le Livre Blanc

de la
Fédération Française de Psychiatrie


3 – Unité et diversité de la psychiatrie

J. Fortineau et M. Robin

Multiplication de l'offre de soins et des domaines d'intervention proposés par les psychiatres

 

La psychiatrie est une spécialité médicale qui a connu, ces cinquante dernières années, un développement considérable. Nous avons vécu un accroissement important des demandes, du nombre de professionnels, une diversification de l'offre de soin, en relation avec le travail de prévention et le souci de concevoir des soins au contact de la population, ainsi que l'augmentation d'une activité de plus en plus variée, augmentation qui persiste encore alors même que nos capacités de réponses seront à l'avenir limitées par la démographie des psychiatres. C'est ainsi que se sont développées la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, en lien avec le réseau de prévention médical, social et scolaire, la psychiatrie en prison malgré les contraintes imposées par ce type d'exercice, la psychiatrie d'urgence et de crise en relation avec l'évolution de la demande de soin, la psychosomatique avec le développement de nouveaux modèles physiopathologiques, l’ethnopsychiatrie en intégrant le contexte culturel, la psychiatrie du travail, etc. Plus récemment, le développement des connaissances relatives aux pathologies du nourrisson, les difficultés de plus en plus visibles des adolescents à s'autonomiser sur le plan affectif et professionnel, ou encore la complexité des troubles du sujet âgé, ont conduit certains à s'intéresser parfois exclusivement à ces tranches d'âge. Mais ne s'agit-il pas d'un effet de mode ?

 

Multiplication des demandes adressées à la psychiatrie

 

Pendant longtemps, certains domaines, voire certaines des missions qui étaient confiées à la psychiatrie ont été, au moins en partie, évitées. Il en va ainsi de l'alcoologie, de la toxicomanie, ou encore de la psychiatrie du sujet âgé. La difficulté à adapter nos modèles traditionnels de soins à la prise charge de ces patients n'y est certainement pas étrangère. On peut cependant regretter qu'il soit plus facile de trouver un psychiatre pour débattre sur l'euthanasie, que de connaître un confrère qui s'intéresse à la psychopathologie et aux soins à délivrer à des personnes en fin de vie.

 

Mais si la diversification de la psychiatrie a plutôt été jusqu'alors choisie et réalisée par les professionnels, d'autres appels leurs sont aujourd'hui adressés. Il s'agit par exemple de la prise en charge des exclus, des victimes de catastrophes, de la psychiatrie humanitaire, ou encore du traitement des auteurs d'agression sexuelle. Ce sont des domaines où, si le bénéfice d'un soin est évident, l'expérience clinique et thérapeutique, ainsi que les connaissances scientifiques issues de la recherche ont encore besoin d'être rassemblées et leurs conséquences analysées. La légitimité de l'intervention du psychiatre ne risque-t-elle pas sinon d'être dépassée par une instrumentalisation de sa pratique ?

 

Dans le même temps, la compétence des psychiatres est de plus en plus sollicitée dans des domaines qui ne concernent pas directement la pathologie mentale. Il en va ainsi du développement de soi, de la recherche du bien être, avec comme impératif social moderne d'utiliser ses capacités au maximum. Il en est de même quand les psychiatres sont appelés à intervenir dans les médias pour tenter d'apporter un éclairage, un sens, à tel ou tel événement. L'intérêt de cette évolution est certainement de moins stigmatiser nos pratiques et les personnes que nous traitons, mais ne va-t-elle pas conduire aussi à une médicalisation d'événements de vie dont la prise en compte était jusqu'alors assurée par le corps social ?

 

Des usagers en attente de réponses spécifiques

 

La psychiatrie n'a pas non plus échappé à l'évolution des attentes du public vis à vis de la médecine. La société, les patients, leurs proches, exigent avec légitimité que nous puissions leur offrir les meilleurs soins. La diversification des pratiques psychiatriques et l'accroissement des connaissances dans différents domaines rendent de plus en plus difficile l'exercice d'une psychiatrie généraliste. Peut-on être à la fois le spécialiste du suicide, de l'anorexie, des troubles cognitifs dans la schizophrénie ? Cette exigence à devenir l'expert de domaines de plus en plus ciblés est certainement indispensable au développement des connaissances et à l'amélioration des soins. Mais elle risque aussi de conduire à un découpage artificiel des personnes et des situations. Or, nous connaissons suffisamment d'exemples en médecine qui montrent que ce morcellement peut aussi être nuisible au patient, a fortiori en psychiatrie où on distingue la symptomatologie de la psychopathologie.

 

La psychiatrie et ses frontières

 

Traiter de l'unité et de la diversité de la psychiatrie, c'est aborder la question des frontières. Celles qui la séparent d'autres domaines, celles qui existent au sein même de la spécialité. Nous avons délibérément choisi de nous situer à proximité de ces frontières et de les explorer, plutôt que de nous limiter à notre plus petit dénominateur commun. La mise en évidence de ce qui fonde l'unité de la psychiatrie, la place accordée à telle ou telle spécificité, la manière même de la présenter, ont rarement fait l'unanimité au sein du groupe de travail.  Les discussions ont été riches, parfois passionnées, toujours respectueuses de l'avis de chacun, et largement alimentées par les expériences très diversifiées des participants

 

La présentation de ce rapport est également un parti pris. Sans compter celles qui n'ont pas été mises en valeur, chacune des facette que nous avons retenue peut apparaître comme trop réduite, ou à l'inverse, inutilement développée. Espérons que cet équilibre particulier permettra à d'autres  de poursuivre les échanges autour de notre sujet commun, la psychiatrie.

 


2.   Unité et diversité sous différents angles

 

a)    L'angle de la clinique et des modèles

 

Clinique et psychopathologie en fonction de l'âge

 

Comme toutes les spécialités médicales, la psychiatrie ne s'est jamais satisfaite d'une clinique sémiologique exclusivement descriptive. Elle a toujours eu comme soucis d'avoir un modèle explicatif des troubles observés, afin de définir le processus thérapeutique à mettre en œuvre. Dans une vision psychodynamique, la psychopathologie des adultes a ainsi recherché dans les aléas du fonctionnement psychologique de l'enfant et de l’adolescent, l’origine des désordres qu'elle avait à traiter. A l'inverse, après avoir essayé sans succès de retrouver in vivo les restitutions de l'enfance d'analysant adultes, les psychanalystes d'enfants se sont écartés de la psychopathologie adulte. L'introduction du jeu, d'un travail de symbolisation ne passant pas exclusivement par la parole, ont participé à l'élaboration d'une clinique singulière, avec en arrière plan un questionnement sur l'enfance et l’adolescence, ainsi que des préoccupations prophylactiques et éducatives.

 

Cependant, cette clinique spécifique à l'enfant constitue-t-elle un corpus homogène ? Qu'y a-t- il de commun entre la clinique du nourrisson et celle de l'adolescent ? Peut-on analyser à partir du même modèle les difficultés d'un enfant autiste au moment de l'adolescence, et celle d'un jeune sans antécédents qui, au même âge, va présenter des troubles de la personnalité ? Quant à la psychiatrie d'adulte, est-elle réellement la même à tous les âges de la vie ?

 

La psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent s'intéresse à des personnes engagées dans un processus naturel de transformation biologique, psychologique, relationnel, éducatif et social. Ce processus est particulièrement rapide au début de la vie et à l'adolescence, et ne suit pas le même tempo chez chacun. Ceci a plusieurs conséquences : d'une part la nécessaire prise en compte de la dimension somatique, d'autre part, la variabilité et l'évolutivité du tableau clinique, enfin, l'écart fréquent entre âge et niveau de développement.

 

Une autre caractéristique des enfants est leur relation complexe et souvent leur dépendance à l'égard de contextes multiples (famille, amis, milieu scolaire...). Cette dépendance s'exprime d'une manière particulière à l'adolescence, dans la mesure où l'un des enjeux est l'accès à davantage d'autonomie. Une de ses expressions se retrouve dans la capacité de l'adolescent à trianguler, ou encore dans sa participation à des phénomènes de groupe. Nous verrons plus tard comment ces caractéristiques sont à prendre en compte dans la pratique. Relevons toutefois la nécessité de développer et d'utiliser une clinique relationnelle des situations qui nous sont adressées. Il est en pratique indispensable de pouvoir faire coexister des discours différents sur l'adolescent, à partir de modèles hétérogènes.

 

La psychiatrie d'adultes s'adresserait-elle ensuite à des personnes arrivées au bout de leur évolution, enfin stables et autonomes ? Nous savons bien qu'il n'en est rien, et que nous rencontrons justement les patients dans des problématiques de changement, de crise individuelle, familiale ou micro-sociale, en rapport parfois avec la maladie somatique, et toujours dans un contexte de dépendance relationnelle. Il importe aujourd'hui que les psychiatres d'adulte, élaborent une clinique qui intègre l'ensemble de ces aspects, et recherchent activement les éléments qui peuvent les placer dans une perspective évolutive.

 

Les personnes âgées sont, quant à elles, dans un processus de transformation biologique, psychologique et social qui s'accélère à nouveau. A l'inverse des enfants, leur dépendance est croissante, tant sur le plan relationnel et affectif, que physique. La clinique de ces personnes ne peut ignorer, ni les éléments somatiques, ni l'évaluation des capacités comme par exemple la mémoire, ni la question du devenir et de l'évolution des relations avec les proches, ni celle de la proximité, réelle ou supposée, de la mort. Plus encore qu'en psychiatrie adulte, il existe un risque de résignation des professionnels. Cette clinique spécifique de la fin de vie doit être développée afin de permettre le développement des soins à cet âge.

 

Quelles que soient les références théoriques des cliniciens que sont les psychiatres, il existe une profonde unité des concepts fondateurs de la clinique psychiatrique. La dimension psychopathologique commune à toutes les approches est fondatrice de la discipline. Elle s'enrichit aujourd'hui des apports de la psychanalyse, des neurosciences, des sciences cognitives, et de l'approche systémique. Nous avons précédemment évoqué la nécessité de communication entre psychiatres qui ont des pratiques différentes. Celle-ci n'est possible que parce que nous possédons ce corpus de connaissances commun.

 

Les classifications

 

En psychiatrie adulte, les classifications qui se sont progressivement imposées (DSM4, CIM10)  se veulent essentiellement descriptives, indépendante d'hypothèses psychopathologiques. Sur le plan international, notons que de plus en plus de collègues critiquent cette approche dont le projet n’a pas tenu ses promesses.

 

Il en est autrement en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent. Une dimension de l'unité et de la diversité peut être repérée dans la 4ème version de la CFTMEA[2]. A titre d'exemple, elle intègre maintenant les troubles envahissant du développement dans les psychoses précoces de l'enfant. Ainsi, dans l'axe 1 de cette classification, le terme de trouble psychotique est conservé et associé comme précédemment à l'autisme. Sur un autre registre, concernant cette fois l'adolescent, l'item schizophrénie est largement pris en compte. Et si les psychiatres d'enfants et d'adolescents parlent plus volontiers de pathologies limites que d'états limites, c'est sans doute qu'il existe à ces âges une très grandes variété des tableaux cliniques, mais en va-t-il si différemment chez l'adulte ? D'autre part, le syndrome de stress post-traumatique figure parmi les troubles réactionnels, comme dans les classifications internationales.

 

Ainsi, un double mouvement apparaît : l'affirmation des particularités de l'enfant (classification du bébé de 0 à 3 ans) et un rapprochement avec la psychiatrie d'adulte d'une part, le renforcement de la spécificité de la classification française, avec son orientation psychopathologique, et une ouverture vers des catégories proches de la CIM10 d'autre part.

 


Les modèles

 

Les modèles utilisés habituellement en psychiatrie pour décrire, expliquer et traiter les situations pathologiques ne sont pas toujours en phase avec les attentes ou les possibilités des patients. C'est le cas, par exemple, des personnes qui présentent des conduites addictives (alcoolisme, toxicomanie), ou alors dans les situations de crise sans pathologie psychiatrique clairement identifiée. Les psychiatres se sont plutôt tenus à l'écart de ces patients, ne les rencontrant souvent que lorsqu'ils y étaient contraints. Ou alors ignorant cette part de leurs symptômes.

 

D'autres modèles, plus opératoires, se sont imposés. Dans le domaine de l'addictologie, par exemple, ils ont permis d'augmenter l'accès aux soins et de soulager de nombreux patients ainsi que leurs proches. Mais ces modèles montrent aussi leurs limites. Méconnaître le sens et la fonctions d'un symptôme conduit parfois à ce que réapparaisse, sous couvert d'une "pathologie psychiatrique sous-jacente", des formes d'échecs thérapeutiques conduisant à l'incompréhension et au rejet.

 

La psychiatrie des situations de crise impose d’utiliser des modèles de travail en réseau, où l’accent est mis sur le contexte dans lequel les symptômes apparaissent. De la même manière, le développement d’une clinique qui intègre la dimension sociale et culturelle des personnes a émergé avec l’ethnopsychiatrie. Ces modèles ont permis la mise au point de stratégies thérapeutiques originales et efficaces. Ils ne peuvent néanmoins ignorer complètement les modèles pharmacologiques et psychodynamiques, afin de renforcer et de prolonger leur action.

 

La psychosomatique est également un exemple intéressant dans la mesure où elle s'appuie sur les modèles du stress et du psychotraumatisme, qui intègrent à la fois des données empiriques issues de l'observation clinique, de la psychanalyse, et des résultats de la recherche fondamentale.

 

Il est donc nécessaire de pouvoir faire coexister aujourd'hui plusieurs modèles cliniques et thérapeutiques.

 

b)    L'angle des pratiques

 

Influence du contexte professionnel sur la pratique

 

La pratique du psychiatre est le fait de sa formation, de ses choix personnels, de la demande des patients. Ajoutons que les aléas de l’installation (en libéral), de la nomination (activité hospitalière ou hospitalo-universitaire), et des activités mixtes ou exclusives en milieu associatif viennent apporter un élément complémentaire qui s’ajoute et module parfois les précédents. Du côté des praticiens libéraux, la démarche traditionnelle d’installation en psychiatrie adulte est de plus en plus amenée à tenir compte des demandes concernant les enfants et les adolescents. Du côté des praticiens hospitaliers, l’appellation « psychiatrie générale » montre l’unité de la discipline. La notion même « d’intersecteur de psychiatrie infanto-juvénile » soulignait leur articulation avec la psychiatrie adulte ; la dénomination de secteur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aurait, si l’on n’y prenait garde, tendance à faire mettre de côté cette articulation indispensable pour les patients.

 

Les médecins du champ médico-social sont devenus en grande majorité des psychiatres exerçant auprès d’enfants et d’adolescents. Il peut s’agir de psychiatres exerçant en psychiatrie adulte, qui gardent ainsi un contact avec la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Les fonctions de médecin directeur des établissements sont plus volontiers confiées à des psychiatres plus engagés dans cette voie (DESC[3] de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent).

 

La psychiatrie en milieu carcéral est un cas particulier. Elle s'est développée avec la création des SMPR[4]. La population se caractérise par la fréquence des troubles du comportement (violence, tentatives de suicide, suicides), et des décompensations de type traumatique en relation avec le milieu carcéral lui-même. Il y a aussi l’opportunité d'initier des soins dans une optique prévention, comme le montre la récente conférence de consensus sur le traitement des auteurs d’agression sexuelle[5]. La pratique psychiatrique demeure néanmoins très délicate, étant donnés l’absence de réseau naturel (famille, amis...) facilement mobilisable, le poids de l’institution carcérale, et l’impératif de maintenir, dans un contexte de privation de liberté, celle de pouvoir choisir des soins. Au-delà de l’incarcération, l'éloignement du domicile d'origine et les difficultés d’articulation avec le dispositif d’aval imposent de repenser l’organisation actuelle. Il conviendrait, dès l’incarcération, de favoriser les liens avec le milieu familial et la possibilité d'y intervenir. Il faut aussi permettre aux SMPR, après la sortie, de maintenir un lien de type sectoriel auprès des patients suivis pour préparer la mise en place d’un réel relais thérapeutique.

 

La pratique psychiatrique en fonction de l’âge

 

Sur le plan des pratiques, la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent se caractérise par la demande qui n'est pas le fait de l'enfant, du moins des plus jeunes, mais de ses parents, ce qui les place d'emblée dans le champ thérapeutique. Le fait de les rencontrer régulièrement fait émerger la dimension transgénérationnelle. Connaître la psychopathologie des parents est indispensable, mais doit être distingué de la psychiatrie adulte, car il ne s’agit pour autant de traiter les parents. Mais le psychiatre d'enfant n'a pas à faire qu'aux parents. Il est en contact avec l'entourage : famille élargie, médecin traitant, pédiatre, personnel de crèche, milieux scolaire, social, éducatif, voire judiciaire. Il intervient lui-même dans ce champ en soutenant les professionnels dans leurs choix. Il peut également rencontrer ces professionnels en dehors de patients identifiés, dans une visée de santé mentale et de prévention.

 

La forme même de la thérapie ne peut être entièrement codifiée. Elle varie selon l’âge, la pathologie, le contexte, la demande. Par ailleurs, les symptômes, le rapport au langage, aux capacités introspectives, aux expressions plastiques, langagières, sonores, corporelles entrent aussi en compte dans l’indication thérapeutique. Il peut même arriver que la prise de conscience ne soit pas au cœur de la thérapie qui se déroule presque entièrement dans un accompagnement de créations, ou un projet qui semble inscrit uniquement dans la sphère éducative et rééducative, sans pour autant renoncer à la dimension thérapeutique.

 

Pour les adolescent, il est souvent nécessaire de pouvoir faire travailler ensemble des professionnels qui ont de approches différentes, de faire coexister plusieurs discours à partir de modèles de référence hétérogènes, et de prendre en compte l’entourage familial. Cette spécificité est autant une « propriété » de l’adolescent (personne en relation de dépendance avec des contextes multiples, capacité à trianguler) que de l’organisation actuelle du dispositif. Il existe aussi un danger d’appropriation de l’adolescent, la voie institutionnelle prolongeant parfois ce type de processus.

 

En psychiatrie adulte, les modalités de suivis sont multiples. Elles incluent la prise en charge des patients aigus et chroniques, des actions de prévention avec les même acteurs que la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, des relations avec le dispositif de réinsertion, le champ médico-social, les médecins généralistes et les autres spécialités médicales... L'hospitalisation ne doit être qu'une réponse parmi d'autres, et le dispositif public doit être organisé de manière à pouvoir accueillir des situations très diverses. Souvent, tel ou tel secteur de psychiatrie développera une réponse spécifique (urgence, alcoologie, troubles des conduites alimentaires...) qu'il mettra à disposition d'autres services, dans une logique de mutualisation de l'offre de soin. Si la pratique consiste le plus souvent en un suivi individuel des personnes, la prise en compte l'environnement ne doit pas être exclue, d'autant plus que les troubles sont en relation avec celui-ci.

 

La prise en charge des personnes âgées doit être le plus précoce possible, et nécessite tout particulièrement une approche trans-disciplinaire incluant les médecins généralistes, les gériatres, les neurologues, les travailleurs sociaux... Au plan institutionnel, un travail de soutien et de formation est à réaliser auprès des personnels de maisons de retraites. Des dispositifs intersectoriels spécifiques devrait être développés, notamment pour de l'hospitalisation de court séjour, séquentielle, en intégrant la possibilités d'interventions à domicile de manière à réaliser de véritables hospitalisations à domicile.

 

La France fait partie des rares pays européens où psychiatre de l'enfant et de l'adolescent et psychiatrie d'adulte ne constituent pas deux spécialités distinctes. Il serait excessif de prétendre que la pratique de la psychiatrie d'adulte est analogue à celle des enfants. Mais il serait absurde de vouloir tracer précisément une frontière entre ces deux approches, en termes d'âge notamment. Les distinctions, dans ce domaine, relèvent surtout de la délimitation de territoires institutionnels.

 

La psychiatrie dans les situations de crise

 

Les situations de crise sont souvent rencontrées par les professionnels dans un contexte d'urgence. C'est à dire quand, du point de vue du patient ou de ses proches, une intervention immédiate est attendue. Contrairement à l'urgence, le concept de crise correspond au point de vue du professionnel ; il met l'accent sur l'existence d'un changement d'équilibre individuel, familial ou micro-social. Dans des situations caractérisées par l’intensité de la demande, le risque de passage à l’acte, y compris envers les professionnels, et le risque de primauté du contrôle sur le soin, cette vision permet de réintroduire la temporalité, de reconnaître l'opportunité d'un changement, et de réaliser un véritable travail thérapeutique qui n'est parfois possible que dans ces moments. Pour ce faire, il est nécessaire d'accepter la définition initiale de l'urgence (rapidité de la réponse notamment, en acceptant parfois la mobilité des professionnels), et d'adopter un modèle et une pratique qui "contextualisent" l'urgence (intervention en réseau). Une formation spécifique est indispensable.

 

Les réponses à l'urgence psychiatrique se sont développées en France ces dernières années, notamment depuis la création des SAU[6]. Elles se sont élargies depuis 1997 à la prise en charge des victimes de catastrophes collectives avec la création des cellules d'urgence médico-psychologique[7]. Ces dispositifs ont certes l'avantage de faciliter l'accès aux soins, à condition bien sur qu'un dispositif d'aval soit accessible. Mais en dehors de quelques équipes[8], la plupart d'entre elles se limitent à une intervention immédiate, plus centrée sur l'accueil et l'orientation de l'urgence que sur l'intervention de crise.

 

La psychiatrie humanitaire s'apparente aux interventions d'urgence et de crise. Du fait de la rapidité de la réponse d'une part. De la nécessité de développer un travail en réseau qui permette la démultiplication de l'intervention du professionnel d'autre part. Le dépistage, l'analyse des besoins et la formation en font également partie. Cependant, la participation de plus en plus incontournable des autorités pour la réalisation de ces programmes, et leur utilisation, parfois dans un but d'affichage politique, limitent la marge de manœuvre des intervenants.

 

Psychiatrie et troubles des conduites

 

Nous entendons, sous le terme de "trouble des conduites", la récurrence, chez une personne, de comportements dangereux pour elle-même ou ses proches. Par exemple les conduites addictives qui comportent la notion de dépendance (alcoolisme, toxicomanie, jeu ou achats compulsifs...), les troubles des conduites alimentaires, les comportements suicidaires, etc. Il s’agit donc d’une approche descriptive, indépendante de la psychopathologie sous-jacente de la personne. Il n’en demeure pas moins que la souffrance psychique est toujours présente, même si elle n’est pas toujours exprimée, voire parfois déniée. La comorbidité est fréquente avec les pathologies psychiatriques identifiées.

 

L’intérêt de cette approche est d’aller dans le sens de la demande du patient ou de l’entourage, ce qui facilite incontestablement l’accès au dispositif de soins. Pour l'addictologie, les modèles de traitement qui ont été développés ont essentiellement une logique opératoire. Ils s’inspirent généralement du modèle médical, et c’est souvent en dehors de la psychiatrie que des structures spécifique ont été créées, à l’image des CHA[9] ou des centres de post-cure. Les professionnels qui s’intéressent à ces troubles ont des formations initiales très diversifiées : médecins généralistes, psychiatres, gastro-entérologues, internistes, médecins du travail, psychologues, infirmiers, etc. La pratique s’appuie sur un corpus de connaissances qui emprunte à ces différents métiers.

 

Cependant, concevoir les conduites addictives comme une "maladie" a des conséquences : si cela met l’accent sur la possibilité d’un soin, et peut éventuellement libérer la personne d’un sentiment de faute (si tant est qu’elle y adhère), il y a également un risque de mise à l’écart de la dynamique psychique dans laquelle s’inscrivent les troubles, ainsi que des aspects relationnels qu’ils comportent.

 

Il est donc indispensable que les psychiatres investissent aujourd’hui ce domaine. Car si individualiser des stratégies thérapeutiques spécifiques (pharmacologiques, institutionnelles, groupes) permet le développement et la diffusion des connaissance à travers par la formation et la recherche, la pratique s’appuie aussi sur les compétences des psychiatres : capacité d’empathie tout en construisant un cadre thérapeutique, analyse et clinique et psychopathologique, compréhension de la dynamique familiale, notamment pour les récidives. L’articulation des dispositifs spécifiques avec les secteurs de psychiatrie adulte et de psychiatrie infanto-juvénile doit être renforcée.

 

La psychothérapie

 

La psychothérapie est une dimension permanente du métier de psychiatre, exercée de manière exclusive ou en complément d'autres thérapeutiques. Son efficacité dans le traitement des pathologies mentale a été validée par la recherche. Elle fait d'ailleurs l'objet d'un chapitre particulier du livre blanc.

 

Le terme de psychothérapie recouvre des modalités de soins extrêmement diversifiées, tout comme les modèles de référence, voire certaines écoles au sein d'un même modèle. Qu'y aurait-il de commun entre une psychanalyse et une psychothérapie familiale systémique ? Entre le psychodrame analytique et une thérapie cognitivo-comportementale ? Une psychothérapie dite de soutien et une séance d'ethnopsychiatrie ? Et chacune de ces approches n'est encore qu'un terme générique qui regroupe des pratiques très différentes, qui parfois peuvent paraître antagonistes. Tel professionnel va privilégier la parole et l'association libre, tel autre sera plus directif, tel autre encore s'appuiera sur la communication non-verbale, etc. Et si certains n'acceptent de recevoir leurs patients qu'en individuel, d'autres ont besoin de plusieurs générations pour travailler, voire de plusieurs co-thérapeutes...

 

Pourtant, toutes ces manières d'aborder la pathologie mentale visent la réduction de la souffrance psychique. Elles ont en commun de constituer une pratique orientée vers le changement (qu'il soit individuel, familial, social), de s'appuyer sur la compétence relationnelle du professionnel à créer un contexte propice à ce changement, le professionnel ayant élaboré son intervention après avoir formulé une hypothèse psychopathologique à partir d'un modèle de référence validé.

 

La psychothérapie exercée par un psychiatre se distingue du développement de soi, même si sa compétence peut aussi l'aider à comprendre une dynamique individuelle ou de groupe, et de fait lui permettre de soutenir la croissance de personnes indemnes d'une pathologie psychiatrique.

 

c)    Formation

 

Le parcours professionnel de nombreux psychiatres montre qu'ils ont, pour la majorité d'entre eux, eu des expériences professionnelles diversifiées. Tel(le) collègue a débuté sa carrière comme chef de clinique dans un service universitaire adulte, s'est tournée ensuite vers la psychiatrie infanto-juvénile de secteur, puis a travaillé en prison avant de revenir dans un service d'adulte à l'hôpital général.

 

La formation du psychiatre doit donc avoir comme objectif l'acquisition progressive des compétences indispensables à une pratique évolutive et diversifiée. Elles consistent en des connaissances théoriques et pratiques, ainsi que des aptitudes individuelles. Ces compétences sont actuellement acquise lors d'enseignements spécifiques, de stages encadrés, de formations complémentaires choisies par l'étudiant (instituts de psychothérapie, DESC[10], DU[11], DEA[12], thèse de science...), et impliquent, de la part du "psychiatre en devenir", un questionnement sur sa propre personne. La diversité de la discipline doit se retrouver dans les possibilités de formations pratiques et théoriques qui lui sont offertes. La notion de choix est essentielle car elle permet l'engagement personnel.

 

Si pour certains étudiants, l'obligation de passer par des stages et enseignements de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent pourrait être vécue comme une contrainte susceptibles de limiter leur formation dans d'autres domaines, les plus nombreux y voient l'occasion de découvrir différentes facettes d'une même profession. Ainsi, le futur psychiatre d'adultes aura acquis les connaissances de base nécessaires pour faire face à toute éventualité professionnelle. Pour certains, l'expérience en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent constitue une découverte qui oriente ou confirme un choix vers cette pratique. La formation initiale peut alors être complétée par le DESC.

 

En tout état de cause, on ne saurait être pleinement compétent en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent sans avoir l’expérience de la psychiatrie du nourrisson, de celle de l'adolescent et en psychiatrie adulte. Agir de manière préventive suppose en effet de ne pas ignorer le devenir des personnes. Et la psychopathologie des parents est indispensable à connaître et à distinguer de la dimension de la parentalité. De même, la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent ouvrira le psychiatre d'adultes à la prise en compte de la temporalité, de l'environnement du patient, de sa famille, éventuellement de ses enfants, et des interventions d'autres professionnels. Il sera ainsi davantage incité à s'inscrire dans une vision dynamique qui développera sa capacité à être un créateur de soin et le préservera de la résignation.

 

La diversité de la formation doit également être présente au niveau de la formation continue, tant sur le plan du contenu que de la forme. La charte de la formation médicale continue en psychiatrie, accompagnée d’un descriptif des modalités de formation dans notre discipline en est un exemple[13]. La mobilité, la diversité des pratiques, permettent l’appropriation de modèles hétérogènes qui s’enrichissent mutuellement.

 

3.   Conclusion

 

La psychiatrie constitue un métier extrêmement riche et diversifié du point de vue de ses domaines d'interventions, de ses modèles de référence, des pistes de formation proposées et de la pratique des psychiatres. Distinguer ces domaines spécifiques est indispensable au développement des connaissances, des compétences, et à l'élaboration de stratégies thérapeutiques. Cela permet également d'identifier des lieux et de modalités de formation, de définir des priorités et de cibler l'attribution de ressources.

 

L'unité de la psychiatrie se retrouve dans son projet, c'est-à-dire l'écoute et le traitement de la souffrance psychique de la personne en relation avec son environnement. L'intérêt de la discipline est de permettre, à travers la formation initiale, puis le parcours professionnel de chacun, un enrichissement de la pratique à travers la confrontations d'expériences et de modèles différents. L'acquisition d'un corpus de connaissance commun rend possible cette mobilité d'un point de vue théorique et pratique.

 

Si nous souhaitons que la psychiatrie continue à être une spécialité vivante, attractive, de plus en plus performante pour les personnes prises en charges, capable d'investir et d'enrichir d'autres domaines, il importe qu'elle constitue un métier unique, intégrant notamment psychiatrie d'adulte et psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, pivot de pratiques et de recherches diversifiées en relation avec les autres spécialités médicales.

 

4.   Proposition

 

La Fédération Française de Psychiatrie, informée des positions européennes, réaffirme son attachement à la spécificité de la psychiatrie en France en tant que discipline à part entière de même que la médecine, de la chirurgie et de l’obstétrique. Elle souhaite le maintien de la psychiatrie comme discipline polyvalente dont la formation initiale et continue doit être le garant. Elle reconnaît que l’acquisition de compétences spécifiques est nécessaire à l’exercice de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, et réaffirme son attachement à ce que cet exercice constitue une option facultative au sein du métier de psychiatre.

 

 

5.   Discussion

 

Lors des journées du Livre Blanc, la présentation de ce texte a entraîné un débat animé. Deux points ont été particulièrement discutés. D'une part, la place et la reconnaissance accordées à la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent. Dans le contexte législatif européen actuel,  la question de son autonomie par rapport à la psychiatrie d'adultes est évidemment posée. La proposition a donc été controversée. D'autre part, la légitimité d'accepter, dans la psychiatrie, certains domaines comme par exemple ceux définis par des symptômes (conduites addictives), ou encore caractérisés par le mode de contact avec les professionnels (psychiatrie de crise, psychiatrie carcérale). Le débat a montré que ces questions sont loin d'être tranchées. Il est indispensable qu'il se prolonge, constituant ainsi une façon de rechercher ce qu'est la psychiatrie.

 

 

 

 

Rapport rédigé par Jacques Fortineau et Michael Robin,  avec les contributions spécifiques et la discussion générale de M. Grohens, J.P. Klein, C. Lacour-Gonay, G. Lucas, B. Voizot et la participation de C. De Beaurepaire, A. Besse,  D. Brengard, C. Chain,

 



[1]Membres du groupe de travail : J. Fortineau, M. Robin (rapporteurs), A. Besse, D. Brengard, C. de Beaurepaire, C. Chain, C. Dejours, M. Grohens, J.P. Klein, C. Lacour-Gonay, G. Lucas, D. Roche-Rabreau, B. Voizot

[2] Classification française des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent

[3] Diplôme d’études spécialisées complémentaires

[4] Service médico-psychologique régional

[5] Psychopathologie et traitements actuels des auteurs d’agression sexuelle, Conférence de consensus des 22 et 23 novembre 2001, Fédération Française de Psychiatrie, John Libbey Eurotext, 2001, Paris

[6] Service d'Accueil et d'Urgence, décret du 9 mai 1995

[7] Circulaire du 2 mai 1997

[8] Centres d'Accueil et de Crise, Centres d'Accueil pour Adolescents, ERIC

[9] Centre d’hygiène alimentaire

[10] En psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, en addictologie

[11] Diplôme universitaire

[12] Diplôme d'études approfondies

[13] La formation médicale continue en psychiatrie : principes généraux, rôle de la FFP, moyens et leur méthodologie, Pour la Recherche, n°23, 1999