous les auteurs qui ont participés au premier congrès international de psychiatrie en 1950 et à la première édition de l'EMC en 1954, les intervenants des colloques de Bonneval, etc.
Les références témoignent en outre de la largeur de vue du Maître de la psychiatrie française: psychiatrie, psychanalyse (242), phénoménologie (62), neurologie, religion, biologie, génétique, anthropologie, épistémologie, histoire, littérature, philosophie classique et art plastique.
Près de 500 ouvrages sont dédicacés: une signature, un hommage discret ou un trait d'esprit d'une personnalité célèbre (Lacan, Minkowski, Binswanger, Laborit, Lain Entralgo...) ou inconnue. Il y aurait à faire une belle étude à partir de ce véritable matériel d'archive sur les amitiés, les relations, leur évolution.
Les thèses qui retracent pour une part les orientations de l'Ecole de Claude (25) et celle de Delay (25), mais aussi des thèses des Ecoles de Bordeaux, Lyon, Toulouse. Une mention particulière pour les thèses de S. Nacht , de D. Lagache, de Dide, ou encore celle de Gladys Swain, complètement annotée (2).
Mais aussi plus de 3000 fascicules de revues psychiatriques nationales et internationales ainsi que de CR de Congrès qui en font un ensemble unique.
Enfin la bibliothèque garde vivante la trace de la lecture du Maître, avec de nombreux ouvrages soulignés et annotés comme ceux de S. Freud, de Husserl, de P. Ricoeur, de M. Foucault ou de Plotin.
Je ne peux détailler d'avantage cet ensemble parcouru par les grands noms de la psychiatrie de la psychanalyse, de la phénoménologie, de la philosophie générale, dont j'ai déjà rendu compte pour un article à paraître dans l'Evolution Psychiatrique (3), et que vous pouvez depuis 2 mois consulter en détail sur internet à partir du site de l'Association hébergé par Psydoc-fr (4) .
Avant d'expliquer comment tout cela a pu être possible techniquement et les points de vue passionnants qui s'en déduisent, je voudrai venir un instant à la clinique et à l'histoire de la clinique, à ce qu'elle était du temps de Ey et de sa bibliothèque et à ce qu'elle est devenue, en essayant de dégager un des motifs de cette évolution. J'ai choisi comme exemple celui de la manie parce qu'il est d'actualité à travers les travaux sur les troubles bipolaires, peut-être aussi parce que "le tableau clinique est tellement «simple» que c'est celui que l'on apprend le premier aux débutants" (5, p.47), surtout parce que l'évolution du traitement de la «fuite des idées» y est particulièrement éloquent.
Une bibliothèque militante:
Lorsqu'Henri Ey traite de la Manie dans son Etude N°21 en 1954 (5), il consacre, dans le style le plus étincelant de son oeuvre, 70 pages denses qui font de ce texte (avec ceux qui le précédent et ceux qui le suivent) un des sommet de la psychiatrie française. Que l'on juge, je le cite:
"La fuite des idées doit être considérée (...) comme une forme d'existence tumultueuse (...) C'est un « tourbillon » sans fin, sans but et sans ordre, emportant dans son mouvement vertigineux les images qui foisonnent, les mots qui se pressent, les souvenirs qui affluent, les contenus de conscience qui défilent enchevêtrés, inutiles, incomplets, dans un embrouillamini d'idées dont la rapidité donne l'illusion de la fécondité."
"Le malade « saute » d'une idée à l'autre, se laisse entraîner par son « mentisme » vertigineux. Il suit à bout de souffle sa pensée qui fuit : Cessant d'en être le maître, il court comme un esclave après ses automatismes. C'est la sarabande de l'imagination, le défilé des souvenirs, le mélange chaotique des intuitions qui se pressent à un rythme forcené et se télescopent ou interfèrent en séries futiles, insignifiantes et désordonnées. La pensée ne crée plus, elle rêve, elle vagabonde. Secouée de soubresauts, hachée d'interruptions, elle dévide et embrouille son fil, de sorte que, entraîné dans ce mouvement qui se précipite à mesure qu'il dure, perdu dans les méandres d'une imagination déchaînée, dans les entrelacs de ses digressions, dans le labyrinthique manège de sa pensée qui tourne à vide et toujours plus vite, le malade se lance à corps perdu dans un dédale vertigineux, s'y engouffre et s'y perd dans l'impétuosité d'un élan que rien ne peut arrêter ni apaiser. Les instances normales d'inhibition et de direction sont affaiblies ou abolies et l'activité psychique tourne inlassa-blement en rond, sans frein et sans efficacité. Nous devons à BINSWANGER l'étude la plus approfondie de la fuite des idées ainsi considérée non plus comme un accident mécanique de la boîte de vitesse cérébrale, mais comme une certaine forme d'existence qui constitue le fond même de l'état maniaque, c'est-à-dire les relations du maniaque avec son Monde.(...)"
"Encore une fois, toutes les analyses structurales de BINSWANGER montrent que la «fuite des idées», la tachypsychie du maniaque n'est pas un phénomène isolé ou basal de la manie, mais constitue un aspect fondamental de la déstructuration de la conscience maniaque anormalement ouverte aux significations et à l'intentionnalité de l'optimisme vécu comme une véritable danse avec le réel." (4, p.60)
Car qu'est-ce que la Danse: "Celle-ci, d'aprés E. Straus cité par Ey, n'est pas un déplacement vers un autre point de l'espace mais un enroulement, c'est un mouvement qui se satisfait en lui-même et pour lui-même parce qu'il est un mouvement du corps, une modification, pour ainsi dire interne, de l'espace vital." (4, p.72).
Ey conclut: "ce qui est troublé, c'est le déroulement de la conscience dans le temps en tant que ce déroulement constitue cette qualité de la conscience par quoi elle s'accorde au mouvement interne de ses désirs et au déroulement de son histoire." (4, p.87)
Et dans ce même texte, il traduira pour nous l'essentiel des 200 pages consacrées par Binswanger à la "fuite de idées"(6) , donnant ainsi accès à cette oeuvre inégalée. Citons parmi les riches analyses anthropologiques du Monde maniaque de la "fuite des idées", les têtes de chapitres suivantes: "le saut, l'optimisme, la festivité, la grand gueule, le tourbillon, la volatilité, la fuite, la griserie, la roseité et la clarté de l'expérience, etc)
Tout ceci me fait penser à cette patiente qui à diverses reprises de notre parcours commun (nous nous connaissons depuis dix ans), insiste comme point de départ d'une existence malheureuse (ce qu'elle ignorait jusqu'à ses 40 ans), solitaire et dépressive (vainement traité par les antidépresseurs et les neuroleptiques qui ne faisaient qu'aggraver son état et une hospitalisation qui a fait pire), "mes parents m'ont empêchée de « danser »", faisant allusion là, à une demande qu'elle formulait quand elle était enfant, à un désir profond jamais reconnu; alors, au-delà de la frustration infantile, ne fait-elle allusion à cette nécessité d'accorder les mouvements de ses désirs au déroulement de son histoire, et la temporalité de son être à l'enroulement-déroulement de son corps désormais dramatiquement voué à l'inexistence malgré quelques succédanés. Autrement dit à la constitution (ou au sauvetage) de son narcissisme. C'est cela que permet d'entendre, interroger et accueillir cette clinique.
De la même manière, je pense à cet autre patient maniaco-dépressif ou "bipolaire I", traité et équilibré depuis 25 ans qui après trois mois d'entretiens se décide à aborder ce qui le travaille le plus encore aujourd'hui: "Il faut que je vous dise, parce que je n'ai pu l'aborder à ce jour, on m'aurait pris pour un fou, ce que c'est que ces moments, à proprement parler extra-ordinaires, de toute puissance. J'ai alors la sensation incroyable d'être en lien avec l'univers entier, de commander à toute chose et à la parole des gens même à la télévision, et même ce qui est vraiment paradoxal, même lorsque c'est pré-enregistré. C'est vraiment logiquement incroyable et pourtant cela montre les possibilités extraordinaires de notre cerveau..."
Si nos cliniciens psychopathologues consacraient tant de pages à la description la plus fine de ces mondes de la fuite des idées, de la danse, de la toute puissance, c'était bien pour accueillir ce type de paroles et nous doutons beaucoup qu'en dehors des qualités humaines de chacun, nos modernes manuels statistiques nous le permettent. La description à cette époque était compréhension et accueil, et donc reconnaissance et resubjectivation.
Au terme de ces citations tronquées (je rappelle que le texte de Ey comporte 70p.!), que pouvons-nous dire de cette clinique et de la fuite des idées?
Et bien, il nous faut convenir que la description clinique contemporaine (le DSM revendique expressément le terme de "description" (7, p.26) ) est à l'opposé de tout ceci:
Akiskal règne en maître de l'histoire aboutie et 60 ans de psychiatrie française et Européenne -psychiatrie essentiellement psychopathologique- ont tout simplement été escamotés. Et nous avons retrouvé cette sémiologie plate faite d'items informatisables, favorisant les questions à choix multiples qui mettent sur le même plan statistique et critériologique le divorce et l'humeur dysphorique...
Il est s'en doute inutile de souligner que dans un tel système, l'interdiction de la danse dont a souffert ma patiente n'a aucune chance d'y trouver sa signification. Et que l'écoute que permettait la clinique d'il y a peu, se trouve remplacée par un repérage classificatoire dans lequel le sujet n'a aucune chance de se reconnaître.
Il n'est pas dans notre intention de mettre en doute l'importance des recherches de validation critériologiques menées autour des troubles bipolaires et de leur traitement. Tout ceci nous parait essentiel aux meilleurs soins et il serait absurde de le contester. Mais nos auteurs doivent aussi se rendre compte qu'ils ne peuvent proposer cette approche du malade comme spécifique de la psychiatrie. Si cette approche est biomédicale, elle n'est pas psychiatrique. Car elle privilégie dangereusement le rapport du psychiatre à la classification plutôt que le rapport du thérapeute à son patient. Patient dont elle ne dit rien, ni de son histoire, ni de la subjectivité de son vécu. Le discours Organo-Dynamique était loin d'être parfait, mais il se nourrissait de références constantes aux auteurs passés et à l'histoire; il tissait son discours descriptif et théorique afin de "faire vivre" la crise maniaque de l'homme pour entendre qu'au "coeur de la fuite des idées cet homme est encore un homme et en un certain sens un homme normal"(4, p.78). Il ajustait donc au plus près dans son discours humaniste, le regard et l'écoute dans un maillage où le style même de la parole enseignante joue un très grand rôle.Suivant le mot de Tatossian, Henri Ey était bien "l'enseigneur par excellence de la psychiatrie"(10) , un "enseigneur", que j'entends comme la condensation de la locution "seigneur de l'enseignement".
C'est la raison pour laquelle, nous n'hésiterons pas à dire que la bibliothèque personnelle d'Henri Ey, par ces 60 années de psychiatrie psychopathologique aujourd'hui occultées, par son élargissement à la phénoménologie et à la psychanalyse, à l'épistémologie et à l'histoire, est en quelque sorte, devenue malgré elle, une bibliothèque militante.
Une première: la consultation en ligne.
Revenons maintenant à la consultation de cette bibliothèque. Un peu d'histoire:
Tout d'abord une organisation de documentalistes: l'Ascodoc-psy (Association de coopération documentaire en psychiatrie), qui oeuvre depuis 1984 au regroupement des documentalistes en psychiatrie dont une des mission est la mise en réseau des travaux de dépouillement des documents (revues, thèses, CR de congrès, etc.) et de leur indexation. A l'heure actuelle les deux réseaux d'Ile de France (19 centres hospitaliers dont Ste Anne) et de province (65 centres hospitaliers à ce jour) ont fusionnés et viennent de prendre la forme juridique d'un GIP (1999). La responsable actuelle en est Mme M.T. Mercier (C.H. St Egrève).
Puis, plus prés de nous, un pionnier: le Pr Maurice Ohayon, qui, en 1990 présentait à ce même Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française, réuni à Lille, "Cent de Psychiatrie et de neurologie de Langue Française", soit toutes les références des contributions aux congrès depuis 1890, soit 4691 publications (11). Le travail avait été traité par informatique grâce à un programme écrit par l'auteur en langage Pascal avec indexation par mots-clés, mais la présentation était restée sur support papier.
Beaucoup plus prés de nous encore, une personnalité: le Dr J.M. Thurin, secrétaire général de la FFP, très investi dans l'action documentaire en psychiatrie depuis 1994 (premier contacts entre FFP et Ascodoc-psy), en relation avec l'Inserm et son réseau DIC-DOC d'ingénieurs en documentation, puis créant son site internet Psydoc-fr et la première base de données en psychiatrie francophone en 1995-96, et organisant des journées d'interface en mars 97 et mars 98 qui réunissaient tous les acteurs du champ documentaire (12) .
Enfin de notre coté, au sein L'Association Pour la Fondation Henri Ey, je commence le catalogue informatisé de la bibliothèque d'Henri Ey fin 96 et l'adresse début 98. Dés le début de notre projet, le principe d'un hébergement par Psydoc-fr nous est proposé.Nous vous épargnerons les aléas du choix du logiciel de publication où les qualités de notre logiciel (File Maker Pro) s'imposeront , et le travail de mise en conformité de notre base de données, car tout était à faire, et nous avons réalisé avec et grâce à JM Thurin un véritable travail de frayage en particulier en mettant au point les formats de saisie et de présentation des données et en proposant un avant projet de Charte d'utilisation en réseau de Psydoc-fr. En 99 nous sommes intégré au Comité de Pilotage de psydoc-fr.
Nous sommes fier aujourd'hui d'annoncer qu'il s'agit d'une première : La BiblioEy (c'est son nom de code) est la première Bibliothèque psychiatrique française dont le fichier est consultable sur le web. Il s'agit de tous les ouvrages, thèses, congrès de la bibliothèque et de toutes les publications (500) de Ey rassemblées par J. Grignon (13) et bientôt les références de l'Evolution Psychiatrique déjà disponibles (1925-1985) seront complétées grâce au travail du Pr J. Arveiller (1986-1995) (14) .
Et nous lançons un appel aux autres bibliothèques psychiatriques qui constituent notre "trésor bibliographique" pour venir nous rejoindre et accroître par leur référence le serveur de la FFP.(Elle s'informatisent peu à peu, mais la publication de leur fichier sur la Toile prendra encore du temps; saluons le travail de l'équipe du CH H. Ey de Bonneval dont le remarquable site (15) donne un accés en ligne aux fiches de la bibliothèque) Parce que nous devons avoir en France un serveur de base de Données psychiatriques digne de ce nom, parce que nous devons, plus que jamais, rendre accessible notre histoire et que l'informatique peut montrer qu'elle peut aussi servir l'histoire, au lieu de rendre notre discipline toujours plus anhistorique.
Grâce à notre site (http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/Ey) mis en service il y a juste un mois nous pourrons, comme le faisait Henri Ey, ajouter à nos références de larges extraits de texte ou des textes entiers que chacun pourra télécharger. (Le site comprend en outre une présentation de l'oeuvre d'Henri Ey (RM Palem), une visite en image de sa fameuse bibliothèque...)
Classification, descripteurs et outils informatiques:
Tout ceci n'a été possible, vous vous en doutez, qu'en se situant à cette interface entre psychiatrie et informatique. Un des problème majeur rencontré dans l'établissement d'une Base de Données documentaire en vue d'une consultation par des tiers est l'établissement de descripteurs ou mots-clés. C'est par ces derniers -en dehors des Noms d'Auteur, des Dates et des Noms de revue- que le chercheur va pouvoir retrouver dans le fichier central, un article, un ouvrage, une thèse, une communication de Congrès. Il doivent donc être établis avec soin et avoir des caractères de pertinence et de validité pour éviter les parasitages et les silences (faux positifs et faux négatifs). Ils sont généralement proposés par les auteurs à la demande des rédacteurs, mais en fait ils doivent souvent être modifiés par la rédaction ou le service documentaire car, contre toute attente, les Descripteurs utilisés par les Auteurs sont souvent peu pertinents. (Arveiller, 16 )
Quoiqu'il en soit les articles actuels (depuis les années 80-90) proposent quasiment tous un résumé et une liste de descripteurs (17) qu'il suffit de relever pour qu'à partir d'eux la procédure de recherche puisse retrouver l'article. Il n'en est pas de même pour les articles plus anciens (avant 1980) la plupart des ouvrages, les thèses, etc, qui ne répondaient pas à ces exigences de rédaction.
C'est donc par commodité qu'il est convenu de relever les mots les plus pertinents du titre et de s'en servir comme descripteur, en attendant qu'une lecture idéale, exhaustive, synthétique et pertinente (qui constitue une des taches la plus noble du travail de documentaliste) vienne modifier et compléter la première approximation. C'est d'ailleurs cette méthode empirique qu'utilisait Henri Ey pour indexer l'Evol. Psy.: les fascicules des années 50, 60 portent sur leur page de couverture un ou deux mots encadrés au crayon pour chaque titre (avec parfois quelques annotations).
Ces descripteurs, ou mots-clés, constituent une liste à compléter, au fur et à mesure de l'avancée de la science. Ils sont le coeur de la recherche biographique.
Il est important de savoir qu'il n'existe en France ni classification documentaire officielle en psychiatrie (la classification en vigueur à la bibliothèque Henri Ey de Ste Anne serait celle mise en place par Henri Ey), ni liste officielle de Descripteurs, ou jouant ce rôle , ni thésaurus (organisation hiérarchisée de termes). Plusieurs travaux ont cependant été réalisés en particulier par le CNRS (Base Pascal) et par le réseau Ascodoc-psy, mais le premier, établi pour la médecine, est insuffisant à rendre compte des concepts psychiatriques et le second, déjà très avancé, cohérent et validé (depuis 1984, le réseau des bibliothèques psychiatriques travaille à ce projet) est protégé par la loi et à usage interne des membres du réseau ne peut être diffusé (18) . Enfin il existe le vocabulaire anglo-saxon de la National Library of Washington, le Mesh (Medical Subjects Headings) consultable sur la Base Medline (9 Millions de titres) constituée depuis 1965 environ, mais lui aussi peu apte à rendre compte de nos concepts psychiatriques européens et de notre histoire. (Medline répertorie L'Evol psy, AMP, Pres. Méd.). Psydoc développe depuis 1997 sa propre liste de vocabulaire en y intégrant le Mesh (traduit par l'Inserm) après avoir testé la validité de la correspondance des descripteurs. C'est un travail en cours auquel nous sommes associés.
Pour rendre la BiblioEy accessible à la recherche, nous avons du donc former à notre tour notre propre classification et notre propre vocabulaire de mots-clés.
Mais nous avons franchi une étape importante en perfectionnant et automatisant le système. Sur le logiciel commun avec la FFP (File Maker Pro) j'ai confectionné un petit programme qui couplant deux dictionnaires (l'un pour la lecture-reconnaissance des termes pertinents du titre, l'autre pour l'écriture des termes validés qui leur correspondent) permet la génération automatique de mots-clés à partir des mots du titre d'un article. C'est donc un générateur de Mots-Clés automatique qui peut traiter 1000 fiches documentaires en 10mn. Il est facile de modifier ou d'enrichir ces dictionnaires. (note 1)
J'ai introduit deux fonctionnalités supplémentaires en Traduisant les descripteurs et en les hiérarchisant, ce qui permet d'élargir la recherche documentaire. C'est un exercice difficile, et finalement assez réduit, car mis à part les équivalents et les synonymes, il n'y a en psychiatrie que très peu de signes pathognomoniques, c'est à dire de bijection entre l'étage sémiologique et l'étage nosographique: G. Lanteri Laura cite la "fuite des idées" pour l'état d'excitation maniaque -et encore est-ce pour la période de la psychopathologie structurale- (19, p.220) , mais il serait dangereux d'associer la "dissociation" univoquement à la schizophrénie puisque le terme est aussi employé dans l'Hystérie, et ainsi de suite. Par contre, si la bijection est rarement possible, il est possible de réaliser des relations d'inclusions entre des mots-clés et l'étage classificatoire: discordance, hallucination, obsession, s'incluent, avec bien d'autres, dans la classe "sémiologie", les noms de médicaments s'incluent dans la classe "psychopharmacologie" ou "thérapeutique" suivant les cas; refoulement s'inclue dans "métapsychologie" et "psychanalyse", etc.(Note 2) Ainsi les descripteurs peuvent s'enrichir et la recherche documentaire peut en être plus performante.
Il y a bien des pièges dans la langue française, et bien des titres d'ouvrages et d'articles trop métaphoriques pour que l'on soit dispensé d'une vérification; il y a aussi une constante intrication de l'étage sémiologique avec l'étage "psychopathologique": je pense à "dissociation" pour schizophrénie, à "sommeil" pour l'organo-dynamisme. Mais avec une revue exigeante dans le rapport du titre au contenu de l'article la réussite est de 95% pour un indexation élémentaire qui propose déjà un élargissement de la recherche. C'est certes un pis aller mais qui fait gagner un temps précieux compte tenu de la masse documentaire historique à traiter.
Deux principes doivent guider l'organisation d'une telle hiérarchisation: éviter les amalgames sémantiques entre différentes périodes historiques (à chaque époque ses mots), et, ouvrir notre "trésor bibliographique" aux étrangers (Traduire les mots-clés en plusieurs langues, au minimum, anglais, espagnol).
Conclusions:
Tout ceci est en train de se mettre en place (car l'établissement de ces listes de descripteurs, de ces correspondances et de ces hiérarchisations est un long travail): pour la biblioEy au premier chef dans le déploiement de ses collections de revues; mais aussi, nous le souhaitons vivement pour les autres bibliothèques psychiatriques; c'est le sens de notre appel et de notre dialogue avec l'Ascodoc-psy. Car nous avons (la France) un retard considérable en matière de publication et d'accessibilités des références, qu'il me semble urgent de combler. Tous les outils informatiques sont en place pour le grand projet de bibliothèque virtuelle dont parlait J. Garrabé (20 ). Nous avons juste à développer nos outils et à les perfectionner.
De plus, encourager la publication sur la toile des bibliothèques historiques comme la BiblioEy, c'est donner un peu de références historiques aux recherches bibliographiques qui sont prises par un vertige et une illusion de la dernière heure. Le Pr P. Pichot que je citais plus haut, ne nous disait-il pas que la folie circulaire de J.P. Falret avait été découverte en 1983 par les américains, avant le public français, grâce à une Traduction-commentaire de Sedler dans l'Am. J. Psy. J'ai trouvé intéressant de vous traduire sommairement le résumé de son texte tel qu'on peut le trouver sur Medline, car il est trés éloquent: "cet essai est le premier qui articule clairement les éléments actuels de notre diagnostic de troubles affectifs bipolaires. Il contient des descriptions lucides des états d'exitations maniaques et des états dépressifs ainsi que leur modes de déclenchement. Il insiste sur l'importance de leur déroulement pour le pronostic aussi bien que sur les facteurs héréditaires et épidémiologiques. Bien que la psychiatrie américaine regarde instinctivement vers la littérature de langue allemande pour trouver ses fondements dans Kraepelin, Bleuler et Freud, la traduction de l'essai de Falret représente un effort pour dessiner les origines de nos concepts psychiatriques contemporains dans le XIX° siècle français."(21)
Il n'est donc pas s'en intérêt de publier les références de notre histoire, les américains pourraient y reconnaître des précurseurs et nous les faire redécouvrir en retour!
Comment faire pour publier sur le net?
Pour les bibliothèques informatisées c'est une question de conversion de format, et après des tests, c'est quasiment immédiat. Pour les autres qui auraient un listing suffisamment complet (auteurs, titre, année, pagination, éditeur) dans un simple traitement de texte (p. ex.Word) ou mieux un tableur (p. ex. Exel), la conversion en base de données peut se faire après une petite étape technique. C'est un travail, mais beaucoup moins complexe et coûteux en temps qu'on ne le pense. L'Association peut vous aider et vous conseiller. Le C.H. de Thuir, par la voix du président de sa CME, Dr Ch. Alezrah, a répondu oui à la publication des références de sa bibliothèque sur la toile. L'expérience est ouverte aux autres bibliothèques. Et nous constituerons ainsi un grand réseau de contributeurs propre à mettre en ligne l'ensemble des références de la psychiatrie dans son histoire.
Perspectives:
Au terme de ce parcours entre clinique et documentation, je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a une commune inspiration entre l'organisation du savoir psychiatrique contemporain et la problématique que je viens d'exposer concernant la documentation. Attribuer des mots-clés à un article de façon à le représenter le plus fidèlement possible, procède de la même démarche que de caractériser les signes cardinaux représentant une maladie.Il y a une correspondance sémantique entre article et tableau clinique d'un côté et descripteurs et symptômes de l'autre. Dés que l'on tentera de constituer une liste à partir de critères de validation, de les hiérarchiser et de créer des arbres de correspondance ou de décision, la clinique comme la documentation vont obéir à la même logique de base du langage informatique: celle des boucles d'inclusion et d'identité et des boucles conditionnelles (si...alors). La construction du DSM répond entièrement à cette organisation de validation, de hiérarchisation et de correspondance des signes (DSM III-R, Introduction, 6). Les arbres décisionnels de diagnostic qui se trouvent dans les annexes du DSM relèvent entièrement des boucles conditionnelles de la programmation informatique.("Le but de ses arbres de décision est d'aider le clinicien à comprendre l'organisation et la structure hiérarchique de la classification" Annexe B, p.423, 6) Il est évident que si la sémiologie prend l'aspect d'items informatisés c'est parce que la culture informatique a infiltré le savoir psychiatrique, jusqu'au point de le réorganiser. Ainsi les discours cliniques qui se soumettent mal à l'analyse documentaire, comme le discours d'Henri Ey que nous avons cité (quels mots-clés dégager?), mais aussi comme tous les discours de la phénoménologie et de la psychanalyse, tous ces discours vont se trouver exclus des systèmes actuels de classification faute de pouvoir les réduire à des items informatisables. Ainsi se dégage une des raisons technique de la mise à l'écart de la psychopathologie.
Si cette culture informatique est un enrichissement indispensable pour l'accés à la documentation, cette nouvelle rationalité qui rend de bons services dans l'épidémiologie, la génétique et la recherche psychopharmacologique, s'avère assez appauvrissante dans le champ sémiologique et complètement stérilisante dans le champ psychopathologique et la relation thérapeutique. Et si par malheur, l'enseignement et la recherche se réduisaient à cela... alors nous aurions perdu la psychiatrie et ses "enseigneurs". (Note 3)
Le but de l'Association pour la Fondation H. Ey n'est pas uniquement de faire connaître l'oeuvre de Ey mais aussi de maintenir (restaurer?, éviter le naufrage?) la dimension humaine de la psychiatrie et la dimension historique de l'homme et donc la dimension historique du savoir sur l'homme. C'est la raison pour laquelle nous défendons cette idée d'une accessibilité aux références du "trésor bibliographique" qui traitent de cette histoire, singulièrement absentes des recherches actuelles et nous pouvons contribuer à le faire, toutes bibliothèques ensembles, avec les moyens d'aujourd'hui et de demain.
Dr Patrice BELZEAUX
Perpignan le 15 mai 1999
Note 1: l'ordinateur est une machine bête mais trés disciplinée. Il ignore tout de la signification des mots. Il ne reconnait dans les mots que des "chaînes de caractères". Si bien que si vous l'interrogez en tapant le mot "manie" (lettre à lettre: M A N I E), il ne retiendra pas dans sa recherche: "maniaque", M A N I A Q U E, ni "maniaco", et ainsi de suite. D'où la nécessité d'établir des dictionnaires de correspondances qui le fassent automatiquement à votre place.
Note 2: Exemple: Titre de l'article "Le refoulé et l'Ics chez Freud et chez Lacan; étude comparative"
Les mots reconnus (premier dict.) vont être: refoulé, Ics, Freud, Lacan, comparative.(la pertinence d'étude est à discuter)
Les mots inscrits comme mots-clés dans la rubrique mots-clés (2° dict.) vont être:
refoulé, refoulement, Verdrangung, repression, dynamique, métapsychologie, psychanalyse, Freud
Ics, Inconscient, Unbewust, unconscious, topique, Métapsychologie, psychanalyse, Freud
Freud, Auteur, Psychanalyse
Lacan, Auteur, Psychanalyse
comparaison, comparatif
Soit une quinzaine de mots-clés (et qq répétitions): Pourquoi? pour faciliter la recherche en élargissant le spectre.
Si on recherche tout ce qui a trait au refoulé on trouvera l'article. (comme si on interrogeait le Titre)
Si on recherche "refoulement" on trouvera aussi l'article grâce au générateur de Mots-Clés; sans lui, sur le seul titre indexé l'article n'apparaitrait pas.
Si on cherche tous les articles de psychanalyse (mot hiérarchisé), ce titre apparaîtra aussi.
de même pour métapsychologie (mot hiérarchisé), et Auteur, etc
Enfin l'article répondra aux recherche en Allemand et Anglais et si l'on veut espagnol, etc
Encore un exemple:
A "Chlorpromazine" dans un titre, va s'inscrire dans la rubrique mots-clés:
Chlorpromazine, Largactil, Neuroleptique, Psychopharmacologie, Pharmacologie, Thérapeutique.
Note 3: le récent Congrès de l'APA à Washington (mai 1999) semble heureusement vouloir infléchir la tendance en remettant à l'ordre du jour la primauté de la clinique.