L'analyse du discours dans le domaine de la pathologie s'affine au fur et à mesure qu'intervient une conjugaison des questionnements et des compétences. Certains veulent comprendre le fonctionnement d'un discours particulier de patient ; d'autres sont intéressés par la relation médecin-patient ; de plus en plus s'exprime "un besoin" d'évaluation du travail effectué par les deux partenaires médecin-patient dans le processus de guérison. Que ce soit le point de vue de la description/interprétation que peuvent en faire les linguistes ou celui de la compréhension/amélioration de l'outil qui anime la recherche du médecin-psychiatre-psychanalyste, le large éventail que nous offrent les études effectuées nous permet de tenter quelques remarques.
Nous présentons quelques unes de ces études :
Raimbault P., Zygouris R., Corps de souffrance
corps de savoir, l'Age d'Homme, 1976.
En 1976, G. Raimbault et R. Zygouris[1], deux psychanalystes, élaborent une technique d'analyse. Elle a pour but de trouver à travers les textes de patients atteints de maladie héréditaire, "un échange inconscient" dans le dialogue, non manifeste à la première écoute. Cet échange "inconscient" serait inscrit, en toutes lettres, dans le texte.
Leur méthode de travail a consiste à enregistrer et retranscrire des entretiens d'enfants amenés par leurs parents à une consultation de médecine spécialisée. Au cours des entretiens, elles n’interviennent pas en tant que psychanalystes. Le contexte est cependant que le service de l'hôpital a fait appel à elles comme « accompagnantes » d’une extrême gravité des pathologies, difficile à vivre pour l’enfant, son entourage et le personnel.
Cette étude essaie de cerner la structure du discours dans la relation médecin/patient/parent en appliquant des concepts analytiques. Il s'agit d'une analyse du discours médical avec ses ouvertures et ses fermetures.Il apparaît que le discours médical privilégie certains aspects du discours et en annule d'autres ; le résultat est que le discours initial se trouve "transformé".
Cet intéressant travail fait comprendre au lecteur combien sont importantes les notions de "genre de discours" et de "sphère d'échange".
Le première étude qui a pour titre : "les déchets d'un dossier médical", relate une première consultation médicale, hospitalière, pour un enfant malade amené par sa mère.
Comme préliminaire à cette étude, une
question des auteurs : "jamais la formulation et les mots mêmes
des malades ne sont consignés dans leur forme première… et
encore moins ne le sont ceux des médecins.
Les paroles qui circulent sont éliminées
comme des déchets. Est-il possible, dans ces conditions, d'analyser la
"relation médecin-malade" et de comprendre ce qui se passe
vraiment au cours d'une consultation ?"
L'enfant, une fillette de neuf ans, est suivie depuis deux ans pour une albuminurie par son médecin traitant. Celui-ci l'adresse au service hospitalier spécialisé pour confirmer son diagnostic (plutôt alarmant).
Dans la première partie de l'entretien, les auteurs notent une "surdité" du médecin par rapport aux éléments que la mère, anxieuse, apporte. Il reprend, en insistant, un élément peu important "l'enfant n'a pas pu être vaccinée". Les éléments importants et porteurs de gravité sont "ignorés" : la mère était sourde et l'enfant avait de l'albumine depuis deux ans (et de ce fait n'a pu être vaccinée). Ces deux symptômes, albumine et surdité, appartiennent à la maladie héréditaire supposée.
La suite de la consultation montre que la mère a du mal à attribuer aux membres de sa famille les troubles dont ils souffrent ; elle annonce que telle personne est sourde alors que c’est en fait une autre qui n’entend pas, etc. Ces éléments, non repris, n'entravent pas la consultation centrée sur la maladie ; mais ils agissent comme parasites et entravent la communication entre les participants.
Cette consultation médicale, concluent les auteurs, est axée sur la maladie organique. Le médecin n'est pas orienté vers un abord "psychosomatique" qui lui ferait prendre en compte les éléments psychologiques amenés dans la consultation.
C'est le diagnostic qui est prévu dans cette consultation et il n'en sortira rien d'autre. Les éléments non repris par le médecin dans cet échange particulier (technique) de la consultation médicale ont sans doute laissé la place à d'autres éléments plus pertinents pour lui dans la visée diagnostique qu’il poursuit. Et pourtant, ce diagnostic ne sera finalement pas porté malgré les éléments introduits. Est-ce du fait de sa gravité ?
En conclusion, les auteurs considèrent que "ce
dialogue hétérogène médecin-malade s'est
déroulé suivant la filière du dossier médical qui
entraîne des coupures dans les associations du malade. Il se
réduit au déroulement d'un discours, discours
homogène".
Cette étude réalisée par G. Raimbautl et R. Zygouris se situe au niveau de la structure du discours dans la relation médecin/patient/parent. C'est une étude sur l'enchaînement du discours de l'un avec le discours de l'autre, ses ouvertures et ses fermetures. Même si les auteurs regrettent que ne soient pas prises en compte les associations du malade, cette approche montre quelque chose d'essentiel : une mise à distance tantôt par le médecin, tantôt par le patient (et surtout sa mère) de l'horreur que représente la séparation d'un enfant et le risque de sa mort ; pour le médecin, une révélation trop vite insinuée est rejetée : la terrible maladie et le pronostic qui en découle.
Il nous semble que ce travail, déjà important, pourrait être enrichi par une analyse du choix de la reprise ou non de certains éléments. Cela permettrait, peut-être, d'établir une typologie des entretiens médicaux suivant que le discours ferme et n'ouvre sur rien d'autre ou suivant qu'il ferme un niveau et en ouvre d'autres. Par rapports aux éléments non repris par le médecin, (l'albumine et la surdité de la mère), son choix réduit la finalité du discours à poser immédiatement un diagnostic (au risque de se tromper) ; mais il ouvre sur la normalité de l’enfant qui, à son âge, doit être vaccinée. Le médecin n'a pas pu dire ici : "on ne peut pas retenir ces éléments pour le diagnostic, il faut chercher autre chose", ce qui aurait rassuré la mère sur ce point. Mais en ne reprenant pas les deux éléments comme irrémédiables, il introduit un message d'espoir.
Approche : Analyse
de l'échange verbal médecin/patient ; ouvertures, fermetures
Recherche : Échange inconscient dans la relation médecin/patient ;
Conclusion : Le médecin ne prend pas en compte les associations du malade.
Kächele H., Recherches cliniques "planifiées" sur les psychothérapies - Méthodologie,"Analyse du discours du patient et du thérapeute par des analyses de contenu informatisées", pp 71-105, INSERM, 1992.
H. Kächele[2] présente la méthodologie utilisée pour l'analyse du discours pendant une thérapie. Les séances sont enregistrées puis transcrites mot à mot suivant des règles établies. Différentes mesures sont effectuées :
- Mesures
formelles
· par comptages des mots prononcés par le thérapeute et le patient
Il s’agit de caractériser les traitements d'après la distribution de l'activité verbale.
Résultat de l'analyse[3] : dans une prise en charge psychanalytique réussie, il n'y a aucune corrélation entre le nombre de mots émis par le patient et le thérapeute. C’est-à-dire que parler, prendre la parole s'établit de manière indépendante pour les deux participants. Par contre pour une prise en charge effectuée par le même analyste mais qui fut un échec, le comptage des mots révèle une corrélation significative.
· par variabilité du vocabulaire du patient.
On étudie la capacité d’utiliser de nouveaux mots au cours d'une séance de thérapie. Cette variabilité est évaluée en divisant le nombre de mots différents (taille du vocabulaire) par le nombre total de mots (taille du discours) pour un texte donné. L'hypothèse générale admise est que le nombre de mots nouveaux augmente quand la thérapie a réussi.
- Mesure grammaticale
On étudie l'utilisation de types de mots pour différencier des patients atteints de maladies psychiatriques diverses. Par exemple, l'utilisation des verbes sera plus importante dans un cas que dans un autre.
- Mesure associée aux substantifs
Il s'agit ici d'évaluer un contenu soit agressif, soit anxieux ; ou encore, de relever un conflit oedipien (ou autre) par regroupement de mots relatifs à ces thèmes.
Ces mesures ont été appliquées à plusieurs cas, dont celui d'un jeune homme de 25 ans, étudiant, qui consulte un psychanalyste pour une problématique obsessionnelle. Il s'agit d'une thérapie brève (29 séances réparties sur 9 mois). Toutes les séances (exceptée une) ont été enregistrées, vidéoscopées, transcrites et introduites dans la base de données.
L'observation des mesures appliquées fait conclure que « l'événement critique de la troisième partie de la thérapie (la compagne du jeune homme, plus âgée que lui, participe à la séance), a un profond impact sur le processus thérapeutique ». Les mesures observées indiquent également que ce cas pourrait être considéré comme une réussite, résultat confirmé dans le suivi du jeune homme.
En ce qui concerne l'étude de H. Kächele, il nous est difficile de la concevoir comme une analyse de discours. Une analyse quantitative, telle que la présente cette étude, ne fait apparaître aucune des relations nécessaires entre les différents éléments. De ce fait, on voit difficilement sur quels critères repose l'évaluation de la réussite de la thérapie. Nous sommes bien d'accord avec F. François pour dire "…qu'on ne peut analyser le langage d'un chef d'état, d'un philosophe ou d'un fou en comptant, comme s'ils constituaient des indices univoques, le nombre des je ou des tu, des noms, des verbes ou des adjectifs. Ce qui importe, ce sont les relations d'affinité ou de contradiction qu'entretiennent ces divers moyens de mises en mots"[4].
Approche : Mesure quantitative de certains éléments du discours du patient.
Recherche : Évaluation du processus thérapeutique
Conclusion : Impact d'un événement dans la cure sur le processus thérapeutique.
Klein J.P., La Psychiatrie de l'ellipse et ses positions énonciatives, in Sémiotique n°3, Octobre 1992, Didier-Erudition, CNRS.
Jean-Pierre Klein[5]
est psychiatre. Il présente un travail qui veut
rendre compte de façon rigoureuse du processus thérapeutique,
grâce à l'apport de la sémiotique. Il est aidé dans
sa démarche par un sémioticien qui se réfère
à A. Greimas, Ivan Darrault
avec lequel il vient d'écrire un ouvrage[6].
Greimas se trouve cité à partir d'un article qu'il a écrit
avec Courtès, dès le début de cette étude : "En
partant du sujet de l'énonciation, implicite mais producteur de
l'énoncé, on peut projeter (lors de l'acte de langage ou de son
simulacre à l'intérieur du discours), en les installant dans le
discours, soit des actants de l'énonciation, soit des actants de
l'énoncé. Dans le premier cas, on opère un
débrayage énonciatif, dans le second, un débrayage
énoncif".
La psychiatrie de l'ellipse décrit une figure à deux foyers : le premier fonctionne en débrayage énonciatif, le second en débrayage énoncif. C'est dans l'aller-retour entre ces deux foyers que se déroule la psychothérapie. Ce travail de psychothérapie n'a pas pour but la recherche de significations comme voie royale de la thérapie ; il est au contraire une tentative de donner un sens présent à une situation représentée mais qui concerne la personne.
La psychiatrie de l’ellipse suppose un “manque” ; elle a pour but de le transformer en le sous-entendant dans une trame narrative. Le travail de thérapie correspond à une re-création de soi. Il se fait non pas par l'introspection sur le mode du "je" mais en passant dans le monde du merveilleux, du figuratif sans pour cela quitter le monde ordinaire. C'est en quelque sorte deux mondes l'un dans l'autre. Il s'agit d'une dialectique entre le debrayage énonciatif et le débrayage énoncif.
Contrairement à la psychothérapie traditionnelle qui tente d'opérer une désyncrétisation par une opération d'analyse, il s'agit ici de passer d'une syncrétisation à une création formelle syncrétique. Ce passage permet au patient de se figurer lui-même, ainsi que son monde intime et fantasmatique, moins brutalement que par l'introspection.
Approche : psychosémiotique
Recherche : Rendre compte du processus thérapeutique
Conclusion : La psychothérapie conjugue : se rencontrer soi-même, de façon plus ou moins travestie, avec rencontrer l’autre (l’interlocuteur), rencontrer l’Autre en soi.
Ghiglione et A. Blanchet dans leur ouvrage[7], veulent étudier l'évaluation de l'efficacité d'une thérapie. Le but de l'étude présentée ici est de montrer que l'évolution d'un certain nombre de marqueurs langagiers peut constituer un indicateur du processus de changement induit par la situation.
Les auteurs supposent que toute modification du mode de pensée doit laisser une trace dans le mode d'élaboration du discours. Ils s'intéressent plus "aux modes" qu'"aux référents", aux marqueurs langagiers qu'aux thématiques discursives.
Les thérapies par le verbe, disent-ils, tendent à induire un processus de changement, voire de guérison, au moyen d'une opération d'élaboration discursive du patient soutenue par les interventions du thérapeute.
Le but de cette thérapie cognitive (brève, une dizaine de séances), est d'aider la personne malade à modifier son système de pensée irrationnel par une démarche de questionnement critique et de confrontation à la réalité. Il s'agit ici d'un patient dépressif de 58 ans.
Cette thérapie est fondée sur une conception cognitive de la pathologie mentale ; ainsi, les symptômes dépressifs seraient corrélatifs d'un dysfonctionnement de l'activité mentale impliquant des types particuliers de cognitions, de modes spécifiques d'argumentation, etc.
La technique consiste à créer les conditions d'une auto-thérapie du patient, lui permettant de corriger lui-même ses propres dysfonctionnements.
L'analyse du discours est faite en tenant compte de la structure syntaxique de la langue et de son usage. Pour les auteurs, analyser un discours revient à déterminer les informations et les actions communiquées par les interlocuteurs.
Les discours du patient sont analysés par le calcul automatique des fréquences d'occurrence, par proposition, des indices langagiers pré déterminés en fonction des hypothèses posées. Parfois d'autres indices, non déterminés, se font jour.
Les résultats de l'analyse font ressortir :
- une prolixité discursive en diminution de la séance 4 à la 8 ; puis une augmentation à la 12 ;
- une linéarité discursive (tour de parole) en augmentation à la 8ème séance ;
- une diminution du nombre de mots prononcés par seconde à la 8ème séance (phénomène de ralentissement).
- une évolution des indices considérés chez le patient et le thérapeute : verbes factitifs[8], marqueurs de situation, déictiques[9] de locution (actant), joncteurs d'opposition, déictiques d'adresse, etc. Patient et thérapeute ont co-construit dans ce travail une nouvelle référence caractérisée par une augmentation des verbes factitifs, des marqueurs de situation et des déictiques référents au patient comme locuteur ou comme interlocuteur.
Selon les auteurs de l'analyse du discours, les résultats "tendent à montrer que la thérapie cognitive favorise un changement de la situation discursive du patient. L'activité de persuasion, d'enseignement et de contre-argumentation du thérapeute, amène le patient à réorganiser son processus argumentatif, à contextualiser la référence et l'inscrire dans l'action, à prendre en charge son discours".
Pour Ghiglione, c'est la recherche d'éléments du discours qui sert de base à l'analyse. Si cette analyse peut apparaître également quantitative, elle se distingue de celle de Kächele par le fait que nous parlons ici d'organisation de discours, d'élaboration du discours, de processus argumentatifs. Autant de mots qui font penser au discours en mouvement, ce qui nous parait essentiel.
Approche : Étude
des marqueurs langagiers au cours d'une thérapie ;
Recherche : Évaluation de l'efficacité d'une
thérapie ;
Conclusion : Les résultats tendent à montrer que la thérapie cognitive favorise un changement de la situation discursive du patient.
Consoli, Silla, “le récit du psychotique”, Folle vérité, SEUIL, 1979.
S. Consoli[10] pose d’emblée que la parole est un acte de langage qui engage les interlocuteurs dans un contrat. Dans celui-ci, un tiers est toujours présent (l'opinion publique, le social, l’autre, etc..).
Ensuite, il introduit l’enjeu dans l’acte de parole. Il y a un risque à parler.
“Tout acte de parole, et a fortiori toute interlocution, comporte explicitement ou implicitement un enjeu. C’est dire qu’il comporte immanquablement un risque. On ne sort jamais indemne d’un acte de parole : une parole peut, selon les circonstances, rendre service, faire plaisir ou faire passer le temps ; elle peut articuler une demande ou un souhait, conseiller, ordonner. Mais elle peut aussi blesser, soumettre, démasquer, ridiculiser, voire rendre fou.”
Un autre concept est intéressant : celui de la
“non spontanéité” d’un récit. Le récit est
pris d’emblée dans un système d’échange dont
le destinataire est prédestiné à être le
récepteur. S. Consoli introduit l’idée qu’un
récit est un échange et que le fruit de cet échange est un
affect. “Quelque chose du récit peut ainsi faire retour
à l’envoyeur en témoignant de ses effets : plaisir ou
déplaisir d’entendre, de comprendre, ou de découvrir ;
admiration, compassion, ou réprobation”.
L’énonciation est un acte risqué.“Si
toute énonciation présuppose la recherche du plaisir ou de
l’intérêt du destinataire, en tant que règle
implicite sous-jacente à l’échange discursif, elle implique
en même temps que la partie ne soit pas gagnée d’avance, que
le résultat de l’interlocution soit soumis à une
incertitude qui en fait d’ailleurs la valeur et le prix.”
Aliéné à l'autre dans son désir,
le psychotique n'aura pas la possibilité de créer son propre
discours, signant son autominisation par rapport à la parole de l'autre.
"… sa seule façon de créer une parole originale
sera souvent de choisir la voix de la déviance délirante ou de
l'incohérence logique…"
Une autre dimension est insérée ensuite dans cet article. C’est celle du "temps de la narration". Il s'agit du temps, au sens des liens subjectifs qui se tissent entre narrateur et destinataire pendant le récit.
Un autre concept introduit est celui de « valeur
de vérité » véhiculée par le récit. Ce
concept de vérité fait intervenir un tiers. “Le
discours scientifique, le discours de fiction, le roman psychologique,
l’énigme policière, le récit de rêve ou
d’un fantasme, constituent autant de genres différents, comportant
des contraintes logiques et narratives plus ou moins rigoureuses, une
définition variable de la vérité et une place
spécifique réservée au Sujet.” On ne peut pas faire dire par un genre de
récit particulier n’importe quoi. Si un discours scientifique demande une vérification
empirique par exemple, ce n’est pas le cas pour un récit de
fiction. “En restant vraisemblable, donc crédible par
l’autre, tout récit mise sur un plus de plaisir chez celui qui le
reçoit. Que l’histoire racontée soit réelle ou
fictive ou que d’autres indices en aient ou non gardé la trace,
l’essentiel n’est-il pas que son déroulement reste plausible
dès qu’on est fixé sur le genre discursif auquel on a
à faire ?”.
Échanger de la parole veut dire aussi accepter les présupposés de l’autre, sans quoi cet échange ne peut avoir lieu. En effet, on risque de nier l’autre en tant qu’individu et de mettre en question son droit à parler en réfutant ses présupposés. Les termes “accepter” ou “réfuter” utilisés dans ce cas nous semblent être un peu généraux. Dans un échange, on peut toujours discuter.
Silla Consolli relate l'approche qu'il fait du discours d'un patient arrivé dans un service hospitalier et qui demande à dormir ; il se présente comme un clochard. Face aux paroles singulières de cet homme d'une cinquantaine d'années, il s'occupe d'abord de situer de quel genre discursif il s'agit ou il paraît s'agir. Il opte ainsi pour "le conte fantastique" parce que l'énoncé de l'homme se situe dans une zone frontière entre deux domaines : celui du merveilleux et celui de l'étrange "il arrive une chose à peine croyable …il y a dans le bois de Verrières une femme… une très grande femme qui vit à l'état sauvage !". Ce que l'auteur remarque, c'est la distance qu'entretient l'énonciateur avec son énoncé marqué par "il arrive une chose à peine croyable…". La suite de l'interrogatoire le conduit à localiser le récit "dans l'univers du délire" à partir de l'actualisation par le patient d'une guerre et de liens de parenté avec des personnages célèbres.
Le récit du névrosé se différencie de celui du psychotique, notamment de la façon suivante : le névrosé qui parle à l'autre est en attente, non seulement d'un témoignage d'intérêt ou d'une reconnaissance de vérité, mais d'un apport de sens dont il se considère privé ; chez le psychotique, les interrogations du récit concernent souvent directement son statut symbolique : question sur les origines, sur la filiation, sur l'identité sexuelle. L'absence de sens pour le psychotique est un déchirement, une amputation. Souvent le psychotique préférera se taire plutôt que d'être confronté "au silence dépersonnalisant d'une non-réponse".
S. Consoli note que l'évolution psychotique tend à faire disparaître la place réservée au destinataire du récit en le reléguant alors dans la situation d'un pur spectateur. (Est-ce toujours le cas ? Et surtout, “spectateur” est-il le bon mot ?).
La description d'un des récits que rapporte l'auteur se résume à ceci : banalité du contenu, vérités universelles, références historiques précises, savoir proverbial, questions rhétoriques qui sont des prétextes à en formuler les réponses ; tout ceci pour dire que dans ce récit, l'interlocuteur n'a pas sa place pour y répondre. Mais peut-être, après n'avoir pas répondu.
L'auteur note également que, malgré la rupture évidente des lois de vraisemblance, le récit s'efforce de rester crédible. Cette crédibilité serait marquée par les références concrètes, telles que les noms propres et les numéros de téléphone, ainsi que par les enchaînements narratifs. Le psychotique se plie, "pour rendre discible son fantasme" aux lois générales de tout discours. Une autre particularité du discours du psychotique serait l'impossibilité de modaliser son discours. Il n'y a pas "je pense, je crois, je suppose" ; le récit est "objectif".
Approche : Conditions
d'énonciation ;
Recherche : Particularités du récit du psychotique
;
Conclusion : Dans le récit du psychotique, l'interlocuteur n'a pas de place pour répondre ; le récit du psychotique s'efforce de rester crédible ; il est impossible pour le psychotique de modaliser son discours.
Jeannerot Y., Bouchardot, J. "Le discours de l'adolescent psychopathe" in Actualités psychiatriques, n° 2, 1989.
Cette analyse du discours des adolescents psychopathes, faite par Y. Jeannerot et J. Bouchardot[11], met en avant une organisation discursive stéréotypée. Après un acte de violence, le jeune se retrouve à l'hôpital ; il interroge le thérapeute :
"- Qu'est-ce que vous me voulez ?
puis :
- j'ai la haine
- j'ai la haine y'a rien à dire, vous ne comprenez pas, j'ai la haine, c'est comme ça. Je vais pas changer.
puis silence…"
Le discours de l'adolescent est observé ici d'un point de vue général. Les auteurs ont repéré une récurrence d'énoncés chez le même type de patients. Ils en ont interprété les premiers termes ; de là, ils ont amené le jeune à un discours particulier où il peut parler de son histoire. Ce passage se fait après bien des avatars et une véritable confrontation. L'interlocuteur de ces adolescents doit montrer qu'il n'est pas dangereux, qu'il a une vie privée. Pour rester neutre, le thérapeute ne répond à aucune des questions de l'adolescent qui le concerne. Cela déclenche une série de passages à l'acte agressifs. Ce n'est pas pour nous étonner car il nous semble que dans ce contexte de paroles qui touchent à l'intimité de la personne et qui suivent une relation directe à l'agi, la réponse manifeste s'inscrit concrètement dans le rapport discursif. On ne parle pas à n'importe qui de soi, tout thérapeute qu'il puisse être, surtout dans un contexte d'opposition liée à l'hospitalisation après un acte de violence.
Nous avons été particulièrement intéressée dans cet article par l'idée suivante : pour que l’adolescent arrive véritablement à s’exprimer, le discours doit passer du général au particulier. Le discours général s'épuise dans la mise en avant d'un traumatisme (violence des parents, enfance perturbée…). Quel intérêt aurait-t-on d'argumenter sur sa violence lorsqu'une raison manifeste semble clore la réflexion ?
° Causalité finie : discours fermé
° Problématique : discours ouvert
Ce discours accompagné de cet affect si fort qu'est la violence, ne pourra s'ouvrir au discours investi qu'avec un interlocuteur où sera perçue la possibilité d'un échange.
Cet article souligne l'importance d'une perception de soi par l'autre comme objet d'intérêt "ouvert". Sans cette condition, l'adolescent tourne en rond dans un discours général violent qui répond à un autre, supposé menaçant.
Approche : Organisation discursive générale ;
Recherche : Particularités du discours de l'adolescent
psychopathe ;
Conclusion : L'adolescent psychopathe met en avant son traumatisme pour excuser sa violence. Le thérapeute doit travailler à mettre le patient en confiance pour ouvrir le discours clos.
Donnadieu, H., Aussilloux, Ch., "Analyse de contenu de discours de parents d'enfant autiste, trisomique 21 ou témoin", in Annales de Pédiatrie, V. 40, n° 9, Novembre 93n pp 573-581.
Cette étude, réalisée par deux psychiatres, H. Donnadieu et Ch. Aussilloux[12], compare les représentations que peuvent avoir les parents de leur enfant autiste avec celles d'autres parents d'enfant trisomique 21 ou témoin. Ces représentations sont recherchées dans le discours des parents.
La recherche a pour cadre l'évaluation clinique de l'autisme infantile. La séance d'évaluation se déroule en trois temps :
- interaction enfant-adulte vidéoscopée ;
- examen psychologique (psychométrique) ;
- entretien avec les parents.
Seuls les résultats d'analyse des entretiens sont présentés. L'entretien avec les parents est semi directif. Le fil conducteur est l'histoire de l'enfant et ses comportements dans ses divers lieux de vie.
La méthode utilisée est celle de l'analyse thématique avec décompte fréquentiel donnant lieu à des résultats dont l'analyse statistique est faite par comparaison de pourcentage.
Six critères ont servi de base de relevé des thèmes : sommeil, alimentation, indices d'appel, caractère-style relationnel, relation avec les pairs, ce que ressentent les parents.
Les thèmes qui ressortent du discours des parents sont essentiellement de type comportemental et affectif : "il est sensible, timide, sociable, affectueux, dominé, agressif ; c'est l'absence de communication, l'angoisse, la culpabilité, etc.".
Ces thèmes sont comparés, ce qui permet d'évaluer les différences et similitudes apparaissant dans le discours des trois groupes de parents.
Cette analyse, ayant pour but de connaître les modes de description de l'enfant en référence à la représentation qu'en ont les parents, fait apparaître des spécificités : 81% des parents d'enfants autistes se le représentent comme nerveux ; 62 % souffrent de ne pas comprendre leur enfant.
Ce qui est troublant dans ces résultats, c’est le regroupement des données sur un mode plutôt commun. Les termes “nerveux” et “ne pas comprendre l’enfant” pourraient être issus d’une toute autre étude : concernant des adolescents normaux par exemple.
Approche : Analyse thématique avec décompte fréquentiel dans le discours de parents d'enfants malades ;
Recherche
: Évaluation clinique de l'autisme infantile
Conclusion : Spécificité observée de la représentation qu'ont les parents de leur enfant autiste.
Reb V., Trogon, A., "l'adhérence au discours de l'autre - (analyse pragmatique d'une conversation avec un psychotique)" in Perspectives psychiatriques, 25è année, n° 1, 1986.
Dans cette étude faite par V. Reb et A. Trognon[13], il s'agit de décrire une conversation entre une psychologue et un patient psychotique hospitalisé. Celui-ci rapporte les propos de son père.
Dans les conversations enregistrées, il a été demandé au patient de parler de sa vie à l'hôpital et dans sa famille ainsi que de ses relations sociales et professionnelles.
Qui parle et de quoi ? Telles sont les questions que se pose
A. Trognon : quel est le sujet de l'énonciation dans le discours de ce
patient ? Quel en est le
référent ?
Interrogé par V. Reb, le patient interpréte le "vous" qui lui est adressé parfois comme un singulier qui le concerne, parfois comme un "on". Le sujet de l'énonciation devient alors inconnu par l'ambiguisation réalisée par le patient.
Après avoir repéré les marques de la subjectivité et du référent en découpant les énoncés de cet entretien en lexies, les auteurs repèrent deux schémas argumentatifs qui mettent en lumière la distance qu'entretient le patient avec le discours de son père.
Le plus intéressant dans cet article nous semble être la démonstration, par le découpage des énoncés, de l'adhérence au discours de l'autre. Le schéma est le suivant :
- dans un premier temps, le patient introduit un discours rapporté dans son propre discours. Dans l'article, il s'agit de celui de son père : "il dit : qu'est-ce que tu vas devenir ?"
- dans un deuxième temps, il reprend à son compte ce discours rapporté : "qu'est ce que je vais devenir". C'est une simple réplique, une tautologie.
Bien que disant "je", le patient n'est pas énonciateur de son discours, c'est son père qui l'est.
Ce mouvement est ce qui marque l'adhérence au discours de l'autre, jusqu’à être prisonnier de la parole d'autrui et incapable de produire sa propre parole.
Il nous semblerait intéressant de cerner quels sont les autres éléments qui ont déterminé ce schéma. En effet, on peut reprendre le discours de l’autre pour son propre compte, parce qu’il a servi à une réflexion et qu’est née une pensée propre. Ce n’est pas pour autant qu’on adhère globalement à ce discours, suivant la définition des auteurs. Le discours de l’autre peut amener à une réflexion. C’est bien dans un ensemble qu’à pu être saisie cette spécificité d’adhérence au discours de l’autre.
Approche : Description d'une conversation entre un psychotique et une psychologue ;
Recherche : adhérence
au discours de l'autre ;
Conclusion : Objectivation d'un schéma du discours adhérent au discours de l'autre.
Nevert, M., Nespoulous, J.L., Lecours, A.R., "Quelques aspects du discours du psychotique" in l'Evolution psychiatrique, T. 51, fasc. 2, Avril-Juin 1986.
Les auteurs de cette étude, M. Nevert et J.L. Nespoulous, A.R. Lecours[14], se sont intéressés au discours du psychotique, comparé à celui d'adolescents du même âge. Leur corpus est un recueil d'une cinquantaine d'écrits "spontanés" de différents scripteurs.
L'analyse porte sur plusieurs niveaux d'organisations du langage : thématique, syntaxique, sur les anomalies sémantiques, la cohérence textuelle et l’implication du locuteur dans son discours. Le but de l'étude est de mettre à jour d'éventuelles caractéristiques verbales des sujets concernés.
· l'analyse thématique révèle que les adolescents psychotiques privilégient la fiction et les adolescents normaux le réalisme (ce classement peut étonner). Cela pour répondre à la première question des auteurs : "de quoi ça parle ? et dans quel cadre, celui de l'imaginaire ou du réel ?".
· l'analyse des éléments syntaxiques ne révèle aucun contraste entre les deux groupes.
· l'analyse sémantique part de la classification des anomalies de Todorov : combinatoires, logiques et référentielles. Elle fait apparaître la fréquence d'utilisation du procédé antonymique dans le discours de l'adolescent psychotique. Cependant, les autres anomalies sémantiques ne sont pas très nombreuses.
· l'analyse de la cohérence textuelle est effectuée à partir "des trois règles" qui la régissent : règle de progression, de non contradiction et de relation. C'est sur la règle de progression que s'étend le plus l'étude. Analysés en termes de thème "ce sur quoi l'on parle" et de rhème "ce que l'on dit", les auteurs distinguent, en référence à Charolles, trois types de progression : un thème constant, un thème linéaire ou un thème éclaté.
Le thème constant s'exprime par la permanence du même élément thématique à travers le texte.
Le thème linéaire est une reprise dans un thème du rhème ou d'une partie du rhème de la phrase précédente ; par exemple : "la police tire sur une soucoupe volante. Il y a des envahisseurs qui sortent de la soucoupe volante".
Le thème éclaté est un même thème (ou rhème) qui en génère plusieurs autres comme par exemple : "J'entendais les bruits des oiseaux qui faisaient le cri, les moineaux et les pigeons faisaient beaucoup de bruit. Les vaches broutaient, les chevaux faisaient beaucoup de bruit. Les cochons…".
Cette classification s'est avérée peu efficace pour l'analyse car, en fait, c'est une combinaison des trois modes qui est le plus souvent observée. Pas de contraste significatif ici encore entre les deux groupes.
Il semblerait que les auteurs se soient préoccupés d'abord des énoncés les uns à la suite des autres et que leur insatisfaction pour leur classification provienne de ce choix. A ce stade s'est posée pour eux la question de l'hyperthème qui relie l'ensemble à un même paradigme.
La règle de non-contradiction dont se servent les auteurs s'établit à partir de deux types de contradictions :
- la contradiction inférentielle : deux énoncés se contredisent ;
- la contradiction du (ou des) mondes : mélange dans le même énoncé de deux mondes différents, comme dans l'exemple suivant : "J'aimerais avoir une crise d'appendicite ; le supplice". Ou encore, rencontre de notre univers référentiel avec le héros d'un monde merveilleux comme dans l'exemple "Annie va coucher à la ferme. Elle tombe et se fait mal … ; soudain elle rencontre la fée et Annie lui demande…". Ce dernier exemple n'est pas sans évoquer pour nous le mélange de mondes rencontré dans notre étude sur les rêves d'une enfant de six ans[15] (sans pathologie).
La règle de non-contradiction a révélé que l'adolescent psychotique utilise ici encore le procédé antonymique.
L'analyse de la règle de relation a permis de constater un contraste significatif entre les deux groupes.
Si l'étude de l'implication du locuteur dans son discours a permis aux auteurs de déduire "une impossibilité pour le sujet psychotique à réaliser un récit objectif" nous avons peu d'éléments qui démontrent cette déduction.
En conclusion, les auteurs présentent comme le fait le plus caractéristique du discours du psychotique le procédé antonymique. Cela pourrait "être une des origines de l'impression de non-communicabilité que laisse souvent le discours du psychotique".
Il semble difficile pour les auteurs de conclure à
partir des textes qu'ils ont analysés que le psychotique ne communique
pas : "A notre avis s'il ne cherchait pas à communiquer ou ne le
voulait pas… il se réfugierait dans le silence…".
Approche : Analyse de différents niveaux d'organisation du langage ;
Recherche : Aspects du discours du psychotique ;
Conclusion : Les
auteurs présentent comme le fait le plus caractéristique du
discours du psychotique le procédé antonymique. Pour les auteurs,
il est difficile de dire que le psychotique ne communique pas.
Girard M., Escande M., "L'analyse linguistique chez les schizophrènes - Intérêts et limites" in L'évolution Psychiatrique, T. 47, fasc. 3, Sept. 82.
Cette étude, faite par M. Girard et M. Escande[16], présente deux cas d'analyse de patients schizophrènes à partir d'une dizaine d'entretiens enregistrés. Trois fragments, de 42 lignes chacun, sont puisés au hasard de ces entretiens.
La première analyse, celle de Jean-Marc, est centrée sur l'étude de la relation sémantique et de l'énonciation. La seconde, sur l'étude comparative de l'énonciation entre une jeune fille psychotique, Danièle, et sa mère.
L'étude de la relation sémantique est abordée à partir des "lexèmes dont la signification paraît sujette à caution du fait de leur ambiguïté ou de leur indétermination…". Ainsi, les auteurs relèvent-ils un certain nombre de termes récurrents qui nous semblent de différentes natures :
- les auteurs soulignent que les énoncés de JM sont empreints d'un climat d'instabilité et d'hésitation du fait d'une certaine versatilité des temps verbaux. Ils donnent comme exemple "Quand il y avait des histoires, c'est dur…". Nous pensons que l'analyse faite ici en ces termes ne convient pas. Un tel énoncé, nous semble t-il, devrait être abordé à partir de la dichotomie passé/présent qui pour nous aboutirait au sens "quand il y avait des histoires (souvenir, vécu), c'est encore dur aujourd'hui". Il ressent encore aujourd'hui la même dureté de la situation, il n'a pas pu prendre de distance avec l'événement ;
- Il recourt à des termes, disent les auteurs, qui visent tour à tour à atténuer le sens, le majorer ou à exprimer le doute. Ils nous donnent les exemples suivants : « je sais pas moi ; peut-être j'étais beaucoup malade ; il y avait quelques histoires à la maison ; il y avait trop d'histoires ; il y avait beaucoup d'amélioration ». Il nous semble encore ici, que l'analyse qui concerne la majoration ou l'atténuation du sens est erronée. Le quantitatif n'augmente pas le sens de "malade", par exemple ; ce sont les deux termes qui donnent un sens particulier. Nous avons du mal à comprendre ce que veulent dire les auteurs avec l'énoncé : "de manière générale, l'usage de termes peu déterminés, doués de signification vague, conduit à un affaiblissement du sens". Il nous semble que c'est le problème de l'opacité pour l'interlocuteur qui devrait être posé ici et non un affaiblissement du sens ; d'ailleurs de quel sens ?
L'étude de l'énonciation conduit à une monopolisation du sujet de l'énoncé "réalisé comme tel sous la forme du shifter "je" ou masqué par des substituts ou des substantifs qui le réintroduisent". Les auteurs notent que l'allocutaire est très peu présent dans l'énonciation. On peut regretter que les auteurs ne fassent pas référence à la situation particulière qu'est l'entretien médical. Nous ne sommes pas étonnée de ne pas trouver l'allocutaire de façon significative dans une telle situation. Les données relevant de la seconde analyse peuvent subir les mêmes reproches.
Cette étude, nous semble t-il, s'est intéressée davantage aux sens des mots qu'au sens que l'on peut repérer dans l'enchaînement des énoncés. Nous ne mettons pas en doute les auteurs, psychiatres, qui annoncent que dans le discours de Jean-Marc "tout allocutaire est évincé". Cependant nous ne pensons pas que c'est à travers l'entretien médical que cette spécificité peut être mise à jour, du moins en comptant les "je" et les "vous". Par exemple, la question du regard posé ou non sur l'allocutaire n'est pas envisagée.
Approche : Analyse
de la relation sémantique et de l'énonciation ;
Recherche : Particularités linguistiques chez les
schizophrènes ;
Conclusion : La distance médiatisante introduite par le langage fait cruellement défaut au schizophrène. Ce n'est donc pas au sens des mots, à la sémantique du discours qu'il faut s'attacher ; mais plutôt au sens du fait de parole lui-même. Au niveau de l'énonciation, repérage d'une dialectique circulaire de "je" à "moi" dont tout allocutaire est évincé.
Ces différentes études ont une visée commune : mettre à jour des spécificités. Ces spécificités sont recherchées à partir d'une situation particulière (l'entretien médical) et sont considérées comme des généralités du discours des patients. Il convient de mettre à des niveaux différents ce qui revient à l’analyse de discours proprement dite et ce qui revient à l’évaluation des processus thérapeutiques, qui semble beaucoup plus compliquée à cerner.
L'entretien médical est une technique, apprise par les médecins pendant leurs études, même si, au cours de leur expérience, elle s'élabore différemment d'un médecin à l'autre. De Clérambault est à ce sujet une figure extrême, comme le montre l’extrait suivant de ses Oeuvres psychiatriques : "Par un dialogue en apparence diffus mais semé de centres d'attraction pour les idées, nous devons amener le sujet à un état d'esprit dans lequel il sera prêt à monologuer et discuter, à partir de quoi notre tactique sera de nous taire, ou de contredire juste assez pour paraître ne pas tout comprendre, mais être capable de tout comprendre ; alors que le sujet se permettra des expansions imprévues de lui et laissera tomber des formules dont il croit que nous ne prévoyons pas les conséquences. De tels malades[17] ne doivent pas être questionnés mais manoeuvrés et pour les manoeuvrer, il n'y a qu'un seul moyen, les émouvoir[18]".
L'entretien médical n'est pas neutre. Il est, pour une part souvent importante, construit par le médecin. Celui-ci vise un but (le diagnostic, permettre au patient de s'exprimer, rechercher tel ou tel symptôme, etc.). Le patient (surtout s’il a déjà passé beaucoup de temps à l'hôpital et s'est entretenu avec différents médecins), a une connaissance de sa stratégie ou du moins de ses impasses. Il s'agit souvent dans ce cas, d'entretiens directifs à des niveaux divers. Ce critère n'est pas insignifiant et devrait être pris en compte dans l'analyse, avec d'autres : par exemple, la rupture du cadre et des codes discursifs habituels.
Plus généralement, nous pensons qu'une analyse de discours met à jour des données qui seraient peut-être absentes dans une autre situation de discours avec le même locuteur. Il convient de ne pas étudier des données qui seraient tronquées par le contrat tacite de l'échange verbal ; comme par exemple compter les "vous" alors que le contrat est plutôt de parler de soi.
Au delà de ces remarques qui abordent surtout les difficultés, ces dix études font apparaître trois caractéristiques : la diversité des approches ; la diversité des recherches ; la diversité de conclusions des approches corrélées aux recherches.
Cette situation pourrait bien être le reflet d’une rencontre encore éphémère entre un champ très étendu, celui de la psychiatrie, et une discipline qui forge encore ses concepts et ses méthodes, la linguistique. Notons que la difficulté de cette rencontre est sans doute renforcée par le fait que les études sont généralement menées par des psychiatres ayant acquis une culture linguistique mais qui n’en maîtrisent que partiellement les outils et les concepts. Sur ces bases, qui défrichent un terrain encore peu exploré, des études interdisciplinaires et la coopération cliniciens-linguistes chercheurs ont sans doute un grand avenir.
[1]Raimbault G., Zygouris R., Corps de souffrance corps de savoir, l'Age d'Homme, 1976
[2] Kächele H., Recherches cliniques "planifiées" sur les psychothérapies - Méthodologie,"Analyse du discours du patient et du thérapeute par des analyses de contenu informatisées", pp 71-105, INSERM, 1992
[3]Thomä H., Kächele H., Lehrbuch der psychoanalytischen therapie, Vol 2 : praxis, Spinger, Berlin, 1988
[4] François, Frédéric "Interprétation linguistique et psychopathologie" in L'évolution Psychiatrique, Tome 49, Fasc. 2, 1984, Ed. Privat
[5]Klein Jean-Pierre, La Psychiatrie de l'ellipse et ses positions énonciatives, in Sémiotique n°3, Octobre 1992, Didier-Erudition, CNRS
[6] Darrault Ivan, Klein Jean-Pierre, Pour une psychiatrie de l'ellipse, les aventures du sujet en création. PUF, 1993
[7] Blanchet A., Ghiglione R., Analyse de contenu et contenus d'analyses, Dunod
[8] verbes factitifs : verbes à travers lesquels le sujet devient l’auteur direct d’une action exprimée par le verbe. Par exemple : je construis une maison à Bordeaux au lieu de "je fais construire une maison".
[9] déictique : mot qui n’a de référence qu’en situation. Par exemple : ici, maintenant, je, tu, …
[10] Consoli, Silla, “le récit du psychotique”, Folle vérité, SEUIL, 1979.
[11] Jeannerot Y., Bouchardot, J. "Le discours de l'adolescents psychopathe" in Actualités psychiatriques, n° 2, 1989
[12] Donnadieu, H., Aussilloux, Ch., "Analyse de contenu de discours de parents d'enfant autiste, trisomique 21 ou témoin", in Annales de Pédiatrie, V. 40, n° 9, Novembre 93n pp 573-581
[13] Reb V., Trogon, A., "l'adhérence au discours de l'autre - (analyse pragmatique d'une conversation avec un psychotique)" in Perspectives psychiatriques, 25è année, n° 1, 1986
[14] Nevert, M., Nespoulous, J.L., Lecours, A.R., "Quelques aspects du discours du psychotique" in l'Evolution psychiatrique, T. 51, fasc. 2, Avril-Juin 1986.
[15] Thurin, M., Mémoire de DEA, "Heterogénéïté textuelle - les rêves de Sarah", 1990
[16] Girard M., Escande M., "L'analyse linguistique chez les schizophrènes - Intérêts et limites" in L'évolution Psychiatrique, T. 47, fasc. 3, Sept. 82.
[17] Malades psychotiques chez lesquels de Clérembault recherchait un syndrome d’automatisme mental.
[18] De Clérambault, G., Oeuvres psychiatriques, Paris, Frénésie Editions, 1987, pp 369