INTRODUCTION AU DÉBAT AVEC LA NEUROBIOLOGIE, LA PHÉNOMÉNOLOGIE ET LA PSYCHANALYSE.
Exposé au 7° Salon Psychiatrie et Système Nerveux Central. 27 Nov. 99
I) INTRODUCTION: Justification d'une approche du concept de Représentation dans l'oeuvre de Ey
A priori, rien n'est plus éloigné de l'Organo-Dynamisme d'Henri Ey que le concept de Représentation dont les connotations souvent élémentaires servent les causes localisatrices, atomistes et réductrices que Ey a toujours combattues.
Cependant, il m'est apparu digne d'intérêt d'aller tout de même voir dans l'oeuvre majeure d'Henri Ey, "La conscience", si cette notion, aussi noble que la philosophie d'Aristote, reprise par Descartes dans ses "Régulae" sous la dénominaton de la "figure", fondant les bases de la neurologie des aphasies au XIX°, reprise à cette occasion par Freud neurologue et importée par Freud psychanalyste dans sa Métapsychologie de 1915, débatue par les générations de psychanalystes et en particulier Green (1984) et trés recemment Le Gauffey (1997), commentée et parfois rejettée par la phénoménologie, largement employée par les Neurosciences (Changeux, 1983) et le cognitivisme contemporain, si cette notion donc, y trouvait sa place, à quelle occasion et dans quelle acception. Avec cette question sous jacente: comment H. Ey a-t-til "intégré" dans son oeuvre les débats qu'il avait lui même suscités en 1960 (en pleine écriture de la 1° édition de son livre) entre les psychanalystes au sujet du Vorstellung-repräsentanz, c.a. d., la Représentation de la pulsion.
Voyons donc quelques définitions.
Définitions:
Deux grandes significations du mot Représentation se dégagent de la consultation des différents dictionnaires: (Grand Robert, Robert Historique de la Langue Française d'Alain Rey, Trésor de la Langue Française, dictionnaire de philosophie de Lalande)
1° "Action de mettre quelque chose sous les yeux de quelqu'un" et "par métonymie cette chose même, ou cette image, figure, signe".
2° "Action de tenir la place de quelqu'un" et par métonymie "ce quelqu'un".
Et bien, c'est effectivement entre ces deux significations de la Représentation, "Le Spectacle" et le "Tenant-lieu" que va se déployer l'emploi du terme dans l'oeuvre de Ey. Le premier sens sera plus sensible dans la démarche phénoménologique; nous retrouverons le deuxième sens lorsque Ey se concentrera sur le "Vorstellung-repräsentanz" freudien pour tenter d'édifier une théorie de la symbolisation.
I) La Représentation dans la clinique de Ey:
Ne pouvant, faute de temps, reprendre l'admirable clinique de Ey en particulier celle de la psychopathologie du champ de la conscience, nous devons nous contenter de noter les précisions apportées par Ey à propos de la notion de Représentation. Nous en tirerons un certain nombre d'enseignements:
1°) Ey utilise largement cette notion dans sa clinique psychopathologique dans des occurences circonstanciées.
2°) Il va en différencier l'emploi de celui de la Présentation (s'écartant là, de Lalande et de Bergson), qu'il préférera employer dans les états de rêve, de confusion mentale. Car dans ses états il s'agit d'un "imaginaire sans mondanité, vécu dans son immédiateté, dans l'absolu de la chose qui est là et dans la coalescence du rêveur à son rêve et du confus au chaos des enchainements scéniques, des halètements de significations pulsionnelles, dans l'enchantement ou le terrible envoutement de son cauchemar."
La première indication de la Représentation comme telle, c.a.d. commentée et soulignée apparaîtra avec la description des états crépusculaires ou oniroïdes1: "ces coulées fantastiques d'opacités menaçantes" qui déjouent la logique de l'espace en s'introduisant en tiers, dans un paysage de tragédie ou d'extase, marquent un monde qui "n'est plus anéanti mais transfiguré"
C'est ici qu'Henri Ey introduit la Représentation:
"La Représentation comme dimension fondamentale impliquée dans toute structure de conscience demeure, à ce niveau de désorganisation une apparition: celle d'une figure, d'une scène, d'un événement qui cesse d'être pour soi seulement représenté pour être présenté et présentifié. (Même s'il s'agit dans cette atmosphère crépusculaire d'une "présentation insolite.")
Il l'introduit, on le voit "comme une dimension fondamentale dans toute structure de conscience": la représentation dont il s'agit suppose la conscience. Et pour bien marquer la différence avec la scène du rêve, il écrit:
"Si la re-présentation (avec le re- itératif) est entièrement abolie dans la conscience du rêveur, lui-même étant éclipsé comme auteur de son rêve, ici en tant qu'il est «représenté» le vécu se glisse dans la constitution de l'expérience comme un «autre monde», un «au-delà du monde»."2
Autrement dit la représentation dans ce cas et au moment où Henri Ey introduit nommément cette notion est bien une re-présentation, un dépassement de la Présentation du rêve. La représentation indique non pas une quelconque conscience miroir reflexif du monde mais la présentification par un sujet de son expérience dans le monde des autres. Toutefois, si cette conscience crépusculaire est capable de représentation, comme toute conscience, c'est en "traversant le miroir de sa subjectivité" et en ne sachant plus "régler la distance qui sépare les vécus, le subjectif de l'objectif"; et, "cessant de tenir la loi de leur exclusion réciproque, admet l'ambiguité de leur mélange". D'où le caractère de "surréalité" des expériences crépusculaires ou l'ambiguité confine au mystère.
Henri Ey sait que la notion de représentation est contradictoire dans une démarche phénoménologique; aussi accompagne-t-il son introduction d'une note explicative que nous résumons ainsi: "La phénoménologie a raison deux fois d'exclure la notion de représentation (ou d'image). D'une part parce que le vécu est vécu et n'admet pas de médiation; d'autre part parce que si les représentations étaient tenues pour des reflets du monde, la nécessité d'une structure de la conscience s'évanouirait. Mais la phénoménologie a tord si elle nous interdit de décrire la représentation comme une structure de la conscience dans la mesure ou la pathologie montre qu'une conscience peut se prendre dans les propres filets de sa représentation. Autrement dit si la représentation n'était pas une structure de la conscience, celle-ci ne pourrait jamais être le jouet de sa propre illusion."3
Losqu' Henri Ey passe au niveau supérieur des expériences hallucinatoires (qui correspondent plus à l'expérience délirante primaire de Jaspers ou à l'état primordial du délire de Moreau de Tours qu'à l'aliènation hallucinatoire des psychoses chroniques,4), la notion de Représentation va être en quelque sorte prise à contre pied de ce que la neurobiologie nous propose. Ici, il n'est plus question de l'imaginaire et des images visuelles chaotiques et capturantes des états oniriques et oniroïdes lorsque "la conscience imageante se réduit à être essentiellement un regard et un spectacle (parfois sans spectateur ce qui impliquerait une distance)...spectacle "qui a fait souvent prendre la structure de la conscience comme un appareil d'optique". Ici, il est question de l'"expérience des voix". Et de ce fait, il ne s'agit plus de la "figuration d'un événement" mais du "sens d'un sens" (E. Strauss), celui de l'ouïe. C'est à dire "cette forme de verbalisation du vécu qui, là encore, nous renvoie à un désordre de l'espace vécu de la représentation"5 . (Ey va alors suivre les analyses de Strauss, Minkowski et surtout de Merleau-Ponty qui lui "sert de garant et de guide"6).
"Car le monde est là...dans la quasi plénitude de ses perspectives, de ses plans, de sa légalité. Il est là comme le monde des objets perçus, car la perception y est ici non seulement possible mais requise. La «lucidité» c a d la capacité pour la conscience de différencier et d'ordonner nettement ses contenus" est là aussi. Par contre " cet accord avec la «réalité objective», avec le monde naturel fait contraste avec la singularité du vécu."
"Celui-ci (le vécu) se cloisonne et se divise selon les pointillés de significations étranges qui toutes sont des impostures, des triches, des illusions ou des intolérances introduites dans l'expérience de la communication. Elle apparaît électivement altérée à ce niveau où le langage entre dans la constitution de la conscience pour lui fournir une dimension essentielle."7
Nous avons bel et bien quitté le niveau un tant soit peu artificiellement isolé où la conscience est prisonnière de ses images muettes et dont la spatialisation pouvait donner lieu à une théorisation mécaniciste de la localisation. Une complexité entre en jeu dans ses expériences, non seulement celle du sens et de la signification du perçu (entendu), mais aussi celle du rapport du sujet à autrui comme celle du dedans et du dehors, le tout pris dans l'expérience de la communication. Ce qui signifie que la Représentation est naturellement traversée de part en part par le Langage qui suppose mon espace intérieur, l'Autrui et la Signification.
Il faudrait citer ici, tellement elle magnifique, toute la description phénoménologique de cette pensée qui tombe dans une spatialisation, "une illusion réaliste", où "ce que je pense devient un objet qui se détache de moi. Ce que je dis devient ce qu'on me dit. Je me parle devient ça parle en moi."
"Cette pensée qui au fond de moi même coule ou court dans le silence de ma conscience, dans mon intimité, dans son secret comme ce que le monde a pour moi de plus privé, cette pensée elle m'échappe, me saisit, me revient, se répercute, s'enfonce, m'envahit, me pénètre jusqu'au fond d'un moi qui ne l'accueille que pour le rejeter.(Intrusion, étrangeté, épouvante du martyre ou du supplice dont l'halluciné se sent l'objet...persécution, influence, télépathie, suggestion, envoûtement ou érotisation)."
"La conscience hallucinante, tombée dans une sorte d'illusion réaliste vit l'expérience immédiate d'une «voix» venue du dehors d'elle-même comme un objet du monde extérieur....Et ce monde extérieur lui-même ne peut être vécu que comme une irruption, une invasion, une pénétration à l'intérieur de soi dans l'espace clos de la représentation: l'objet de sa pensée entre dans le champ de l'expérience du sujet comme un corps étranger: l'hallucination est un viol."8
Voilà donc définie l'hallucination, comme corps étranger, comme "viol" de l'espace clos de la représentation. Loin donc d'être une représentation portée à la conscience par on ne sait qu'elle irritation de la matière cérébrale (ou stimulation d'une population neuronale, ce qui revient au même), ou une force décuplée du désir, il s'agit d'une sorte de retournement ou de déchirure de la représentation suivant des "pointillés de significations étranges" engageant la personne et son moi (des impostures, des triches, des intolérances) qui inversent ou falsifient le rapport du sujet à lui-même qui ne sait plus s'y reconnaître.
Nous ne poursuivrons pas la description phénoménologique Eyienne des divers états de la Représentation dans la conscience déstructurée.
Récapitulons les éléments théoriques du statut de la Représentation dans la Conscience:
1°) Ey est phénoménologue lorsqu'il traite de la représentation et de la conscience. Toute conscience est conscience de quelque chose répète-t-il avec Brentano. C'est dire que conscience et représentation sont indissociables. Plus que cela, la structure campine de la conscience de l'actualité vécue, "le champ de la conscience", c'est la représentation soutenue par l'intentionnalité9 . Et donc tout ce qui concerne le champ de la conscience concerne également la représentation. En conséquence de quoi, la représentation n'est pas élémentaire: elle est nourrie par l'intentionnalité du sujet, organisée en scène, marquée par le temps, animée par les mouvements du corps, structurée par l'image du corps propre, traversée par le discours qui suppose l'intérieur et l'extérieur, le sujet et l'autre, et la signification, pour être ensuite prise dans le jugement thétique qui ordonnera ce qui est de l'imaginaire et du souvenir par rapport à ce qui est de la réalité.
2°) La représentation fait partie du "sol inconscient de la conscience" (le sous-sol de M. Merleau-Ponty, les habitualités, l'intentionnalité passive anonyme de Husserl), de cet invariant formel, de cette infrastructure, et à ce titre elle est inconsciente. Non pas au sens freudien dont Ey traitera dans la deuxième partie de son ouvrage, mais dans le sens d'une organisation qui jamais ne se dévoile aux yeux des philosophes du cogito "qui visent la conscience à un niveau d'altitude et de virtuosité qui tend à scotomiser l'infrastructure formelle de sa constitution ou à la confondre avec la logique de l'esprit."10 La représentation est cette "matrice" nécessaire sur laquelle va s'édifier la possibilité pour un Sujet de disposer de son monde. Cette conception s'oppose donc radicalement à la conception freudienne que connote d'avantage les traces inconscientes de souvenir et leur inscription. Nulle inscription ici, mais une organisation implicite et nécessaire.
3°) Jamais la perception ne peut s'identifier à la représentation, car la représentation l'englobe de son intentionnalité et de toutes les propriétés dont nous avons déjà parlé. De la même manière, la représentation ne peut s'identifier au perçu visuel et ce n'est que par commodité que l'on parlera de scène, de spectacle ou de tableau, car son espace est lié au temps subjectif et référencé au discours et à sa signification entre métaphore et métonymie. A aucun moment, pour Ey, la représentation est une entité élémentaire éventuellement localisable. La représentation n'est pas un lieu.
4°) La représentation, comme sol inconscient, est liée à l'activité cérébrale, non comme mémoire mais comme éveil de sa vigilance. C'est l'organisation cérébrale qui la constitue quand dans "un mouvement de verticalité, elle franchit les paliers successifs (que manifeste sa déstructuration pathologique) jusqu'à son organisation en champ de présence."11
5°) Ce n'est qu'une fois constitué cet invariant formel de la représentation que le Moi va pouvoir en disposer librement pour exercer sa lucidité et son attention, se souvenir et imaginer, produire des images et des récits, mais aussi se constituer en historicité de sa personne "s'enracinant dans l'expérience des événements vécus mais en la dépassant."12 La représentation comme la conscience sort alors du corps pour accéder au Milieu de son Histoire. C'est à ce niveau d'exercice que se situent les expérimentations psychologiques concernant la mémoire, l'attention, la réflexion, mais aussi l'idée que je me fait de moi-même, ce qui m'agrée et ce que je refuse, etc.
6°) quant-à l'Inconscient freudien, celui des pulsions, il est constamment à l'oeuvre ne serait-ce que dans le vecteur de l'intentionnalité. Ey identifie volontiers d'ailleurs, le Désir et l'Intentionnalité. Et nous avons vu que c'est au Freud de l'esquisse qu'Ey emprunte la protoexpérience de la conscience naissante dans le choc de l'obstacle interposé entre le désir et l'objet;"entre le désir et la réalité surgit l'image qui symbolise la réalité du désir"13 C'est ainsi que la terminologie Eyienne, l'Inconscient freudien sera souvent l'Imaginaire.
Rien n'est donc plus éloigné de la conception Eyienne de la représentation que la conception qui domine la neurobiologie contemporaine. A cet égard le dialogue Changeux-Ricoeur est particulièrement éloquent14 . Paul Ricoeur en phénoménologue critique "la notion d'une représentation comme image mentale «intérieure», dans la tête comme on dit, avec une réalité extérieure elle-même toute faite et toute donnée au niveau de la connaissance du monde physique."15 "La grande avancée de la phénoménologie a été de refuser le rapport contenant-contenu qui faisait du psychisme un lieu. Ainsi je n'accepte pas du tout la conception qui fait de l'esprit un contenant avec des contenus." Au contraire, "l'intentionnalité introduit la visée transcendante...je suis hors de moi quand je vois, c.a.d. que voir c'est être mis en face de quelque chose qui n'est pas moi, c'est donc participer du monde extérieur. Je dirai donc que la conscience n'est pas un lieu fermé, dont je me demanderai comment quelque chose y entre du dehors, parce qu'elle est toujours, hors d'elle-même." Ricoeur rejoignant Ey va donner à la représentation toute sa complexité comme intentionnalité, signification et possibilité de mise en commun avec d'autres étrangers à moi-même qui fait que nous nous comprenons.
II) La représentation et les pulsions chez Henri Ey:
Ey ne pouvait articuler sa conception de la conscience et celle de l'Ics freudien auquel il tient, en se contentant du seul concept Sartrien de l'Imaginaire. Encore fallait-il lui donner un contenu et une organisation, et faire correspondre "la poussée" pulsionnelle Ics avec le Langage qui reste pour Ey l'Index de la conscience. Là encore, pour Freud comme pour Lacan et ses élèves, comme d'ailleurs pour P. Ricoeur, le passage par le Représentant pulsionnel est exigé.
Ey complètement acquis à l'importance du langage dans la vie psychique, depuis ses couches les plus inférieures jusqu'à ses idéaux et ses valeurs les plus élevées, va identifier l'Imaginaire comme lieu des représentants pulsionnels.
"C'est ainsi que les «pulsions» ne sont jamais des instincts, pour être prises déjà dans un halo imaginaire (Vorstellungs Repräsentanz) qui s'ajoute au quantum d'affect."
Et, pour être plus précis sur ce halo imaginaire, il va introduire le terme de fantasme, tout en désignant à la conscience, la place que Freud lui refuse:
"Il faut bien admettre que cet imaginaire, ce fantasme qui sertit le noyau pulsionnel est nécessairement et structuralement un reflet de la réflection de l'instinct sur le dur miroir de la conscience puisque, pour Freud (dans son article de 1915, das Verdrangung), le représentant psychique de la pulsion tire son sens (et son existence) du fait « qu'il se voir toujours refuser la prise en charge dans le cs »."16
Autrement dit pour Ey, c'est par la médiation du langage (ou du symbolisme des images) que l'instinct devient pulsion, que le Biologique passe au psychique, mais c'est l'être conscient qui dans son sol, son invariant formel, vient l'informer en lui donnant un tenant-lieu, un représentant.
De nombreuses fois dans les pages de ces deux derniers chapitres, Ey reviendra sur ce problème des Représentants de la Représentation, et cette fois dans le sens de la deuxième occurrence de la définition des dictionnaires: "Action de tenir la place de quelqu'un; ce quelqu'un."
Résumons maintenant l'apport Eyien à la dynamique psychique. Il s'inspire largement cette fois du travail "de lecture exhaustive de Freud", de P. Ricoeur (1965),
- Le langage est la qualité majeure de l'être conscient
- L'Inconscient, celui qui l'intéresse, c'est bien l'Inconscient freudien, mais tel qu'il est défini par la première topique comme le Refoulé. Ey critique l'Inconscient de la deuxième topique.
- Rien ne peut se dire de cet Inconscient freudien et notamment de son symbolisme, sans qu'il ait été doté par la conscience de la médiation du langage et de ses signifiants. C'est à cette occasion qu'Ey soulignera à nouveau, que le rêve n'existe et n'est interprétable que par son récit.
- Enfin et nous allons nous y attarder, Ey va dévoiler sa théorie de la constitution articulée du symbolisme. Nous suivrons mieux ainsi le trajet du représentant de la représentation.
Il faut reconnaître qu'il s'agit là d'un des points, à notre sens les plus important, de la conception Eyienne de la Dynamique psychique, qui pourtant souffre d'une occultation dans le texte même de Ey. Nous pensons que les formules reprises inlassablement par Ey lui-même, dans un but de simplification et de pédagogie voire de polémique, comme "la conscience contient l'inconscient", ou d'autres comme "la conscience législatrice de la réalité" ou "la conscience maîtresse d'elle-même", que ses formules essentiellement binaires ont malheureusement occulté la plus grande complexité qu'il avance dans son texte majeur.
Car la pensée de Ey est non pas binaire mais ternaire (comme semble l'exiger toute introduction du langage dans la théorisation -voir Lacan et le R.S.I.). Nous l'énoncerons ainsi: "le Langage, propriété de l'être conscient, donne sa forme au sens de l'Inconscient freudien". Ou bien comme nous l'avions déjà avancé dans notre travail "La représentation et la causalité dans le Roussillon d'Henri Ey": "La forme donne au sens ses conditions de figurabilité".
Ey exprimera ce ternaire à diverses reprises dans son texte:
"L'organisation de l'être conscient ne prête pas seulement un passé à cet imaginaire pulsionnel, mais lui imprime les formes de sa loi."
"Le ça veut se satisfaire, qu'il soit constitué par ses tendances primaires, (ou) qu'il soit figuré dans les représentations que dessine en lui le contre-coup de la réalité, qui en le refoulant, les fantasmise."
"C'est ce contre-coup des structures de l'être conscient lui-même, contraint par sa forme à se conformer aux exigences du milieu, du langage, des moeurs et des Lois, qui imprime à la sphère du désir ces formes dramatiques pour ainsi dire stéréotypée, qui gravitent en effet autour de la situation oedipienne fondamentale dans la vie de relation réglée par la Loi."
"La conscience, en effet, ne subit pas seulement l'action positive de l'Ics, il forme en le refoulant, les configurations, les complexes de l'Ics proprement dit."17
Il est difficile de ramasser d'avantage que nous le faisions en une formule cette Dynamique du psychisme entre forme, sens et figurabilité. L'affaire est complexe mais il est clair pour Ey que la conscience joue le rôle primordial d'instance refoulante non pas d'un Ics qui serait déjà là tout donné avec ses représentants pulsionnels, mais d'un Ics qu'elle forme en même temps qu'elle l'informe: elle le dote de ses représentants et de leurs associations jusqu'aux formes dramatiques des fantasmes gravitant autour de l'oedipe.
Citation où l'on mesurera le procès de la symbolisation et de la formation des "complexes" dans et par le langage donné par l'être conscient. Ce qui permet au passage à Ey de reprendre à son compte la fameuse proposition de J. Lacan "L'Inconscient est structuré comme un langage", ajoutant tout de même que c'est ainsi parce que l'Ics est structuré par le langage. Et l'on retrouve là le point culminant de la polémique et de la rupture entre Laplanche et Lacan. Le premier soutenant que l'Inconscient est la condition du Langage (par l'action de la Métaphore-Refoulement), à l'inverse du Maître qui soutiendra (plus tard, passé la rupture18 ) que le langage est la condition de l'Ics. Il est clair que pour Ey, en accord avec Lacan, c'est la Loi du langage qui forme l'Inconscient à la condition de préciser que c'est l'être conscient qui est doté de cette qualité (dans son invariant formel) d'être un être de langage et d'obéir à sa Loi et aux Lois qu'il véhicule.
Poursuivons le trajet du représentant de la représentation.
La "Métamorphose" du représentant de la représentation:
La métamorphose désigne donc le mode opératoire du devenir conscient d'une représentation. Elle est le pendant du processus du refoulement par lequel une représentation se voit refusé l'accés à la conscience ainsi que la quantité attenante définie comme affect. Elle désigne le processus par lequel l'être conscient donne à la pulsion une forme en conformité avec la Loi de la parole et de la parenté mais aussi avec sa personne, son projet, ses idéaux et ceux de sa culture, son système des valeurs.
Il s'agit d'une "mutation", d'une "transformation" que l'on trouvera sous la plume de Freud comme "déplacement, désintrication, désexualisation, contre-investissement"
La métamorphose "est peut-être la Loi de l'être conscient comme la métaphore la Loi de l'Inconscient."
Sans doute y a-t-il dans le choix de ce concept des connotations qui renvoient à Jung (Métamorphose et symbole de la libido), auquel Ey se réfère indirectement dans le texte; mais surtout ce concept renvoie explicitement à Theillard de Chardin.
La métamorphose c'est, étymologiquement, le changement, la "transformation de forme". Ey a toujours décrit la conscience comme donatrice de forme à l'inconscient des pulsions. Si les processus de l'Ics sont de l'ordre du transport de sens, le travail de la conscience est celui de la transformation de forme.
Ce qui frappe Henri Ey, en effet, c'est "le changement"19 qui affecte une représentation pulsionnelle dans son trajet de l'Ics au devenir Cs. C'est, entre autres exemples,
"l'écart qui se creuse à l'infini" entre "la pulsion orale qui pousse le nouveau-né à dévorer l'objet de son désir et qui devient, en effet chez l'adulte le plan de sa vie établi sur l'Idéal de savoir (dévorer les livres)"; ou encore entre "le narcissisme ou l'autoérotisme de l'ambition qui transpose au point de l'inverser le mobile du plaisir dans la motivation de la lutte et l'image du conquérant."20
Tous exemples destinés à rappeler la place de la téléologie par rapport à l'archéologie.
Dernière attribution: cette métamorphose, qui consiste à "disposer en lui (comme être cs) de ce dont il ne pouvait disposer (comme Ics)", c'est pour le sujet être appeler "à devenir autre que cet autre, c.a.d. à advenir dans le langage même du moi, dans son dialogue avec son monde de réalité et d'idéal." C'est par cette sublimation remaniée que s'effectue une sorte "d'autoanalyse permanente", c'est ce travail de la métamorphose qui est produit "dans toute catharsis ou plus généralement dans toute libération de l'être par l'énoncé de son Ics, que le psychanalyste aide le sujet à faire. Ce travail n'est rien d'autre que le dialogue dramatique que prend le langage du transfert (spontané, laborieux ou provoqué)"21 (La métamorphose c'est le transfert d'investissement d'une représentation Ics à une autre plus anodine pcs)
Nous pourrions ici rappeler que pour Freud le transfert n'est pas seulement le processus par lequel les désirs Ics s'actualisent dans le cadre d'une cure psychanalytique, mais aussi, en diverses occurrences de l'oeuvre de Freud (Traumdeutung, en particulier), le mode de passage d'une représentation Ics incapable de pénétrer dans le préCs et qui transfère son intensité d'investissement sur une représentation anodine qui appartient déjà au préCs. Ce mode de passage est ce que Ey appelle la métamorphose.
Nous ne serons plus étonné que la fin du texte de Ey soit une réflexion sur l'entrelacement du Cs et de l'Ics, par la médiation du langage, et qu'en dernier ressort
"le sens de l'existence est celui d'une métamorphose que l'homme, normalement, constitue et conduit par la propre organisation de son être, c.a.d. sa manière de penser et en dernière analyse, sa manière de parler."22
Voilà donc le "normal" avec la métamorphose par le langage.
Voici maintenant le "pathologique", accompagné de sa thérapeutique:
"Quand de cette métamorphose il n'est plus capable, quand il tombe dans les formes psychopathologiques de l'existence, c'est la parole de l'autre qui doit alors l'aider à devenir conscient, c.a.d. à utiliser le pouvoir de passage (de transfert) du ça au moi qu'il a à être, à devenir"23
Et le livre de Ey sur "La conscience" se terminera par une réflexion sur la place qu'occupe la Psychanalyse et plus généralement la psychothérapie dans ses buts et ses méthodes, entre Ics, règne du symbolique et devenir conscient, par la médiation du langage24 et de la Représentation métamorphosée...
Comme dans le manuel, mais cette fois d'une façon rigoureusement articulée, Henri Ey donne une place d'honneur à la psychanalyse dans l'ordre des thérapeutiques. Voilà ce que l'on risque à vouloir réintroduire la notion de Représentation lorsque l'on est un élève de Jackson! Mais cette psychanalyse s'écarte radicalement de celle de Lacan: le Moi n'est à aucun moment le Lieu de la méconnaissance ni de "l'impasse dialectique de la belle âme"25 , mais le Lieu d'une symbolisation toujours incomplète, toujours à faire, parfois dramatiquement entravée. L'enseignement de Ey, maintient comme illusoire toute "maîtrise pontificale26 " du Moi et favorise le "don symbolique de la parole27 " comme l'enseignement de Lacan y invite, mais, à l'inverse de Lacan, fait aussi confiance à son Moi comme au devenir conscient de l'homme, et à la métamorphose de sa vérité. On peut concevoir, le changement d'attitude dans la pratique que ces quelques éléments impliquent...et l'interêt d'une lecture renouvelée de Ey.
CONCLUSIONS:
Dans ce parcours du livre de Ey sur "La conscience", nous sommes partis d'une notion de la Représentation toute spectaculaire ou l'Ics était ce foyer Imaginaire de l'être et la Conscience, dans son "sol inconscient", cette fonction ordonnatrice de la Réalité, et cette fonction "thétique" accompagnant les différents vécus de leur index de Réalité qui permet de dire: "ceci est un rêve, ceci est une illusion, ceci est mon désir, ceci est ma propre pensée, ceci est la réalité...etc." La psychopathologie est considérée comme la pathologie de cette fonction thétique (je ne reconnais plus que cette voix est ma propre voix que j'objective dans le monde), ou pathologie de ce "sol Ics de la Cs" dans les fonctions de spatialisation et de temporalisation traversées par la parole: constitution de la représentation comme champ de la Cs et horizon de monde, constitution de la présence comme modalité d'arrêter le défilement du temps, représentation de soi, et du moi comme être de temps et d'histoire, etc.
Nous sommes donc passés de ce foyer Imaginaire de l'être en opposition antinomique à la réalité, à cette médiation essentielle du langage entre pulsion et réalisation de soi par le Représentant de la Représentation. Car Ey le dit et le répète "la conscience ne peut se concevoir sans L'Ics freudien structuré comme un langage." Mais ajoute aussitôt Ey dans un dialogue toujours renouvelé avec Lacan: l'Ics ne peut se concevoir sans la Cs, car, "pour si fortes que soient les positions de Lacan (de toute les ressources de sa culture et de ses réflexions), pour si essentiel que soit l'entrelacement du langage et de l'être conscient au point ou affleure le phénomène Ics, je pense qu'il est difficile d'attribuer à l'Ics, dans sa latence ou sa virtualité, la faculté de parler inhérente à la fonction de l'être conscient."28
Ce passage d'un mode antinomique Imaginaire-Réalité, à un mode ternaire, pulsion-langage-devenir conscient, suppose plusieurs dispositions. D'une part un lien étroit -sans barre séparatrice- entre Conscience et Ics, non pas tellement un rapport de subordination ou de contenant à contenu sur lequel à notre sens Ey insiste d'une façon dommageable pour sa pensée, mais dans le sens d'une complémentarité indissociable par et dans le symbole. C'est la théorie du symbole et du symbolique de Ey qu'il faudra, à notre sens examiner de plus près. C'est d'ailleurs la constitution de cette complémentarité en organisation, "que Freud appelait l'«appareil psychique» et qui serait mieux désigné comme «organisme psychique» superposé à l'organisme vital qu'il prolonge et dépasse"29 que Ey nommera plus tard encore le "Corps Psychique." "Organisme psychique", ou organisation psychique incorporée traversé par le langage et donc par une conception du symbolique.
A ce ternaire pulsion-langage-devenir conscient s'associe comme nous l'avons largement évoqué une théorie du Représentant de la représentation, entre refoulement et sublimation, entre métaphore et métamorphose, entre archéologie et téléologie.
Mais également à ce même ternaire se superpose un autre que nous avions désigné comme forme-sens-figurabilité30, qui constitue proprement le processus de la symbolisation31. Lisons encore Henri Ey:
"L'Ics ne se constitue que par l'action de l'être conscient qui emprunte au milieu social essentiellement verbal la forme qu'il impose à la sphère des pulsions (refoulement). Que ces formes soit des imagos (représentants figurés des pulsions) ou des mots (représentants signifiants de la Loi), elles sont toujours modelées par l'être conscient qui, en refoulant la pulsion, lui confère sa figuration symbolique."32
Retenons en forme de conclusion provisoire sur ce thème, cette "topologie" de la symbolisation que livre Ey à notre méditation
"...la positivité de l'Ics, de cet être irruptif,..., ne prend que plus de force encore -celle d'un ressort qui est tendu par les spires mêmes dans lesquelles l'être conscient l'enroule et l'embrouille33 - par la «complexité» même des formations inconscientes que le principe de réalité et de moralité impose aux pulsions."34
Si l'on veut bien considérer l'enroulement de cet axe irruptif dans les spires que lui impose le devenir conscient, on ne peut que souligner le creux ainsi formé dans l'axe même du ressort par le procés de la symbolisation; C'est que le fil de la parole tourne bien autour d'un creux qui désigne cette perte irréparable de l'objet dans la parole35. Ey, philosophe et grand lecteur de Freud et de Lacan36 n'ignorait pas celà. Mais en même temps, on ne peut que souligner la force que l'être tire du processus de la métamorphose, qui loin de brider ou briser la poussée pulsionnelle, lui confère la puissance de son "ressort" dans la réalité. On peut voir par là le rôle considérable que Ey attribut à la parole, non dans la Maîtrise de la pulsion par la Raison qui s'opposerait comme une contre-poussée, mais dans son "domptage" comme Freud le disait. Ce qui suppose qu'une transformation énergétique s'y opère, d'un même mouvement que se constituent les Idéaux du moi et ses valeurs. Ainsi nous retrouvons, au coeur de la problématique du devenir conscient Eyien ce que P. Ricoeur décrivait comme point de butée de la théorie psychanalytique: le partage entre l'herméneutique du sens et l'énergétique de la pulsion. Dans cette topologie du "ressort" Ey tente une articulation imagée de ces deux principes.
Nous le voyons, nous sommes au coeur de problématiques vertigineuses et bien loin des idées reçues concernant la Conscience et l'Organo-Dynamisme d'Henri Ey....
NOTES:
La plupart des notes se réfèrent au Livre de H. Ey "La conscience", sauf:
14) Changeux J.P., Ricoeur P., Ce qui nous fait penser La Nature et La Règle, O. Jacob, Paris, 1998
18) In préface de J. Lacan (Noël 1969) in Anika Lemaire: Jacques Lacan, 1977, Bruxelles, Pierre Lardaga éd.
24)Comme pour Lacan en 1953: "(La psychanalyse), manie la fonction poétique du langage pour donner au désir sa médiation symbolique." Lacan J.: "Fonction et champ de la parole et du langage" in Ecrits, p.322, Paris. Seuil, 1966
25) Lacan J.: op.cit. p.281
26)Ey H.:"La position «inférieure» de l'Inconscient ne saurait, en aucune façon, être figurée spatialemnt comme une région, une sphère inférieure à laquelle serait superposée une instance pontificale"op. cit. p.474
27)"..c'est par le don de la parole que réside toute la réalité des effets (de la psychanalyse); car c'est par la voie de ce don que toute la réalité est venue à l'homme, et par son acte continué qu'il la maintient." Lacan L. op. cit.p.322
30) Nous pourrions écrire, avec une permutation: "Forme, Figurabilité, Sens"qui serait plus conforme au schéma Eyien; car la question peut se poser de savoir d'où vient le sens: de la pulsion dans sa catégorisation (orale, anale, génitale, etc) c a d de sa source corporelle, ou de la Forme imposée à celle-ci par le devenir conscient, c a d de sa caractérisation par le tenant-lieu de la représentation. Ey ne tranche pas sur cette question (mais le peut-on?): tantôt le sens est originaire issu de la souce pulsionnelle et à dévoiler comme tel, derrière les couches symboliques superposées (voir Le Traité Introduction), tantôt le sens est donné par ses couches symboliques même, jusqu'aux Idéaux et valeurs du moi.
31)Cl. J. Blanc, le meilleur épistémologue de la pensée de Ey, décrit également un autre ternaire: celui que forme la synchronie, la diachronie et l'axiologie.
33) Le jeu d'assonances entre enrouler et embrouiller est d'un meilleur effet en castillan: "enrodar y enrollar". Je ne peux m'empêcher de penser -mais c'est un anachronisme- à l'oeuvre inconcevable de fils enroulés et embrouillés qui domine le toit de la Fondation Tapies de Barcelone.
35) Bien que la référence la plus proche de la pensée de Ey soit vraisemblablement biologique avec la double hélice de Watson et Crick, il n'est pas interdit d'y reconnaître aussi un thème topologique cher à J. Lacan: celui du tore que dessine le rapport des spires de la demande au manque dont s'origine le désir.
36) A travers les articles de Lacan parus dans "La Psychanalyse"avant la publication des "Ecrits"en 1966, mais aussi au travers des "tapuscrits" en particulier celui de 1953 dit "Discours de Rome" qui figure dans la Bibliothèque de Ey, où l'on peut lire dans le style admirable du Lacan des premiers textes, le mouvement symbolique s'enroulant en spires autour de la Babel des langues: "Car comment pourrait-il (le psychanalyste) faire de son être l'axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l'engage avec ces vies dans un mouvement symbolique. Qu'il connaisse bien la spire où son époque l'entraine dans l'oeuvre continuée de Babel, et qu'il sache sa fonction d'interprète dans la discorde des langages. Pour les ténèbre du mundus autour de quoi s'enroule la la tour immense, qu'il laisse à la vision mystique le soin d'y voir s'élever sur un bois éternel le serpent pourrissant de la vie." Lacan op. cit. p.321. Dans ce même texte auquel Ey doit beaucoup nous trouvons également une mention de la "métamorphose" de l'image du père en père mort pour ce qui est de l'identification du névrosé obsessionnel, prototype, semble-t-il, du meurtre de la chose dans la symbolisation... L'air du temps... p.320 op. cit.